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Hors thème

Enjeux de gouvernance pour l’éducation à l’alimentation de la jeunesse en France

Governance issues in food education for young people in France
Basile Verdeau, Nicolas Darcel et Aurélie Maurice

Résumés

Dans l’optique d’encourager des habitudes alimentaires plus durables, l’éducation à l’alimentation de la jeunesse compte parmi les principales politiques envisagées par l’État en France. L’analyse de l’organisation de ce programme de responsabilisation des enfants fait apparaître la question de gouvernance des nombreux acteurs mobilisés pour transmettre des messages éducatifs, à l’échelle nationale comme à l’échelle régionale. Nous montrons que l’État endosse le rôle de garant de la validité des messages transmis aux enfants tout en planifiant une organisation qui privilégie la multiplication des messagers et des enjeux abordés. En région, la coordination des projets locaux se heurte à des blocages institutionnels, témoignant d’une capacité de gouvernance limitée, malgré le recours à des instruments symboliques et financiers. Notre étude de cas sur la restauration scolaire souligne que l’éducation à l’alimentation est, en l’état, une politique prise dans des injonctions contradictoires, et participe à la réflexion sur la manière dont l’État envisage concrètement la transition alimentaire.

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Notes de l’auteur

Ce travail a bénéficié d’un financement sur Fonds d’intervention régional de l’Agence Régionale de Santé d’Île-de-France.

Texte intégral

Introduction

1Afin de répondre aux différents enjeux de santé publique et environnementaux de nos systèmes alimentaires, une transition vers une alimentation dite « plus durable », en particulier de meilleure qualité nutritionnelle et contenant moins de produits animaux, est reconnue par la communauté scientifique comme une nécessité. Ce changement de régimes alimentaires doit permettre d’assurer la sécurité alimentaire de la population mondiale, de préserver la biodiversité et de limiter le réchauffement climatique (FAO, 2010 ; Willett et alii, 2019). La mise en œuvre de cette transition est envisagée par de nombreux États à travers une politique d’orientation des pratiques individuelles, notamment via des dispositifs d’information et d’éducation. La période de l’enfance est particulièrement ciblée car elle constitue un moment déterminant du développement des préférences alimentaires qui se maintiendront à l’âge adulte (Nicklaus et alii, 2005). Du point de vue des sciences comportementales, l’enfance constitue ainsi une opportunité de développer la « littératie alimentaire » (terme plutôt employé en littérature anglophone, issu de celui de « littératie en santé »), c’est-à-dire un ensemble de compétences fonctionnelles, relationnelles et critiques autour de l’alimentation, qui doivent permettre aux futurs adultes d’opérer des choix alimentaires favorables à leur santé et à l’environnement (Ares et alii, 2023).

2En France, les politiques alimentaires incarnées depuis une vingtaine d’années par le Programme National Nutrition-Santé (PNNS) et le Programme National pour l’Alimentation (PNA) intègrent l’éducation à l’alimentation de la jeunesse comme un levier pour orienter les choix alimentaires. Différents travaux de recherche ont analysé les dispositifs éducatifs employés en France, montrant qu’il s’agit de messages prescriptifs et normatifs cherchant à responsabiliser les enfants (De Iulio & Kovacs, 2014 ; Berthoud, 2017). D’autres études se sont intéressées à la mise en œuvre de programmes d’éducation en milieu scolaire et à la manière dont les adultes comme les enfants s’approprient, contournent ou instrumentalisent ces messages (Maurice, 2014 ; Berthoud, 2017 ; Lebredonchel, 2021 ; Pech, 2022). En revanche, peu de recherches ont été conduites sur l’éducation à l’alimentation en tant qu’action publique organisée par l’État.

3En raison du caractère multidimensionnel des enjeux contemporains de l’alimentation (sanitaires, environnementaux, économiques, sociaux), les politiques alimentaires sont profondément intersectorielles (Sallé et alii, 2021). Elles constituent de fait un riche terrain d’observation des modes d’intervention de l’État, notamment dans un contexte de territorialisation de l’action publique (Honta & Haschar-Noé, 2011). De nombreux acteurs sont mobilisés à diverses échelles pour transmettre aux enfants des messages sur l’alimentation, ce qui interroge sur la manière dont cette éducation est construite et coordonnée. Nous proposons de décentrer le point de vue des travaux précédents sur l’éducation à l’alimentation de la jeunesse pour envisager une analyse s’inscrivant dans la sociologie de l’action organisée. Cette approche vise à faire des réseaux d’acteurs le point central de l’analyse et à étudier les interactions, les jeux de pouvoir et les négociations qui se jouent entre eux (Musselin, 2005 ; Pinson, 2015). Elle a notamment déjà été mobilisée pour étudier la conception des campagnes de prévention en nutrition (Boubal, 2019).

  • 1 Pour des raisons d’anonymat, nous ne précisons pas la région analysée. De même, tous les intitulés (...)

4Notre travail s’appuie ainsi sur une démarche inductive à travers le point de vue des acteurs impliqués directement dans l’éducation à l’alimentation. Notre analyse porte sur un total de douze entretiens : à l’échelle nationale, nous avons conduit trois entretiens individuels avec des chargés de mission au sein de directions générales des trois ministères principalement mobilisés dans cette action publique (Agriculture et Alimentation, Santé et Éducation Nationale) ; à l’échelle d’une région, nous avons conduit neuf entretiens avec des acteurs en charge de missions liées à l’éducation à l’alimentation dans plusieurs services déconcentrés1. Le choix des personnes interrogées s’est fait au fur et à mesure des entretiens, en identifiant des réseaux d’acteurs, ainsi qu’à la lecture de documents institutionnels. Nous avons également conduit trois entretiens avec des membres d’une fédération nationale d’associations promouvant l’éducation au goût (une forme d’éducation à l’alimentation, détaillée dans la troisième partie), car celle-ci bénéficie d’un soutien de l’État.

5Le tableau 1 en annexe répertorie les affiliations et les missions des acteurs interrogés. Tous les entretiens ont été conduits en 2021, par visioconférence du fait du contexte sanitaire. Le guide d’entretien a été conçu de manière à comprendre le rôle de chaque acteur et de son institution dans l’éducation à l’alimentation, et sa coordination avec d’autres acteurs. Ces questions étaient nourries des entretiens précédents et de la lecture d’un corpus de documents institutionnels (programmes d’action publique, circulaires, rapports d’inspection) qui permettent de préciser les objectifs affichés de l’éducation à l’alimentation, ainsi que des recommandations émises par plusieurs instances.

6Dans un premier temps, nous reviendrons sur la manière dont l’État construit sa politique d’éducation à l’alimentation à l’échelle nationale. Nous verrons que l’éducation est envisagée comme une addition d’entrées thématiques et d’éducateurs, ce qui est paradoxal compte tenu de la volonté affichée de mettre en cohérence ces messages. Dans un second temps, nous nous intéresserons à la mise en œuvre de cette éducation dans la région étudiée. Nous verrons que la gouvernance territoriale par des instruments financiers et symboliques est inaboutie, laissant place à une coexistence d’actions désarticulées. Enfin, nous envisagerons la restauration scolaire comme un exemple illustrant ces problématiques. La cantine apparaît non seulement comme un espace particulièrement ciblé par l’État pour mener à bien son projet d’éducation, mais également comme une institution sur laquelle celui-ci a une faible marge de manœuvre.

Échelle nationale : l’éducation à l’alimentation, une biopolitique globale

Une organisation pour une approche globale

  • 2 Inspection générale de l’Éducation Nationale, Inspection Générale de l’Administration de l’Éducati (...)

7Si l’État transmet aux enfants des « principes alimentaires » depuis le XIXe siècle au moins (Nourrisson, 2020), l’éducation nutritionnelle a été particulièrement mise à l’agenda des politiques publiques à la fin du XXe siècle, dans le contexte de la lutte contre la progression de l’obésité. Dès 2001, l’État affirme l’importance de donner aux enfants le « goût du bien manger » et un « esprit critique face à la diversité de l’offre » alimentaire (PNNS, 2001 : 11, 16), pour qu’ils soient en mesure de faire des choix favorables à leur santé. Par la suite, l’éducation à l’alimentation a été institutionnalisée à travers son inscription dans le Code de l’éducation (2014) et dans le Code rural (2018), dans une orientation élargie. Le Code rural mentionne dorénavant comme une finalité de la politique alimentaire l’acquisition d’une « culture générale de l’alimentation soulignant les enjeux culturels, environnementaux, économiques et de santé publique liés aux choix alimentaires » (article L-312-17-3). Il n’est donc plus seulement question d’éducation à la santé, mais aussi de permettre aux jeunes générations d’appréhender les différentes problématiques de nos systèmes alimentaires. Dans un rapport coordonné par les inspections des ministères de l’Éducation Nationale et de l’Agriculture, l’objectif décrit est celui de « développer des compétences qui permettent à chaque individu d’être autonome, libre et responsable face à son alimentation » et de « former les futurs consommateurs de demain » (IGEN et alii2, 2018 : 48). Un tel programme peut se lire, dans une perspective foucaldienne, comme un développement des « techniques de soi » des enfants (De Iulio & Kovacs, 2014), afin qu’ils soient en mesure d’effectuer des choix alimentaires en connaissance des conséquences de ceux-ci sur leur santé, sur l’environnement et sur la société. Cette démarche a été précédemment décrite comme un « gouvernement nutritionnel » des enfants (Cardon & De Iulio, 2021), c’est-à-dire une biopolitique visant à réduire les comportements alimentaires jugés problématiques en faisant des individus des acteurs responsables.

8Cette orientation multidimensionnelle se traduit par une organisation interministérielle de la politique éducative : le ministère de l’Agriculture, d’abord, est en charge de piloter le PNA, un programme transversal de politique alimentaire dont l’éducation à l’alimentation de la jeunesse constitue un axe thématique ; le ministère de la Santé, ensuite, est en charge de piloter le PNNS, un programme dédié à l’amélioration de la santé de la population par la nutrition, dont l’un des axes est la prévention en santé ; le ministère de l’Éducation Nationale, enfin, est en charge de piloter la politique éducative d’éducation à l’alimentation et de traduire les objectifs associés du PNA et du PNNS dans le fonctionnement de l’institution scolaire (programmes, socles de connaissances et de compétences).

9Depuis 2016, ces trois ministères affichent clairement leur coordination, avec la signature de conventions et la présentation conjointe du PNNS et du PNA en 2019, sous le nom de « Programme National de l’Alimentation et de la Nutrition ». De nombreuses actions sont communes aux deux plans, dont une mesure-phare, « Étendre l’éducation à l’alimentation de la maternelle au lycée », pilotée par la Direction Générale de l’Enseignement Scolaire (DGESCO) au ministère de l’Éducation Nationale. Les acteurs interrogés dans les ministères confirment que cette coordination, bien que parfois difficile, est effective.

« On avait un cahier des charges qui consistait déjà à aborder le sujet de la façon la plus transversale possible, donc en prenant en compte le fait alimentaire dans sa totalité. Parce que l’idée, c’était de ne pas faire que remplir un objectif de santé publique ni d’être seulement dans l’éducation à une alimentation durable, mais d’être dans une approche globale de cette éducation à l’alimentation. » (Chargé de mission à la DGESCO.)

10Cependant, ce consensus de “globalité” peut interroger quant à l’orientation des différents ministères. En effet, comme toute biopolitique, l’éducation à l’alimentation présente un caractère normatif (Romeyer, 2015 ; Cardon & De Iulio, 2021) dans la mesure où elle s’appuie sur la définition d’une “bonne” conduite alimentaire à promouvoir auprès des enfants. Or, les ministères de la Santé et de l’Agriculture jouent un rôle différent dans cette définition. Au ministère de la Santé, l’acteur interrogé, chargé de mission à la Direction Générale de la Santé (DGS), décrit son rôle comme un contrôleur de la conformité des outils pédagogiques aux recommandations de consommation alimentaire du PNNS, basés sur des repères scientifiques et communiqués via des dispositifs conçus par l’agence Santé Publique France. Au ministère de l’Agriculture en revanche, l’éducation à l’alimentation vise à faire appréhender le « lien entre l’alimentation, la santé, l’environnement et le modèle agricole français » (PNA : 23). L’objectif principal est de reconnecter les enfants à l’origine des aliments via des messages sur le goût, l’agriculture et le gaspillage. L’acteur interrogé, chargé de mission à la Direction Générale de l’Alimentation (DGAL), travaille sur le développement de projets d’envergure nationale pour éduquer à une meilleure connaissance des aliments tout en soutenant les filières agricoles. Fruits et Légumes à l’école et Laits / produits laitiers à l’école constitue par exemple un programme d’aides européennes à destination d’établissements scolaires pour l’achat de ces aliments, en particulier pour soutenir certains labels (Agriculture biologique, Label Rouge, Appellation d’origine contrôlée). La DGAL pilote la mesure éducative du programme que les enseignants doivent réaliser pour que le financement soit obtenu. En 2021, cette mesure éducative (sets de table conçus par la DGAL et diaporama conçu par la Direction Agriculture de la Commission Européenne) s’inscrivait clairement dans une promotion de l’agriculture française et européenne, sans distance critique et faiblement articulée aux enjeux de santé publique (Pech, 2022). Si les enjeux environnementaux de l’alimentation sont mentionnés par le PNA, ils sont peu explicités dans les programmes, d’autant que ni le ministère de la Transition Écologique (que nous n’avons pas réussi à contacter) ni l’ADEME, agence d’expertise et de communication sur la transition écologique qui développe des guides sur l’alimentation durable, ne participent pour l’instant à la construction nationale de cette politique.

11Ainsi, si la tension entre le ministère de la Santé et le ministère de l’Agriculture semble moins une réalité que dans le passé (Romeyer, 2015), “l’approche globale” correspond à une norme alimentaire difficilement identifiable, principalement portée par le ministère de l’Agriculture. Un consensus flou qui concilie des objectifs potentiellement contraires, dans la continuité de la construction du PNNS (Boubal, 2019), risque cependant de laisser une forte latitude d’interprétation aux différents acteurs chargés de relayer des messages aux enfants.

Mettre en cohérence les éducateurs dans un continuum éducatif

  • 3 Ministère de l’Éducation Nationale, de la Jeunesse et des Sports, Éducation à l’alimentation et au (...)

12En pratique, l’éducation est principalement envisagée dans le système scolaire, considéré par l’État comme le « lieu privilégié pour promouvoir une alimentation saine et durable » (PNA : 23). Dans le cadre de la mesure-phare du PNNS et du PNA, l’acteur interrogé à la DGESCO décrit son rôle comme celui d’accompagner les équipes éducatives (enseignants, chefs d’établissement, infirmiers scolaires), en particulier via la rédaction, en 2020, d’un vademecum sur « L’éducation à l’alimentation et au goût », à laquelle ont contribué la DGS, Santé Publique France et la DGAL (à nouveau, ni l’ADEME ni le ministère de la Transition écologique ne sont impliqués). L’approche globale de l’alimentation y est bien précisée, conformément au PNA : les enfants doivent s’approprier « les grands enjeux de l’alimentation et du goût, qu’ils soient sanitaires, culturels, environnementaux, biologiques, agricoles, géographiques, culinaires et gastronomiques, économiques, géopolitiques ou historiques » (Vademecum3 : 13). Afin de mettre en œuvre ce projet pour le moins ambitieux, le ministère de l’Éducation Nationale propose un « continuum éducatif » (ibid, p. 13), c’est-à-dire que l’éducation à l’alimentation est envisagée comme une éducation transversale, qui dépasse le cadre traditionnel des disciplines, et comme un concept plus large que l’éducation nutritionnelle.

« Ça peut passer par plein de personnes, ce n’est pas réservé aux personnels de santé, c’est tout l’intérêt de thèmes comme celui-ci, l’éducation à la santé et à l’alimentation, que je différencie totalement de l’éducation nutritionnelle, qui, elle, est plus réservée à mon sens à des spécialistes, des professionnels de santé, de la diététique. » (Médecin conseiller technique dans un service départemental de l’Éducation Nationale.)

13Le vademecum décrit ainsi une éducation portée par de nombreux acteurs (enseignants, parents, infirmiers scolaires, associations…) et différents temps (scolaire et périscolaire), dans une logique de parcours progressif et cohérent tout au long de la scolarité de l’élève. À l’ambition sociale de faire entrer dans le système éducatif les enjeux contemporains de l’alimentation durable, sujets complexes et « socialement vifs » (Simonneaux, 2008), l’Éducation Nationale opte pour un « modèle cumulatif » (Lange & Barthes, 2021), où chaque éducateur, « spécialiste » d’un domaine, pourra aborder l’alimentation par le prisme d’une certaine dimension (comme l’illustre le verbatim précédent).

14Deux exemples sont mentionnés par les chargés de mission à la DGAL et à la DGESCO en entretien : les enseignants d’histoire pourraient s’appuyer sur l’exemple des « jarres dans l’Antiquité » et les enseignants de français sur les textes de François Rabelais pour ouvrir sur les enjeux de l’alimentation. Le chargé de mission à la DGESCO évoque « la liberté pédagogique de l’enseignant », invité à définir les priorités de ses élèves et à décider si l’alimentation constitue un sujet pertinent pour sa classe ou non. Ici, la transversalité n’interroge pas seulement le rapport à l’organisation traditionnelle de l’école (Audigier, 2012), elle s’organise aussi comme une addition et une fragmentation de messages ayant trait à l’alimentation, même s’ils sont anecdotiques et décorrélés des problématiques contemporaines. Cette orientation semble tout à fait contraire à l’objectif de l’acquisition d’un « esprit critique éclairé qui permet à chacun d’effectuer des choix avertis » (Vademecum : 6), c’est-à-dire d’une éducation citoyenne à affronter l’environnement alimentaire. Or, l’exercice d’un esprit critique supposerait un travail de questionnement scientifique et de problématisation des enjeux (Fabre, 2014), ce qui n’apparaît pas dans les analyses des dispositifs actuellement utilisés (Orange-Ravachol & Kovacs, 2021).

  • 4 Conseil National de l’Alimentation, Éducation à l’alimentation, Avis 84, 2019.

15Ce modèle cumulatif est paradoxal dans la mesure où les nombreuses recommandations émises concernant l’éducation à l’alimentation multiplient les références à la « cohérence », la « continuité », la « culture commune » et la « complémentarité » des messages (IGEN et alii, 2018 ; CNA, 20194 ; Vademecum). Ces termes sont repris par un grand nombre d’acteurs interrogés, qui adhèrent à ce principe d’éducation transversale.

« L’idée, c’est qu’il y ait un discours cohérent au niveau national sur la nutrition. Parce que c’est vrai que l’alimentation ça parle à tout le monde, tout le monde peut se dire “voilà je sais, je peux écrire des choses sur l’alimentation”, c’est quelque chose de commun. Et on peut facilement trouver des choses fausses qui sortent, qui sont transmises dans des outils. » (Chargé de mission à la DGS.)

16Ainsi, construite autour d’une organisation interministérielle promouvant la cohérence d’une « voix officielle » de l’État sur le sujet alimentaire (Romeyer, 2015), l’éducation à l’alimentation n’en reste pas moins bâtie sur une dispersion de messages et de messagers. Or, ce paradoxe interroge particulièrement dans les régions où apparaissent plus fortement les enjeux d’intervention d’un État en recomposition pour orienter l’action publique. Si l’éducation à l’alimentation est construite comme une biopolitique globale et multi-acteurs, il s’agit de s’interroger sur sa capacité de gouvernance territoriale.

À l’échelle régionale et locale, de la coordination au bricolage

Faire éduquer par les partenaires légitimes

17En pratique, l’éducation à l’alimentation ne relevant pas d’une démarche inscrite dans les programmes scolaires (à l’exception de certains chapitres dédiés à l’alimentation, comme les besoins alimentaires au programme de CM1), elle relève principalement de projets portés par des enseignants, des établissements scolaires, des associations, des collectivités territoriales ou même des acteurs privés. Les acteurs interrogés admettent que les « partenaires » jouent un rôle décisif. Ce besoin de partenariat renvoie à la difficile légitimité des enseignants dans le cadre des éducations transversales (Barthes & Alpe, 2018), car ceux-ci n’ont pas de formation spécifique sur l’alimentation. Les infirmiers scolaires ont certes une formation en nutrition, mais dans une orientation plutôt curative (« il y a souvent un amalgame entre l’éducation à l’alimentation et la prise en charge du surpoids », signale un Infirmier dans l’académie A). Les acteurs des académies A et B soulignent que leur plan de formation académique est déjà suffisamment dense et qu’un besoin de formation sur l’alimentation n’est pas forcément ressenti. Or, différents acteurs interrogés et des documents institutionnels mentionnent l’absence de référentiel commun dans les formations des différents éducateurs (CNA, 2019). Rien ne garantit ainsi que ceux-ci partagent la même approche de l’alimentation, freinant de ce fait la construction d’un continuum éducatif.

« L’effort de formation, il porterait justement sur cette dimension globale, qui implique pour que ça fonctionne de former différentes catégories de personnel ensemble. Ce qui est parfois le cas mais quand même assez peu le cas, parce que ce n’est pas comme ça que sont construits justement tous nos schémas de formation continue. » (Inspecteur dans l’académie A.)

18L’éducation à l’alimentation repose ainsi principalement sur des initiatives locales, émanant de personnels scolaires dont la « légitimité par conviction » vient de leur intérêt personnel (Barthes & Alpe, 2018), d’associations ou d’entreprises. Cette autonomie locale résulte en une forte hétérogénéité sur le territoire. L’éducation à l’alimentation, bien qu’obligatoire dans le Code de l’éducation, peut très bien ne pas exister dans un établissement (Lebredonchel, 2021), comme c’est le cas d’autres éducations transversales (voir par exemple le cas de l’éducation artistique chez Montoya, 2013).

Les instruments de gouvernance des partenaires

19L’intervention des acteurs de l’État dans cette organisation peut être appréhendée par des instruments d’action publique mobilisés pour gouverner ces nombreux partenaires, classiques de la gouvernance territoriale contemporaine : « gouvernement par les labels » et appels à projets (Bergeron et alii, 2014 ; Epstein, 2015). Plusieurs services déconcentrés sont concernés : la Direction Régionale de l’Alimentation, de l’Agriculture et de la Forêt (DRAAF), en charge de décliner les objectifs du PNA ; l’Agence Régionale de Santé (ARS), en charge de décliner les objectifs du PNNS ; les académies, en charge de décliner les directives nationales et de piloter un projet éducatif sur leur territoire (notamment concernant la promotion de la santé et l’éducation au développement durable). D’autres services peuvent prendre part à la gouvernance, surtout lorsqu’il s’agit d’éducation au développement durable ou d’enjeux sociaux.

20Le premier instrument est une certification de la qualité des messages éducatifs (guides, projets) via des logos (logo PNNS, logo PNA, charte PNNS pour les entreprises et les collectivités) ou un agrément donné par l’académie. Le contrôle des discours des partenaires semble cependant échapper à cette gouvernance, car toutes les actions ne sont pas recensées au niveau régional. Ce sont les établissements, les enseignants et les inspecteurs qui doivent exercer leur vigilance pour que les partenaires délivrent des messages conformes à l’orientation nationale. Par exemple, l’association de défense des animaux L214 est rejetée par les acteurs interrogés à la DGAL et la DGESCO pour son approche qui « perturbe les jeunes ». Si les interprofessions de l’agroalimentaire sont également critiquées par l’acteur interrogé à la DGESCO, nous notons que celles-ci sont connues pour investir largement l’éducation à l’école (Berthoud & De Iulio, 2015 ; Pech, 2022).

« C’est qu’à partir du moment où une association intervient dans une démarche qui n’est pas une démarche globale d’éducation à l’alimentation, où elle va promouvoir un domaine de l’alimentation plutôt qu’un autre, ou un aspect de l’équilibre alimentaire plutôt qu’un autre… Ça n’ira pas, ça ne peut pas, ça ne marche pas. » (Chargé de mission à la DGESCO.)

21Le deuxième instrument est le financement d’initiatives via des appels à projets, en particulier par la DRAAF, l’ARS et l’antenne régionale de l’ADEME. Si le PNNS dispose de ses propres outils de communication développés par Santé Publique France, le PNA fonctionne principalement par cette mise en valeur de projets innovants répondant à ses axes thématiques. Ce sont généralement des associations qui sont financées et soutenues par l’État pour des projets à l’échelle d’un ou plusieurs écoles ou établissements scolaires, sur divers sujets (nutrition, goût) et par diverses approches pédagogiques (intervention en classe, ateliers de cuisine, expériences sensorielles, potagers pédagogiques, visites de fermes, compostage…). Idéalement, les services déconcentrés ne devraient financer que des « actions probantes », mais les modalités d’évaluation des actions restant peu développées, il est difficile de comprendre comment les projets sont choisis.

22L’éducation à l’alimentation illustre la complexité de la reconfiguration des relations entre acteurs de l’État et acteurs associatifs (Cottin-Marx et alii, 2017). Par les appels à projets en particulier, se dessinent des jeux de pouvoir entre les acteurs de l’État en région et les partenaires éducatifs : la dépendance aux financements publics contraint ces derniers à s’aligner sur les orientations étatiques.

Une coordination territoriale incomplète

23Une telle gouvernance supposerait cependant une coordination des services déconcentrés autour d’une « culture commune ». Un Comité Régional de l’Alimentation (CRALIM), piloté par la DRAAF, existe dans la région étudiée de façon irrégulière depuis le premier PNA en 2010, et ne s’est pas réuni dans les deux années suivant la crise sanitaire. Il rassemble pourtant de nombreux acteurs régionaux (services déconcentrés, collectivités territoriales, chambres consulaires, organisations agricoles et agroalimentaires, associations d’éducation au goût et à l’environnement…) pour s’accorder sur les projets régionaux à soutenir.

24Ce processus de coordination suscite le scepticisme chez certains enquêtés, d’abord parce qu’il se heurte aux cloisonnements organisationnels entre les institutions, comme cela a été observé pour le PNNS (Honta & Haschar-Noé, 2011 ; Sallé et alii, 2021). Hormis la DRAAF, aucune institution ne considère l’alimentation dans ses missions, ce que révèlent les intitulés de postes des acteurs interrogés. Même au sein de l’ARS étudiée, nous notons que les mots « alimentation » et « nutrition » sont presque introuvables sur le site internet de l’agence. Les acteurs interrogés à l’ARS et à la DRAAF manifestent leur volonté de construction d’un projet régional et multi-partenarial autour de l’alimentation durable, mais se heurtent à leur propre institution, qui porte chacune son propre système d’action concret.

25À l’Éducation Nationale, les Comités d’Éducation à la Santé et à la Citoyenneté (CESC), à l’échelle des établissements et des académies, sont aussi conçus pour discuter des actions en matière d’éducation à l’alimentation. Cependant, ceux-ci ne sont pas toujours actifs (« il y en a 30 % qui sont fonctionnels », selon un infirmier interrogé) et l’éducation à l’alimentation n’y semble pas une priorité. Si les acteurs de l’académie B sont satisfaits de la dynamique des actions conduites, les acteurs de l’académie A reconnaissent que les actions sont peu nombreuses et rarement transversales. Les projets d’éducation à l’alimentation relèvent généralement d’actions sociales (petits-déjeuners gratuits à l’école dans les quartiers prioritaires) ou de la lutte contre le gaspillage, un sujet consensuel qui permet de mettre en valeur des objectifs chiffrés sans interroger les enjeux de ce gaspillage (Mourad & Bricas, 2021). Même lorsqu’un chargé de mission à l’éducation au développement durable dans un service déconcentré du ministère de la Transition Ecologique a construit un ambitieux projet avec des lycéens sur les enjeux contemporains des systèmes alimentaires, il déclare avoir écarté les questions de nutrition, « un autre sujet ». La perspective d’une éducation globale s’éloigne :

« Pour éviter ces histoires de chaîne du froid, il y a parfois des communes qui ont fourni des briquettes de jus, des biscuits préemballés… C’était très moyen quand même, en termes de qualité nutritionnelle. Mais ils répondaient à la demande parce que c’étaient des petits déjeuners gratuits pour ceux qui n’avaient pas les moyens. Donc, c’est très compliqué d’arriver à mettre en cohérence, et la dimension économique, et la dimension équilibre alimentaire… et avec le développement durable derrière qui suit, puisque vous allez avoir les emballages, etc. Donc franchement, c’est des sujets compliqués. » (Infirmier dans l’académie A.)

26En conséquence, les partenaires peuvent pâtir de cette coordination incomplète entre les acteurs appartenant à des institutions différentes. Un enquêté, éducateur au goût, évoque un projet transversal sur le gaspillage dans une école qui fut bloqué par un conseiller pédagogique :

« Pour lui, ce n’était absolument pas possible de mettre dans des comités de pilotage un directeur d’école, un enseignant, un représentant de la société de restauration. Ce n’était pas possible, il a fait arrêter le projet. […] Enfin, ça montrait que cette éducation à l’alimentation qui doit se décliner dans tous les temps de l’enfant, sur le terrain ça rencontrait des blocages, des incompréhensions, des freins. » (Éducateur au goût intervenant dans des écoles.)

27Tandis que les orientations nationales préconisent un continuum et une culture commune, chaque acteur n’a de missions sur l’éducation à l’alimentation que dans un domaine précis, freinant la possibilité d’une gouvernance. Il en résulte une coexistence de projets éducatifs décorrélés, pas nécessairement connus des services de l’État. Le choix de laisser une grande autonomie aux ARS, aux DRAAF, aux académies et aux enseignants conduit à une sorte de « fragmentation de l’offre éducative » (Frandji, 2017). Comme cela avait été montré avec le PNNS, le décloisonnement autour d’une politique alimentaire globale prévu par des instances telles que les CRALIM n’est pas encore opérationnel en région (Honta & Haschar-Noé, 2011 ; Sallé et alii, 2021). Cette problématique se révèle particulièrement dans le cas particulier des cantines scolaires.

Étude de cas : la cantine, l’incontournable et impossible lieu éducatif ?

La cantine, une ambition éducative

28Si elle s’est toujours vue attribuer une fonction éducative (Nourrisson, 2004), la cantine est aujourd’hui particulièrement envisagée comme un lieu propice pour une éducation à l’alimentation durable, car elle expose concrètement les enfants aux aliments (Oostindjer et alii, 2017 ; Dahmani et alii, 2024). Après avoir été longtemps déconsidérée par la recherche en sciences sociales (Weaver-Hightower, 2011), la restauration scolaire est de plus en plus étudiée en France au prisme d’enjeux sociétaux contemporains (Comoretto et alii, 2020 ; Cardon & De Iulio, 2021).

  • 5 Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail, Étude (...)
  • 6 Conseil National de l’Alimentation, Les enjeux de la restauration collective en milieu scolaire, A (...)

29Les programmes de politique alimentaire la considèrent comme un lieu décisif pour atteindre les enfants, sachant que 60 % des 3 à 17 ans y déjeunent régulièrement (ANSES, 20175). Les avis rendus par le Conseil National de l'Alimentation (CNA) insistent depuis plus de vingt ans sur son potentiel éducatif (« la découverte des produits, l’apprentissage de l’équilibre alimentaire (grâce aux aliments servis mais aussi grâce aux actions éducatives éventuellement mises en place), la transmission culturelle, les valeurs de l’aliment et la prévention du gaspillage. », CNA 20176). C’est surtout en régulant le contenu des repas servis, en particulier depuis le premier PNNS, que l’État investit la cantine comme un service public éducatif. Un arrêté de 2011 régule le contenu nutritionnel des repas tandis que la loi Égalim a imposé à partir de 2022 un certain pourcentage d’aliments labellisés et un menu végétarien hebdomadaire. Les acteurs que nous avons interrogés comme les documents institutionnels sont unanimes : la restauration scolaire est le passage obligé d’une éducation à l’alimentation réussie.

[L’enjeu principal de l’éducation à l’alimentation] ce serait de mettre en adéquation les enseignements qu’ils reçoivent en termes de qualité nutritionnelle, développement durable, et ce qu’on leur propose dans l’établissement au quotidien en termes de cantine. C’est-à-dire que vous ne pouvez pas travailler en classe sur l’alimentation, la qualité, les saisons, etc, et avoir à la cantine du grand n’importe quoi. Il y a un moment, il faut être cohérent en tant qu’adulte vis-à-vis des enfants. (Infirmier dans l’académie A)

  • 7 Conseil National d’Évaluation du Système Scolaire, Contribution sur la restauration scolaire, 2017

30Cette cohérence avec la « réalité de l’assiette » a été soulignée par diverses recommandations dès le premier PNNS (Martin, 2005). Ce caractère incontournable est cependant discutable. En effet, tous les enfants n’y déjeunent pas, avec des inégalités sociales de fréquentation très marquées (ANSES, 2017 ; CNESCO, 20177), alors même que l’éducation à l’alimentation vise justement à réduire les inégalités (PNNS, Vademecum). Lors d’un entretien, un éducateur au goût concède que l’éducation à la cantine, très consensuelle, est « moins démocratique », car tous les enfants n’y sont pas présents. Les deux acteurs interrogés décrivant le plus de missions d'action sociales (chargé de mission à l’ARS, infirmier dans l’académie A) évoquent d’ailleurs l’accessibilité de la cantine dans les quartiers prioritaires comme un enjeu majeur. En outre, plusieurs travaux ont montré que la cantine n’est pas seulement un lieu de consommation alimentaire : plusieurs processus sociaux s’y jouent, comme la construction de l’identité, le rapport à l’autre et l’apprentissage entre pairs, notamment par le jeu. Investir la cantine comme un espace éducatif nécessite de considérer que les règles (notamment celles de la commensalité) sont réappropriées et parfois contournées par les enfants (Comoretto, 2014 ; Maurice & Comoretto, 2020).

La cantine, un espace sans prise directe

31Surtout, l’État a une marge de manœuvre très faible sur la restauration scolaire. Dans les entretiens, une forme d’impuissance est explicite. En effet, les cantines sont gérées par les collectivités territoriales (la ville pour le premier degré, le département pour le collège, la région pour le lycée), avec une forte hétérogénéité sur le territoire. Les repas peuvent être préparés sur place ou par des services de restauration publics ou privés à distance. Dans le second degré, la gestion est généralement déléguée à l’établissement lui-même.

« Moi, je n’ai aucun lien avec la cuisine collective. Figurez-vous que, même le côté nutritionnel des cantines n’est pas géré par le ministère de la Santé, c’est encore un groupuscule qui fait les menus pour les gamins. Je ne dis pas que ces gens-là ne sont pas compétents, mais ils n’ont pas la pluralité et la même approche de santé, ce n’est pas leur formation. » (Chef de projet à l’ARS.)

32Malgré l’arrêté et la loi mentionnés précédemment, l’autonomie laissée aux collectivités et aux établissements affaiblit le potentiel de gouvernance territoriale. Dans la région étudiée, le Conseil Régional a même développé son propre plan pour une alimentation durable où il propose d’améliorer l’éducation au goût et à l’agriculture locale et biologique, alors qu’il n’a aucune compétence en matière d’éducation (« il y a clairement un problème de définition des compétences des uns et des autres et de mise en concurrence des services de l’État et des services politiques, des conseils départementaux et des conseils régionaux », dit un ancien chef de pôle à la DRAAF). La cantine apparaît dans les entretiens comme un espace critique, les acteurs l’évoquant principalement sur le mode de l’inaccessibilité ou de l’existence de projets autonomes. Les enquêtés citent généralement des projets sur le gaspillage alimentaire, qui, selon un inspecteur, sont valorisants pour les collectivités sur le plan économique et en termes de communication politique.

33La cantine scolaire n’est cependant pas seulement un espace où sont servis des repas : c’est aussi un espace de circulation de messages sur l’alimentation. Or, ces messages peuvent provenir aussi bien d’éducateurs rattachés à l’Éducation Nationale (enseignants) que d’éducateurs rattachés aux collectivités (personnel de cantine, animateurs des temps périscolaires). Les différences de formation et de rapport personnel à l’alimentation font craindre aux acteurs interrogés une « cacophonie » (CNA, 2017). À nouveau, le potentiel éducatif de la cantine interroge, tant la mise en cohérence entre les discours de différentes personnes et avec le contenu des assiettes semble être une gageure à l’épreuve d’une réappropriation des messages par les adultes (Berthoud, 2017), puis par les enfants (Maurice, 2014). Comme pour l’éducation par la pratique culinaire et les potagers pédagogiques, qui font l’unanimité (CNA, 2019), les services de l’État semblent incapables de proposer une solution opérationnelle (« Il nous manque la pratique et ça, moi je n’ai pas de solution. À part nous, politiquement, dire « vigilance », on ne peut dire que ça, nous, pour l’instant. Bonnes pratiques d’hygiène et du coup, voilà, il faut partir sur ces choses-là, pas le choix… On est un petit peu coincés », évoque un Chef de mission à la DGAL).

Une gouvernance qui interroge

  • 8 Institut Français pour la Nutrition, Eduquer les mangeurs ? De l’éducation nutritionnelle à l’éduc (...)

34Dans la région étudiée, les services déconcentrés ont envisagé une modalité de gouvernance pour renforcer le potentiel éducatif des restaurants scolaires en conformité avec une orientation partagée. Une association nationale de plaidoyer pour l’éducation au goût a remporté un appel à projets régional du PNA pour animer des formations à destination des agents de restauration et animateurs du périscolaire. Cette formation sur deux jours incite ces agents des collectivités territoriales à s’appuyer sur la pédagogie de l’éducation au goût, pour développer des outils éducatifs dans l’environnement de la cantine, en particulier concernant la présentation des plats. L’éducation au goût est définie par ses partisans en opposition à l’éducation nutritionnelle, c’est-à-dire qu’elle ne s’appuie pas sur la transmission de connaissances pour promouvoir une alimentation saine, mais sur l’expérience subjective et sociale du contact sensoriel avec les aliments. En mettant l’accent sur la prise de conscience de ses sensations, et en particulier le plaisir, elle permettrait d’ouvrir le répertoire alimentaire et de favoriser in fine des choix plus sains (IFN, 20088 ; Bertin, 2020 ; Dahmani et alii, 2024). En 2021, cette formation n’a pas encore pu être mise en place en raison de la crise sanitaire, mais pour cette association, fédérant principalement des micro-associations et des micro-entreprises, ce partenariat est une chance pour gagner en visibilité.

35Cependant, ce choix politique régional peut interroger : d’abord, l’éducation au goût promue par cette fédération s’inscrit dans une approche sensorielle qui diffère de l’éducation à l’alimentation durable au sens large (les enjeux environnementaux, économiques et sociaux ne sont pas explicitement au cœur des questions de l’éducation au goût). Même s’ils promeuvent des habitudes alimentaires plus saines, les éducateurs au goût n’envisagent pas non plus la santé comme une approche thématique :

« Ce n’est jamais l’entrée en matière. Mais c’est bien sûr… éduquer à l’alimentation et au goût, c’est faire le pari et puis faire la démonstration aussi, que l’approche sensorielle contribue à faire des choix plus favorables à la santé. » (Éducateur au goût intervenant dans des écoles, membre de la fédération.)

36Alors que l’éducation nutritionnelle fait partie des axes de l’éducation à l’alimentation promue par les orientations nationales (vademecum), l’aspect nutritionnel est ici considéré comme une conséquence. En réalité, cette orientation rejoint celle du ministère de l’Agriculture, avec qui les éducateurs parlent « le même langage ». La fédération est d’ailleurs née à l’initiative du ministère au début des années 2010, dans un contexte de remise en question des messages nutritionnels du PNNS. Certains membres de la fédération conduisent des animations avec des interprofessions agroalimentaires, dans la mesure où la mobilisation des concepts de goût et de plaisir concorde avec l’orientation du secteur économique (exemple emblématique, La Semaine du goût, organisée chaque année dans les écoles pour éduquer les enfants au goût, a été créée à l’initiative d’entreprises de l’industrie du sucre et reste un moyen pour les entreprises agroalimentaires d’investir l’espace scolaire ; Berthoud & De Iulio, 2015 ; Cardon & De Iulio, 2021). La légitimité de la fédération semble venir de son lien historique avec ce ministère, bien qu’elle soit mal connue d’autres services de l’État en région. Ainsi, les acteurs interrogés dans les académies ne la connaissent pas, tandis que les chargés de mission à l’ADEME déclarent avoir financé un projet dont ils ne connaissent pas précisément le contenu. Derrière l’affichage d’une gouvernance maîtrisée en région par une annonce forte du projet lors du CRALIM précédant la crise sanitaire, le projet apparaît là encore comme une initiative locale détachée de l’objectif d’une éducation globale et continue.

« OK, c’est intéressant, on va expérimenter, mais clairement on n’aura pas les moyens de pérenniser. Donc c’est ça qui m’énerve un petit peu en disant, la DRAAF, oui on finance, on finance… D’accord, on va former 10 personnes pour un million d’élèves. Donc, il y a toujours ce que l’on affiche, ce que l’on donne à voir d’un projet, qui est toujours fabuleusement bien, et puis il y a la vraie vie où on n’a pas les moyens de faire plus. » (Infirmier dans l’académie A.)

37La restauration scolaire apparaît ainsi comme un symbole de la gouvernance de l’éducation à l’alimentation : alors que les orientations nationales sont unanimes pour exploiter le temps du repas scolaire comme un moteur de la transition alimentaire et que les acteurs en région sont d’accord pour investir ce lieu afin de mettre en cohérence les discours et la pratique, l’autonomie laissée aux collectivités territoriales et aux établissements scolaires rend complexe la mise en œuvre de projets coordonnés et intersectoriels, à l’origine d’une véritable sensation d’impuissance chez les acteurs de l’État mobilisés en région.

Conclusion

38Si un changement d’habitudes alimentaires vers un modèle plus durable est nécessaire, la manière dont l’État appréhende cette transition par l’éducation des enfants pose question. Notre travail présente un certain nombre de limites, notamment liées au contexte sanitaire lors des entretiens, qui bloquait la politique éducative depuis plus d’un an, et à l’absence de certains acteurs interrogés (en particulier à la DRAAF, en raison d’un récent changement de personnel, ou dans les collectivités territoriales). Pour autant, là où plusieurs travaux ont étudié la réception des messages éducatifs par les enfants, nous montrons comment la gouvernance de cette éducation constitue une équation presque impossible. Nos résultats, dans la lignée de précédents travaux (Honta & Haschar-Noé, 2011 ; Boubal, 2019 ; Sallé et alii, 2021), mettent en évidence un système multi-acteurs qui laisse place à une profusion d’initiatives locales difficilement gouvernables. Les choix politiques obligent les représentants de l’État en région et les acteurs de terrain à « bricoler » (Dubois, 2012) une éducation à l’alimentation fragmentée sur les territoires, conçue comme une superposition de messages. Certes, l’ambition de politiques coordonnées au niveau national et au niveau régional (les CRALIM) pourrait se traduire dans un futur proche par une culture commune et une stabilisation de la norme du “bon” comportement alimentaire à promouvoir. Mais, dans tous les cas, l’aspect normatif de cette biopolitique misant sur la responsabilisation des enfants interroge sur l’ambition réelle portée par l’État pour mener à bien la transition vers une alimentation durable.

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Notes

1 Pour des raisons d’anonymat, nous ne précisons pas la région analysée. De même, tous les intitulés de poste seront au masculin et ne présagent pas du genre des personnes interrogées.

2 Inspection générale de l’Éducation Nationale, Inspection Générale de l’Administration de l’Éducation Nationale et de la Recherche, Conseil Général de l’Alimentation, de l’Agriculture et des Espaces Ruraux, Éducation alimentaire de la jeunesse, 2018.

3 Ministère de l’Éducation Nationale, de la Jeunesse et des Sports, Éducation à l’alimentation et au goût, Vade-mecum, 2020.

4 Conseil National de l’Alimentation, Éducation à l’alimentation, Avis 84, 2019.

5 Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail, Étude nationale individuelle des consommations alimentaires (INCA) 3, Rapport d’expertise collective, 2017.

6 Conseil National de l’Alimentation, Les enjeux de la restauration collective en milieu scolaire, Avis 77, 2017.

7 Conseil National d’Évaluation du Système Scolaire, Contribution sur la restauration scolaire, 2017.

8 Institut Français pour la Nutrition, Eduquer les mangeurs ? De l’éducation nutritionnelle à l’éducation alimentaire (colloque), 2008.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Basile Verdeau, Nicolas Darcel et Aurélie Maurice, « Enjeux de gouvernance pour l’éducation à l’alimentation de la jeunesse en France »Cahiers de la recherche sur l’éducation et les savoirs [En ligne], 23 | 2024, mis en ligne le 09 janvier 2025, consulté le 12 février 2025. URL : http://journals.openedition.org/cres/7444 ; DOI : https://doi.org/10.4000/132q5

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Auteurs

Basile Verdeau

Université Paris-Saclay, AgroParisTech, INRAE, UMR PNCA, 91120, Palaiseau, France, Université Sorbonne Paris Nord, LEPS, UR 3412, F-93430, Villetaneuse, France, Centre des Sciences du Goût et de l’Alimentation, CNRS, INRAE, Institut Agro, Université de Bourgogne, F-21000, Dijon, France

Nicolas Darcel

Université Paris-Saclay, AgroParisTech, INRAE, UMR PNCA, 91120, Palaiseau, France

Aurélie Maurice

France

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