- 1 France, Paris, Archives nationales de France (AnF), BB/21/519, dossier 1261 S 4 : rapport du Procur (...)
« J’ai visité la prison pour m’efforcer ainsi de combattre le préjugé trop universellement répandu que les murs de la prison conservent le germe du choléra1 ».
- 2 Patrice Bourdelais et Jean-Yves Raulot, Une peur bleue : histoire du choléra en France, 1832-1854, (...)
- 3 Une exposition sur les épidémies est programmée aux Archives nationales pour 2022.
1Ainsi le procureur général de Tours introduit-il son rapport au Garde des Sceaux sur la maison cellulaire de Tours en juillet 1849, lors de la seconde vague de l’épidémie de choléra en France.
La pandémie de choléra, née en Inde en 1826, se propage en Europe à partir de 1830. Un cas attesté à Paris fin mars 1832 marque le début de la première crise épidémique qui fait en 1832 plus de 100 000 victimes en France, dont 18 000 à Paris, dans le contexte politique troublé des débuts de la Monarchie de Juillet2. La « peur bleue » d’une contamination accrue dans les lieux clos et peuplés, comme les prisons, est à l’origine d’une série de mesures de précautions, documentées dans les archives. Face à l’invasion du choléra en France fin mars 1832 et à sa marche jusqu’à l’automne 1832, quelles sont les réactions des autorités en charge des prisons, telles qu’elles apparaissent dans les sources de l’administration centrale aux Archives nationales3 ?
2La prise en charge de l’épidémie dans les maisons centrales et dans les prisons départementales relève du bureau des prisons qui, depuis la loi du 10 vendémiaire an IV, dépend de la division de l’administration départementale placée sous l’autorité du ministère de l’Intérieur. Ce bureau est rattaché, le 17 mars 1831, au ministère du Commerce et des travaux publics, dont le ministre, le comte d’Argout, est également en charge de la police sanitaire, avant de revenir sous tutelle du ministère de l’Intérieur le 4 avril 18344. Le bureau des prisons est dirigé par Ardit, ancien directeur de la maison centrale de Melun, de 1827 à 1847 ; devenu une division en 1845, puis une direction en 1853, il connaît son apogée au Second Empire5. Les archives de ce bureau ont été regroupées aux Archives nationales dans la sous-série F/166.
3Dans ce fonds, un dossier conservé sous la cote F/16/521 est entièrement consacré au choléra dans les prisons en 1832 et comporte une correspondance importante entre les directeurs des prisons, notamment des maisons centrales, les préfets et le ministère. L’épidémie apparaît aussi dans différents dossiers de la sous-série F/16 consacrés au fonctionnement des maisons centrales et des chaînes des bagnes métropolitains, qui transportent, jusqu’en 1836, les condamnés aux travaux forcés vers les bagnes des ports (Toulon, Brest, Rochefort et Lorient)7. Ainsi, la chaîne de Toulon part le 10 avril 1832 de la cour de la prison de Bicêtre à Gentilly8. Cette source principale (F/16) et des sources complémentaires, notamment dans les fonds du ministère de l’Intérieur (F) et du ministère de la Justice (BB), permettent de retracer ici, non pas une chronologie exhaustive, ni un bilan quantitatif de cette première vague épidémique dans les prisons, mais une première ébauche des réactions des autorités face à la marche et aux effets du choléra-morbus9.
- 10 Dans le système de l’entreprise générale, contrairement à la régie, l’État confie à l’entrepreneur, (...)
4Comment la crise épidémique a-t-elle été prise en charge par l’administration pénitentiaire ? Les sources des Archives nationales illustrent les mesures mises en œuvre par les acteurs administratifs à l’échelon local et central : directeurs, entrepreneurs10 et médecins des prisons, conseils de santé, préfets, procureurs, bureau des prisons et commissions sanitaires. Une attention particulière sera portée aux chaînes des bagnes métropolitains, accusées de véhiculer l’épidémie sur l’itinéraire de Bicêtre à Toulon, et aux prisons de Paris, épicentre de l’épidémie et des insurrections politiques qui marquent le début de la monarchie de Juillet.
5Les craintes que suscitent les prisons, considérées comme des foyers de propagation de l’épidémie, provoquent, dès les premiers cas attestés de choléra, la prise de mesures préventives pour désencombrer les prisons. En même temps, le départ à Paris, épicentre de l’épidémie, des convois de forçats vers le bagne de Toulon alimente la peur d’une diffusion de l’épidémie en province.
- 11 AnF, BB/18/1325, dossier 6693 A 7.
6Avant même l’invasion du choléra en France, dès l’annonce de son arrivée en Angleterre au début de l’année 1832, les procureurs généraux, qui visitent les établissements pénitentiaires de leur ressort lors de leurs tournées judiciaires, alertent le ministre de la Justice sur les risques de propagation de l’épidémie dans les prisons. En effet, celles-ci sont considérées comme des « foyers de propagation les plus ardents [du fait de l’]accumulation d’individus, [de la ] misère, [du ] moral corrompu, [du] penchant à l’ivrognerie et [de ] tout ce qui peut faire craindre une augmentation des miasmes et infections », comme l’indique le procureur général d’Aix, très inquiet de la situation à la maison centrale d’Embrun, au Garde des Sceaux dans une longue note du 21 janvier 183211.
- 12 Alain Corbin, « Purifier l’air des prisons », in Jacques-Guy Petit (dir.). La prison, le bagne et l (...)
7Cette peur est alors largement partagée par l’opinion qui ignore les causes et les modalités de transmission du choléra, l’agent du choléra, le vibrio cholerae n’étant définitivement identifié que quarante ans plus tard, en 1884 par Robert Koch. Dans la conception de la prison comme sentine sociale, « l’air qui entoure le corps du pauvre, à plus forte raison celui du criminel, est plus infect et nocif que celui qui entoure le corps du riche12 ».
- 13 Patrice Bourdelais, op.cit., p. 53.
- 14 AnF, BB/18/1325, dossier 6693 A 7.
- 15 AnF, BB/18/1325, dossier 6693A 7.
- 16 Patrice Bourdelais, op. cit., p. 66.
8Ce préjugé est pourtant démenti par le Conseil supérieur de santé, mis en place par la loi du 3 mars 1822 sur la police sanitaire et composé de 12 membres nommés par le Roi13. Ainsi, une note de son vice-président conclut à la contagiosité moindre des prisons et d’autres lieux d’enfermement tels que les citadelles, les pensionnats et les couvents « parce qu’il est facile d’obtenir un isolement complet et de ne recevoir qu’avec précaution les aliments et objets de consommation indispensables14 ». Seule la surpopulation et le manque d’air (« 700 et 800 détenus entassés dans un local peu spacieux, peu aéré15 ») sont vus comme des facteurs de risque, selon les théories infectionnistes alors en vigueur16.
Fig. 1 : Réponse du ministre du Commerce et des travaux publics au Garde des Sceaux le 21 février 1832 sur les mesures sanitaires à prendre à l’égard des prisonniers en cas d’invasion du choléra morbus
France, Paris, Archives nationales de France (AnF), BB/18/1325, dossier 6693 A 7
- 17 AnF, BB/18/1325, dossier 6693A 7.
9Fort de ces conclusions, le ministre du Commerce et des travaux publics répond au garde des Sceaux le 21 février 1832 « qu’à l’aide de quelques précautions, on est plus à l’abri du choléra dans les prisons que partout ailleurs », mais qu’il a pris copie des observations du procureur général d’Aix pour examiner ses propositions de lutter contre la surpopulation des prisons. Pour ce faire, deux moyens sont envisagés : d’une part, transférer les détenus dans des prisons moins surpeuplées du département des Basses-Alpes (le château de Tarascon ou la maison de justice de Draguignan), d’autre part, gracier ou élargir les détenus les moins dangereux : « ne serait-il pas plus humain de gracier une partie des détenus que de les abandonner à une mort certaine, en les laissant réunis et propageant ainsi le fléau qu’ils alimenteraient17 ».
- 18 AnF, F/7/3886, bulletin de Paris du 1er avril 1832.
10C’est l’invasion du choléra à Paris le 29 mars qui accélère les mesures préventives de désencombrement des prisons par les transferts et les remises de peine : dès le 1er avril 1832, le bulletin de Paris envoyé quotidiennement par la préfecture de police au ministère de l’Intérieur signale « deux cas de choléra [qui] se sont manifestés ce soir à la prison de la Conciergerie et qu’un des malheureux qui en a été attaqué vient d’expirer18 ».
Fig. 2 Bulletin de Paris du 1er avril 1832
France, Paris, Archives nationales de France (AnF), F/7/3886
11Suite aux rumeurs d’empoisonnement et à l’« émeute des tombereaux » déclenchée par les chiffonniers, privés depuis le 31 mars de l’entretien des rues au profit d’une entreprise19 une première révolte des détenus de la prison politique de Sainte-Pélagie a lieu le 1er avril, appuyée de l’extérieur par la Société des Amis du Peuple20. « Un rassemblement considérable s’est porté vers la prison, s’est réuni devant la grande porte et a tenté de l’enfoncer. Pendant ce temps, les détenus avaient démoli un échafaudage et brisé un panneau21 ». Lors de cette émeute, plusieurs détenus ont été blessés et un prisonnier, le républicain Jacobus, tué par la garde municipale. Une remise de grâce « pleine et entière » est accordée par le roi le 9 avril à 101 condamnés détenus de Sainte-Pélagie et à 74 détenus de la Force22.
- 23 AnF, BB/18/1205, dossier 7040 A 7.
« Au cas où la maladie s’établirait dans les maisons de correction ou de détention du ressort », le procureur général d’Amiens informe le garde des Sceaux le 13 avril 1832 qu’il demande aux directeurs des prisons de son ressort (Clermont, Soissons et Amiens) un état des détenus ayant moins d’un an de prison à subir et propose de « réclamer auprès de sa majesté la remise du reste de leur peine pour ceux des détenus dont l’existence en prison pourrait produire un trop-plein, d’où résulteraient de graves appréhensions que la maladie régnât [en suivant] l’exemple de la capitale23 ».
- 24 AnF, BB/18/1205, dossier 7040 A 7.
- 25 AnF, BB/18/1205, dossier 7040 A 7.
- 26 L’emprisonnement pour dettes ou contrainte par corps, rétablie en 1848, fait l’objet de débats récu (...)
- 27 AnF, BB/18/1327, dossier 7098 A 7.
12Le procureur général de Colmar suggère, dans une note au garde des Sceaux du 9 avril 1832, d’appliquer cette remise de peines à tous les délits forestiers, de contrebande, de vagabondage et de mendicité « enfin d’étendre la même munificence aux condamnés correctionnellement à des peines inférieures à 3 mois de prison24 ». En effet, la misère des mendiants est censée entretenir en prison « des germes putrides et malfaisants que la plus grande vigilance des gardiens ne peut détruire25 ». Après accord du ministre des Finances, une circulaire du 3 mai 1832 prescrit l’élargissement des détenus en vertu de la contrainte par corps26 à la requête des administrations financières, dans les localités atteintes ou menacées du choléra27. Outre les mesures exceptionnelles de grâces, les transferts de détenus permettent de désencombrer les prisons.
- 28 AnF, F/16/521, lettre du préfet d’Ille-au-Vilaine au bureau des prisons du 9 avril 1832.
13Le préfet d’Ille-et-Vilaine requiert ainsi le transfert de 80 détenus de la maison centrale de Rennes au Mont-Saint-Michel, arguant du fait que « si le choléra se déclarait dans la maison centrale, la population de la ville accuserait l’administration de n’avoir pas pris les mesures nécessaires pour éviter ce fléau28 ».
- 29 AnF, F/16/521, lettre du préfet des Basses-Alpes au bureau des prisons du 11 avril 1832.
- 30 AnF, F/16/521, lettre du préfet des Basses-Alpes au bureau des prisons du 11 avril 1832.
- 31 AnF, F/16/521, lettre du préfet des Basses-Alpes au bureau des prisons du 11 avril 1832.
14Les mêmes craintes animent la population des Basses-Alpes, telles que l’exprime son préfet le 11 avril 1832 : « à la nouvelle de l’invasion de la capitale par le cholera morbus, les autorités et habitants d’Embrun se sont alarmés à cause de la réunion dans cette ville d’une maison centrale de détention, d’un hôpital civil, d’un hôpital militaire et de casernes [...] qui peuvent devenir des foyers d’infection pendant le règne des grandes épidémies29 ». Cette peur est d’autant plus forte que « la maison de détention [est] composée d’un grand nombre de valétudinaires ou de gens affaiblis par les chagrins ou les privations, et par conséquent tout disposés à être atteints par le fléau destructeur si son influence se propage jusque dans nos montagnes30 ». Le préfet des Basses-Alpes relaie les propositions faites par la commission de salubrité de transférer les détenus dans le fort de Montdauphin, où les bâtiments militaires ont été vidés de leurs troupes, de libérer les détenus « dont les qualités morales ou le peu de durée de la peine qu’il leur reste à subir permettraient d’obtenir cette faveur sans danger pour la société31 » et enfin, de prendre des mesures d’assainissement des locaux et de propreté des détenus : désinfection des ateliers, dortoirs et latrines, blanchiment à la chaux, évacuation des mauvaises odeurs s’exhalant des latrines et utilisation de chlorure de soude.
- 32 Christian Carlier, op. cit.
- 33 AnF, F/13/740, lettre du ministre du Commerce et des travaux publics du 2 avril 1832.
- 34 AnF, F/16/521, lettre du ministre du Commerce et des travaux publics du 3 avril 1832.
15C’est à Paris, épicentre de l’épidémie, que le problème de la surpopulation carcérale est le plus critique et fait l’objet de nombreux échanges début avril entre le bureau des prisons et la préfecture de police. Dotées de leurs propres règlements dès 1801, les prisons parisiennes sont en effet rattachées à la préfecture de police par l’ordonnance du 9 avril 181932. Le 2 avril 1832, le ministre du Commerce demande au ministre de l’Instruction publique et des Cultes le transfert de la population de Sainte-Pélagie « dans un séminaire ou collège actuellement inoccupé et bien clos » pour désencombrer la prison33. Le 3 avril, il propose également au préfet de police d’en extraire les condamnés à des peines supérieures à un an pour les affecter aux maisons centrales de Melun, Poissy et Clermont. Seuls « quelques correctionnels à plus d’un an ont été autorisés à rester dans les prisons de Paris sous la condition de pourvoir à leur dépense34 ».
- 35 Rapport sur la marche et les effets du choléra-morbus dans Paris, op. cit., p. 44.
- 36 AnF, F/16/448, lettre du préfet de Seine-et-Marne du 12 avril 1832.
16Cependant, ces transferts de détenus parisiens sont source d’inquiétude pour les préfets, en charge de l’administration des prisons départementales : le 13 avril 1832, le préfet de Seine-et-Marne demande qu’aucun condamné, surtout du département de la Seine, ne soit transféré dans la maison centrale de Melun alors que le pic épidémique a été atteint à Paris le 9 avril 1832 avec 814 décès35 : « L’introduction, dans cet établissement, d’individus malades ou prédisposés au choléra, pouvant compromettre la salubrité, qui règne en ce moment36 ».
17Ce même 9 avril, le forçat désigné pour jouer à heure fixe du tambour et rythmer ainsi la chaîne du bagne partant le lendemain de Bicêtre à Toulon décède du choléra37.
- 38 Sylvain Rappaport, op. cit., p. 210.
18Comme pour l’épidémie de typhus en 1817, la chaîne des bagnes métropolitains, itinérante de ville en ville, est soupçonnée de véhiculer les germes de contagion. En 1832, le départ des condamnés aux travaux forcés pour le bagne de Toulon dans la cour de Bicêtre le 10 avril fait craindre la diffusion en province de l’épidémie parisienne38.
- 39 AnF, F/16/504, journal du commissaire du 18 avril 1832.
- 40 AnF, F/16/504, journal du commissaire du 24 avril 1832.
19Ces rumeurs incitent les autorités locales à déplacer, hors des murs de la ville, le logement de la chaîne, voire à en dévier le parcours. Le journal du commissaire de la chaîne mentionne le 18 avril 1832 que « l’autorité locale de Dijon voulant rassurer les habitants de cette ville qui craignaient que les condamnés ne fussent atteints du choléra, a fait dresser une tente hors d’un faubourg de la ville, le long du canal, pour y loger la chaîne, elle a en outre fait délivrer un supplément de paille à ses frais pour le couchage de ces hommes39 ». Par dépêche télégraphique du 24 avril 1832, le préfet des Bouches-du-Rhône demande au ministre du Commerce et des travaux publics, chargé de l’organisation de la chaîne, de « donner des ordres pour que la chaîne soit embarquée sur le Rhône à Lyon jusqu’à Arles et au-delà jusqu’à Toulon. La population provençale craint beaucoup le passage de la chaîne qu’elle croit infectée de choléra et désire qu’elle arrive à Toulon sans traverser la Provence [...] comme on sait qu’elle vient de la capitale, ce passage a excité les plus vives craintes ». Le commissaire assure au ministre « qu’aucun de ces hommes n’est atteint de la maladie du choléra et que généralement ils sont tous en bonne santé et que ce n’est que la peur des habitants qui fait prendre toutes ces mesures40 ». À l’arrivée le 14 mai à Toulon, aucun cas de choléra n’est signalé.
20Si les grâces et remises de peine, les transferts de détenus, et le départ des forçats pour le bagne permettent de désencombrer les prisons, des mesures sanitaires d’urgence y sont précocement mises en œuvre par les autorités locales et centrales, afin de prévenir l’invasion de l’épidémie.
21Les mesures sanitaires mises en œuvre, d’abord localement dans les prisons pour prévenir puis contenir l’invasion du choléra sont ensuite généralisées suivant les préconisations de la commission centrale de salubrité. En réponse aux circulaires du ministère de l’Intérieur d’avril et d’octobre 1832, les préfets rendent compte des travaux entrepris et des dépenses engagées dans les maisons d’arrêt et les maisons centrales, notamment à Clairvaux.
- 41 Jacques Léonard, « Les médecins des prisons en France au XIXe siècle », in Jacques-Guy Petit (dir.) (...)
- 42 AnF, F/8/11.
- 43 Patrice Bourdelais, op. cit., p. 180.
- 44 AnF, F/7/9731, extrait du registre des délibérations de la commission sanitaire de Rethel le 17 avr (...)
22Sous l’influence de l’hygiénisme, une frénésie purificatrice s’empare des autorités à l’échelon central et local pour lutter contre l’insalubrité des prisons41. Une commission centrale de salubrité est instituée le 20 août 1831 et convoquée de manière extraordinaire le 31 mars 1832, en présence du ministre du Commerce et des travaux publics, du préfet de police, du préfet de la Seine et du Conseil supérieur de santé42. Elle délibère et donne son avis sur les propositions de mesures sanitaires faites par les autorités locales par l’intermédiaire des comités locaux de salubrité établis dans chaque chef-lieu d’arrondissement. Composés de médecins, de pharmaciens et d’experts, ces conseils sont présidés par le préfet43. Dans l’arrondissement de Rethel, les délibérations du conseil de salubrité prévoient ainsi que les écoles et maisons d’arrêt seront visitées « avec un soin particulier » pour vérifier l’état des fosses d’aisance, plombs et gargouilles, puits, égouts, puisards et écuries44.
- 45 Alain Corbin, op. cit., p. 153.
- 46 AnF, F/16/521, rapport du préfet de Seine-et-Marne du 31 mars 1832.
- 47 AnF, F/16/521, rapport du préfet de Seine-et-Marne du 31 mars 1832.
23Ainsi, le 3 avril 1832, le ministre du Commerce transmet pour avis au duc de Choiseul, pair de France et président de la commission centrale de salubrité, un rapport sur les précautions sanitaires à prendre à la maison centrale de Melun qui renferme 1000 détenus. Ce rapport établi par le préfet le 31 mars en concertation avec les médecins et l’administration de la prison (son directeur, l’inspecteur et l’entrepreneur) est susceptible d’être étendu aux maisons centrales de Poissy et Clermont. Il préconise d’« une part, des mesures préventives à prendre immédiatement : fumigations guytoniennes [il s’agit de fumigations chimiques d’acide muriatique expérimentées, avec des effets foudroyants, par le chimiste dijonnais Guyton de Morveau en 1773 à la prison de Dijon où 31 détenus étaient morts de la fièvre des prisons45], nouvelle répartition des détenus dans les dortoirs, usage journalier d’eau chlorurée dans tous les locaux, blanchissage à la chaux des salles des ateliers, supplément de lits à l’usage des infirmeries46 ». D’autre part, des améliorations du régime de détention sont prévues en cas d’invasion du choléra : fourniture de « chaussettes de laine, de ceintures de laine, distribution d’une soupe grasse une fois de plus par semaine, distribution tous les matins d’une ration de vin amer par jour et par individu valide » : le vin est alors considéré comme tonique et favorable aux « estomacs amaigris comme le sont généralement ceux des détenus47 ».
- 48 Jacques-Guy Petit, op. cit., p. 315.
24Après lecture en séance du 4 avril 1832, ce rapport est approuvé par la commission centrale de salubrité qui déclare ces mesures urgentes et soulève le problème du financement de leurs dépenses : si les premières mesures peuvent être prises en charge par les entrepreneurs chargés d’assurer l’entretien complet des détenus (alimentation, vêtements, soins) en contrepartie du travail effectué dans les ateliers des prisons48, les secondes ne font pas partie de leur cahier des charges et nécessitent l’autorisation du ministre. Il est proposé de les financer sur les fonds exceptionnels du gouvernement, les dons volontaires et les souscriptions plutôt que sur la masse des détenus, produit de leur travail dans les ateliers et destiné à leur être remis à leur sortie de prison.
- 49 AnF, F/16/521, rapport du préfet du Gard du 9 avril 1832.
25Ces précautions sanitaires sont généralisées par la circulaire du 6 avril 1832 qui fait l’objet d’un sous-dossier dans l’article F/16/521. Ainsi à Nîmes, le 9 avril 1832, le préfet propose de libérer les détenus dont le reliquat de peine est inférieur à un an, de supprimer les travaux insalubres dans les ateliers (cardage de la soie), d’introduire davantage de viande dans la nourriture et de réduire le temps passé dans les dortoirs où le volume d’air est insuffisant. Ce rapport est annoté en marge au crayon : « La circulaire du 6 avril a réglé tous ces objets49 ».
- 50 AnF, F/16/521, note du 4 avril 1832.
26Le 4 avril 1832, la signature du ministre est demandée en urgence pour « faire aujourd’hui même une circulaire aux maisons centrales pour la nourriture, les vêtements, le nettoyage et les mesures de salubrité50 » en s’entendant avec M. Hély d’Oissel, le directeur des bâtiments civils. Elle s’inspire des instructions sur les précautions à prendre dans les corps de troupes prescrites par le bureau des hôpitaux du ministère de la Guerre pour faire face à l’épidémie : fourniture de ceintures et chaussettes en laine, distributions de vin et de riz, interdiction des liqueurs.
27Cette circulaire n°17 du 6 avril 1832 signée du comte d’Argout prescrit aux préfets de prendre pour les maisons centrales et les prisons départementales, sur le modèle des mesures prises à Paris, « les moyens qui ont paru les plus propres à prévenir l’invasion du choléra ou en atténuer les effets », en veillant particulièrement à l’enlèvement des fumiers dans les cours, au changement de la paille, au blanchiment du linge et à la fourniture d’un litre de soupe.
Fig. 3 : Circulaire du 6 avril 1832 du ministre du Commerce et des travaux publics aux préfets sur les précautions sanitaires à prendre dans les prisons
France, Paris, Archives nationales de France (AnF), F/16/521
28Il s’agit, d’une part, de « précautions hygiéniques » à prendre immédiatement : le blanchiment au lait de chaux des infirmeries, dortoirs, ateliers, réfectoires ; l’usage d’eau chlorurée pour la désinfection de toutes les localités affectées aux condamnés (ces deux dépenses étant faites aux frais de l’entrepreneur) ; la conservation du vêtement d’hiver au lieu du vêtement d’été qui devrait être donné au mois de mai, d’après le cahier des charges ; la fourniture d’une paire de chaussons d’étoffe de laine au lieu du coton que l’entreprise devait fournir en même temps que le vêtement d’été (de ces dépenses, il serait tenu compte ultérieurement en cas de surcroît de dépense pour l’entrepreneur, sur rapport appuyé de pièces justificatives). À ces mesures s’ajoutent le soin apporté à la propreté des lieux et du linge, à la police de la cantine (pour éviter notamment l’abus de vin) et aux ateliers qui doivent être interdits si les médecins en jugent l’industrie insalubre.
29D’autre part, les mesures à prendre si la maladie est déclarée comprennent la fourniture de ceintures et chaussettes en laine (comme celles déjà fournies pour les troupes de la garnison de Paris) ; un second service gras par semaine ; la distribution d’une ration de vin, dont la quantité est déterminée d’après le rapport des médecins ; l’amélioration du régime de l’infirmerie, si elle est demandée par les médecins, et la distribution d’un supplément de pain blanc aux détenus hors d’état de se le procurer par les produits de leur travail. Enfin, la circulaire indique que les préfets sont tenus de rendre compte tous les quinze jours de l’état sanitaire des maisons centrales dans des bulletins sanitaires51.
30En réponse à cette circulaire, les préfets font état de toutes les mesures préventives prises dans leur département. Ainsi, le préfet de l’Yonne transmet l’arrêté n°96 aux sous-préfets et aux maires qui reprend mot pour mot la circulaire du 6 avril. Celui pris dans l’Ain le 13 avril 1832, après avis de la commission de surveillance et des médecins de la ville de Bourg-en-Bresse, comporte 11 articles sur le blanchiment au lait de chaux des infirmeries, dortoirs et réfectoires, l’établissement de poêles pour chauffer et sécher les murs, la désinfection à l’eau chlorurée, le renouvellement des pailles de couchage et la conservation des vêtements d’hiver.
- 52 AnF, F/16/521, rapport du préfet du Puy-de-Dôme.
31Certaines mesures ont été prises dès avant la réception de la circulaire : à la maison centrale d’Eysses, le vin est mélangé avec 2/5 d’eau et les ateliers ont été décarrelés dès le 1er avril 1832. À la maison centrale de Riom, le conseil de santé réuni le 4 avril a décidé d’« accorder temporairement 1/4 à 1/2 ration de pain à ceux des détenus qui auront été reconnus gros mangeurs par les officiers de santé52 » et le préfet demande au ministre de bien vouloir approuver ces dépenses d’urgence.
- 53 AnF, F/16/521, rapport du préfet de Lozère.
- 54 AnF, F/16/521, rapport du préfet de Moselle.
- 55 AnF, F/16/521, rapport du préfet des Basses-Alpes.
- 56 AnF, F/16/521, pétition des détenus de la maison centrale d’Embrun du 6 avril 1832.
32Le préfet de Lozère indique qu’« on renouvelle fréquemment la paille et le couchage, enfin le blanchissage du linge a lieu tous les 8 jours53 » et qu’il a prescrit la réunion des commissions charitables et des médecins pour donner leur avis sur les améliorations du service intérieur, surveiller l’exécution du règlement et faire pratiquer les moyens de désinfection convenables. Le préfet de Moselle assure même qu’il s’est attaché depuis un an, parfaitement secondé par les membres de la commission de surveillance des prisons de Metz, à introduire dans le régime hygiénique et administratif des prisons des améliorations « au moyen desquel[le]s vos intentions se trouvent prévenues sur presque tous les points54 ». Dans les Basses-Alpes, l’insuffisance de la ration alimentaire fait l’objet d’une pétition de 7 détenus « ne pouvant suppléer à ce manque par le trop faible produit de leur travail à la filature55 », transmise au préfet par le directeur de la maison centrale d’Embrun le 6 avril 1832. Leur faiblesse fait craindre au directeur qu’elle ne les désigne comme victimes du choléra56.
33La grande réactivité des préfets se lit dans la fréquence des lettres adressées au bureau des prisons, ayant pour objet le choléra morbus, dès les premiers jours de l’invasion de l’épidémie : la correspondance échangée au sujet de la maison centrale de Clairvaux est à cet égard exemplaire.
- 57 AnF, F/16/521, rapport du préfet de l’Aube.
34Le préfet de l’Aube transmet les procès-verbaux du conseil de santé et les rapports du directeur de la prison, Salaville, sans aucun délai au ministre, à tel point qu’il n’a pas le temps d’en prendre copie et demande au ministre de bien vouloir les lui renvoyer. Le 4 avril, dès qu’il apprend par les journaux la nouvelle de l’arrivée du choléra à Paris, Salaville réunit un comité de santé composé de l’inspecteur, du médecin, du chirurgien, du pharmacien de la maison centrale « à l’effet de rechercher les moyens les plus efficaces pour diminuer l’intensité de cette maladie dans le cas où elle envahirait la maison centrale57 ».
- 58 AnF, F/16/521, rapport du préfet de l’Aube.
- 59 AnF, F/16/521, rapport du préfet de l’Aube.
- 60 AnF, F/16/521, rapport du préfet de l’Aube.
35Le préfet de l’Aube envoie au ministre le premier rapport de ce comité avec ses appréciations sur les moyens, jugés pour la plupart pertinents. Il distingue les dépenses qui peuvent être assumées par l’entrepreneur Testard car elles sont prévues dans son cahier des charges (en faisant référence à l’article concerné), de celles qui n’y sont pas prévues et devraient être prises en charge par le trésor et donc soumises à proposition du ministre, comme la « fourniture d’une large ceinture de laine aux détenus58 », dont il joint le devis fourni par l’entrepreneur. Le bureau des prisons souligne et annote ces propositions : ainsi « Le bain de savon paraît inutile, je pense qu’un bain ordinaire peut suffire. [oui] » alors que « [annotation au crayon de papier en marge] : la réparation du carrelage des dortoirs [...] et de la buanderie me paraissent d’une nécessité indispensable ». L’autorisation de « faire exécuter de suite ces travaux par régie et sans recourir à la voie de l’adjudication » lui est accordée le 4 avril 1832. Le préfet mentionne qu’il a également ordonné à l’entrepreneur Testard de tenir dans un état constant de propreté les cours et chemins de ronde, conformément à l’article 32 du cahier des charges, faute de quoi il serait mis en demeure, et d’augmenter la quantité de chlore de chaux à dissoudre dans l’eau pour arroser les ateliers, chambres et dortoirs. Il suggère des solutions plus économiques : par exemple, au lieu du remplacement des baquets proposé par le comité de santé, qui ne pourrait être fait aux frais de l’entrepreneur (l’article 42 du cahier des charges prévoyant uniquement le remplacement des baquets hors d’état de service), « si on faisait des couvercles aux baquets existants, et si on en avait surtout le soin en les vidant de les laver avec de l’eau chlorée59 ». Le préfet émet des doutes sur l’évacuation des ateliers de tisseranderie « car il serait peut-être inopportun de faire cesser trop promptement le travail des détenus », préférant les désinfecter au chlorure de chaux. Et il attire l’attention du ministre sur le régime alimentaire, en réclamant « l’allocation d’un régime gras par semaine, en remplacement du régime maigre du mardi », suivant l’exemple de l’épidémie de scorbut qui a sévi à la maison centrale en 1828 : « c’est en en faisant usage qu’on est parvenu à faire disparaître ce fléau. Je pense donc qu’il faudrait l’adopter pour atteindre le même but si le choléra morbus paraissait à Clairvaux60 ».
- 61 AnF, F/16/521, rapport du préfet de l’Aube.
36En matière d’hygiène des détenus, le préfet assure que « tous les détenus mâles ont été baignés et décrassés, ainsi qu’une partie des femmes ; tous les chaussons des condamnés ont été changés dès le 30 avril61 ».
- 62 Alain Corbin, op. cit., p. 154.
- 63 AnF, F/16/521, rapport du préfet de l’Aube.
- 64 AnF, F/16/521, plan du 9 avril 1832.
- 65 AnF, F/16/521, rapport du préfet de l’Aube du 19 avril 1832.
37Le renouvellement de l’air, dans les dortoirs et les ateliers, reste la préoccupation majeure en prison, en réponse à un impératif à la fois sanitaire et moral62. Ainsi, le préfet demande l’autorisation de faire abattre des cloisons qui « contribuent à priver diverses localités d’un air pur63 ». À un devis est joint un plan et de l’entresol et du premier étage de la prison des hommes de Clairvaux, dressé le 9 avril 1832 « avec les indications des murs à démolir pour agrandir les dortoirs64 », le préfet indiquant dans sa lettre au ministre du 19 avril 1832 qu’« une grande quantité de chambres dans lesquelles les détenus étaient réunis au nombre de 6 jusqu’à 10, l’exiguïté de ces chambres et le nombre de détenus qu’elles recevaient tendaient à les rendre insalubres par cela même que l’air ne pouvait y être suffisamment renouvelé65 ».
Fig. 4 : Plan et de l’entresol et du premier étage de la prison des hommes de Clairvaux (9 avril 1832)
France, Paris, Archives nationales de France (AnF), CP/F/16/400
38L’évacuation de l’air vicié comme celle des eaux usées nécessite des travaux entrepris en même temps que les mesures d’hygiène pour lutter contre l’invasion de l’épidémie en prison.
39Ces travaux sont engagés en urgence, après approbation des devis de l’architecte départemental, par régie ou adjudication à un entrepreneur : dans les maisons centrales de Clairvaux, Cadillac et Eysses, ces travaux concernent l’agrandissement et l’assainissement des bâtiments par la ventilation et l’évacuation des eaux usées, la réparation et la construction de latrines.
- 66 AnF, F/16/400.
- 67 AnF, F/16/404.
- 68 AnF, F/16/407.
40À Clairvaux, suite à l’inspection générale du 25 avril 1832, le « dallage neuf des latrines dégradées » est décidé « pour faire disparaître un foyer permanent d’infection66 », sous l’effet des eaux croupissantes et de l’odeur fétide ; le 12 juillet 1832, la construction de latrines dans le préau central est confiée par adjudication à l’entrepreneur Deconchon. À Cadillac, des ordres sont donnés d’urgence le 12 octobre 1832 par le préfet de la Gironde pour construire une cave destinée à recevoir les « matières provenant des latrines qui séjournaient auparavant dans une fosse découverte67 ». À Eysses, le préfet du Lot-et-Garonne approuve le 14 avril le devis de 1 434 francs établi par l’architecte du département Bourrières pour des travaux d’assainissement urgents, dont le recarrelage des latrines et l’« établissement de tuyaux d’évents jusqu’au-dessus du toit » destinés à empêcher la diffusion d’air infecté à l’intérieur des prisons68.
Fig. 5 : devis des travaux à effectuer à la maison centrale d’Eysses du 13 avril 1832
France, Paris, Archives nationales de France (AnF), F/16/407
41Pour les prisons départementales et parisiennes, les dossiers de ces travaux sont soumis à l’approbation du Conseil des bâtiments civils, dont les procès-verbaux sont réunis dans les registres de la sous-série F/21*69. Ainsi, à Beaulieu, le projet de mise en place d’un dispositif d’écoulement des eaux est adopté, malgré ses inconvénients indiqués par le rapporteur de la commission des bâtiments civils, « la présence de l’épidémie ne permet aucunement d’en ajourner l’exécution70 ».
42À Paris, les travaux de salubrité effectués sont consignés dans un dossier du conseil des bâtiments civils intitulé : « Paris, travaux de salubrité exécutés en 1832 dans divers établissements lors de l’invasion du choléra71 ».
43Suite à la visite effectuée par le ministre du Commerce et des travaux publics accompagné du directeur des bâtiments civils, des travaux sont programmés au Palais de Justice et à la Conciergerie : ventilation du dépôt provisoire des prisons de délits politiques (dit Souricière) par le percement d’ouvertures dans les cloisons, établissement de latrines dans le souterrain qui aboutit à la rivière, remplacement des baquets à urine par des pissotières dallées, remplacement des vitres cassées ; à la Force : remplacement des carreaux cassés, transformation de deux anciennes chapelles en dortoir pour dédoubler les lits, reconstruction de deux voûtes, établissement de lucarnes dans la Petite Force, blanchiment de tous les murs au lait de chaux, fourniture de 300 torchons, de 2 500 paires de chaussettes en laine et de 200 couchettes en fer ; aux Madelonnettes : blanchiment, dallage, fourniture de couchettes en fer.
44Le 11 avril 1832, le préfet de la Seine demande au ministre du Commerce et des travaux publics l’approbation du devis de 4 930 francs pour les travaux de transformation de deux anciennes chapelles en dortoir à la Force « à faire exécuter immédiatement par urgence et par régularisation ultérieure au budget départemental de 183272 » : ce devis est approuvé le 17 avril par le directeur des Bâtiments civils.
45Toutes les dépenses occasionnées par les mesures sanitaires préventives ne peuvent pas être imputées à l’entrepreneur, dont le cahier des charges prévoit seulement les dépenses courantes pour l’alimentation, les vêtements et l’infirmerie.
46Le préfet de l’Orne indique que les dépenses résultant du blanchiment et de l’usage d’eau chlorurée seront acquittées sur des mémoires en double expédition visés par le ministre, tandis que le blanchissage du linge hebdomadaire est à la charge des concierges, conformément à l’article 6 du règlement du 15 mai 1819. L’entrepreneur Testard confirme dans sa lettre le 5 avril au préfet de l’Aube qu’il expédiera les divers objets de pharmacie prescrits par les médecins, mais dans les limites de l’application de l’article 15 de son cahier des charges : « tant que la valeur des objets prescrits n’excédera pas trop sensiblement celle du régime ordinaire de l’infirmerie ou pourvu que ces prescriptions exceptionnelles ne s’appliquent pas à la fois à plus d’un dixième des malades présents à l’infirmerie : cas de force majeur qu’il n’a pas pu prévoir lors de l’adoption du cahier des charges73 ».
47Afin de financer les dépenses extraordinaires, le préfet de l’Aube soumet le 7 avril 1832 à l’approbation du ministre les propositions du directeur de la maison centrale de Clairvaux, dont celle de prélever sur la masse des détenus, dans « le cas où le trésor ne pourrait subvenir par une circonstance quelconque à la dépense à laquelle donneraient lieu les mesures à prendre pour prévenir l’intensité du choléra morbus74 ». Le bureau des prisons refuse cette proposition, par une annotation au crayon en marge, de même que l’ouverture d’un crédit pour le conseil de santé admis dans l’administration de la maison.
48En effet, les mesures d’urgence peuvent être prises directement par le directeur de la prison d’après l’arrêté du 5 octobre 1831 sur les « mesures de santé dont l’ajournement pourrait faciliter les évasions, mais il n’est nullement question de celles que nécessiterait la salubrité75 ». Un crédit extraordinaire de 2 millions est alloué par la loi du 15 avril 1832 au ministre du Commerce pour les « mesures à prendre et les secours à distribuer pour combattre la propagation de l’épidémie76 ». Les réponses des préfets à la circulaire du 27 octobre 1832 font l’objet d’un sous-dossier dans l’article F/16/521.
49En application de cette circulaire, chaque préfet doit renvoyer au ministre du Commerce un tableau « sur les dépenses extraordinaires des prisons et les décès qui y ont eu lieu par suite du choléra » indiquant les dépenses engagées, la population et le nombre de décès (attribués au choléra et à d’autres maladies) dans chacune des prisons de leur département ainsi que le jour de l’invasion du choléra et celui où il a cessé d’être observé. Les dépenses payées par le département sont séparées des dépenses payées sur d’autres fonds, pour « les travaux et dépenses d’assainissement, l’amélioration du régime alimentaire, la distribution extraordinaire de vêtements, le chauffage extraordinaire, le chlorure désinfectant, les indemnités à divers infirmiers77 ».
50En Côte-d’Or, le tableau renvoyé le 10 octobre 1833 indique « néant », et dans l’Hérault, le préfet s’est même dispensé de fournir un tableau ; en revanche, celui-ci est entièrement rempli dans la Manche ou dans la Somme le 25 novembre 1832 : les dépenses pour la fourniture extraordinaire de pain, de viande, de vin, de beurre et de médicaments y ont été payées en partie sur les fonds de la commission des prisons de Doullens, et l’acquisition de vêtements et couvertures en laine sur les fonds de charité des villes de Péronne et Montdidier.
Fig. 6 : Tableau récapitulatif des dépenses extraordinaires des prisons dans le département de la Somme, du 25 novembre 1832
France, Paris, Archives nationales de France (AnF), F/16/521
- 78 AnF, F/16/521.
- 79 AnF, F/16/521.
51Dans les départements où le choléra s’est déclaré, comme dans l’Oise où quatre cas sont recensés à la maison centrale pour femmes de Clermont le 14 avril 1832, le deuxième service gras est fourni par l’entrepreneur, des chaussons de laine sont fournis aux détenues, mais la distribution de vin est limitée aux infirmières car jugée « moins nécessaire dans une maison de femmes que dans une maison centrale qui renferme les hommes78 ». C’est le cas à Poissy, où un seul cas de choléra est signalé : celui d’un « détenu transféré de Sainte-Pélagie, atteint du mal dans la nuit du 8 au 9 avril79 ».
52Une fois le choléra entré en prison, comment les malades sont-ils traités ? Les bulletins sanitaires établis par les médecins et les préfets permettent de dresser un bilan de l’épidémie dans les prisons, notamment à Paris où la crainte de la contagion politique s’ajoute à celle de la contagion sanitaire.
53Les rapports des préfets mentionnent l’absence ou l’insuffisance des infirmeries dans les prisons, qui nécessitent le transfert des malades à l’hôpital. Ainsi, le préfet de la Somme déplore qu’il lui soit impossible d’établir des infirmeries pour les détenus cholériques dans les prisons qui ne sont ni assez vastes, ni assez saines. Il indique avoir pu seulement distraire aux dortoirs de la maison de réclusion et de santé des aliénés, vénériens et galeux une salle de 10 à 12 lits pour y placer des détenues atteintes du choléra. Le 8 mai 1832, les quatre détenus malades de la maison de correction d’Amiens dite de Bicêtre ont été « transportés à l’Hôtel-Dieu où ils sont soignés dans une salle séparée, et scrupuleusement surveillée, car il n’existe point d’infirmerie dans l’étroite prison de Bicêtre80 ».
54Le transfert dans les hôpitaux présente cependant un risque d’évasion et fait craindre les simulateurs : « il faudrait éviter qu’un détenu ne simulât sa maladie pour tenter plus facilement de s’évader81 », il est donc recommandé aux officiers de santé d’observer la plus grande attention pour ne pas se laisser abuser par cet artifice.
- 82 Patrice Bourdelais, op. cit., p. 139.
- 83 AnF, F/16/107.
55Au Mont-Saint-Michel, un cas de pneumonie accompagnée de plusieurs symptômes du choléra (cyanose de la face, crampes violentes, vomissures et déjections alvines très abondantes), a été traité par des « ventouses et des sangsues, des boissons et potions mucilagineuses, calmants, cataplasmes et lavements », selon les traitements physiologiques82. Le détenu, convalescent, a quitté la maison centrale à expiration de sa peine, 21 jours après son entrée à l’infirmerie83.
56L’examen des chiffres fournis par les préfets et les médecins semble confirmer que, malgré de grandes disparités géographiques, « les prisons et maisons centrales [sont restées] remarquablement épargnées84 ».
- 85 Louis-Mathurin Moreau-Christophe, Code des prisons. 1670 à 1845, Paris, Imprimerie administrative d (...)
- 86 AnF, F/16/107.
57En exécution du règlement d’attribution pour les employés de l’administration des maisons centrales du 5 octobre 1831, les rapports annuels des médecins sur les maladies, leurs causes et les moyens d’en diminuer l’intensité sont remis au directeur des maisons centrales, puis transmis au ministre par l’intermédiaire du préfet85. Dans leurs rapports pour l’année 1832, les médecins se félicitent de n’avoir compté aucun décès dû au choléra à Ensisheim, Montpellier ou au Mont-Saint-Michel où la seule maladie qui sorte du cercle ordinaire des observations est la grippe. À Cadillac, le médecin Jean Blondeau dresse même un tableau lyrique de la situation, le 12 janvier 1833 : « le hideux choléra avait couvert de deuil la capitale de la France [...] et se manifesta durant l’été au chef-lieu de la Gironde [...]. D’après l’invitation formelle du Préfet, la maison fut promptement tenue dans un état de propreté le plus désirable, tous les murs intérieurs blanchis à la chaux, de fréquentes aspersions à l’eau chlorurée dans tous les lieux où l’on pouvait soupçonner quelques germes d’infection, les bains généraux fournis aux détenus [...]. Nous avons été assez heureux de voir s’éloigner de nos belles contrées une maladie dont l’excessive violence rendait trop souvent inutiles tous les secours de la médecine86 ».
- 87 AnF, F/16/521, rapport du préfet de Seine-et-Oise.
58Compte tenu de la connaissance encore insuffisante des symptômes du choléra, ces chiffres sont à prendre avec précaution : un seul décès par choléra (sur deux détenus atteints) a été identifié à la maison centrale de Fontevrault, quatre à Poissy (sur onze atteints). La mortalité y est attribuée, dans le bulletin sanitaire du préfet, à l’âge des malades (de 50 à 68 ans) et à leur « constitution affaiblie et usée par le séjour des prisons, des maladies antérieures et des chagrins87 ».
Fig. 7 : Bulletin sanitaire du préfet de Seine-et-Oise sur la situation à la maison centrale de Poissy le 10 mai 1832
France, Paris, Archives nationales de France (AnF), F/16/521
- 88 AnF, F/16/521.
- 89 AnF, F/16/521.
- 90 AnF, F/16/521.
59En application de la circulaire du 6 avril 1832, des bulletins sur la situation sanitaire des maisons centrales sont envoyés chaque quinzaine au ministre du Commerce par les préfets. Ceux-ci les établissent à partir des rapports dressés par les médecins des prisons et visés par les directeurs, sur le nombre de détenus à l’infirmerie et leurs pathologies (maladies galeuses et vénériennes, blessés, fiévreux, phtisiques). Ces bulletins sanitaires comportent un tableau récapitulatif du nombre des malades (par date) et de la situation (morts, convalescents, guéris) très inégaux selon les départements : quatre cas, non suivis de décès, sont déclarés à la prison pour femmes de Clermont dans l’Oise le 14 avril ; aucun cas n’est signalé à Haguenau, le 3 mai puis le 14 juin : « la situation sanitaire de l’établissement est très satisfaisant et ne présente aucun symptôme de choléra morbus […] Les fièvres n’offrent rien d’épidémique88 » ; le préfet de la Manche signale le 3 octobre 1832 que : « la présence du choléra morbus sur quelques points du département éloignés à la vérité de cette localité [Mont-Saint-Michel] n’y a exercé aucune influence, non plus que dans les autres prisons89 » tandis que, dans l’Aube, le 25 mai 1832 : « aucun détenu n’est atteint du choléra morbus90 », ni dans les prisons départementales, ni à Clairvaux où 104 détenus (82 hommes et 22 femmes) ont été traités à l’hôpital pour des maladies ordinaires.
60Le préfet attribue ces « heureux résultats obtenus jusqu’alors […] à l’activité et aux soins de l’administration de Clairvaux ainsi qu’à l’empressement que l’entrepreneur a mis à la seconder91 ».
61À la maison centrale de Melun, le « genre de vie réglée des détenus et l’impossibilité de se livrer aux excès de boisson92 », la propreté des lieux, les mesures prises avant l’invasion (l’arrosage de chlore et les fumigations guytoniennes dans les ateliers) et la défense faite de vendre à la cantine des aliments nuisibles sont cités comme des freins à l’invasion du choléra, malgré la proximité géographique avec Paris, épicentre de l’épidémie.
- 93 AnF, F/16/521.
- 94 AnF, F/16/521.
62La Seine reste en effet le département le plus touché, avec, selon le tableau dressé le 27 décembre 1832 par le préfet de police, 72 décès, dont 2 à Bicêtre et à Sainte Pélagie, 10 à Saint-Lazare, 6 à La Force, 3 à la maison de Justice, 1 au dépôt près la Préfecture, 50 à la maison de répression de Saint-Denis. Une note indique qu’« il résulte du tableau joint à la présente que, si l’on excepte la population du dépôt de Saint-Denis où la mortalité est toujours considérable à cause du grand âge et des infirmités des détenus dans cette maison, il n’y a eu que 22 décès du choléra dans les prisons de la Seine sur une population d’environ 3200 individus93 ». Les prisons parisiennes ont finalement comptabilisé un nombre de décédés cholériques proportionnellement faible par rapport à la mortalité des habitants de la ville. La note poursuit : « L’énorme disproportion qui existe entre la population de Sainte-Pélagie et le nombre des individus entrés pendant la durée du choléra provient des nombreuses arrestations des 5 et 6 juin : la même observation s’applique à la maison de la Force et au dépôt de police94 ».
Fig. 8 : Tableau récapitulatif des dépenses extraordinaires des prisons dans le département de la Seine, du 27 décembre 1832
France, Paris, Archives nationales de France (AnF), F/16/521
- 95 AnF, BB/18/1330, dossier 7820 A 7 : dossier relatif aux évènements des 5 et 6 juin 1832.
- 96 Jean-Claude Vimont, La prison politique en France, Paris, Anthropos 1993, p. 315.
63C’est en effet dans ces prisons parisiennes que sont incarcérés les prévenus des insurrections républicaines qui ont eu lieu les 5 et 6 juin 1832, à l’occasion des funérailles du général Lamarque décédé du choléra, avant d’être jugés par la cour d’assises de la Seine et par les tribunaux militaires entre juillet et décembre 1832 : la cour d’assises de la Seine prononce 88 condamnations, dont 5 à la déportation et 15 à la détention95. Le risque de contagion politique est exacerbé à Sainte-Pélagie, considérée comme une école de républicanisme et du socialisme, une université de l’émeute et de la révolution96. Cette peur justifie les transferts de détenus, le parcours carcéral des condamnés pour attentat ayant pour but de changer ou de détruire le gouvernement les menant de Sainte Pélagie à Bicêtre, puis au Mont-Saint-Michel, à Clairvaux, et à Doullens, avant d’être amnistiés en 1837.
- 97 Jean-Claude Vimont, « Respect de la « Privacy » et détention politique en France », Criminocorpus [ (...)
- 98 La Tribune des départements, 2 avril 1832 : https://www.retronews.fr/journal/la-tribune-des-departe (...)
- 99 La Tribune des départements, 26 juin 1832 : https://www.retronews.fr/journal/la-tribune-des-departe (...)
- 100 Alain Faure, op. cit., p. 93.
64Du côté des détenus et de leurs soutiens républicains, la revendication d’un statut de prisonnier politique distinct de celui des prisonniers des droit commun se trouve renforcée par la crainte d’une contamination sanitaire97. Ainsi, plusieurs pétitions sont signées et publiées dans les journaux, comme la Tribune : 76 détenus demandent à être placés dans des maisons de santé et à bénéficier de la nourriture améliorée réservée aux détenus placés à l’infirmerie98. Seuls 16 détenus (dont Blanqui, Daumier, Enfantin, Bérard) sont transférés dans les maisons de santé, à leurs frais99. Une deuxième pétition du 24 juin 1832, signée de 124 prisonniers, souligne le risque d’une contamination supplémentaire par la gale, suite à leur incarcération à côté des prisonniers de droit commun100.
- 101 Henri Gisquet, Mémoires de M. Gisquet, ancien préfet de police, 1840, tome 1, p. 442. URL : https:/ (...)
- 102 Ibid., p. 440.
65Si le préfet de police Henri Gisquel affirme que « la partie de la population qui a le moins souffert du choléra est celle qui se trouvait enfermée dans les prisons de Paris101 », les journaux d’opposition accusent au contraire les prisons d’être « un foyer d’infection où l’on respire un air épais, chargé des miasmes, putrides, où les détenus sont mal logés, mal nourris, mal traités de toute manière, entassés dans des cachots infects et périssant en masse, victimes de la barbarie calculée du pouvoir102 ».
66Alors que les prisons et les chaînes des bagnes furent un des points de fixation de la « peur bleue », répandue dans l’opinion publique, le choléra semble les avoir relativement épargnés : d’après les sources de l’administration centrale, cette contagion limitée s’explique par les réactions rapides, à l’échelon local et national, des autorités qui ont pris des mesures préventives dès avant l’invasion de l’épidémie puis des mesures curatives pour la combattre. Le désencombrement des prisons, notamment parisiennes, par les grâces et remises de peines et par les transferts de détenus, les mesures d’hygiène et d’amélioration du régime alimentaire prises dans les prisons ainsi que les travaux d’assainissement réalisés en urgence auraient permis aux détenus d’être protégés contre l’épidémie.
67Il reste cependant à établir une comparaison chiffrée de la mortalité en et hors prison pour confirmer cette hypothèse : le bilan dressé par les autorités, qui peut justifier le bienfondé des moyens politiques mis en œuvre, est sujet à caution et doit être soumis à un regard critique d’historien qui le contextualise et le confronte à d’autres sources, notamment locales aux Archives départementales.