• 1 Sarah B. Farmer, Oradour : 10 juin 1944, arrêt sur mémoire, Paris, Perrin, coll. Tempus, 2007.

1Le massacre de 86 hommes par des commandos de la 12^e Division SS Hitlerjugend dans la bourgade d’Ascq à l’est de Lille dans la nuit du 1^er au 2 avril 1944, bien qu’ayant eu un fort retentissement à l’époque et dans les années qui suivent la Libération, est progressivement tombé dans un relatif oubli national et international, qui contraste avec la continuité et la vivacité des cérémonies mémorielles locales. Comme pour beaucoup d’autres tueries dont l’espace n’a pas été figé au sortir de la guerre, celle d’Ascq ne repose pas, au contraire d’Oradour1, sur la force poignante des ruines et de la remontée dans le moment de l’horreur. Des « lieux de mémoire » ont été créés, des temps et des messages mémoriels aussi. C’est sur la combinaison des enjeux médiatiques et judiciaires contemporains, individuels et collectifs, de part et d’autre du Rhin que nous souhaitons attirer l’attention, dans une période de plus grande sensibilité au sort des criminels de guerre survivants, mais aussi à leurs victimes, directes ou non, alors que se développent, notamment en Allemagne, des groupes d’extrême-droite souvent enclins à revivifier le passé nazi. Après avoir rappelé l’essentiel du contexte et de ses longues suites, faute de quoi le rejeu ultérieur serait peu intelligible, nous étudierons l’articulation entre l’utilisation du massacre d’Ascq 1944 par Jean-Marie Le Pen et ses poursuites judiciaires (2005-2013) pour négationnisme, avant d’étudier le rôle des médias traditionnels (presse écrite, TV) en France et en Allemagne dans l’impossible procès tardif des derniers SS ayant participé au massacre d’Ascq (2013-2019).

• 2 Jean-Marie Mocq, Ascq, 1^er avril 1944 : la longue marche du souvenir, Dunkerque, Édition des Beffro (...)
• 3 Jacqueline Duhem, Ascq 1944. Un massacre dans le Nord. Une affaire franco-allemande, Marcq-en-Barœu (...)
• 4 Ombres portées. L’histoire d’Ascq et de son massacre, documentaire (réalisateur : Marianne Gosset ; (...)
• 5 Outre les ouvrages de Jean-Marie Mocq et de Jacqueline Duhem déjà cités, consulter Audrey Bellec, « (...)
• 6 Deux reconstitutions des circonstances, à chaud et orientées : Édouard Catel, « Massacre des Innoce (...)

2Il ne s’agit pas ici de relater le massacre d’Ascq et ses conséquences, très bien reconstitués par l’étude pionnière de Jean-Marie Mocq2 et les travaux exhaustifs que mène Jacqueline Duhem3 depuis trente ans sur le massacre et sur ses « ombres portées », pour reprendre le titre d’un film documentaire réalisé quarante-cinq ans après la tuerie4. Sans revenir en détail sur le contexte mémoriel, déjà retracé5, nous entendons simplement rendre les analyses intelligibles à ceux pour qui ces événements demeureraient méconnus6.

• 7 Jean-Marie Mocq, La 12^e SS Panzer-Division Hitlerjugend : massacre d’Ascq, cité martyre, Bayeux, Éd (...)
• 8 Parmi une abondante littérature scientifique sur la répression collective nazie au moment de la Lib (...)

3Le train d’un bataillon blindé de reconnaissance de la 12^e division SS Panzerdivision Hitlerjugend rejoignant la Normandie depuis Bruxelles subit un léger déraillement en gare d’Ascq dans la nuit du 1^er au 2 avril 19447. Ce sabotage du réseau « Voix du Nord », qui visait un train de marchandises sur la ligne Bruxelles-Lille, ne fait que peu de dégâts et aucun blessé SS. Mais cette troupe formée en Belgique de recrues SS inexpérimentées avec quelques cadres revenus du front de l’Est, à qui le Generalfeldmarschall Hugo Sperrle vient de donner l’autorisation de pratiquer des représailles collectives, certes encadrées, sur les civils suspectés de protéger les « terroristes »8, se déchaîne, sous les ordres du lieutenant Walter Hauck. Pendant deux heures, quatre commandos défoncent les portes des maisons, pillent, rassemblent pour l’essentiel les hommes adultes (en fait de 15 à 74 ans), tabassent et tuent une vingtaine de personnes dans le bourg (dont le curé et son vicaire), puis mitraillent et achèvent soixante autres regroupés près du train arrêté. Un cheminot rescapé prévient la SNCF, des territoriaux de la Wehrmacht alertent la Reichsbahn et un détachement de la Feldgendarmerie de Lille parvient à stopper le massacre, empêchant l’exécution d’un peloton de quarante-cinq personnes. Au matin, on relève quatre-vingt-six cadavres (plus onze blessés), laissant soixante-quinze veuves et 127 orphelins.

• 9 Jacqueline Duhem, Crimes et criminels de guerre allemands. De 1940 à nos jours dans le Nord-Pas-de- (...)

7La difficile quête des présumés coupables en Allemagne conduit à en retrouver une partie et à les présenter au tribunal militaire de Metz siégeant à Lille en août 1949, tandis que neuf autres sont jugés par contumace ; au demeurant, la plupart des membres de la 12^e Division SS ont été tués en Normandie9. Entre temps, la loi votée le 15 septembre 1948 (dite « loi Ascq-Oradour ») rend tout membre de la division incriminée responsable des exactions commises par ses compagnons, ce que beaucoup d’avocats considèrent comme une monstruosité juridique : une responsabilité collective, rétroactive qui plus est, et la fin de la présomption d’innocence.

• 10 Toutefois, la presse locale (La Voix du Nord, Nord-Matin, Liberté, La Croix du Nord…), souvent rési (...)
• 11 Sur les longues sinuosités judiciaires de « l’affaire d’Ascq », se reporter à l’enquête fouillée de (...)

8Le procès des « bourreaux d’Ascq », assez mal préparé, se déroule en 1949 dans une atmosphère forcément hostile si près des événements, entretenue par la presse10 et une mémoire résistante unanimiste11. Les garanties juridiques requises sur la détermination exacte des responsabilités de chacun les exaspèrent parfois. Sur les neuf soldats présents, la plupart subalternes, huit sont condamnés à mort (plus neuf par contumace), dont le lieutenant Walter Hauck, l’un des deux à avoir été reconnus par les témoins et qui avait fini par évoquer une certaine part de responsabilité, lui qui s’était aussi rendu coupable du massacre de Leskowice (Bohême) en mai 1945 (village rasé). S’ensuivent de nombreuses tribulations judiciaires.

• 12 Selon Gérard Chrétien, fils de massacré : « Ma mère n’était pas au procès [de 1949] car ma mère est (...)
• 13 Propos rapportés par un des principaux avocats des accusés, Raymond de la Pradelle, Aux frontières (...)
• 14 Entretien cité de G. Chrétien.

9Très peu de voix s’élèvent contre les lourdes sentences prononcées, en dépit de preuves individuelles de culpabilité fort ténues. Néanmoins, certaines veuves sont méfiantes devant le déroulement du procès12, d’autres doutent déjà des fondements du verdict13. Quelques-unes, qui ont pourtant témoigné et sont actives, refusent de se rendre au procès en raison de la loi Ascq-Oradour, comme le rapporte le fils de M^me Chrétien, remariée14 :

• 15 Voir la presse locale d’août 1949 : La Croix du Nord, Liberté, Nord Éclair, La Voix du Nord…

10Le terme fort de « grabuge », repris plusieurs fois par le fils, a assurément été employé par la mère et atteste d’une colère difficilement contrôlée mais qui n’est pas énoncée publiquement. Les journaux de l’époque15 ne rapportent aucune manifestation orale de veuves – les familles des victimes ont été finalement admises au procès –, même si la foule réagit au verdict.

• 16 Médiathèque de Roubaix (Nord), Fonds André Diligent, documents retrouvés et publiés par J. Duhem.

12Beaucoup plus contesté, le jugement de Bordeaux (12 février 1953) sur le massacre d’Oradour est estimé laxiste (surtout en regard de celui d’Ascq), sauf en Alsace. On sait que le Parlement a abrogé la loi d’exception de 1948 (27 janvier 1953), puis amnistié (20 février 1953) les condamnés « malgré-nous » pour répondre aux menaces de sécession d’élus alsaciens. Les protestations de la gauche résistante s’expriment dans une manifestation (peu fournie) sur la Grand-Place de Lille le 15 février 1953, suivie par une « délégation » au tertre d’Ascq16.

• 17 Sarah B. Farmer, Oradour…, op. cit.
• 18 À Ascq, les discours commémoratifs évoquent beaucoup plus le village-martyr d’Oradour que, par exem (...)
• 19 Le 25 août 1944 : voir Le Monde, 26 juin 2008, « Enquête sur un crime de guerre oublié », élise Vin (...)

15Ascq est véritablement le premier massacre de 1944 en France, antérieur au débarquement et aux autres grandes tueries commises par des unités SS sur le sol français : Oradour17, Tulle18, Maillé19, Argenton ou Vassieu sont postérieurs. Bien entendu, à l’aune des multiples exécutions de civils perpétrées dans l’est de l’Europe par les divisions SS (dont certaines ont ensuite sévi à l’ouest du continent), ces chiffres peuvent sembler mineurs ; mais ils choquent les consciences.

• 20 La reprise de ces allégations par Jean-Marie Le Pen lui vaudra d’ailleurs d’être condamné, comme no (...)
• 21 Sur l’histoire générale de la ville nouvelle issue de la fusion en 1970 des trois communes d’Ascq, (...)
• 22 Philippe Guignet et Jean-François Chanet (dir.) « Jeunesse, éducation et religion au xx^e siècle : e (...)
• 23 Entre les deux guerres, « [c]e n’est pas du tout développé à Ascq, l’Action catholique. Il y a une (...)

16Ce massacre donne lieu à des protestations unanimes, y compris des autorités de Vichy, non sans hésitations. À la censure et aux affirmations des autorités militaires allemandes qui invoquent une mesure justifiée de représailles contre des tirs sur le convoi occasionnant forts dégâts et victimes SS (ce qui est totalement faux20), répond d’abord un silence embarrassé du régime de Vichy, malgré les lettres du cardinal Liénart. Puis, devant la réalité des faits, succèdent à ces atermoiements les protestations nettes du préfet Carle, relayant les accusations de la police française et des Renseignements généraux, des procureurs et des milieux collaborateurs auprès des autorités allemandes : ils n’acceptent pas la version nazie en raison de l’effet désastreux de ce massacre sur la propagande vichyste. Ajoutons que la ville est sensible aux idées de la Résistance et compte en son sein nombre de sympathisants ou d’activistes, en particulier cheminots21. De plus, la commune se situe dans un milieu nordiste profondément marqué par le catholicisme d’action sociale22. Ascq, à la fin des années 1930, notamment sous l’influence du cardinal Liénart, voit s’implanter un dynamique mouvement d’action catholique (Jeunesse ouvrière chrétienne, Ligue ouvrière chrétienne, noyau de cheminots CFTC affectés à une assez importante gare de marchandises)23.

• 24 De par la nature des choix opérés, Oradour connaît un deuil permanent pendant de longues années, ce (...)

18Enfin, contrairement à Oradour24, mais comme à Tulle, il s’agit d’un massacre sexué qui ne concerne que les hommes (de 15 à 74 ans) : âgés en moyenne d’un peu plus de quarante ans, les défunts étaient aux 4/5^e mariés (dont un divorcé). Cela explique la forte présence des veuves dans les commémorations, surtout si on y ajoute les six ou sept mères de massacrés également veuves, qui permettent d’atteindre le chiffre de soixante-quinze. Survivre alors que seuls des hommes ont été abattus pose d’autres problèmes personnels que lors de massacres indifférenciés, en particulier ceux liés à la culpabilité d’exister encore ou au fait de vivre à nouveau en couple.

• 25 Idées déjà présentes dans son témoignage : Louis Wech, J’accuse, Ascq, Impr. Boulonnais, 1945.

20La grâce présidentielle de 1955 ne vient pas par hasard, mais à la suite d’une démarche commune de sept veuves d’Ascq lui demandant l’amnistie pour ces prisonniers allemands à l’occasion de la Pentecôte 1955. Geste exceptionnel à peine postérieur de dix ans au massacre, il entre dans la logique d’une action de fond de l’Église catholique, en particulier du nonce Roncalli, futur Jean xxiii, autour du mouvement Pax Christi. Elle est menée à Ascq par le cardinal Liénart et l’abbé Louis Wech25. Ce dernier, ancien combattant de 14-18, résistant, promoteur de l’Action catholique au contraire du prêtre précédent, est parti curé à Armentières en 1941 après un séjour à Ascq, a été instamment rappelé sur Ascq après-guerre par les veuves de l’association, sur lesquelles son influence est grande, comme en témoigne le chemin de croix offert par l’association des veuves à l’église Saint-Pierre. L’abbé Wech est la cheville ouvrière de cette lettre, mais aussi de la spectaculaire cérémonie de pardon dans l’église Saint-Pierre d’Ascq le 17 mars 1957, en présence de catholiques allemands (dont le président de Pax Christi en Bavière, Franz Horhammer, et l’ancien maire de Munich, rescapé de Dachau et cofondateur de la CSU, Karl Scharnagl), ainsi que du voyage de veuves d’Ascq le 4 avril 1964 à Rome pour une audience privée auprès du pape Paul VI, qui donnera son nom à une des cloches de l’église d’Ascq.

• 26 Rivarol, 7 janvier 2005, « Dire non résolument à la Constitution, à Chirac et à la Turquie ! » (Jea (...)

24Le massacre d’Ascq, oublié par presque tous au début des années 2000 en dehors des populations locales, resurgit en pleine lumière, à leur corps défendant, lors de déclarations de Jean-Marie Le Pen en 2005, sources d’un interminable feuilleton judiciaire qui se clôt par sa condamnation partielle. Voici l’objet du délit : une interview de Jean-Marie Le Pen parue dans l’hebdomadaire d’extrême-droite Rivarol le 7 janvier 200526, juste avant le référendum sur le traité de constitution pour l’Europe. Il s’agit des dernières phrases :

• 27 Le Monde, 12 janvier 2005, « Pour M. Le Pen, “l’occupation allemande n’a pas été particulièrement i (...)
• 28 Le Monde, 14 janvier 2005, « M. Perben réclame une enquête préliminaire sur M. Le Pen ».
• 29 Le Monde, 14 décembre 2007, « M. Le Pen devant la justice pour avoir jugé l’Occupation allemande “p (...)
• 30 Le Monde, 9 février 2008, « Jean-Marie Le Pen condamné pour avoir “falsifié l’Histoire” », dépêche (...)
• 31 Le Monde, 21 janvier 2009, « Prison avec sursis confirmée pour Jean-Marie Le Pen et ses propos sur (...)
• 32 Le Figaro, 27 avril 2011, « Occupation : Le Pen sera rejugé », dépêche AFP.
• 33 Le Monde, 16 février 2012, « Propos sur l’Occupation : Jean-Marie Le Pen condamné en appel à trois (...)
• 34 Le Monde, 19 juin 2013, « Jean-Marie Le Pen définitivement condamné pour ses propos sur l’Occupatio (...)

25Comment s’enclenche et se développe le processus judiciaire ?
Le 12 janvier 2005, suite à un article du Monde rapportant ces propos27, le garde des Sceaux Dominique Perben ordonne une enquête préliminaire28. La procureur de Paris déclenche des poursuites, avec constitution de parties civiles : plusieurs associations, nationales (l’Association des Fils et Filles de déportés juifs de France de Serge Klarsfeld) ou locales, et le maire socialiste de Villeneuve d’Ascq, Jean-Michel Stievenard. Le 14 décembre 2007, au procès devant le tribunal correctionnel de Paris pour « apologie de crimes de guerre » et « contestation de crime contre l’humanité », cinq mois de prison avec sursis et 10 000€ d’amende sont requis contre J.-M. Le Pen, absent, ainsi que 3 500€ d’amende contre le journaliste de Rivarol et deux mois de prison avec sursis et 5 000€ d’amende contre sa directrice de publication29. Le verdict tombe le 8 février 200830 : le leader du Front national (FN) est condamné (lourdement) pour « contestation de crime contre l’humanité » et « contestation de crimes de guerre » (donc incluant la mention au massacre d’Ascq) à trois mois de prison avec sursis et 10 000€ d’amende ; l’avocat de Le Pen, Wallerand de Saint-Just, fait appel au nom de la liberté d’expression. Le 21 janvier 2009, ce jugement est confirmé par la cour d’appel de Paris pour les peines prononcées, sauf pour les charges, nettement amoindries : seule la « contestation de crime contre l’humanité » est retenue car la cour ne voit « pas de glorification de l’occupation allemande en France » et certaines parties civiles sont déclarées « irrecevables à agir »31. L’on se doute que les associations et J.-M. Le Pen se pourvoient en cassation. Le 27 avril 2011, la Cour de cassation confirme la relaxe de 2009 pour « contestation de crimes de guerre », mais annule le verdict pour tout le reste (« contestation de crime contre l’humanité ») : il faut donc un nouveau jugement32. Le 16 février 2012, la Cour d’appel de Paris renouvelle sa condamnation pour « contestation de crime contre l’humanité » et maintient les peines du jugement précédent : J.-M. Le Pen se pourvoit en cassation33. Le 19 juin 2013, la Cour de cassation rejette son pourvoi, ainsi que celui des associations : le dirigeant frontiste est définitivement condamné pour une partie de ses propos34.

• 35 Le Monde, 17 janvier 2005, « Les propos de Jean-Marie Le Pen sur l’Occupation divisent le FN », Chr (...)
• 36 Parmi les très nombreux ouvrages, pas toujours scientifiques, sur le Front national, retenons Alexa (...)

26En fait, J.-M. Le Pen estime avoir été piégé en fin d’entretien par Rivarol, sans toutefois démentir ses propos, qui correspondent bien à ses dires antérieurs et à la ligne dure du Front national qu’il incarne et dont il est alors encore président, fort de sa présence au second tour de l’élection présidentielle de 2002. Cette affaire provoque d’ailleurs une durable fracture stratégique, sinon idéologique, au sein de ce parti35, sa fille Marine s’en désolidarisant pour camoufler les oripeaux de Vichy et de l’Algérie française, étape dans son projet de conquête du pouvoir interne et externe36.

• 37 Phrase prononcée le 13 septembre 1987 lors de l’émission du « Grand-Jury RTL-Le Monde », réitérée p (...)
• 38 Le Monde, 16 janvier 2005, « Il n’est pas sûr qu’il soit possible de condamner M. Le Pen pour ses p (...)
• 39 « Faut-il laisser aux seuls juges le soin de dire si les propos du président du Front national sur (...)
• 40 Le Monde, 22 janvier 2005, « La dernière anecdote », Le Monde avec AFP.

27La question se pose alors pour les médias, depuis les années 1990, de savoir quelle attitude adopter par rapport au dirigeant d’extrême-droite : relayer, même en les mettant à distance, les provocations verbales de J.-M. Le Pen (parmi les plus connues : « les chambres à gaz » […], « un point de détail de l’histoire de la Seconde Guerre mondiale »37) ou les passer sous silence, pour ne pas contribuer à propager l’ignominie. Si la plupart des journaux généralistes français, ainsi que les journaux TV des grandes chaînes, évoquent les dires du dirigeant du FN dans Rivarol, c’est à la suite du journal Le Monde, qui les relève le premier le 12 janvier 2005 dans un article de la spécialiste du FN Christiane Chombeau. Aussitôt, le garde des Sceaux Dominique Perben convoque une conférence de presse pour annoncer une enquête préliminaire pour envisager des poursuites en correctionnelle. Le lendemain, un éditorial du Monde condamne les propos de J.-M. Le Pen et donne raison au garde des Sceaux de saisir la justice. La plupart des titres de la presse française emboitent le pas, tout en exprimant des doutes. Mais le Monde du 16 janvier intitule une analyse ainsi : « Il n’est pas sûr qu’il soit possible de condamner M. Le Pen pour ses propos sur l’occupation »38. De surcroît, le 18 janvier, Raphaëlle Bacqué invoque dans ce même journal le « piège judiciaire » dont use J.-M. Le Pen39, estimant la réaction de D. Perben précipitée, voire risquée : faut-il placer systématiquement sur le terrain judiciaire ce qui appellerait d’abord une réponse politique, morale ou historique ? Signe de l’ampleur des débats, un état “à chaud” est dressé par Le Monde quatre jours plus tard40, y compris à partir des réactions des lecteurs et d’une petite enquête auprès de spécialistes du massacre d’Ascq qui démontent les paroles de J.-M. Le Pen. D’ailleurs, il est significatif que le point jugé alors le plus solide pouvant porter condamnation des dires contestés, c’est le rôle estimé « positif » de la Gestapo, pourtant jugée « organisation criminelle » par le tribunal de Nuremberg – et c’est justement là qu’intervient le mensonge sur la nature du massacre d’Ascq. Or, paradoxalement, la justice en décide autrement en appel et en cassation, ce qui conduit d’ailleurs à un certain effacement médiatique du massacre d’Ascq. Pour les Ascquois, le terrain va dès lors se déplacer de la défense de la mémoire bafouée à la remise en cause des derniers acteurs de la « tuerie ».

• 41 Nous avons systématiquement interrogé les bases d’articles ou d’émissions des principaux médias all (...)
• 42 Frankfurter Allgemeine Zeitung, 13 janvier 2007, « Le Pen und seine Dobermänner » [« Le Pen et ses (...)
• 43 Frankfurter Allgemeine Zeitung, 25 mars 2009, « Eklat im EU-Parlament um Le Pen » (« Esclandre au P (...)
• 44 Süddeutsche Zeitung, 9 août 2011, « Richtungsstreit im Front National: Le Pen gegen Le Pen », Stefa (...)
• 45 Frankfurter Allgemeine Zeitung, 13 janvier 2005, «Übelkeit erregende Ideologie » [« Une idéologie q (...)
• 46 Ainsi la longue recension par Nadia Pantel, juste avant l’élection présidentielle, du livre de Tanj (...)

29Outre-Rhin, une enquête détaillée dans tous les médias allemands sur leur perception des propos révisionnistes de J.-M. Le Pen concernant Vichy ou l’Occupation nazie mériterait une étude à part entière41. Ils apparaissent souvent dans les assez nombreux articles que la presse ou la télévision lui consacrent, en particulier avant et pendant chaque élection présidentielle (2002 et 200742), lors de séances du Parlement européen où l’élu n’est pas avare de coups d’éclat durant ses 34 ans de mandats43, et à l’occasion de ses déboires financiers et familiaux ou de sa succession mouvementée à la tête du Front national44, mais aussi, plus rarement, en écho à ses procédures judiciaires45. On peut d’ailleurs relever que parmi les grands quotidiens, la libérale conservatrice Frankfurter Allgemeine Zeitung évoque assez régulièrement les condamnations judiciaires du fondateur du Front national en 2011-2013, au contraire du journal de centre gauche la Süddeutsche Zeitung – soit pour les mêmes raisons qu’en France afin de ne pas amplifier ses déclarations provocatrices, soit parce que les rédactions décident de mettre davantage l’accent sur les stratégies politiques de conquête du pouvoir par les extrêmes-droites européennes portées par la vague populiste46, soit plus simplement en raison des centres d’intérêt différents de leurs correspondants respectifs à Paris (Michaela Wiegel ; Gerd Kröncke, Stefan Ulrich ou Lilith Volkert) – tous ces motifs pouvant se conjuguer. Passé 2011, la fille de Le Pen prend en toute logique très nettement le relais médiatique du père, dépassant largement la fréquence d’apparition de ce dernier dans les médias allemands, toutes époques confondues. Reste que, comme en France, les allusions au massacre d’Ascq ont alors quasiment disparu.

• 47 À titre d’exemple, voir l’émission de l’ARD Panorama du 30 septembre 2012, « Prozess gegen früheren (...)

30Durant la décennie écoulée, à l’aune d’une réflexion mémorielle beaucoup plus ouverte dans l’opinion allemande, le sujet de la poursuite d’anciens nazis revient régulièrement dans les médias selon une fréquence qu’il serait intéressant d’analyser, probablement corrélée aux cas débusqués par les cellules d’investigation publiques ou privées, à la proximité de leur disparition et à la complexité de procédures et de jugements si loin des faits et des témoins47. C’est dans ce contexte que ressurgit, dans les deux pays, le martyre de la cité nordiste : durant cette phase récente, il s’agit véritablement d’une “coproduction” franco-allemande, même si ses derniers épisodes concernent surtout la reviviscence des mouvements néonazis en Allemagne et, localement, les descendants des massacrés d’Ascq.

• 48 Le Figaro, 8 mai 2013, « Kurt Schrimm : “L’Allemagne poursuivra les auteurs de crimes nazis jusqu’a (...)
• 49 Zentralstelle zur Aufklärung nationalsozialistischer Verbrechen.
• 50 Süddeutsche Zeitung, 29 janvier 2016, « Massaker im Zweiten Weltkrieg – Razzia bei SS-Veteranen », (...)
• 51 Comme l’a démontré J. Duhem dans ses ouvrages (La Voix du Nord, 20 octobre 2017, « Suites du massac (...)
• 52 Bild, 8 août 2016, « Massaker der Waffen-SS in Ascq – Kommt es für den letzten Beschuldigten zur An (...)
• 53 Outre John Demjanjuk (2011), citons Oskar Gröning, le « comptable d’Auschwitz » (2015), condamnés p (...)

31En 2013, le juriste Alexandre Delezenne, arrière-petit-fils de Pierre Briet, la victime la plus âgée du massacre, alerté par un article du Figaro paru suite à l’arrestation d’un des anciens gardiens d’Auschwitz48, porte plainte auprès de la justice allemande, dont il apprend qu’une juridiction spécialisée, l’Office central d’investigation sur les crimes nationaux-socialistes49 de Ludwigsbourg (Bade-Wurtemberg), enquête toujours – mais pas sur celui d’Ascq, oublié outre-Rhin. Son objectif est de lancer une procédure contre d’anciens SS du convoi d’Ascq qui seraient encore en vie. Sa plainte est reçue en Allemagne car, contrairement à la France, une loi de 1979 met fin à la prescription trentenaire pour les crimes de guerre. Dès novembre 2014, des enquêteurs allemands se rendent à Villeneuve-d’Ascq. Il faut attendre janvier 2016 pour que des premières perquisitions aient lieu chez trois anciens de la 12^e division SS Hitlerjugend nonagénaires soupçonnés d’avoir été impliqués dans le massacre d’Ascq et qui ont jusqu’alors mené une vie tranquille : deux habitants de la région de Dresde (Saxe) et un de celle de Hanovre (Nordstemmen, Basse-Saxe). Des agents de l’Office régional de police judiciaire (Landeskriminalamtes) saisissent des documents qu’analyse l’Office central d’enquête sur les crimes nazis50. L’un des suspects (Karl – originellement Heinz – Münter) reconnaît sa présence à Ascq lors des atrocités, mais nie avoir tiré, a fortiori tué quiconque hors du convoi. Une deuxième, puis une troisième, investigation allemande est diligentée sur place à Ascq en 2016 dans le but d’appréhender les lieux, d’auditionner des témoins et de retrouver des archives, qui montrent l’implication réelle de l’ancien sous-officier SS51. En octobre 2017, une procédure préliminaire est engagée par le procureur général de Celle (Basse-Saxe) contre K. Münter, 94 ans, les deux autres étant, soit décédé entre temps, soit inapte à être jugé52. Suite à cela, des avocats allemands contactent les familles de massacrés : treize descendants entendent se constituer partie civile, espérant pouvoir s’appuyer sur de récents procès53.

• 54 Süddeutsche Zeitung, 27 mars 2018, « Justiz – Celle: Ermittlungen gegen früheren SS-Mann eingestell (...)

32Mais K. Münter a été condamné par contumace en 1949. Or en France, les crimes de guerre (ce dont relève bien, selon la Chancellerie française, K. Münter), la peine ne lui ayant jamais été appliquée, sont prescrits au bout de trente ans, au contraire du droit allemand et, bien sûr, des imprescriptibles « crimes contre l’humanité ». De jure, cette prescription devient aussi effective en Allemagne en raison de l’accord de Schengen puisque s’applique la règle « non bis in idem » qui interdit de juger deux fois pour les mêmes faits, même dans des pays européens différents (art. 54), et même si les conditions des procès de 1949-1950 ont peu à voir avec les procédures actuelles, comme le rappellent certains juristes allemands. En conséquence, et ce à la demande du bureau d’entraide pénale internationale du ministère français de la Justice, K. Münter ne peut pas être jugé en Allemagne et la procédure est close par le procureur général de Celle, Bernd Kolkmeier, le 24 mars 201854.

• 55 Das Erste, « Panorama », 29 novembre 2018, « Interview mit NS-Verbrecher: „Ich bereue nichts!“ » [« (...)

33Mais c’est sans compter avec le coup de projecteur braqué pour l’occasion sur l’ancien SS, qui fascine les mouvements néo-nazis locaux, et en particulier Thorsten Heise, vice-président fédéral du NPD (Nationaldemokratische Partei Deutschlands). Ce dernier l’invite le 8 novembre 2018 en voisin dans son manoir de Fretterode (Thuringe) à un rassemblement privé d’une centaine d’admirateurs du III^e Reich, pour qui l’ancien SS promu « héros » prononce une « conférence » et à qui il délivre des dizaines d’autographes sur ses photos en uniforme SS ou montre son livre de souvenirs du temps de la guerre… C’est d’ailleurs cela qui déclenche une enquête journalistique qui donne lieu à une interview assez hallucinante de l’individu chez lui, par des journalistes de la première chaîne publique allemande ayant eu vent de son intervention. Ils tentent leur chance, sonnent à son domicile pour l’interroger et il les accueille. Nullement piégé, bien qu’il affirmera ensuite n’être pas au courant de la prise de vues, il leur tient ouvertement des propos négationnistes sur les SS, la Shoah et le massacre d’Ascq55. En voici quelques extraits, diffusés à une heure de grande écoute dans le magazine « Panorama » (Das Erste) du 29 novembre 2018, qui portent en particulier sur :

• 56 « Panorama: „Bereuen Sie das alles?“ / Karl M.: „Nein, gar nicht, gar nicht! Warum sollte ich das b (...)

34- le rôle de la SS pendant la guerre56 :

• 57 « Panorama: „Würden Sie sich jemanden wie Hitler heute eigentlich wünschen?“ / Karl M.: „Warum nich (...)

35- Hitler et la Shoah57 :

• 58 « Karl M.: „Wenn ich sie arrestiere, dann sollen sie bleiben, bis es abgedonnert ist. Und wenn sie (...)

36- sa version du massacre d’Ascq58 :

• 59 Reçue le 3 décembre 2018 par le parquet de Celle (Nord-Littoral, 11 décembre 2018, « L’assassin, an (...)
• 60 Le Monde, 30 novembre 2018, « En Allemagne, Karl Münter, ancien bourreau nazi du massacre d’Ascq, n (...)
• 61 Le Figaro, 24 juillet 2019, « Massacre d'Ascq : un ancien SS mis en accusation pour incitation à la (...)
• 62 Le Monde, 22 septembre 2019, « Mort de Karl Münter, ancien SS impliqué dans le massacre d’Ascq », L (...)

37En complément, une journaliste allemande se rend à Ascq où elle rencontre des descendants de massacrés. Juste après la diffusion du reportage en Allemagne, ces familles découvrent les propos jugés odieux de K. Münter et décident de porter plainte59. Gérard Caudron, maire de Villeneuve d’Ascq, saisit par courrier le président de la République française, ainsi que la chancelière Angela Merkel, et leur fait part de son indignation et de celle de la population villeneuvoise60. Parallèlement, Katharina König-Preuss (Die Linke -Parti de gauche), membre du parlement de l’État de Thuringe, dépose une plainte en 2019 contre Karl M. pour « négationnisme, négation des crimes nazis et autres infractions pénales possibles ». En juillet 2019, l’ancien SS est bien inculpé par le parquet de Hildesheim pour « incitation à la haine raciale » et « atteinte à la mémoire des morts »61. Son décès en septembre 201962 éteint alors les nouvelles actions en justice, cette fois pour ses paroles. Cependant, l’affaire n’est pas totalement close.

• 63 Par exemple, sur les perquisitions de fin janvier 2016 dans les éditions de la Westdeutsche Allegem (...)
• 64 Bild, 1^er octobre 2019, « Heimliche bestattung – Hier beerdigen sie den SS-Mann, der nicht bereuen (...)

39Comme le prouve la liste des articles cités supra, beaucoup de journaux de nature très différente, de la « PQR » aux titres d’envergure nationale, du « tabloïd » au « journal de référence », en Allemagne comme en France, relatent très largement les perquisitions de janvier 2016 chez les anciens SS retrouvés, ainsi que les enquêtes en cours dans les deux États. Ces éléments d’information, dont l’épicentre est en toute logique allemand et régional, se retrouvent déjà peu ou prou sous forme d’articles ou de brèves dans les diverses éditions locales de l’important groupe de presse quotidienne régionale Westdeutsche Allegemeine Zeitung (WAZ), devenu en 2012 Funke Mediengruppe63. Bild, comme attendu de ce tabloïd, tout en accordant une place notable à la relation fidèle du massacre d’Ascq et de ses suites (article plus long encadré), joue de manière plutôt douteuse dans ses titres sur la polysémie du terme de « razzia », qui pourrait s’appliquer tout autant aux exactions des SS qu’aux perquisitions policières chez ses anciens membres, soixante-douze ans plus tard… Bild n’omet pas de relater l’enterrement de K. Münter au cimetière Saint-Jean de Nordstemmen, bouclé par la police alors que « six hommes arborant des casquettes noires à visière portent le cercueil »64. Notons la quasi-simultanéité des articles évoquant ce fait dans les deux pays, ce qui est assez remarquable, et la proximité de leurs contenus.

• 65 Uwe Backes et Henrik Steglich (dir.), Die NPD: Erfolgsbedingungen einer rechtsextremistischen Parte (...)
• 66 ZDF, 19 février 2019, « SS-Mann Karl M. – Soll man ihn in Ruhe lassen? » [« Le SS Karl M. – Faut-il (...)

40Quant à l’entretien avec Karl M., il n’entrait certainement pas dans les visées de ses auteurs que l’ultime pied-de-nez d’un bourreau pouvant assumer sans danger ses actes passés et ses dires présents le place ainsi en pleine lumière. En fait, c’est la jonction entre la publicisation locale de l’ancien SS, la portée franco-allemande de ses forfaits antérieurs et la radicalisation du NPD en Allemagne depuis les années 199065 qui le fait apparaître sur le devant de la scène. L’identité de « Karl M. » devient vite notoire. Avec lui, les groupements néonazis bénéficient d’un héros inespéré : un ancien SS “ordinaire” qui ne risque plus rien, qui le sait, une idole qu’ils peuvent glorifier en privé, qui diffuse des propos négationnistes faisant partie de leur fonds de commerce et dont l’âge atténue fortement les périls pour sa personne. Il est intéressant de relever la différence de focale entre deux émissions pourtant analogues à trois mois de distance : le premier reportage de « Panorama » (ARD) sur le massacre d’Ascq en novembre 2018 et celui qu’y consacre la ZDF en février 201966. « Panorama », outre l’interview de K. Münter, présente les témoignages des descendants de massacrés rencontrés et les positions du procureur de Celle ayant instruit l’affaire, avec un exposé circonstancié des événements de cette nuit tragique et de ses conséquences. Le second, tout en reprenant l’essentiel de l’entretien de K. Münter, ceux des descendants de victimes et les événements des Rameaux 1944, met nettement en scène les interrogations et les échanges des journalistes de l’ARD sur leur traitement de l’information ; nettement plus long, il ajoute surtout un reportage incluant des micros-trottoirs avec des habitants de Nordstemmen – assez circonspects – et sur un défilé diurne aux flambeaux de 150 néo-nazis à Magdebourg le 16 janvier 2019 invoquant le souvenir des bombardements alliés destructeurs de janvier 1945 sur la ville (« Der dunkelste Tag »). Dans une ambiance très tendue, les policiers tentent de contenir ces pratiques intimidatrices, y compris physiquement comme le montrent les extraits, pour protéger la libre prise de vues.

• 67 Süddeutsche Zeitung, 12 mai 2019, « Rechtsextremismus: Der Angriff » [Extrémisme de droite : l'agre (...)
• 68 Pour nous en tenir à un seul journal, qui publie un article par jour : Süddeutsche Zeitung, 18 nove (...)
• 69 Voir l’échec de la deuxième procédure d’interdiction du NPD en 2017, analysée par Horst Meier, Clau (...)

42L’une, liée à l’actualité politique allemande, concerne le regain de la mouvance néonazie et les éventuelles protections policières dont ils bénéficieraient pour entraver le travail des journalistes, voire les menacer physiquement ou exercer des violences à leur encontre (Fretterode, avril 2018, après Eichsfeld 2016)67, au nom du respect de la vie privée. Ainsi, la manifestation du NPD à Hanovre le samedi 23 novembre 2019, de peu postérieure au décès de « Karl M. », nourrit de vives polémiques sur la liberté de manifestation ou d’expression et sur les conditions du travail journalistique, l’un d'entre eux ayant rapporté comment les néonazis l’avaient déjà attaqué : la manifestation du NPD, dont l’interdiction a été demandée, et finalement autorisée, s’avère assez décevante pour ses organisateurs68. Somme toute, après l’échec des tentatives d’interdiction du NPD69, l’une des réponses a été l’ampleur de la contre-manifestation organisée ce même jour, où 8 000 personnes ont défilé face à quelque 150 partisans du NPD qui menaçaient de se venger des journalistes gênants.

• 70 Parmi bien d’autres articles de la presse quotidienne, voir celui de la Süddeutsche Zeitung, 24 nov (...)
• 71 D’un format plus ample, consulter le dossier de l’hebdomadaire Die Zeit Magazine du 14 juillet 2021 (...)
• 72 Le Monde, 9 septembre 2021, « Thomas Walther et sa traque opiniâtre des derniers nazis », entretien (...)

43L’autre, plus rétrospective, voire introspective, porte sur la recherche tardive et difficile des criminels de guerre nazis dans et depuis l’Allemagne même, qu’il s’agisse de réflexions théoriques sur les ambivalences de la politique mémorielle allemande récente70 ou qu’elle prenne la forme, vu la raréfaction des incriminés et les verdicts forcément en demi-teintes, de bilans des poursuites, qui confrontent des enquêteurs aux fonctions complémentaire71. Ces dernières années, la presse française dite « de référence » se fonde d’ailleurs en écho sur certains dossiers de leurs confrères allemands pour s’approprier leurs débats72.

• 73 Pour reprendre l’expression développée par Denis Peschanski, Les années noires, 1938-1944, Paris, H (...)
• 74 « Ce procès, nous ne l’attendions pas dans un esprit de vengeance, mais il devait nous permettre de (...)

45Autant de caractéristiques particulières d’un événement en lui-même exceptionnel en France, pour lequel il est difficile d’établir un « régime de mémorialité »73 spécifique. Côté français, le dénominateur commun a peu à voir à présent avec la vengeance, beaucoup avec le besoin local de transmission, au prix certainement d’un gommage des aspérités de la mémoire74. Cependant, au-delà des terres nordistes, le massacre d’Ascq paraît aujourd’hui bien lointain… De l’autre côté, il entre en conjonction forte avec une phase de la mémoire collective qui, bien loin des refus d’extraditions ou des amnésies de la Guerre froide, permet d’aborder sans fard des interrogations sur les silences pesants des années 1950-1970 quant aux attitudes des Allemands sous le nazisme, et surtout ultérieurement ; elles confortent une vague de préoccupations dépassant très largement le cas d’Ascq et ouvrant sur les remises en cause de l’exercice de la démocratie, au prisme allemand, dans les sociétés européennes contemporaines.