• 1 Belgique, Bruxelles, Archives de l’État à Bruxelles (aéb), Office fiscal de Brabant (ofb), portefeu (...)

1« Votre qualité de chef de la justice de cette ville, et plus encore votre humanité, bonté et équité, qui vous caractérise, m’enhardy à m’adresser à vous »1. Ainsi s’adresse la détenue Desmartain, dite Fayolle, au procureur général de Brabant depuis la prison civile du Treurenberg, en 1779, pour qu’il l’appuie dans son procès contre son créancier. Au-delà des formules de politesse, le registre des termes choisis n’est pas insignifiant et témoigne tant des espoirs et considérations de la détenue quant au système judiciaire auquel elle est confrontée, que des stratégies discursives mises en place pour plaider sa cause. Desmartain n’est pas la seule à requérir l’aide du procureur général et certains détenus entretiennent d’ailleurs avec lui une correspondance assez régulière, échangeant parfois jusqu’à plusieurs dizaines de lettres.

• 2 Édouard Blondel, La prison de la porte de Hal. 1759-1824, Bruxelles, Les éditions Ferd. Wellens-Pay (...)
• 3 Durant l’Ancien Régime, les débiteurs en défaut de paiement pouvaient être emprisonnés par leur cré (...)
• 4 Outre le couvent bruxellois, cinq autres couvents de frères cellites (Anvers, Diest, Lierre, Louvai (...)
• 5 aéb, ofb, port. 1260.
• 6 Créé au xv^e siècle par Philippe le Bon à l’exemple des institutions semblables établies auprès des (...)
• 7 Dans l’idée que les archives produites ou collectées par les autorités peuvent néanmoins permettre (...)

2Le procureur général de Brabant a, entre autres missions, la surveillance de trois lieux d’enfermement à Bruxelles, capitale des Pays-Bas autrichiens au xviii^e siècle. Trois lieux bien distincts avec des logiques d’enfermement spécifiques : la prison criminelle de la porte de Hal2, gardant à portée de main de la justice des détenus en attente de la fin de leur procès et de l’exécution de leur sentence ; la prison civile du Treurenberg réservée majoritairement aux dettiers3 ; et le couvent des frères cellites (ou Alexiens)4 accueillant toute personne de sexe masculin, civil ou religieux, séquestrée sur autorisation des autorités. Cette mission de surveillance, emphatiquement présentée pour en affirmer la légitimité comme « la position la plus importante d’autorité et de confiance que nos Souverains et les Loix ont accordée aux magistrats supérieurs », l’amène régulièrement à parcourir les couloirs de ces geôles et à se confronter directement avec leurs populations5, que ce soit lors de visites de routine ou à la suite d’incidents carcéraux, comme des évasions, des suicides ou encore des émeutes. Le procureur général est dès lors un interlocuteur privilégié pour les détenus qui n’hésitent pas à le solliciter régulièrement sur tous les aspects de la vie carcérale. Les archives de l’Office fiscal de Brabant conservent la trace de ces sollicitations sous la forme de suppliques inscrites dans les procès-verbaux de visite et de mémoires, requêtes et lettres directement adressées au procureur général de Brabant6. C’est par l’intermédiaire de ce dernier, mais aussi malgré lui7, et en nous penchant sur ces deux catégories de témoignages (paroles rapportées et écrits) que nous allons entrer dans ces lieux afin d’entrevoir ce qui peut s’y passer, à travers les mécanismes d’interaction déployés par chacun.

• 8 Bien que les exemples ne soient pas nombreux, les prisonniers civils ont la possibilité de demander (...)

4La prison du Treurenberg accueille principalement entre ses murs des personnes emprisonnées pour dettes. Les emprisonnements peuvent être très courts – parfois moins d’une journée – lorsque les détenus parviennent à trouver rapidement des soutiens financiers ou un arrangement avec leur(s) créancier(s). Mais il arrive également qu’ils se prolongent plusieurs mois voire plusieurs années surtout lorsque, profitant d’une première mise sous écrou, d’autres créanciers se joignent à celui ayant demandé l’emprisonnement. Un dispositif qui prolonge donc et redéfinit les obligations contractées par les parties lors du crédit : les créanciers assurent l’entretien de leur débiteur, sous forme d’une pension de 4 sols et demi par jour payée au geôlier8. Elle comprend la nourriture, le logement dans une chambre commune avec de la paille et les frais de surveillance du geôlier. Si le détenu désire être logé dans une des rares chambres individuelles de la prison, il doit en supporter personnellement les frais. De même pour la location de ses meubles au fripier. Par ailleurs, les détenus civils sont libres de circuler au sein de la prison pendant la journée, de recevoir de la visite et des présents de l’extérieur, principalement de la nourriture : conditions toutes pensées pour permettre à l’endetté d’œuvrer à l’acquittement de son dû. La prison accueille également d’autres types de détenus, bien que minoritaires : les détenus civils pour lesquels un décret de prise de corps légalisant l’arrestation n’a pas encore été émis – principalement pendant la période troublée de la révolution brabançonne – ainsi que des prisonniers poursuivis criminellement devant le Conseil de Brabant. Ces prisonniers ne bénéficient pas de la liberté de mouvement de leurs codétenus dettiers au sein de la prison, ni d’ailleurs de leurs possibilités de relations avec le monde extérieur. La capacité d’accueil de la prison du Treurenberg est assez réduite ; le nombre de détenus excède rarement quinze et les geôliers se plaignent régulièrement de n’en avoir simultanément que cinq ou six.

• 9 Catherine Denys, La police de Bruxelles entre réformes et révolutions (1748-1814). Police urbaine e (...)
• 10 Armand Deroisy, La répression du vagabondage, de la mendicité et de la prostitution dans les Pays-B (...)

5À la porte de Hal, ensuite, sont enfermés les prisonniers criminels arrêtés par les officiers de justice brabançons, c’est-à-dire surtout le procureur général et ses substituts, l’amman et son lieutenant, c’est-à-dire la police de Bruxelles9, ou encore le drossard de Brabant et le prévôt de l’hôtel, chargés de traquer et arrêter les vagabonds10. Les frais de geôlage sont supposés être payés par les prisonniers eux-mêmes à la fin de leur procès. Toutefois, la majorité des prisonniers s’avérant être des vagabonds, ces frais sont généralement supportés par le Trésor royal. Comme pour les dettiers du Treurenberg, ils s’élèvent à 4 sols et demi par jour comprenant la nourriture, le gîte et la paille. Mais, il n’est pas question ici de loger dans une chambre particulière. Le dispositif révèle un autre rapport de force et d’assujettissement : les prisonniers sont plutôt entassés à quatre, cinq voire plus dans une cellule, en fonction des arrivages parfois massifs suite à des traques ou à des arrestations de bandes de voleurs. Au plus fort de sa capacité, la prison peut accueillir jusqu’à une petite centaine de détenus.

• 11 Les femmes sont, par ailleurs, accueillies dans d’autres maisons religieuses telle la Maison de Sai (...)
• 12 À titre de comparaison, pour gagner cette somme, un ouvrier charpentier brabançon devait travailler (...)
• 13 Compter 150 florins à la Simpelhuys, entre 50 et 150 florins à la Tuchthuys et 60 à 120 florins pou (...)

6Enfin, au xviii^e siècle, les couvents des frères cellites et croisiers se donnent pour mission d’enfermer toute personne – de sexe masculin11 – devant être mise à l’écart de la société pendant un temps déterminé, et ce, pour divers motifs : folie, inconduite, débauche, commutation de peine. Se retrouvent donc ensemble, sans distinction, les enfants de bonne famille dilapidant leur héritage un peu trop vite au goût des parents ou voulant contracter un mariage en deçà de leur condition, ceux considérés comme débauchés, indisciplinés ou encore ceux ayant les « esprits dérangés ». Dans le duché de Brabant, ces couvents peuvent accueillir simultanément entre 15 et 25 internés. Les durées de colocation se comptent généralement en années. Le cas de Dominique Montcornet est en cela révélateur : interné au couvent de Bruxelles pour « krankzinnigheid » (folie) en 1754, il s’y trouve toujours lors de la dernière visite du procureur général en 1794. Les pensions sont payées par les familles des internés ou, lorsqu’il s’agit de religieux, par leur communauté d’origine. Leur prix varie selon les couvents et les internés, se situant entre 210 et 350 florins (soit un montant de 11 à 19 sols par jour)12. Si l’on compare avec les tarifs pratiqués dans les maisons de correction et maisons de fous du duché13, l’on comprend que ces couvents servent d’alternative aux établissements publics pour les familles des couches supérieures de la société qui, seules, peuvent se permettre d’y interner un parent ou un frère un peu trop encombrant. Il n’est donc pas rare d’y croiser, dans les sources, des membres de la petite noblesse ou encore des avocats des différents conseils provinciaux de justice du pays.

• 14 Inès Glogowski, « Entre normes et pratiques. La surveillance des lieux d’enfermement de Bruxelles d (...)
• 15 Jeroen Der Kinderen, « Disciplinering van de disciplineerders. De centrale overheid en de cellenbro (...)

7Si des visites des prisons criminelle et civile existent au moins depuis le xvi^e siècle, leur fréquence et leur portée vont s’intensifier dans le dernier tiers du xviii^e siècle, avec une attention plus marquée des autorités pour les plaintes formulées par les détenus, que ce soit pour leurs conditions de détention ou l’efficacité du travail de leurs officiers de justice (pour les prisonniers criminels)14. À la même période, les couvents des frères cellites et croisiers du duché se retrouvent dans le collimateur des autorités centrales – reflétant ainsi les processus de sécularisation et d’accroissement de la domination légale par l’État. Après plusieurs enquêtes menées pour maltraitance et négligence à l’encontre des personnes qui y sont colloquées, ces établissements s’ajoutent à la liste des lieux visités annuellement par les officiers fiscaux15. Cette extension des prérogatives et ambitions des autorités a comme corollaire que ces derniers deviennent alors, par la même occasion et plus que jamais, un rouage du système judiciaire sur lequel les différentes catégories de détenus ou d’internés tentent de compter.

• 16 Si, jusque dans la première moitié du xviii^e, la norme équivaut à une visite annuelle, effectuée le (...)

8Pour les trois lieux, il faut alors imaginer une mise en scène relativement similaire : à échéances plus ou moins régulières16, les détenus défilent devant le procureur général accompagné, selon le type de visite, du chancelier ou de deux commissaires du Conseil de Brabant. Si des lignes directrices transparaissent parfois dans la manière dont ils sont interrogés, les détenus semblent conserver un espace de liberté dans les thèmes à aborder. La matérialité et le mode de production de l’archive doivent néanmoins retenir notre attention.

• 17 Arlette Farge, Essai pour une histoire des voix au dix-huitième siècle, Montrouge, Bayard, 2009, p. (...)
• 18 Ibid., p. 209.
• 19 aéb, ofb, port. 1261.

10Deuxièmement, il est essentiel de signaler que les propos des détenus sont recueillis par une tierce personne. En l’occurrence, par un greffier du Conseil de Brabant. Leurs paroles ne sont dès lors que rapportées et, bien souvent, résumées par des « formes verbales accoutumées » et des formules souvent récurrentes17. Dans son étude des plaintes en justice devant les commissaires de police parisiens, Arlette Farge suppose également que les propos qui sont couchés sur le papier ont été dits dans « l’émotion, l’indignation, traversés de douleur, parfois énoncés en vrac ou en désordre, peut-être traversés de sanglots ou quelque accent de fureur »18 – ce qui transparaît rarement dans les traces écrites de ces témoignages. Ainsi, lorsque le greffier note sobrement « le prisonnier se plaint qu’il est aux fers depuis plus de 8 mois », comment ne pas penser qu’il ne s’en soit pas plaint avec animation19 ?

• 20 Voir, dans ce même numéro, la contribution de Renaud Morieux sur la pratique épistolaire des captif (...)
• 21 Sur la production de l’épistolaire en Europe aux xviii-xix^e siècles, voir : Marie-Claire Hoock-Dema (...)
• 22 Jean-Pierre Cavaillé, « Écrire de la prison et sur la prison sous l’Ancien Régime », in Jean Bessiè (...)

11Si entretenir une correspondance durant l’Ancien Régime n’a rien d’une entreprise aisée et gratuite, écrire une lettre dans des conditions de détention va encore moins de soi21. D’une part, la question des apprentissages et du matériel (papier, encre, plume, enveloppes, …) nécessaires à sa réalisation est loin d’être anodine. D’autre part, l’écriture étant un des seuls moyens d’action des détenus face à leur incarcération, elle est très souvent contrôlée sinon interdite. Qu’ils s’adressent à des proches, des partenaires d’affaires ou à des magistrats, les détenus doivent donc fournir un véritable effort22.

• 23 Le terme « écrou » se rapporte à l’acte écrit enregistrant le prisonnier au sein de la prison, opér (...)
• 24 Belgique, Bruxelles, aéb, Prisons de Bruxelles. Registres d’écrou (1692-1847), 3bis.
• 25 Trente-cinq lettres écrites de sa main au procureur général et au chancelier de Brabant, entre 1782 (...)

12Soulignons d’emblée qu’il n’est véritablement pertinent de parler de pratique épistolaire que pour les détenus civils du Treurenberg et ceux internés dans les couvents. La relative absence des prisonniers criminels de la porte de Hal pour cette problématique peut s’expliquer par plusieurs facteurs. Tout d’abord, le profil des détenus peut complexifier leur accès culturel à l’écriture. En effet, d’après le registre d’écrou de la prison criminelle, conservé pour les années 1767-1781, les vagabonds constituent 90% des prisonniers23. Une autre explication tiendrait à la rareté des enfermements de longue durée. Pour ces mêmes années, 65% des détenus sortent endéans les dix jours et à peine 1% y reste plus d’une année24. Le record est d’ailleurs tenu par Henri Van Hamme, prisonnier de l’amman de Bruxelles et accusé d’avoir fabriqué de fausses lettres de change, qui y est enfermé pendant quatre ans. Étant un des seuls prisonniers à écrire au procureur général, son cas tendrait à confirmer une corrélation entre type de détenu, durée d’enfermement et pratique épistolaire25. Enfin, l’existence de conditions de détention plus strictes dans la prison criminelle (peu, voire pas de liberté de circulation au sein de l’établissement, chambres communes plus peuplées…) peut également être un facteur compliquant la pratique épistolaire. Notons toutefois que si les prisonniers criminels écrivent peu au procureur général, ils mobilisent assez énergiquement l’opportunité que leur donnent les visites carcérales pour faire entendre leurs plaintes et demandes.

• 26 aéb, ofb, port. 1116.
• 27 aéb, ofb, port. 975 (n° 10.526-1).

13Si les détenus ont la chance qu’on les autorise à écrire et qu’on leur fournisse du matériel, celui-ci est fréquemment dérisoire. Chez les frères croisiers, Charles du Bost du Pontdoye pointe ainsi la mauvaise qualité du papier : « daignez excuser mon griffonnage, Monsieur, dans une campagne comme nous sommes, nous n’avons pas de beau papier »26. Au-delà de la simple formule signifiant la déférence voire la relation de dépendance du prisonnier envers le procureur général, cette phrase met également en lumière un problème réel pour certains détenus. Pour pallier le manque de moyens, certains font main basse sur tout ce qui peut leur servir de support à l’écriture. C’est le cas de Joseph Dachet, « forcé de lacérer les feuillets de [son] bréviaire »27 pour écrire au procureur général (fig. 1), ou d’Antoine Vloers qui rédige ses longues plaintes sur des cartes à jouer ou sur des collages de petits morceaux de papier (fig. 2).

• 28 « si ce n’est pas bien écrit c’est faute de plume. On appelle cette plume de truneuberg ». aéb, ofb(...)
• 29 aéb, ofb, port. 970 (n° 10.440).
• 30 aéb, ofb, port. 975 (n° 10.526-1).

14Si les prisonniers civils du Treurenberg semblent mieux lotis, certains se plaignent tout de même de la mauvaise qualité du papier ou des plumes qu’ils ont à leur disposition28. Les conditions parfois difficiles dans lesquelles les internés des couvents des frères cellites doivent écrire sont clairement un sujet de plainte. Un détenu anonyme du couvent bruxellois évoque le peu de temps qu’il peut accorder à l’écriture surtout qu’« on ne [lui] donne pas seulement une chandelle et une lampe pour coucher », ce qui l’empêche d’écrire dans sa chambre29. Si l’on ne peut exclure dans ces doléances des signes de stratégies individuelles pour susciter l’adhésion du procureur, la matérialité et la constance des témoignages rendent perceptibles les efforts à fournir. C’est le cas de Dachet qui insiste sur la manière dont ses lettres ne peuvent qu’être « composées à la hâte, au milieu des blasphèmes, au milieu d’une assemblée bruyante, au milieu d’un tumulte affecté »30.

• 31 Christine Reynaud-Bertrand, Le carcéral : désir d’humanité et changement révolutionnaire. La prison (...)
• 32 Sur les écrits des personnes peu lettrées, voir : Arlette Farge, Essai pour une histoire des voix … (...)
• 33 Cette pratique est également attestée dans la prison de la Conciergerie au xviii^e siècle. Benoît Ga (...)
• 34 « La marque X de Guillaume Callewaert ne sachant écrire ». aéb, ofb, port. 936/1 (n° 9.848).

15Mais toutes ces réclamations ne doivent pas faire oublier qu’être l’auteur de lettres et pétitions suppose d’abord et surtout un accès culturel à l’écriture ou, du moins, à un intermédiaire qui se charge de formuler les demandes31. Ainsi, les couvents des frères cellites et croisiers étant réservés à une certaine élite, civile et religieuse, les lettres envoyées par les détenus sont généralement soignées et compréhensibles. À la prison civile du Treurenberg, qui accueille une population carcérale plus composite, l’écriture est par contre parfois plus hésitante et, dans certains cas, l’orthographe inexistante32. En témoignent les lettres, d’une orthographe complètement phonétique, d’une certaine Marianna Suzanne Caqueray de Vaudricourt qui ne sont véritablement intelligibles qu’à l’oreille (fig. 3). Lorsqu’un prisonnier n’a pas les connaissances suffisantes pour coucher ses doléances sur le papier, il peut se faire aider par d’autres détenus33. C’est le cas de Guillaume Caluwaerts, prisonnier criminel de la prison du Treurenberg, qui communique avec le procureur général par le biais de plusieurs intermédiaires (l’écriture changeant d’une lettre à l’autre) et signant ses lettres d’une croix34. On peut ainsi intercepter à cet égard des traces de relations d’entraide et de solidarité.

• 35 « Il se plaint de ce qu’il a écrit deux lettres à l’avocat Petit à Bruxelles, mais qu’il croit que (...)

16Passé l’ensemble de ces premières difficultés, une fois la lettre écrite, encore faut-il réussir à la faire sortir des murs de la prison ou du couvent. Cela ne pose pas trop de problèmes pour la prison civile où quantité de personnes peuvent rendre visite aux détenus et se charger de leurs commissions, gracieusement ou moyennant rétribution. Le geôlier et ses domestiques sont même sollicités à certaines occasions pour servir de messager. Dans les couvents, l’envoi de lettres est parfois plus compliqué, confirmant par là même la nature distincte des enfermements. Les lettres écrites par les internés devaient, vraisemblablement, être remises au père supérieur qui se chargeait de les envoyer. Or, selon plusieurs plaintes, la remise du courrier est parfois incertaine35, ce qui pousse régulièrement les auteurs à demander au procureur général de confirmer la réception de leur courrier, lorsqu’il en était le destinataire.

• 36 À l’instar des détenus de la prison de la Conciergerie ou d’un détenu célèbre de la Bastille, le ma (...)

17Même si les conditions matérielles ne sont pas toujours réunies, et qu’elles se heurtent aussi aux tentatives de contrôle des institutions organisant l’enfermement, les traces laissent entrevoir que les prisonniers et internés parviennent tout de même, parfois au prix de beaucoup d’ingéniosité, à se créer un espace de liberté épistolaire36. Les traces des pratiques épistolaires des détenus confirment, cependant, que l’écriture est d’abord un mode d’action réservé à une partie seulement des populations enfermées excluant, en règle générale, ceux qui séjournent dans la prison criminelle. Par contre, plus largement issus d’autres catégories sociales, les colloqués des couvents et les prisonniers du Treurenberg mobilisent naturellement leur plume pour interagir avec l’extérieur et avec les institutions et ainsi dépasser l’enfermement par l’écriture et œuvrer au règlement de leur situation. Les efforts fournis et les stratagèmes déployés révèlent la nature différente des expériences carcérales et des dispositifs d’enfermement tout autant que les stratégies de résistance et les espoirs placés en l’autorité judiciaire qu’est le procureur général.

• 37 Belgique, Bruxelles, aéb, cb-dpg, 290.

19Les visites de personnes extérieures ne sont pas toutes autorisées, selon les lieux et types d’enfermement. Dans la prison civile, garder contact avec le monde extérieur est primordial pour les prisonniers. En 1759, lors de son procès pour complicité dans l’évasion de son maître, Joseph Consalve mentionnait une foule de personnes lui ayant rendu visite pendant sa détention : tailleur, marchand de vin, amis, épouse (« qui y couchoit aussi quelque fois avec lui ») et « plusieurs autres personnes tant hommes, femmes que filles », dont la comédienne Bibi qui donnait fréquemment des concerts dans une des chambres du Treurenberg. Consalve termine en affirmant que le « geolier de ladite prison et sa femme y laissant ainsi entrer et sortir indistinctement toutes sortes des personnes comme si ladite prison auroit été une place publique »37.

• 38 aéb, ofb, port. 962/1 (n° 10.285-16).
• 39 aéb, ofb, port. 1259.

20Si les visites sont fréquentes dans cette prison, elles doivent – en théorie – être autorisées par les officiers fiscaux. Outre des demandes de simples droits de visite, des prisonniers sollicitent également des permissions liées à des situations individuelles spécifiques. Comme celle de ce père désirant que son jeune fils de quatre ans puisse dormir en prison avec lui38. Ce genre de dispositions n’a rien d’inhabituel au Treurenberg où des familles entières pouvaient parfois loger ensemble. C’est le cas de Smith qui y est enfermé avec sa femme et leurs trois enfants, dont le dernier est même né en prison39.

• 40 Belgique, Bruxelles, Bibliothèque royale de Belgique (kbr), Réserve précieuse, VB 10.317/46 C 48/37
• 41 Bruxelles, Archives générales du Royaume (agr), Conseil privé autrichien, carton 656/A.

21A contrario, si les visites ne sont pas complètement interdites pour les prisonniers criminels de la porte de Hal, elles sont toutefois conditionnées à une autorisation du juge ou de l’officier de justice accusateur, selon le règlement du 30 mai 179140. Il s’agit d’une disposition nouvelle puisque les règlements précédents ne contenaient aucun article relatif aux visites reçues. Ce qui n’empêche pas le substitut procureur général de se plaindre du trop grand nombre de personnes visitant les prisonniers criminels et d’affirmer avoir trouvé à la porte de Hal « plus de 20 personnes qui y buvoient et mangeoient avec des prisonniers »41.

• 42 aéb, ofb, port. 1116.

22Enfin, les personnes colloquées dans les couvents cellites et croisiers semblent peu nombreuses à requérir une permission de recevoir de la visite. Quelques archives laissent penser que les visites n’étaient toutefois pas totalement interdites. Ainsi, l’oncle de Meurisse se rend de temps à autre au couvent des Alexiens de Bruxelles pour le voir et, selon les dires de Charles du Bost Pontdoye, certains détenus du couvent de Reinrode avaient la possibilité de rencontrer des amis ou des membres de leur famille hors du couvent42. Si le procureur général ne semble pas toujours particulièrement mobilisé par les internés pour ces questions de visites, c’est certainement parce qu’il exerce ici une surveillance moins ancrée et dont la légitimité reste en édification. En effet, il œuvre ici non seulement au sein d’une institution ayant ses propres mécanismes de contrôle et de fonctionnement, mais, surtout, au cœur d’un débat central dans les Pays-Bas de cette deuxième moitié du xviii^e siècle, sur la légitimité légale d’un certain contrôle des institutions ecclésiastiques. Notamment sur les missions politiques et relatives à l’ordre public dont elles se chargent.

• 43 aéb, ofb, port. 961/2 (n° 10.276-13).
• 44 aéb, ofb, port. 1115.

24D’autres questions concernent les moyens de subsistance et le confort minimum. Certains détenus font ainsi appel au procureur général afin d’obtenir des vêtements (surtout à l’approche de l’hiver), des médicaments ou un peu d’argent pour payer le fripier et ne pas perdre leur lit – ce type de frais étant à la charge des détenus exclusivement. Sur le point d’accoucher, Marie Anne le Sage demande qu’on lui fournisse le nécessaire pour accueillir son enfant : « Il me manque de linge pour le pauvre petit malheureux que je suis au moment de mettre au jour. Privée par ma détention, je ne suis pas en état de me procurer la vie et les autres choses nécessaires, telles que du bois, une garde et même la subsistance que je ne puis plus me procurer et dont je vais manquer si vos bontés ne viennent à mon service »43. Pour les internés, la qualité et la quantité de la nourriture ne correspondent pas aux pensions élevées payées : « déclare que la nourriture et la boisson est détestable, que souvent la viande et le poisson sont gâtés, que la bierre n’est presque jamais buvable étant régulièrement aigre »44. La soupe et les pommes de terre, base de l’alimentation des prisonniers criminels, sont souvent qualifiées d’immangeables et les détenus se plaignent également que le geôlier ne respecte pas la fréquence du changement de paille et du nettoyage des chambres.

• 45 aéb, ofb, port. 1260.
• 46 « Je prends la liberté de m’addresser à vous dans la persuasion que vous aurez la bonté de donner d (...)

25La liberté de circulation qui existe, la journée, dans la prison civile engendre naturellement nombre de conflits entre les détenus. Violence, insultes, vols, mesquineries… le microcosme carcéral n’est pas épargné par des querelles intestines. Cette fréquente agitation peut être rapportée par le geôlier lors de visites du procureur général et des commissaires, mais fait surtout, le plus souvent, l’objet de plaintes spontanées – orales ou écrites – de la part des prisonniers. C’est parfois collégialement que ceux-ci portent leurs suppliques aux autorités. En 1785, un mémoire rédigé par dix des quatorze détenus que compte le Treurenberg est remis au procureur général lors de sa visite carcérale. Ceux-ci se plaignent du comportement de Marie Anne le Sage, de son époux et de leurs deux enfants et peignent un portrait peu flatteur de cette famille : les parents sont injurieux et belliqueux, n’hésitant pas à malmener les autres prisonniers, les enfants sont quant à eux « perpetuellement courant dans les escaliers & dans les chambres. Ils portent partout des désordres & des embarras ». Avec quatorze détenus entre ses murs, la prison a alors presque atteint son occupation maximale. La promiscuité, couplée avec la présence remuante d’enfants, semble avoir raison de la patience des signataires de cette pétition. Ils réclament en effet qu’on interdise l’entrée de la prison à la famille de la prisonnière et que le procureur général lui ordonne de se comporter avec plus de « circonspection & d’honnêteté »45. Si le calme et la tranquillité sont présentés comme des éléments recherchés par les détenus civils, et affichés comme palliatifs essentiels à l’enfermement, c’est peut-être justement parce que celui-ci peut d’abord ici moins être vécu comme une expérience d’exclusion que comme une mise à l’écart temporaire. La perspective de sortie dépend alors essentiellement de l’action du détenu à l’intérieur plus que d’un jugement à l’extérieur46.

• 47 aéb, ofb, port. 969.
• 48 aéb, ofb, port. 969 (n° 10.432-5).

26Si les querelles entre colloqués existent également chez les cellites et croisiers, c’est plutôt la mixité des catégories d’enfermés qui cristallise les plaintes, alors même qu’il existe une relative homogénéité dans les conditions sociales des populations (nobles, hommes de loi, bourgeois ou religieux). Par ailleurs, dans les plaintes relayées par les détenus, ce sont moins les différences sociales que la proximité avec les personnes internées pour folie qui semble être perçue comme problématique. Charles de Neuforge mentionne son malheur de vivre avec des « imbecilles » et qu’il est « exposé à quantité de mauvais [sic] odeurs vu que les gens de cette espèce sont régulièrement fort mal propres »47. Quant à François Cordier, il demande au procureur général d’ordonner au père supérieur de « vouloir le séparer avec les autres sages, des foux et imbecilles »48.

• 49 aéb, ofb, port. 1263.

27Enfin, le peu de liberté dont jouissent les prisonniers criminels et la quasi-absence de circulation au sein de la prison de la porte de Hal réduit fortement les contacts entre les détenus. Les plaintes à l’encontre d’un codétenu sont dès lors rares, mais pas inexistantes. Entre autres exemples, en juin 1792, Jacques Claise se plaint que plusieurs prisonniers de sa chambrée le menacent et demande à être « transferré dans un autre endroit »49.

• 50 Tom Bervoets, Inès Glogowski, « “Un bordel public”. De Brusselse Treurenberggevangenis op het einde (...)

29Ainsi, entre 1770 et 1772, lors d’une longue enquête de l’Office fiscal à l’encontre du geôlier du Treurenberg, Laurent Joseph Bayez, les détenus écrivent et se plaignent quasi exclusivement de son comportement (insultes, violences, persécutions), parfois même collégialement. Suite à ces enquêtes qui avaient pour objet les multiples évasions et le comportement du geôlier, ce dernier sera démis de ses fonctions et un nouveau règlement est édicté50. Quant aux visites effectuées par le procureur général, elles sont multipliées et se font plus attentives au travail du geôlier. Plusieurs incidents ouvrent d’ailleurs la porte à des discussions entre les institutions sur les conditions d’embauche et les gages des geôliers des prisons civiles et criminelles – sans jamais que la situation n’évolue radicalement. Dans les couvents des Alexiens, ce sont des dénonciations concernant les mauvais traitements, en 1769 puis en 1774, qui décident les autorités à demander des enquêtes approfondies sur les conditions de détention et à instaurer des visites annuelles du procureur général.

• 51 Sur les ordonnances criminelles de juillet 1570 : Jean-Marie Cauchies, « Es plantar un mundo nuevo  (...)
• 52 Jules Nauwelaerts, Histoire des avocats du Souverain Conseil de Brabant v. i, Bruxelles, Bruylant, (...)
• 53 aéb, ofb, port. 1261.

32Si les prisonniers criminels sont moins nombreux à solliciter l’aide d’un avocat ou d’un procureur, leurs demandes répétées auprès des autorités laissent supposer qu’elles ne sont pas toujours prises en compte. La réglementation en vigueur est toujours celle de l’ordonnance criminelle du 9 juillet 1570, bien que souvent contestée51. Selon celle-ci, les délits de moindre importance étaient soumis à la procédure accusatoire ou ordinaire, lors de laquelle les prévenus pouvaient être assistés d’un avocat ou d’un procureur. Pour les autres délits, soumis à la procédure inquisitoire ou extraordinaire, le recours à des défenseurs ne pouvait se faire sans permission du juge. Le Conseil de Brabant appliquait cependant de manière variable ces principes, accordant parfois une défense à des coupables d’émeutes (alors qu’aucune défense n’était tolérée pour de tels crimes)52. L’autorisation accordée aux prisonniers criminels de pouvoir se défendre dépendait donc véritablement de l’arbitraire des juges. En mars 1788, suite à la requête d’un certain Jean-Baptiste Godefroid, le chancelier de Brabant répond ainsi que « comme de pareille demandes ne doivent être accordées qu’avec précaution, Monsieur le commissaire, conjointement avec le conseiller et procureur général voudront bien prendre sur cela des éclaircissemens dans la 1ère visite trimestrale qu’ils feront et m’en rendre compte »53.

• 54 aéb, ofb, port. 1263.

35« L’humanité, de même que mon état, m’imposent la surveillance des malheureux », écrit le procureur général, de Neck, en 179354. Cette surveillance s’entend ici au sens de « veiller sur » et s’applique, dans ce cas précis, aux prisonniers du drossard de Brabant qui, en novembre 1793, languissent à la prison criminelle de la porte de Hal sans que cet officier de justice n’instruise correctement leur cause. Cette formule rallie les deux manières dont les procureurs généraux peuvent prendre en charge cette surveillance des détenus. La première tient à leur personne, à leur humanité, et débouche donc sur des initiatives plutôt personnelles, presque parfois informelles, que le magistrat juge comme relevant d’une responsabilité morale. La seconde est un rappel formel du devoir inhérent à la charge de procureur général et sert d’exhortation à ce que les officiers de justice – et en ce cas précis, le drossard de Brabant – lui rendent des comptes de manière complète et rapide. Il s’agit alors d’une manière de souligner la distinction entre ses obligations morales et légales pour mieux fonder et représenter cette responsabilité spécifique.

• 55 Par exemple : « vacqué à différentes besoignes concernant le Treurenberg et les prisonniers y succe (...)

37Un autre témoin de l’implication des procureurs généraux face aux expériences de l’enfermement est leurs états de vacations. Étant, entre autres, rémunérés à la tâche, la moindre de leurs besognes est consignée dans des états de vacations qui sont remis pour paiement aux personnes concernées (prisonniers, familles, etc.) ou, lorsque ces dernières sont dans l’impossibilité de payer ou que le cas intéresse les autorités, à la Chambre des comptes. Seuls ces derniers états de vacations nous sont parvenus. S’y retrouvent répertoriées maintes mentions de préparation minutieuse de visites carcérales, de visites impromptues à certains détenus, de résolution de conflits internes, d’interactions avec des avocats, procureurs, officiers de justice ou créanciers ou, encore, de fourniture de vêtements et de lettres écrites aux détenus. Si toutes leurs actions carcérales ne sont pas toujours décrites précisément55, ces tâches spécifiques les occupent explicitement plusieurs heures par semaine – voire quotidiennement à certaines époques. Enfin, les dépêches émanant d’autres acteurs institutionnels nous renseignent également sur le type d’affaires dont devaient se charger les officiers fiscaux.

• 57 aéb, ofb, port. 1260.

40Outre le fait de contacter la mère du détenu, il choisit également de l’aider matériellement en lui donnant une culotte et en lui prêtant de l’argent. En contrepartie, Varlet n’est pas avare de compliments envers le procureur général de Lannoy : « Vous avez penétré mon cœur de la plus respectueuse reconnaissance, et mon âme de la plus juste admiration. Il m’est doux comme homme et en faveur de l’humanité souffrante, de voir un magistrat suprême, père des malheureux et venir à leur secours »57.

• 58 aéb, ofb, port. 962/1 (n° 10.282-1).

41Le procureur général prend également la défense du détenu français Aubert Denis Bourlet Duvivier contre son créancier, engageant ce dernier à mettre fin à sa détention – qu’il qualifie d’« inhumaine », de « tout à fait révoltante » et effectuée aussi « impitoiablement qu’à pure perte » – à défaut de quoi il affirme se voir « forcé de lui procurer son élargissement indéfini et [être] assuré de l’obtenir »58. Libération que le procureur général obtient effectivement devant le Conseil de Brabant en mai 1788, onze ans après l’enfermement de Duvivier.

• 59 « la captivité de ce particulier, que vous me reprochez avec tant d’aigreur […] je ne mérite les ép (...)
• 60 aéb, ofb, port. 936/1 (n° 9848).

42Loin de mener son action à l’écart des conflits, de Lannoy intervient au cœur des tensions associées à l’enfermement – à l’instar des démêlés opposant Duvivier à son créancier qui menace le procureur général et réprouve ses reproches59. Il s’implique également, de sa propre initiative, dans des situations individuelles. Tel le détenu Caluwaerts pour qui de Lannoy recommande au directeur, lors de son transfert à la maison provinciale de correction, de prendre particulièrement soin de lui et de « lui rendre sa détention la moins pénible que vous pourrez », de peur qu’il « ne lui prenne un désespoir »60. Dans ces récits, s’incarne ainsi l’attention portée par le procureur général aux mésaventures et aux difficultés individuelles.

• 61 agr, cacc, 2389.
• 62 agr, cacc, 2394.
• 63 agr, cacc, 745/1.

43Si ce type d’exemples n’a pas pu être retrouvé pour les autres procureurs généraux, vraisemblablement à cause d’un biais de source, rien ne nous indique que la même attention ne fut pas accordée aux problèmes et situations individuelles par les prédécesseurs et successeurs du procureur général de Lannoy. Au contraire, quelques éléments disséminés dans leurs états de vacation témoignent de l’attention qu’ils ont pu porter à des affaires en particulier. Ainsi, à titre d’exemple, le procureur général de Neck indique à plusieurs reprises la tenue d’entretiens avec des familles de détenus61, Van Laeken multiplie les visites au Treurenberg auprès du prisonnier de St Genois, à la demande de ce dernier62, et de Limpens prend l’initiative d’investiguer sur le statut du prisonnier de Leenheer après un entretien avec son épouse et se charge de placer à charge de la ville de Bruxelles l’enfant d’une détenue qui « perissoit de misère » chez une nourrice que la détenue en question ne payait plus63.

• 64 aéb, ofb, port. 969 (n° 10.430-15).

45Dans les couvents, la situation des détenus est sensiblement différente et certains émettent d’ailleurs de vives critiques à l’encontre des procureurs généraux. Dans les premières années de sa détention, Antoine Vloers, un avocat du Conseil de Brabant séquestré par sa mère en raison de son « imagination frappée », s’étonne ainsi de l’inaction du procureur général à son égard, malgré les nombreuses lettres qu’il lui a déjà fait parvenir. S’il soupçonne que les frères cellites de Diest n’envoient pas une grande part de sa correspondance, les archives de l’Office fiscal renferment tout de même une petite dizaine de lettres, adressées aux procureurs généraux de Limpens et Reuss ainsi qu’à un procureur et un commissaire du Conseil de Brabant, tous deux chargés de l’aider dans l’instruction de sa cause. Le Conseil de Brabant ira d’ailleurs jusqu’à interdire aux Alexiens de lui fournir de quoi écrire, tant il les inonde de lettres et de notes dans lesquelles il se répand en critiques et en reproches, le tout agrémenté de divagations quelque peu paranoïaques. Toutefois, si certaines de ses lettres leur sont bien parvenues, rien n’indique que les procureurs généraux y aient répondu ou qu’ils se soient spécialement déplacés pour le voir. Ce n’est qu’à partir de la fin de l’année 1779, après plus de quatre ans de détention, que ses requêtes semblent enfin prises au sérieux. Cet intérêt nouveau va de pair avec une certaine amélioration remarquée dans son comportement. Le procureur général note ainsi en 1781 qu’Antoine Vloers lui parait « être très présent, dans lequel nous n’avons remarqué que du bons sens »64. Après un transfert au couvent des cellites de Louvain, le Conseil de Brabant, qui s’est penché sur son cas, lui obtient son élargissement.

• 65 aéb, ofb, port. 969 (n° 10.430-17) et port. 970 (n° 10.432-2).
• 66 aéb, ofb, port. 970 (n° 10.433-2).

46Le cas d’Antoine Vloers n’est pas isolé. À la même époque, un autre interné du couvent des frères cellites de Tirlemont s’en prend également au procureur général. Maximilien Joseph Hugo Dumont est colloqué depuis 1771 en raison de son comportement violent. Dès la première visite effectuée par le procureur général en 1774, il se plaint de ses conditions de détention et demande à être libéré ou transféré ailleurs. Or, cette demande ne sera jamais envisagée sérieusement par les deux procureurs généraux qui se succèdent, de Limpens et de Lannoy. Cela leur vaut d’être régulièrement invectivés et accusés d’être, respectivement, un « mal honnête homme » et « deux têtes dans un même bonnet avec le pater […] deux larrons en foire »65. Le ressentiment de Dumont est tel qu’il refuse ensuite de comparaître lors des visites, sous prétexte que le procureur général ne vient de toute manière pas pour l’écouter66. Il faudra attendre qu’il agresse physiquement le père supérieur du couvent, à l’été 1786, pour qu’il soit finalement transféré ailleurs, sur demande insistante de ce dernier.

• 67 aéb, ofb, port. 969 (n° 10.430-4).
• 68 aéb, ofb, port. 941/1 (n° 9911).

47Dans ces deux exemples, l’implication de l’Office fiscal est jugée insuffisante par les détenus. Leurs demandes ne sont pas entendues et ce sont finalement deux éléments extérieurs (la guérison supposée de Vloers et l’agression de Dumont) qui font bouger les lignes. À quoi pourrait-on, donc, attribuer cette apparente absence d’intérêt de la part du procureur général dans la cause de ces détenus ? Le premier élément de réponse peut sans doute se trouver dans les raisons de leur internement. Antoine Vloers est séquestré pour folie sur demande de sa mère et sur autorisation du Conseil de Brabant. Dans ses lettres et lors des visites, il ressasse sans cesse les mêmes sujets : le complot ourdi par sa mère et son oncle maternel pour faire périr sa « ligne paternelle » et son empoisonnement pendant des années dans le but de le plonger dans un délire mélancolique. Son commissaire lui écrira d’ailleurs que sa « plus grande maladie ne provient pas d’un spécifique venineux, mais d’une imagination frappée qui embrouille tellement [son] esprit [qu’il ne peut] jamais avoir un moment de tranquillité »67. Pour Maximilien Dumont, le procureur général de Lannoy avoue lui-même ne pas avoir pris au sérieux ses demandes réitérées de transfert. Non seulement parce qu’il les considérait « comme un effet du caractère capricieux, turbulent et insociable du détenu, présageant qu’il ne se plairoit pas mieux dans une autre détention que dans celle où il est », mais également parce que ses prédécesseurs « n’y avoient pas eu plus d’égard »68. Le comportement de ces deux détenus semble donc être un frein à l’activité du procureur général.

• 69 « Sans doute qu’on vous l’aura laissé ignorer jusqu’à ce jour ». aéb, ofb, port. 970 (n° 10.440) et (...)

48Un second élément de réponse peut être l’éloignement de ces couvents par rapport à la ville de Bruxelles, ce qui complique sensiblement les déplacements du procureur général. En janvier 1780, Reuss fera ainsi quatre jours d’affilée les trajets vers Tirlemont (3 janvier), Louvain (4 et 5 janvier), Diest (5 et 6 janvier) et, enfin, à Reinrode (6 janvier). En tenant compte du trajet aller-retour et du temps passé sur place, ces visites annuelles lui auront pris quatre jours entiers de vacations. Pourtant, la distance ne semble pas être la seule raison de ce manque d’intérêt puisque, malgré une situation géographique plus favorable, les détenus du couvent bruxellois ne semblent pas mieux lotis. En effet, François Cordier, qui y est détenu par commutation de peine, se plaint que, malgré ses promesses de répondre aux lettres des détenus et de venir les voir rapidement dès qu’ils en feront la demande, le procureur général de Lannoy les ignore. Si, en février 1785, le détenu attribue son absence de réponse au fait que ses lettres ne lui sont sans doute pas parvenues et qu’au mois de juillet il espère encore que le procureur général se laissera « enfin toucher de compassion […] de miséricorde » malgré le mépris qu’il a témoigné à sa dernière lettre, un mois plus tard, il ne se fait pourtant plus d’illusion et son ton est plus acerbe69 :

• 71 aéb, ofb, port. 973 (n° 10.481-21).

49À travers ces récriminations, s’esquisse le tableau de ce que les internés attendent du procureur général et ce qu’il peut leur apporter : la liberté de lui écrire, des visites régulières, voire individualisées, et l’assurance de conditions de détention plus favorables. Cordier se plaint en effet qu’on lui interdit d’écrire aux supérieurs de son couvent d’origine, auxquels il veut expliquer la manière dont il est traité : réduit à la « petitte bierre » et à une table « moindre que celle de [ses] domestiques », habillé avec « des hardes toutes déchirées, toutes usées »71. Si l’éloignement peut être une cause de la relative passivité du procureur général, l’exemple de François Cordier prouve donc qu’il n’en est pas la seule.

• 72 aéb, ofb, port. 1117.

51Ensuite, signalons que la surveillance de ces couvents n’est pas l’apanage de l’Office fiscal. En effet, conjointement à ces visites annuelles, d’autres, trimestrielles, doivent logiquement être effectuées par le Magistrat des villes. En pratique, toutefois, malgré les visites, les internés semblent parfois bien démunis face à leur enfermement. C’est ainsi qu’un certain Ferdinand Joseph Chrétien Helman de Willebroek réussit à s’évader pour se réfugier dans le couvent des Carmes déchaussés de Bruxelles où, selon lui, « il lui est plus facile de s’occuper à sa justification contre les griefs qu’on pourroit porter à sa charge » alors qu’il était « privé absolument dans cette maison [cellites de Tirlemont] des moyens de se plaindre de la violence et de l’injustice »72. Il avait pourtant été entendu par un conseiller du Conseil de Brabant un mois après son emprisonnement, reçu la visite du procureur général deux mois avant son évasion et aurait, normalement, dû être entendu par le Magistrat de Tirlemont, même si aucune information ne nous le confirme.