Revue d'Histoire de la justice, des crimes et des peines
Institutions méconnues, les maisons de justice furent instituées par la première constitution française du 3 septembre 1791. Dans la chaîne pénale, elles se situaient entre les maisons d’arrêt et les prisons et avaient pour fonction d’enfermer les accusés de crimes dans l’attente de leur jugement. Conformément à l’idéal de défense des libertés, les constituants souhaitaient limiter la durée de privation de liberté d’individus présumés innocents en imposant un certain de nombre de formes et de délais. En l’absence d’étude sur le sujet, il convenait de confronter les pratiques de détention au sein des maisons de justice avec les normes légales protectrices des droits des justiciables. À la vue des premiers résultats obtenus, la situation rencontrée dans les maisons de justice est sensiblement éloignée des représentations liberticides généralement véhiculées à propos des conciergeries révolutionnaires.
1Le rôle majeur de la Révolution française dans l’« ère des prisons » est connu. Il marque encore de nos jours les conceptions des gouvernants et des populations en matière de répression pénale. Il importe de souligner que les principes pénaux adoptés par les constituants étaient étroitement encadrés par plusieurs dispositions légales visant à défendre les libertés individuelles des citoyens. L’enfermement n’était pas un acte anodin et le souvenir des détentions arbitraires ordonnées sous l’Ancien Régime était encore bien présent. Cette méfiance explique la raison pour laquelle plusieurs protections offertes aux justiciables en cas d’emprisonnement (art. 10 à 18) ont été inscrites dans la première constitution française du 3 septembre 1791. Le rapporteur Jacques-Guillaume Thouret l’exprime clairement devant l’Assemblée le 22 août 1791 :
- 1 Archives parlementaires (ci-après AP), 1ère série, t. 29, p. 628.
[…] ainsi, Messieurs, en examinant les 8 articles que les comités vous présentent sur cet objet, vous avez une loi de l’habeas corpus plus parfaite que celle qui existe en Angleterre : en la rendant constitutionnelle, vous lui donnez toute la stabilité qui est en votre pouvoir1.
2Parmi les garanties prévues, le législateur détaille les actes légaux autorisant la saisie, l’arrestation et la détention d’un individu (mandat d’un officier de police, ordonnance de prise de corps d’un tribunal et décret d’accusation du Corps législatif)2. Il nomme également les lieux où les citoyens peuvent être légalement détenus (maison d’arrêt, maison de justice et prison)3. Enfin, nul gardien ou geôlier ne peut recevoir ni retenir un individu sans la présentation de l’un des actes mentionnés précédemment et sans en avoir fait la retranscription sur un registre4. Ces garanties établissent en définitive trois lieux de détention qui correspondent chacun à une étape de la procédure pénale : la maison d’arrêt (instruction par un officier de police), la maison de justice (mise en accusation par un jury d’accusation) et la prison (condamnation par un jury de jugement). D’autre part, elles prévoient un outil commun de vérification de la légalité de la détention : l’enregistrement des actes autorisant la détention dans un registre tenu par le gardien ou le geôlier. Ces deux dispositions se trouvent au cœur de ma recherche : l’étude de la naissance des maisons de justice sous la Révolution française et de leur activité à partir des registres d’écrou.
3Si les travaux relatifs aux peines et aux lieux d’enfermement ont connu depuis les années 1990 un renouveau et un accroissement constant, force est de constater que l’attention portée aux maisons de justice pendant la décennie révolutionnaire est restée marginale. Une rapide consultation de la Bibliographie de l’histoire de la justice de Jean-Claude Farcy permet de constater l’absence de publications sur cette thématique5. Ce désintérêt peut s’expliquer par la position « intermédiaire » de la maison de justice, située entre la maison d’arrêt et la prison. À l’ombre de ces deux lieux de détention, l’importance de la maison de justice dans le modèle pénal de la Révolution ne ressort pas immédiatement. Sa fonction en apparence marginale est accentuée par le fait que l’étude des maisons de justice requiert au préalable une compréhension approfondie des normes et des pratiques de la justice révolutionnaire. Face à ce constat, l’objectif de mon intervention n’est pas de proposer une étude exhaustive des maisons de justice mais de présenter un certain nombre de jalons de recherche destinés à être approfondis ultérieurement.
4Si la constitution du 3 septembre 1791 garantit l’institution de maisons de justice, elle ne les a pas créées. Celles-ci sont établies par le décret des 16-29 septembre 1791 sur « la police de sûreté, la justice criminelle et l’établissement des jurés » dont le titre xiv est consacré aux « prisons et maisons d’arrêt »6. La création des lieux de détention dans le cadre de la principale loi organisant la justice criminelle montre que ceux-ci font partie intégrante du modèle de justice pénale de la Révolution, laissant présager – cela nous paraît ordinaire aujourd’hui – de nombreuses interactions entre le monde judiciaire et celui de la détention7. Suivant les dispositions du décret des 16-29 septembre 1791, la maison de justice a pour fonction de « détenir ceux contre lesquels il sera intervenu une ordonnance de prise de corps »8. Cette ordonnance est rédigée par un juge du tribunal du district, appelé directeur du jury d’accusation, dans le cas où le jury d’accusation décide qu’il y a lieu à accusation contre le prévenu. La décision du jury d’accusation ouvrant la voie à un procès devant le jury de jugement du tribunal criminel du département, l’accusé est envoyé (ou transféré s’il se trouve détenu dans une maison d’arrêt) dans la maison de justice dans les 24 heures suivant la signification de l’ordonnance9. Il existe une maison de justice par département, située dans la ville où siège le tribunal criminel. L’accusé y restera détenu jusqu’à la fin de son procès10.
5La détention dans la maison de justice correspond par conséquent à une détention provisoire consécutive à une mise en accusation. À ce stade, la mise en liberté sous caution n’était plus autorisée. Toutefois, toujours marqués par le risque d’arrestations arbitraires, les Constituants souhaitaient limiter au maximum la durée de la détention provisoire en faisant juger l’accusé dès la première assemblée du jury de jugement, le 15 de chaque mois ou, au plus tard, le 15 du mois suivant11. Par cette disposition, un accusé était jugé endéans les 2 mois qui suivaient sa mise en accusation. Ce délai qui nous paraît aujourd’hui extrêmement court pouvait paradoxalement être plus long que celui de la détention provisoire ordonnée au cours de l’instruction. En effet, lorsqu’un prévenu faisait l’objet d’un mandat d’arrêt, le porteur du mandat prévenait le directeur du jury d’accusation du district qui disposait de 24 heures pour vérifier si l’infraction était passible du tribunal criminel. Dans l’affirmative, il renvoyait le prévenu devant le jury d’accusation qu’il réunissait une fois par semaine. Dans ce cas, un prévenu faisant l’objet d’un mandat d’arrêt était susceptible d’être libéré seulement une semaine après sa détention s’il était entendu par les jurés d’accusation dès leur première assemblée12. En définitive, si l’on prend en compte les normes prévues par le décret des 16-29 septembre 1791, les durées minimales de détention provisoire sont, dans le cas d’un mandat d’arrêt, d’une semaine et, dans le cas d’une ordonnance de prise de corps, d’un mois, faisant légalement du passage à la maison de justice, la période de privation de liberté la plus longue.
6La question de la durée du séjour en maison de justice se pose à nouveau à l’issue du jugement. Si l’accusé est déclaré non convaincu par le jury, le président du tribunal criminel le libère sur-le-champ, mettant de fait un terme à la détention en maison de justice13. En cas de condamnation, il est sursis pendant trois jours à l’exécution de la sentence afin de permettre au condamné ou au commissaire du roi de se pourvoir en cassation14. Les requêtes en cassation sont adressées par les commissaires du roi au ministre de la justice, lequel les remet au tribunal de cassation15. Lorsque la requête en cassation est présentée par le condamné, elle ne peut être jugée qu’après un mois révolu, à compter du jour de la réception de la requête par le ministre de la justice16. Dans le cas où le pourvoi serait rejeté, le commissaire du roi près le tribunal criminel est chargé d’exécuter le jugement de condamnation dans les 24 heures suivant la réception de la décision du tribunal de cassation. Tout au long de cette procédure, le condamné reste détenu dans la maison de justice. En ajoutant au délai légal d’un mois les retards éventuels dans la transmission des pièces entre le commissaire du roi, le ministère de la justice et le tribunal de cassation, le temps passé en maison de justice peut s’allonger considérablement. Enfin, si le jugement doit être exécuté dans les 24 heures, la mise en œuvre des conditions nécessaires à l’accomplissement de la peine peut s’avérer beaucoup plus longue dès lors qu’elles impliquent le transfert du condamné vers un bagne ou un établissement carcéral situé dans un autre département. Aussi, loin d’être un lieu de passage inscrit dans la courte durée, la maison de justice apparaît-elle comme un lieu de détention provisoire à part entière, situé dans la chaîne pénale entre la maison d’arrêt et les diverses prisons.
7Si l’approche normative permet d’identifier la place des maisons de justice dans l’organisation pénale, il convient d’en vérifier la portée à travers l’analyse de leur activité. Dans cette perspective, j’ai choisi d’étudier les registres d’écrou des maisons de justice17. Le choix s’explique tant par l’importance donnée à l’époque à ces documents que par l’intérêt des informations qu’ils contiennent. Leur importance apparaît clairement dans le fait que toutes les fois qu’un registre est rempli, le gardien de la maison de justice le remet au greffe du tribunal criminel en présence du président. « Ainsi, il reste des témoignages perpétuels de toutes les détentions qui ont eu lieu dans les maisons indiquées par la loi : ces registres sont des dépôts où chacun peut puiser les renseignements dont il a besoin ; on ne peut en refuser la communication à qui que ce soit »18. Adrien Duport, rapporteur du décret en forme d’instruction des 29 septembre-21 octobre 1791, soulignait la nécessité de respecter ces formes pour la protection des libertés individuelles :
- 19 Décret en forme d’instruction pour la procédure criminelle des 29 septembre-21 octobre 1791.
[…] le but de toutes ces précautions est de prévenir les détentions arbitraires ; et ce n’est pas seulement en menaçant les dépositaires du pouvoir que la loi a voulu rendre difficile et presque impossible toute atteinte illégale contre la liberté individuelle : elle a cherché à arrêter le mal dès sa source, en défendant expressément à tout gardien ou tout geôlier de recevoir ou retenir qui que ce soit, si ce n’est en vertu des mandats d’arrêt, ordonnances de prise de corps, ou jugements de condamnation19.
8Dans un contexte où les registres d’écrou étaient reconnus comme des instruments garantissant la défense des libertés, leur bonne tenue ne pouvait être prise à la légère par les gardiens des maisons de justice, « sous peine d’être poursuivi comme coupable de crime de détention arbitraire »20.
9Afin de faciliter le contrôle des registres d’écrou, les dispositions légales relatives à leur rédaction étaient précises : lorsqu’un accusé est conduit à la maison de justice, le gardien est tenu « d’avoir un registre signé et paraphé à toutes les pages par le président du tribunal »21. Avant de remettre l’individu, l’officier assermenté – la plupart du temps un gendarme ou un huissier – fait inscrire, en présence du gardien, l’ordonnance de prise corps sur le registre. L’acte de remise de l’accusé est également écrit en sa présence et le tout est signé tant par l’officier assermenté que par le gardien, lequel lui en donne une copie signée pour sa décharge22. Le registre contient également, en marge de l’acte de remise, la date de la sortie du détenu de même que l’ordonnance ou le jugement en vertu desquels elle a eu lieu23. Dans la pratique cependant, contrairement au prescrit de l’art. 5 du décret des 16-29 septembre 1791, les gardiens des maisons de justice ne retranscrivent pas les ordonnances de prise de corps dans leur intégralité, sans doute par manque de temps24. Seules sont mentionnées les informations relatives à l’identification de l’accusé (noms, professions et lieu de résidence) et à la légalité de l’ordonnance de prise de corps (date de l’ordonnance, nom du directeur du jury d’accusation responsable de l’ordonnance, décision de mise en accusation par le jury). Les informations relatives au jugement prononcé par le tribunal criminel permettent de justifier à la fois la réintégration du détenu dans la maison de justice et sa sortie : date du jugement et nature du jugement (principalement mise en liberté, type et durée de la peine, renvoi). La date de sortie de la maison de justice correspond à celle du jugement uniquement dans le cas où l’accusé est reconnu innocent. L’individu est alors mis sur-le-champ en liberté. Pour les condamnés débute au contraire une période incertaine dans l’attente d’un transfert vers un lieu d’emprisonnement situé dans le chef-lieu du département, dans un autre district du département ou hors du département. Outre les mises en liberté et les transferts, d’autres « sorties » de la maison de justice sont également attestées à l’occasion de l’évasion du détenu ou de son décès. Celui-ci peut être naturel ou consécutif à une condamnation à mort, auquel cas le gardien inscrit la mention « a subi la peine de mort » ou « condamné à avoir la tête tranchée ».
10Les registres d’écrou sont ouverts dès la mise en place du jury criminel prévue pour le 1er janvier 1792. Les premiers accusés sont inscrits à Nîmes le 25 janvier, à Angers le 30 janvier, à Dijon le 6 février et à Nantes le 15 mars. L’institution des maisons de justice est par conséquent rapide. Si les registres ne permettent pas d’appréhender de manière précise leur fonctionnement quotidien, ils témoignent des difficultés de l’époque provoquées tant par les troubles révolutionnaires que par le défaut de financement des prisons. En principe, la maison de justice est un lieu de détention indépendant, situé dans le chef-lieu du département et disposant de son propre gardien. C’est le cas dans la Meurthe, le Maine-et-Loire et le Gard. Toutefois, dans la Côte-d’Or et la Loire-Inférieure, les maisons de justice du département et d’arrêt du district se situent dans le même bâtiment sous la surveillance d’un gardien unique. La réunion dans un seul édifice de plusieurs types de prisons ou de maisons d’arrêt est une pratique courante à l’époque, destinée à pallier le manque de locaux adéquats et à réduire les coûts de fonctionnement et de surveillance25. D’autre part, la guerre civile qui éclate à partir de 1793 dans plusieurs départements aura pour conséquence d’accroître considérablement et de modifier la population des maisons de justice, en particulier là où elles font également fonction de maison d’arrêt. Dans la Côte-d’Or, le dernier accusé ayant fait l’objet d’une ordonnance de prise de corps est inscrit le 24 août 1793. À partir de cette date, les autorités sont confrontées à une augmentation massive du nombre de détenus provoquée par l’exécution des lois d’exception. Dans ce contexte, la maison de justice sert uniquement de maison d’arrêt et de prison pour les prêtres réfractaires, les militaires, les émigrés et autres contre-révolutionnaires détenus sur ordre du conseil général de la commune de Dijon, du comité de surveillance, du commandant militaire ou encore du conseil de guerre de la 18e Division militaire. Il faudra attendre le 5 avril 1797 – près de 3 ans et demi – pour que la maison de justice retrouve sa fonction initiale de maison d’arrêt pour les individus faisant l’objet d’une ordonnance de prise de corps. Une situation similaire se présente à Nantes. À partir du 12 octobre 1793, la maison de justice accueille un nombre croissant de condamnés par jugements des commissions militaires et des tribunaux criminels militaires. En l’espace d’une année (entre le 16 avril 1794 et le 15 avril 1795), à peine 14 accusés relevant du tribunal criminel ordinaire y sont enregistrés. Il convient cependant de ne pas généraliser à toute la France l’effacement des fonctions de maison de justice à l’époque de la Terreur ou de la Réaction thermidorienne. Dans la maison de justice de la Meurthe, par exemple, le nombre d’accusés reste constant et sa population ne semble pas modifiée par la mise en œuvre des législations d’exception.
11L’analyse des registres d’écrou sous le régime de la justice ordinaire permet de mesurer les différents temps de détention depuis la mise en accusation jusqu’à la sortie de la maison de justice et, ce faisant, de vérifier l’adéquation des pratiques de privation de liberté avec l’idéal révolutionnaire d’une détention provisoire aussi courte que possible. Étant donné l’ampleur du chantier de recherche, les résultats présentés ici sont partiels et provisoires. Pour l’accusé, le premier temps de la détention provisoire débute par son envoi ou son transfert dans une maison de justice dès que l’ordonnance de prise de corps lui a été signifiée. Le décret en forme d’instruction pour la procédure criminelle des 29 septembre-21 octobre 1791 prévoyait un délai de 24 heures entre la signification de l’ordonnance et l’entrée dans la maison de justice. Cette disposition qui n’était pas prévue par le décret des 16-29 septembre 1791 était sans doute trop optimiste et ne tenait pas compte du temps nécessaire à l’organisation du transfert des accusés entre les maisons d’arrêt dispersées dans les différents districts et la maison de justice départementale. Le temps moyen de transfert dans les départements étudiés varie de 4 à 8 jours. Il s’agit d’une durée relativement constante que l’on retrouve tout au long de la période révolutionnaire. Le délai de transfert est en partie lié à l’éloignement géographique des maisons d’arrêt mais pas uniquement. Dans la Meurthe, en 1792, il faut 11 jours pour amener Pierre Heriat de Lunéville à Nancy alors que le transfert de Nicolas Trouquart, également détenu dans la maison d’arrêt de Lunéville, ne prend qu’une seule journée en l’an ii. Ces écarts s’expliquent par la capacité – ou l’incapacité – de la gendarmerie à trouver le temps et les effectifs nécessaires à l’escorte des détenus. Dans la Loire-Inférieure, afin de surmonter ces écueils, les gendarmes effectuent fréquemment les transferts par groupe d’accusés.
12À partir du moment où l’accusé est remis au gardien de la maison de justice, le deuxième temps de la détention provisoire débute, caractérisé par l’attente de la mise en jugement devant le tribunal criminel. Nous avons vu que suivant le décret des 16-29 septembre 1791 un accusé devait être jugé dès la première assemblée du jury de jugement, le 15 de chaque mois ou, au plus tard le 15 du mois suivant, autrement dit dans un délai maximal de deux mois après la mise en accusation. Dans la pratique, cette norme légale est respectée dans les 3 départements pour lesquels nous avons suffisamment de données. Le délai moyen en 1792 est de 30 jours dans la Loire-Inférieure, 36 jours dans la Côte-d’Or et 44 jours dans la Meurthe. Dans la Côte-d’Or, en l’an vi (1797-1798), l’attente diminue et atteint 26 jours. Malgré les difficultés inhérentes à l’établissement d’un nouveau modèle juridique, les tribunaux criminels ont manifestement été soucieux de respecter les délais prévus par la loi et d’éviter ainsi une détention provisoire trop longue à des citoyens qui pourraient in fine être reconnus innocents. Si à ce stade de la procédure pénale, le temps de détention est strictement encadré par le décret des 16-29 septembre 1791, il en va tout autrement du dernier temps de la détention en maison de justice, celui de l’attente de l’exécution de la peine. Dans ce domaine, la loi prévoyait un sursis de trois jours afin de permettre l’introduction d’un pourvoi en cassation. Une fois le délai passé, le commissaire du roi/gouvernement était tenu d’exécuter le jugement dans les 24 heures.
13L’étude des pratiques montre cependant une réalité plus complexe. L’intervalle entre le jugement du tribunal criminel et la sortie de la maison de justice est le plus long de tous les temps de détention en maison de justice. Il est en moyenne de 115 jours dans la Loire-Inférieure en 1792 et de 107 jours dans la Côte-d’Or en l’an vii (1798-1799)26. L’allongement du séjour en maison de justice s’explique principalement par l’attente de l’arrivée de la chaîne qui conduit les condamnés vers les bagnes de Brest ou de Toulon. Elle ne passe que trois fois dans la Côte-d’Or en 1798 et 179927. Il suffit dès lors qu’un individu soit condamné aux fers (travaux forcés) peu de temps après le passage de la chaîne pour qu’il soit obligé de patienter plusieurs mois dans la maison de justice. Pierre Bailly en fit l’expérience. Condamné pour vols en foire à quatre années de fers le 5 avril 1798, il rata la chaîne du 8 mars et dut attendre pendant 178 jours le prochain départ vers Toulon. Une situation similaire se présente dans la Loire-Inférieure où le transfert vers les bagnes n’est organisé que deux fois par an entre 1792 et 179528. À l’exemple de Pierre Bailly, Charles Jannai resta six mois dans la maison de justice de Nantes avant de partir « pour les galères ». Condamné à quatorze années de fers le 17 octobre 1792, il manqua le passage de la chaîne du… 20 octobre à cause du sursis légal de trois jours prévu avant toute exécution de jugement criminel. Toutefois, il ne faudrait pas réduire le système pénal de la Révolution aux difficultés liées à l’envoi des condamnés vers les bagnes. La majorité des transferts vers les autres lieux de détention semblent se faire endéans le mois qui suit les jugements des tribunaux criminels.
14Au terme de ce rapide aperçu de la création des maisons de justice à l’époque de la Révolution française, il apparaît que celles-ci constituent des établissements de détention provisoire à part entière. Situées entre les maisons d’arrêt et les prisons, elles ont des fonctions importantes consistant à priver de liberté des citoyens certes accusés mais toujours présumés innocents. Les constituants de 1791 étaient conscients de cette ambivalence. Aussi ont-ils adopté une législation protectrice des droits des justiciables. Elle imposait notamment le respect de formes et de délais afin d’éviter des détentions arbitraires et de limiter le temps passé en maison de justice. Leurs objectifs ont-ils été atteints ? Il est trop tôt pour répondre à cette question étant donné la nécessité d’approfondir les recherches. Cependant, à la vue des premiers résultats obtenus, force est de constater que la situation rencontrée dans les maisons de justice est sensiblement éloignée des représentations liberticides véhiculées à propos des conciergeries révolutionnaires. Dans les départements de la Loire-Inférieure et de la Côte-d’Or, les « politiques de la Terreur » aboutissent à l’arrêt de la justice criminelle ordinaire et à la détention massive, dans les maisons de justice, d’une population radicalement différente de celle des accusés. Toutefois, dans d’autres, tels que la Meurthe, l’organisation pénale est maintenue et les normes légales respectées. Les données obtenues pour 1792 indiquent clairement une volonté de l’ensemble des acteurs (gendarmes, gardiens, juges) de respecter tant les normes que les délais de détention et de renvoi des accusés prévus par le décret des 16-29 septembre 1791. La situation est moins positive à propos de l’exécution des peines, notamment dans le cas des transferts pour les bagnes. Le défaut d’organisation ou la faible fréquence des passages de la chaîne peuvent entraîner, pour les condamnés, une prolongation de la détention de plusieurs mois dans les maisons de justice. Cependant, les atteintes que ces dysfonctionnements portent aux libertés individuelles doivent sans doute être relativisées et analysées au regard de l’immense défi que constitua la mise en place d’un système pénal fondamentalement nouveau.
Bibliographie indicative
Allen Robert, Les tribunaux criminels sous la Révolution et l’Empire. 1792-1811, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2005, 324 p.
Berger Emmanuel, La justice pénale sous la Révolution. Les enjeux d’un modèle judiciaire libéral, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2008, 296 p.
Petit Jacques-Guy, Ces peines obscures. La prison pénale en France (1780-1875), Paris, Fayard, 1990, 749 p.
1 Archives parlementaires (ci-après AP), 1ère série, t. 29, p. 628.
2 Art. 10 h. V de la constitution du 3 septembre 1791.
3 Art. 13 ch. V de la constitution du 3 septembre 1791.
4 Art. 14 ch. V de la constitution du 3 septembre 1791.
5 La bibliographie de Jean-Claude Farcy est consultable sur Criminocorpus : https://criminocorpus.org/fr/ref/25/16904/
6 Les dispositions du décret des 16-29 septembre 1791 relatives aux maisons de justice seront reprises sous le Directoire par les articles 570 à 580 tit. xviii livre ii du Code des délits et des peines du 3 brumaire an iv.
7 À la même époque, Louis-Michel Le Peletier de Saint-Fargeau soulignait également la nécessité de concevoir le Code pénal comme faisant partie d’un modèle de justice pénale plus large : Le Code pénal « peut être considéré comme le complément du décret sur les jurés. Ces deux lois réunies forment ensemble le Code criminel : l’une en prescrira les peines et spécifiant les délits dont l’autre a déterminé le mode et les formes de la poursuite » (AP, t. 26, 23 mai 1791, p. 320)
8 Art. 1 tit. xiv du décret des 16-29 septembre 1791.
9 La procédure criminelle organisée par le décret des 16-29 septembre 1791 sera complétée par un décret « didactique » destiné à éclaircir ses zones d’ombre : le décret en forme d’instruction pour la procédure criminelle des 29 septembre-21 octobre 1791.
10 Sur le modèle pénal de la Révolution française, voir : Robert Allen, Les tribunaux criminels sous la Révolution et l’Empire. 1792-1811. Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2005 ; Emmanuel Berger, La justice pénale sous la Révolution. Les enjeux d’un modèle judiciaire libéral, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2008.
11 Art. 20 et 21 tit. xiv du décret des 16-29 septembre 1791.
12 Contrairement à la procédure de mise en jugement devant le tribunal criminel, la législation ne prévoyait aucun délai pour le renvoi d’un prévenu devant le jury d’accusation.
13 Art. 1 tit. viii du décret des 16-29 septembre 1791.
14 Art. 15 et 16 tit. viii du décret des 16-29 septembre 1791.
15 Art. 18 tit. VIII du décret des 16-29 septembre 1791.
16 Art. 19 tit. viii du décret des 16-29 septembre 1791. Ce laps de temps doit permettre au condamné de faire parvenir au tribunal de cassation, par l’intermédiaire du ministre de la justice, les moyens de cassation qu’il souhaite employer.
17 Dans le cadre de cette contribution, j’ai étudié les registres d’écrou de cinq départements : Côte-d’Or (Archives départementales de la Côte-d’Or, L 4597/3 et L 4598/4), Gard (Archives départementales du Gard, L 3845 à 3848), Loire-Inférieure (Archives départementales de Loire-Atlantique, L 865), Maine-et-Loire (Archives départementales du Maine-et-Loire, 2Y3/2) et Meurthe (Archives départementales de la Meurthe-et-Moselle, L 4298 et L 4299).
18 Décret en forme d’instruction pour la procédure criminelle des 29 septembre-21 octobre 1791.
19 Décret en forme d’instruction pour la procédure criminelle des 29 septembre-21 octobre 1791.
20 Décret en forme d’instruction pour la procédure criminelle des 29 septembre-21 octobre 1791.
21 Art. 4 tit. xiv du décret des 16-29 septembre 1791.
22 Art. 5 tit. xiv du décret des 16-29 septembre 1791.
23 Art. 7 tit. xiv du décret des 16-29 septembre 1791.
24 A l’exception du registre d’écrou de la maison de justice du département de la Meurthe.
25 Sur la question de l’état des prisons pendant la Révolution, voir Jacques-Guy Petit, Ces peines obscures. La prison pénale en France (1780-1875), Paris, Fayard, 1990, p. 73-108. Il convient de noter que l’art. 11 tit. 14 du décret des 16-29 septembre 1791 exigeait uniquement la distinction entre les maisons d’arrêt ou de justice et les prisons : « jamais un homme condamné ne pourra être mis dans la maison d’arrêt, et réciproquement ».
26 Afin d’éviter tant une sous-évaluation qu’une surévaluation du délai de sortie de la maison de justice, j’ai écarté les sorties immédiates consécutives aux absolutions prononcées par les jurys de jugement de même que les sorties autorisées une fois la peine accomplie. Ce dernier cas de figure se produit lorsque la maison de justice sert également de prison.
27 Les 8 mars 1798, 30 septembre 1798, 13 août 1799.
28 Les 20 octobre 1792, 15 décembre 1792, 21 mai 1793, 24 août 1793, 20 avril 1794, 12 décembre 1794, 27 mars 1795 et 25 mai 1795.
Haut de pageEmmanuel Berger, « La naissance des maisons de justice sous la Révolution française », Criminocorpus [En ligne], 23 | 2023, mis en ligne le 15 septembre 2023, consulté le 14 septembre 2024. URL : http://journals.openedition.org/criminocorpus/13469 ; DOI : https://doi.org/10.4000/criminocorpus.13469
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