• 1 Les actes rassemblés dans ce volume sont issus du colloque qui eut lieu les 9 et 10 novembre 2022 à (...)

1Les contributions rassemblées ici et les échanges nés de la confrontation des regards des médiévistes et des modernistes ont tenté d’apporter un éclairage neuf à l’histoire sociale de la justice en adoptant une analyse centrée sur les réseaux des acteurs, leurs pratiques, leurs stratégies et les jeux de pouvoir à l’œuvre dans les procédures judiciaires ou en parallèle de celles-ci.

• 2 Martine Charageat, Bernard Ribémont, Mathieu Soula, Mathieu Vivas (dir.), Résister à la justice (xi (...)
• 3 Benoît Garnot, Histoire de la justice (France, xvi^e-xxi^esiècle), Paris, Gallimard, 2009.
• 4 Benoît Garnot (dir.), Normes juridiques et pratiques judiciaires du Moyen Âge à l’époque contempora (...)
• 5 Géraldine Ther, Jeux de rôles et de pouvoirs. La représentation des femmes dans les factums (1770-1 (...)
• 6 Lucien Faggion, Christophe Regina, Bernard Ribémont (dir.), La culture judiciaire. Discours, représ (...)
• 7 Ibid.

2Depuis une dizaine d’années, les études historiques sur les pratiques judiciaires ont mis en évidence, à contre-pied de la vision d’une institution judiciaire implacable, la relative autonomie des justiciables, capables d’élaborer des stratégies judiciaires2. Sous l’Ancien Régime, les choix effectués par les justiciables – tous groupes sociaux confondus – prouvent leur capacité à adapter leurs stratégies en fonction des normes juridiques, et révèlent une certaine appropriation de la culture judiciaire3. Dans ce domaine de recherche, les pratiques judiciaires ont été confrontées aux normes juridiques pour évaluer leur tendance à s’y conformer ou à s’en écarter4. Passées au crible du genre, les stratégies des justiciables donnent à voir des femmes autonomes, pour la plupart, sachant demander justice pour défendre leurs droits, même si la mise en avant d’un protecteur masculin, dans une démarche ou un mémoire judiciaire, demeurait une norme sociale valorisée par le droit et les jurisconsultes5. Des pratiques genrées en situation judiciaire ont été mises en évidence, surtout dans des affaires spécifiques, telles que les violences conjugales, les agressions sexuelles ou les infanticides, mais l’appartenance sociale apparaît souvent comme un facteur explicatif plus déterminant des comportements face à la justice6. Les stratégies judiciaires ont également été examinées en tant que discours, représentations et usages de la culture judiciaire7. Grâce à une acculturation juridique permise par la diffusion des libelles, des factums et d’une littérature de colportage, les populations urbaines et rurales étaient en mesure de se donner un rôle, de produire des discours conformes aux attentes des représentants de la justice ou bien de l’opinion publique, et d’adapter leurs déclarations selon qu’ils cherchaient, soit à attirer la clémence des juges, soit à innocenter ou accuser une personne. Ainsi, les stratégies judiciaires ont principalement été interrogées du point de vue des normes et des représentations culturelles, cependant l’influence des sociabilités sur les choix des justiciables n’a, jusqu’à présent, guère donné lieu à des études approfondies. Puisqu’une analyse centrée sur l’individu comme acteur de ses pratiques judiciaires a été privilégiée, il paraît pertinent de la compléter par une analyse relationnelle, afin de questionner l’influence des relations sociales sur les choix des acteurs face à la justice, qu’il s’agisse de soutiens apportés ou de pressions exercées par un groupe d’appartenance ou un réseau de sociabilité. Ainsi, les chercheurs ayant participé à ce colloque ont mis au jour des sources révélant la capacité des acteurs de la scène judiciaire d’utiliser leurs relations sociales pour interférer dans les procédures ou influencer un jugement.

• 8 Claire Lemercier, « Analyse de réseaux et histoire », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 20 (...)
• 9 James Clyde Mitchell, Social Networks in Urban Situations. Analyses of personal relationships in Ce (...)
• 10 Voir la synthèse de Laurent Jégou, « Potentialités de l’analyse-réseau en histoire médiévale », mis (...)
• 11 Par exemple en histoire médiévale : Françoise Autrand, Naissance d’un grand corps de l’État, les ge (...)
• 12 Parmi les travaux précurseurs, citons par exemple, en histoire antique : L. Michael White (éd.), So (...)
• 13 Jean-Pierre Dedieu et Didier Ozanam élaborèrent dès 1989, dans le cadre d’un projet international, (...)
• 14 Pierre-Yves Beaurepaire, Dominique Taurisson (éd.), Les ego-documents à l’heure de l’électronique. (...)
• 15 Des journées d’études et un colloque organisés par le CEMMC à Bordeaux en 2012 et 2014 ont donné li (...)
• 16 Le groupe RES-HIST tient un blog à l’adresse suivante : https://reshist.hypotheses.org/a-propos.
• 17 Journal of Historical Network Research, librement accessible en ligne : https://jhnr.uni.lu/index.p (...)
• 18 Claire Lemercier, art. cité supra, p. 91.
• 19 Ibid., p. 106 ; Claude Gauvard, art. cité supra.
• 20 Claude Gauvard, art. cité supra.
• 21 Claire Lemercier, art. cité supra, p. 92.
• 22 Ibid.

3Afin de qualifier de manière juste l’influence des sociabilités dans les stratégies adoptées par les justiciables, il convient tout d’abord de s’accorder sur la notion de « réseau ». Sans revenir sur l’épistémologie de cet outil conceptuel, qui a déjà été rappelée par d’autres chercheurs reconnus8, nous retenons ici une définition qui fait relativement consensus en sciences humaines, à savoir « un ensemble particulier d’interrelations entre un ensemble limité de personnes, avec la propriété supplémentaire que les caractéristiques de ces interrelations, considérées comme une totalité, peuvent être utilisées pour interpréter le comportement social des personnes impliquées9 ». Certes, l’emploi de la notion de réseau est sujet à débat en histoire médiévale et moderne, d’abord parce que les sources de cette époque se prêtent peu à la reconstitution complète d’un réseau, ensuite parce que le fait de déceler quelques relations interpersonnelles ne suppose pas forcément l’existence d’une structure parfaitement délimitée, agissant de façon logique et coordonnée10. On peut lui préférer les termes de « sociabilités », « milieux », « mouvances », « nébuleuses », ou encore celui de « parentèle » dans son acception la plus large. Cependant, l’emploi du terme de « réseau » en Histoire n’est pas un fait nouveau11. Les réseaux personnels ou réseaux sociaux ont fait l’objet de diverses études historiques12, notamment avec l’essor des bases de données à des fins prosopographiques dans les années 199013. Depuis une dizaine d’années, plusieurs historiens ont questionné de manière plus approfondie cette notion pour différentes époques14. Des rencontres scientifiques sur les réseaux se sont multipliées15. Le groupe RES-HIST s’est constitué en 2013 sous l’égide de Claire Lemercier pour promouvoir les travaux historiques sur les réseaux en partageant des outils conceptuels et méthodologiques16. L’essor pris par les recherches historiques centrées sur l’analyse des réseaux s’est concrétisé par l’apparition d’une revue spécialisée depuis 201717. Tandis qu’une approche structurale des réseaux a souvent été adoptée en histoire contemporaine, parce qu’elle suppose de disposer d’une information suffisamment exhaustive sur toute une population, un groupe, une classe sociale, dont on étudie les liens internes de façon homogène18, une analyse égocentrée des réseaux a été privilégiée en histoire moderne. Cependant, Claire Lemercier et Claude Gauvard ont souligné, l’une comme l’autre, la complémentarité de l’analyse relationnelle (logique de réseaux) et de l’analyse catégorielle (appartenance à un groupe défini, une classe sociale, une structure)19. Esquisser un « réseau personnel » ou « égocentré » revient à décrire les relations d’un individu à un autre en mesurant la distance et le nombre d’intermédiaires qui les séparent, sans forcément former un ensemble clos car « par nature, il reste incomplet »20. À défaut de « connaître les relations, ou l’absence de relation, entre chaque couple possible d’individus d’un ensemble donné »21, médiévistes et modernistes peuvent comparer le « capital relationnel » de plusieurs acteurs individuels ou collectifs (sociétés marchandes, corporations, communautés religieuses…) : taille, composition, densité. Les résultats de telles enquêtes peuvent avoir une plus large portée si on leur donne une dimension diachronique, en comparant le « capital relationnel » d’un ou plusieurs individus à différentes dates22. Nous avons donc fait le choix, dans le cadre de notre colloque, de parler de mobilisation d’un réseau dès lors qu’une stratégie judiciaire consistait, pour les principaux acteurs, à activer leur capital relationnel, sans se limiter aux relations immédiates, c’est-à-dire à solliciter divers individus par personne(s) interposé(e)s, pour que justice soit rendue.

• 23 Thierry Dutour, Une société de l’honneur. Les notables et leur monde à Dijon à la fin du Moyen Âge, (...)
• 24 Claude Gauvard, « Violence citadine et réseaux de solidarité. L’exemple français au xiv^e et xv^e siè (...)
• 25 Stéphane Boisselier, « La circulation réticulaire de l’information en milieu rural : historiographi (...)
• 26 Jean-Hervé Foulon, « L’Église et son rôle dans les conflits familiaux angevins : le cas exemplaire (...)
• 27 Martine Charageat, La délinquance matrimoniale : Couples en conflit et justice en Aragon (xv^e-xvi^e (...)

4Si la mobilisation des réseaux en justice a été, jusqu’alors, un objet peu travaillé en soi dans l’historiographie médiévale et moderne de la justice, elle constitue néanmoins une approche répandue et transversale de plusieurs monographies consacrées à l’étude de conflictualités diverses : politiques23, urbaines24, rurales25, familiales26, matrimoniales27, etc. Ainsi, l’originalité du thème de ce colloque réside dans la volonté d’encourager des études ciblées sur les stratégies judiciaires reposant sur la mobilisation d’un réseau, en différents lieux et à différentes époques, afin d’apporter quelques éléments de réponse sur la diversité des acteurs capables de mettre en œuvre ces stratégies, les modes et les moyens utilisés, l’inscription de ces usages dans le cadre judiciaire ou en dehors de celui, la conformité ou non-conformité de ces pratiques par rapport au Droit.

• 28 Des exemples ont déjà été mis en évidence : Béatrice Fourniel (dir.), op. cit. ; Michel Brunet, « C (...)

5Afin de comprendre l’influence et le rôle de la parentèle et des sociabilités dans les stratégies judiciaires, plusieurs pistes ont été explorées. Quels acteurs avaient la capacité de mobiliser des ressources relationnelles pour obtenir justice ? Cette stratégie était-elle exclusivement le fait des élites ? Ces réseaux étaient-ils hiérarchisés ou multipolaires ? Quel but poursuivait chacun des acteurs intervenant dans ce type de stratégies judiciaires ? De quelle(s) manière(s) et à quel moment de la procédure intervenaient les appuis sollicités ? La reconstitution des réseaux mobilisés dans le cadre de procédures judiciaires révèle-t-elle des collusions entre élites ou, au contraire, la concurrence entre les aires d’influence des pouvoirs judiciaires, ecclésiastiques et politiques28 ? À quelle échelle s’exerçaient ces jeux de pouvoir ? Les justiciables cherchaient-ils à dissimuler ces immixtions ou, au contraire, leur était-il nécessaire de mettre en avant leurs soutiens ? Ces manœuvres étaient-elles efficaces ? Comment évolua le réseau d’un individu ou d’un groupe au cours d’un long procès, un long conflit ou au travers de différentes affaires judiciaires ? Leurs réseaux de soutien étaient-ils changeants ou pérennes ? Les mêmes liens pouvaient-ils, dans certaines circonstances, être activés comme ressources, et dans d’autres, devenir vecteurs de contraintes dans la résolution d’une affaire judiciaire ?

• 29 France, Paris, Bibliothèque nationale de France, Almanach des plaideurs, 1689, burin et eau-forte, (...)
• 30 Damien Chantrenne, « L’Almanach des plaideurs (1689). De l’idée à l'estampe », Revue de la BNF, 201 (...)
• 31 Boileau rédigea d’abord la fable seule, avant de l’insérer dans son Épître II, dont la composition (...)

6L’Almanach des plaideurs de 1689 (figure 1)29 offre une représentation des manœuvres possibles de la part des plus fortunés pour gagner un procès. Ce dessin de Pierre Paul Sevin gravé chez Pierre Landry à Paris30 met en scène l’absurdité du fonctionnement de l’appareil judiciaire. Les annotations évoquent les multiples recours qui allongent les procédures et ne servent qu’à enrichir les gens de justice par la ruine des plaideurs. La critique de la chicane et de la vénalité des gens de justice, dans cette estampe, n’est pas un fait nouveau. Déjà, dans l’Antiquité grecque, Aristophane avait développé une satire de l’organisation judiciaire athénienne dans sa comédie Les Guêpes, rédigée en 422 avant J.-C. Dans le contexte plus immédiat de la production de cette estampe, Racine en avait fait le sujet d’une comédie, intitulée Les Plaideurs, jouée pour la première fois en 1668 à l’hôtel de Bourgogne de Paris. Le graveur s’en inspira probablement, mais il préféra faire référence à Boileau. En effet, l’avis aux plaideurs (« Plaideurs, lisez bien ce qui suit. ») placé dans la partie centrale de cette affiche, sur ce qui apparaît comme l’autel de la justice, n’est autre qu’une fable composée par Boileau vers 1669-167031.

• 33 La Fontaine, vexé sans doute que Boileau eût critiqué et refait sa fable du Bûcheron, avait à son t (...)
• 34 L’Autruche tenant dans son bec un fer à cheval est un symbole essentiellement celtique, très fréque (...)
• 35 En haut à gauche : « Catalogue des livres d’un plaideurs [sic] : L’exercice de la patience ; L’art (...)

7La Fontaine voulut réécrire cette fable L’Huître et les Plaideurs en 167133. Ainsi, la scène représentée dans la partie haute de cette estampe, où l’on voit une allégorie de la justice, ayant laissé retomber de part et d’autre de son genou droit, sa balance, pour tendre à chaque plaignant une coquille, pouvait évoquer un lieu commun pour le public récepteur de cette estampe en 1689. Elle illustre l’idée que la justice, sous prétexte d’être équitable, spolie le bien des plaideurs. Assise sur son trône, sous un immense dais, cette allégorie de la justice appuie son pied droit sur une tortue, près de laquelle a été ajoutée la mention « Ainsi vont les procès », pour critiquer la lenteur des procédures. À sa droite, se trouve une autruche avec un fer à cheval dans le bec34, portant un médaillon indiquant « L’Autruche consomme le fer et les procès ruinent les familles », ce qui tourne en dérision les justiciables naïfs, à qui les procureurs font avaler n’importe quel argument pour relancer sans cesse des procédures fort coûteuses. Toutes les mentions insérées dans les coins supérieurs gauche et droit de l’estampe35 renforcent cette satire, en ironisant sur les pratiques des procureurs et des avocats qui, en défendant leurs clients, recherchent plus le gain que la vérité.

• 36 Laurie Fréger, « Le coût de la justice civile à travers les archives judiciaires : l’exemple des ép (...)

8Pour rendre plus concret ce topos, cette estampe met en scène un procès fictif entre un écuyer dénommé Claude Clin (représenté à gauche de l’allégorie de la justice) et un homme du peuple présenté comme suit « Jean Nory habitant de Falaize » (à droite). L’un et l’autre sont accompagnés de leur procureur respectif, dont la sonorité des noms (« Certou » et « Tientferme ») est en soi comique. Plusieurs éléments renvoient à une critique de la justice civile, forcément inégale, puisque dépendant de la capacité des plaideurs à la financer. Ainsi, l’écuyer a les moyens de faire de multiples recours, comme en attestent les huit sacs à procès du procureur Certou qui le défend ; tandis que Tientferme, procureur du paysan, n’a que deux sacs à procès. Ensuite, l’allégorie de la justice est tournée vers l’écuyer, comme si elle était davantage portée à lui accorder sa faveur. En outre, à gauche de l’autel de la justice, du côté de l’écuyer, se trouve un symbole de joie (un bouquet de fleurs), et à droite, du côté du pauvre homme à genoux, un symbole de douleur et de sacrifice (une couronne d’épines). Le caractère interminable de la procédure est figuré par 59 annotations (sur les marches du palais et la voûte entourant l’étude du procureur) correspondant à tous les rebondissements de ce procès menant à la ruine du paysan. Enfin, la partie inférieure de cette estampe reproduit l’étude d’un procureur, où l’on retrouve Monsieur Clin, écuyer, qui présente sa requête. Ce dernier, lui offre, outre la bourse posée sur la table, divers présents en nature – gibier, fruits, bouteilles de vin – sont la représentation est accompagnée de cette phrase : « Les présents faits aux procureurs et aux secrétaires outre leurs droits ». Ces pots-de-vin, qui ne doivent pas être confondus avec la rémunération légale des gens de justice (vacations honoraires pour les avocats et les procureurs, vacations et épices pour les magistrats36) illustrent un système de dons et contre-dons en marge d’un procès, entre justiciables et auxiliaires de justice, ou au sein d’un réseau permettant de solliciter une personne pouvant influer sur le cours de la procédure.

• 37 Benoît Garnot, Histoire de la justice, op. cit., Paris, Gallimard, 2009, p. 370-371.
• 38 Benoît Garnot, Histoire de la justice, op. cit., p. 374.
• 39 Ibid., p. 373.
• 40 Ibid., p. 372.
• 41 Ibid., p. 527.
• 42 Ibid., p. 534. Cette fourchette vaut pour Lyon à la fin du xviii^e siècle, d’après Christine Lamarre (...)

9Sous l’Ancien Régime, la procédure accusatoire, fréquemment utilisée au civil, génère plus d’inégalités que la justice pénale, privilèges judiciaires des nobles mis à part. Quant au fonctionnement de la juridiction civile, à la période moderne, la procédure accusatoire débute par l’assignation qu’un demandeur fait envoyer à un défendeur. Après l’assignation, chaque partie choisit un procureur. Le juge examine ensuite les défenses données par le défendeur, puis commence à instruire l’affaire s’il se juge compétent, ou bien la renvoie vers une autre juridiction. Lors de l’audience publique, les parties produisent leurs preuves, des témoins peuvent parfois témoigner, des expertises sont entendues ou lues, les avocats et les procureurs plaident37. Les justiciables peuvent alors gérer, diriger à leur gré et même arrêter à tout moment la procédure, ce qui en fait, pour reprendre une expression de Benoît Garnot, « le lieu par excellence de l’autonomie des justiciables »38. En effet, le juge ne joue qu’un rôle passif puisque les procureurs et les avocats des deux parties sont responsables de l’instruction avant le procès, ainsi que des écritures qui l’accompagnent, puis détiennent le rôle principal pendant l’audience39. Enfin, le juge rend immédiatement sa sentence, à moins que la complexité de l’affaire nécessite plusieurs audiences. Dans ce cas, un arrêt interlocutoire conclue à un appointement en droit, donnant permission de joindre au dossier des conclusions écrites d’avocats, ou un appointement à mettre, c’est-à-dire un appel aux conclusions écrites d’un rapporteur, ou bien encore à un appointement délibéré, ce qui signifie que la sentence serait prononcée à l’audience suivante. Dans le cas de ces affaires dites à « appointement par écrit » ou à « dictums », les parties ont le droit de faire rédiger et répandre dans le public des plaidoiries écrites appelées factums40. Dans les affaires civiles jugées en plusieurs audiences (« affaires par dictums »), les magistrats peuvent exiger le paiement d’« épices »41. Une audience ne statuant pas définitivement peut coûter entre trois et cent quatre-vingt-quatorze livres, un jugement entre six et quatre-vingt-dix-neuf livres42. Par conséquent, même si la justice est théoriquement gratuite, plus la procédure s’allonge, plus les dépenses s’accumulent. Quiconque gagne le procès ne peut avoir néanmoins la certitude de rentrer dans ses frais, même si la partie adverse est condamnée aux dépens, c’est-à-dire à régler les frais de justice.

• 43 Des monographies consacrées aux justices urbaines ont permis de mettre fin à ce mythe de l’inquisit (...)
• 44 Claude Gauvard, Condamner à mort au Moyen Âge. Pratiques de la peine capitale en France (xiii^e-xv^e  (...)
• 45 Joël Blanchard, Procès politiques aux temps de Charles vii et Louis xi Alençon, Paris, Droz, 2018.

10Pour la période médiale, les procédures ne se distinguent pas encore clairement entre le pénal et le civil, l’accusatoire et l’inquisitoire coexistent sans que le second ne supplante le premier comme on l’a longtemps soutenu43. La différence réside davantage dans le caractère ordinaire ou extraordinaire des procédures instruites. Les affaires civiles et criminelles se déroulent donc selon une procédure similaire. Claude Gauvard rappelle que la distinction tient surtout au fait que, dans le champ du criminel, la procédure devient extraordinaire lorsque la justice décide de recourir à des moyens spécifiques (torture et aveu par exemple) pour prouver le crime et surtout la culpabilité des prévenus44. En France, sous l’égide du Parlement de Paris notamment, cela concerne particulièrement les crimes graves tels que les crimes politiques, de trahison ou de lèse-majesté45. Cette vérité à construire au cœur du tribunal a vocation à nourrir la conviction du juge, la teneur de son jugement et à légitimer le châtiment (la peine) et son éventuelle violence physique.

• 46 Sur l’Almanach des plaideurs, deux panneaux latéraux, autour de la roue de la Fortune située au cen (...)

12Au Moyen Âge comme à l’époque moderne, obtenir le règlement d’un litige demande des ressources humaines et financières. La justice publique s’avère souvent trop coûteuse parce que les manœuvres dilatoires y sont légion, sans que cela suppose une cupidité particulièrement prononcée de la part des juges médiévaux même si des cas de corruption ont existé. Les justiciables ont donc tout intérêt à chercher un règlement à l’amiable, quitte à débourser des frais notariés, lesquels restent moins onéreux. Les transactions et les accords passés devant notaire sont susceptibles d’épargner aux justiciables la course au gain qui semble constituer justement la teneur de l’avertissement qui transparaît dans l’almanach illustré de 168946.

• 47 Nicole Castan, Les criminels du Languedoc. Les exigences d’ordre et les voies du ressentiment dans (...)

13Les modes alternatifs de règlement des litiges sont répandus au sein des sociétés médiévales et modernes. Ce sont ceux qui laissent paraître avec peut-être plus d’acuité encore que les actes de procédures judiciaires, le fonctionnement en réseau de la gestion des querelles et des litiges. La mobilisation des réseaux (amis, parents, voisins, etc.) est d’ailleurs beaucoup plus visible dans le règlement des litiges en marge du procès, toute classe sociale confondue, que dans les seuls actes de procédure47. Mais il serait erroné de croire que ces modes alternatifs existent de manière autonome sans lien avec la justice publique. Au contraire, les stratégies d’affrontement se déploient entre les adversaires à une échelle collective et les membres de chaque réseau contribuent à utiliser juges et notaires comme autant de leviers de pression pour faire céder l’autre, jusqu’à la clôture du conflit via une sentence judiciaire ou un accord notarié. Cette combinaison des recours, favorisée par l’insertion des litigants dans un réseau, reflète également la réalité économique qui détermine l’accès à la justice.

• 48 Claude Gauvard, Andrea Zorzi (éd.), La vengeance en Europe (xii^e-xviii^e siècles), Paris, Éditions d (...)
• 49 Jean-Philippe Juchs, Des guerres que auscuns nobles font entre eulx. La faide à la fin du Moyen Âge(...)
• 50 Claude Gauvard, « De grace especial », op., cit., p. 663-694.
• 51 Id., « Rumeur et stéréotypes à la fin du Moyen Âge », in La circulation des nouvelles au Moyen Âge. (...)
• 52 Sally Humphreys, « Social Relations on Stage: Witnesses in Classical Athens », History and Anthropo (...)
• 53 Benoît Garnot, « Justice, infrajustice, parajustice et extrajustice dans la France d’Ancien Régime  (...)

14Il importe d’ajouter une dernière donnée qui participe des modalités de développement d’un conflit quelle que soit la nature de la solution apportée, à savoir la vengeance. Les réseaux divers (amis, parents, affins, etc.) sont également visibles lorsque la gestion des conflits s’adosse à la mise en œuvre de mécanismes et de logiques vindicatoires qui peuvent précéder, accompagner ou supplanter le recours au procès et au juge, ou au notaire48. Le phénomène est sans doute mieux connu pour les milieux aristocratiques comme le démontre l’ouvrage récent de Jean Philippe Juchs49. Il n’empêche qu’en dehors des lettres de rémission, il est souvent ramené aux guerres entre factions aristocratiques avant même que de l’aborder sous l’angle judiciaire. Au village comme dans le quartier urbain, lorsqu’un conflit éclate ou une agression survient, les solidarités de voisinage interviennent aussitôt dans la défense physique de leurs pairs50, mais qu’en est-il dans l’affaire judiciaire qui peut s’ensuivre parfois ? La fama revêt une grande importance pour obtenir la protection des membres de la parentèle et de la clientèle51 mais celle-ci n’est peut-être pas toujours gage de vérité. Dans les discours judiciaires, les plaideurs et leurs avocats construisent non seulement une image de leur adversaire mais élaborent aussi l’identité honorable qu’ils souhaitent donner d’eux-mêmes, tout en se conformant aux attentes des magistrats52. La justice – en tant que valeur morale – n’est-elle pas supplantée, en certaines occasions, par la capacité d’une des parties en conflit de mobiliser un réseau, des compagnons d’armes prêts à réparer l’honneur, des personnes influentes capables d’organiser un arrangement, ou des soutiens hauts placés pouvant réclamer la grâce royale ? La parentèle, les liens amicaux, les solidarités professionnelles, les sociabilités dans le cadre du voisinage ou d’un groupe d’appartenance, quel qu’il soit, jouent alors un rôle clé aussi bien dans des modes de règlements infrajudiciaires, parajudiciaires, extrajudiciaires53 que dans les procédures judiciaires elles-mêmes.