• 1 L’une des principales sources pour cette époque est la suivante : La Continuation de Guillaume de T (...)

1Au milieu du xiii^e siècle, dans l’Orient latin, Marie d’Antioche tenta de ravir le titre de reine de Jérusalem. Ce titre n’est pas encore tout à fait honorifique, car, en 1267, Hugues III d’Antioche-Lusignan, en est le détenteur1. Le combat de Marie d’Antioche illustre la nécessité de l’union de sa parentèle face aux opposants pour le trône de Jérusalem. Petite-fille d’Isabelle I^ère de Jérusalem et d’Aimeri I^er de Lusignan, Marie d’Antioche, fille de Mélisende de Lusignan et de Bohémond IV d’Antioche, revendique le trône du Royaume de Jérusalem. Son compétiteur, n’est autre qu’Hugues III, fils d’Henri de Poitiers-Antioche et Isabelle de Lusignan, arrière-petit-fils de Isabelle I^ère de Jérusalem. Face à son compétiteur, Marie d’Antioche prétend au titre de reine de Jérusalem. Elle mobilise alors sa parentèle de Champagne, descendante de Philippa de Champagne-Jérusalem, sœur de sa mère Mélisende, afin de connaître leurs velléités par rapport au trône. C’est la Haute Cour d’Acre qui a jugé la revendication de Marie d’Antioche face à Hugues III de Chypre.

• 2 Marino Sanudo Torsello, Liber secretorum fidelium crucis, in Gesta Dei per Francos, t. II (Hanau, 1 (...)

2Le but est, ici, d’analyser les soutiens que Marie d’Antioche a pu recevoir au cours de ses revendications, et la manière dont elle a tenu tête au roi de Chypre, bien que la Haute Cour d’Acre ait rejeté son recours. Marie d’Antioche a bénéficié de plusieurs soutiens en Terre Sainte, grâce à sa parentèle avec plusieurs lignages comme les Brienne, et sa proximité avec Conradin, fils de Conrad IV, né de Frédéric II2.

• 3 Histoire de l’île de Chypre sous le règne des princes de la maison de Lusignan, éd. Louis de Mas La (...)
• 4 Annales de Terre Sainte, éd. Reinhold Röhricht et Gaston Raynaud, in Archives de l’Orient Latin. To (...)
• 5 Philippe de Novare, Le Livre de Forme de Plait, éd. et traduit en anglais par Peter W. Edbury, Nico (...)
• 6 John of Ibelin. Le Livre des Assises, éd. Peter W. Edbury, Leiden-Boston, Brill, 2003.

4Pour comprendre le contexte historique de la succession du roi de Chypre Hugues II (mort à l’âge de 14 ans en 1267), il convient de revenir en 1228, au moment de la venue de Frédéric II von Hohenstaufen en Terre Sainte. L’empereur du Saint-Empire Romain Germanique prétendait à la gouvernance du Royaume de Jérusalem et de Chypre. En 1194, Aimeri I^er de Lusignan avait demandé la Couronne auprès de l’empereur Henri VI von Hohenstaufen, et avait été reconnu comme son vassal. De fait, ce couronnement permettait aux Hohenstaufen d’asseoir leur autorité sur la Terre Sainte. Cependant, les empereurs ne régnèrent pas de manière effective en Orient et ne bénéficièrent pas de l’assentiment des vassaux des rois de Chypre3. Alors que Frédéric II se rendit à Chypre au milieu du xiii^e siècle, il s’opposa aux grands vassaux, afin de s’assurer le pouvoir sur l’île. Ainsi, il tenta d’étendre son emprise sur le roi Henri I^er de Chypre, encore mineur. Ce dernier profita cependant des conseils avisés des Ibelin, qui furent les défenseurs de la Couronne de Chypre et de Jérusalem face aux Hohenstaufen. Ainsi, démarra la guerre des Ibelin contre les Impériaux4. À la même époque, Philippe de Novare, législateur proche des Ibelin, formalisa les us et coutumes de l’ancien Royaume de Jérusalem, lesquelles furent compilées, au xiv^e siècle, dans des recueils intitulés Assises de la Haute Cour de Jérusalem5. Ces Assises devinrent les lois officielles du Royaume de Chypre en 1369. Cependant, le roi Aimeri I^er de Lusignan, mort en 1205, commanda un texte concernant les anciennes lois du Royaume de Jérusalem, afin de formaliser les successions féodales du Royaume de Chypre. Marie d’Antioche, bien que s’étant assurée de la neutralité de sa parentèle de Champagne et de Brienne pour la réclamation du trône de Jérusalem, se voit contrainte de séjourner dans le Royaume de Jérusalem, en raison de l’étude de ses droits par la Haute Cour d’Acre. Ainsi, elle avait sans doute minimisé cette dimension juridique6.

• 7 Histoire de l’île de Chypre, op. cit., t. I, p. 333-343.

5La mort d’Hugues II (1254-1267) met fin au règne de la branche des Lusignan en descendance directe de la reine Isabelle I^re et du roi Aimeri I^er. Sa mère, Plaisance d’Antioche (1235-1261), exerça la régence des Royaumes de Chypre et de Palestine durant la minorité de son fils Hugues II de Lusignan. En tant que sœur de Bohémond VI d’Antioche (1237-1275) et épouse du roi Henri I^er, et du fait de sa présence en Terre Sainte, la reine réussit à faire reconnaître sa légitimité par la féauté entière du Royaume de Chypre. Instituée régente en 1250-1254, Plaisance d’Antioche fut l’une des premières femmes du xiii^e siècle à régner effectivement sur Chypre et Jérusalem. Bien que le roi Saint‑Louis, après sa croisade, ait maintenu son lieutenant Geoffrey de Sargines en Syrie-Palestine, à partir de 1246, tandis qu’il s’en retournait en France en compagnie de son épouse Marguerite de Provence, la féauté entière de Chypre et de Jérusalem était peu encline à se soumettre à un lieutenant d’un roi occidental tandis qu’elle contesta assez peu la régence de Plaisance d’Antioche7.

• 8 Ibid.
• 9 Les Lignages d’Outremer, in Recueil des Historiens des Croisades, Lois, t. II, Paris, 1883, p. 435- (...)

6Lorsque Marie d’Antioche clame ses droits à la Couronne de Jérusalem, le roi Hugues III d’Antioche-Lusignan possède la régence du Royaume de Chypre. Le jeune roi Hugues II étant mort, Hugues III compte comme le parent le plus proche pouvant prétendre au baillage de Jérusalem à partir de 1267. Il est le fils d’Henri de Poitiers-Antioche et d’Isabelle de Lusignan (1216-1264), elle-même fille d’Alice de Champagne (1195/6-1247) et d’Hugues I^er de Lusignan (1194-1218). C’est parce qu’Isabelle de Lusignan est nommée régente du Royaume de Jérusalem, sans contestation, qu’Hugues III d’Antioche-Lusignan peut prétendre à la régence de Jérusalem8. Marie d’Antioche, est, quant à elle, fille de Mélisende de Lusignan, elle-même fille d’Aimeri I^er et d’Isabelle I^ère (1172-1206). Marie d’Antioche descend en droite ligne de la reine d’Isabelle I^re et peut donc aussi prétendre légitimement à la Couronne9.

• 10 Chroniques d’Amadi et de Strambaldi, éd. René de Mas Latrie, 2 vol., Paris, 1891-1893 ; repr. Nicos (...)

7Après 1254 et la fin de règne de Plaisance d’Antioche, la régence revient donc à Isabelle de Lusignan. Mais le contexte politique troublé ne permet pas d’établir une régence paisible pour son fils Hugues III d’Antioche-Lusignan à partir de 1267. En effet, peu avant, les membres des cités italiennes présentes en Terre Sainte s’affrontent lors de la guerre de Saint-Saba, déséquilibrant le pouvoir et les décisions politiques à Jérusalem et Chypre. Les Génois influencent les événements politiques régionaux en permettant aux Grecs de reprendre Constantinople, tandis que le sultan Baybars, souverain des Mamelouks, nouvel ennemi des Chrétiens, règne en Égypte10.

• 11 John L. La Monte, Feudal monarchy in the Latin kingdom of Jerusalem: 1100 to 1291, Cambridge, Media (...)

8Au milieu du xiii^e siècle, un premier constat apparaît concernant la Cour des Liges à Jérusalem et le titre de sénéchal du Royaume de Jérusalem accordé par Saint-Louis. En effet, la Cour des Liges à Jérusalem accorde un titre de bailli différent de celui de sénéchal. De plus, le prétendant à la Couronne brigue encore un titre différent que celui de bailli ou de sénéchal. Marie d’Antioche entre dans cette dernière catégorie. Elle désire le titre de reine tutélaire, comme le fut sa grand-mère, Isabelle I^re11.

• 12 John of Ibelin. Le Livre des Assises, op. cit.
• 13 Ibid., p. 396-397.
• 14 Hans Eberhard Mayer, « Studies in the history of Queen Melisende of Jerusalem », Dumbarton Oaks Pap (...)
• 15 Guillaume de Tyr, Chronique, éd. Robert Burchard Constantijn Huygens, 2 vol., Turnhout, Brepols, 19 (...)
• 16 Les sœurs de Mélisende de Jérusalem, furent : Alice, qui s’unit au prince d’Antioche, Hodierne, qua (...)
• 17 Hans Eberhard Mayer, art. cit. p. 6.

9Explicitons les prérogatives de la Couronne de Jérusalem, différentes de celles de la Cour de Chypre. Comme dit plus haut, les us et coutumes de la Couronne de Jérusalem deviendront les principales lois du Royaume de Chypre, rassemblées par les législateurs à la demande des rois de Chypre du xiv^e siècle12. La loi Salique est appliquée, comme souvent lorsqu’il s’agit d’héritiers mâles en ligne directe, mais les femmes peuvent régenter les royaumes dès lors qu’elles sont les parentes en droite ligne13. Il y eut des précédents concernant la régence par la main des femmes, notamment pour le Royaume de Jérusalem. Un siècle plus tôt, au xii^e siècle, en 1152, l’on peut citer la régence de Jérusalem par la reine Mélisende (1105-1161), en raison de la minorité de son fils Baudouin III14. La reine Mélisende prit le contrôle du pouvoir de manière informelle. La Cour n’intervint pas pour formaliser cette prise de pouvoir car la féauté reconnut son pouvoir tacitement. Néanmoins, Mélisende dut ensuite lutter contre son propre fils Baudouin III pour tenter de conserver son pouvoir. Comme Marie d’Antioche, Mélisende était l’aînée de quatre filles et l’héritière en droite ligne de la Couronne de Jérusalem, puisque son père, Baudouin II de Jérusalem, n’avait pas eu d’héritiers mâles de son épouse Morphia, princesse Arménienne. Mélisende épousa un prince occidental, Foulques d’Anjou, qui régna à partir de 1135 en vertu d’un accord tacite entre Baudouin II et son gendre. Tout est tacite et non formalisé. Bien qu’héritière en droite ligne, Mélisende est dépossédée de son droit effectif de gouverner au profit de son époux puis de son fils plus tard15. De même que les sœurs de Mélisende16 ne lui disputèrent pas la Couronne de Jérusalem, les parentes de Marie d’Antioche ne la réclamèrent pas non plus. On peut donc rapprocher le cas de Mélisende de Jérusalem et de celui de Marie d’Antioche, dans le sens où la fratrie ne réclame pas les droits et ne se divise pas pour la Couronne17.

• 18 Histoire de l’île de Chypre, op. cit., t. II, p. 73.
• 19 Histoire de l’île de Chypre, op.cit., t. I, p. 417.
• 20 Histoire de l’île de Chypre, op. cit., t. I, p. 424-426.
• 21 Hugues de Brienne se tourne vers les terres Grecques, notamment l’Achaïe et est un soutien du roi C (...)
• 22 Ibid., p. 425.

10La première étape du cheminement de Marie d’Antioche consista d’abord à demander à sa parentèle, les filles de sa tante Philippa de Champagne, leur positionnement concernant le trône de Jérusalem. À partir des années 1267, Marie d’Antioche dispute à Hugues III les droits à la Couronne de Jérusalem, lorsque celui-ci devient régent de Chypre. Après avoir entamé de longues procédures auprès de la Haute Cour de Jérusalem et avoir été déboutée de ses droits, elle revend les dits droits au nouveau compétiteur du roi de Chypre, Charles d’Anjou18. Ce dernier n’étant autre qu’un frère de Saint‑Louis, il bénéficia de la faveur du Saint‑Siège, et notamment du Pape Clément IV, en tant qu’ennemi déclaré des Hohenstaufen. Le Pape Clément IV projetait en effet de nouvelles croisades en Orient à partir de 1266. La victoire de Bénévent consacra Charles d’Anjou comme roi de Sicile, après une bataille opposant les Provençaux de Charles d’Anjou aux Siciliens du roi Manfred19. C’est par l’entremise des Templiers, que Marie d’Antioche, âgée de près d’une soixantaine d’années en 1268, revend ses droits au roi de Sicile. Favori du Pape, Charles d’Anjou devient un sérieux concurrent pour le roi de Chypre Hugues III20. Alors que Marie d’Antioche s’assure que les descendants de Philippa de Champagne et de la maison de Brienne n’ont pas de nouvelles prétentions (Hugues de Brienne ayant déjà été débouté de sa réclamation21), Hugues III d’Antioche-Lusignan porte l’affaire devant la Haute Cour. Il demande ainsi que soit formalisé de manière juridique son couronnement22.