• 1 Nous terminons la rédaction d’un ouvrage replaçant les stratégies politiques et sociales de cette f (...)

1De 1773 à 1787, la petite ville dauphinoise de Saint-Paul-Trois-Châteaux vit au rythme de la procédure judiciaire qui oppose Pierre-François-Xavier de Reboul de Lambert, évêque et seigneur du lieu, au viballi Paul-Joseph-François d’Audiffret, pour le contrôle de la justice bailliagère. Dans ce petit centre urbain où le pouvoir local est particulièrement fragmenté, l’exercice de la justice alterne tous les deux ans entre agents du seigneur et juge royal, exacerbant, dès lors, les rivalités entre parentèles concurrentes dans leur course aux honneurs et aux responsabilités locales. Pour faire face au puissant évêque, d’Audiffret sonne le rappel de ses proches, et plus particulièrement de sa belle-famille, les très influents Payan1. Ces derniers sont des adversaires acharnés du prélat avec lequel ils ont un lourd contentieux, qu’ils escomptent solder en prêtant une assistance décisive à leur parent. Derrière le litige judiciaire se joue, en réalité, un conflit de notabilités mettant aux prises une parentèle aux ambitions contrariées.

• 2 Jacques Revel, « Micro-analyse et construction du social », in Jeux d’échelles. La micro-analyse à (...)
• 3 Jean-Claude Passeron, Jacques Revel (dir.), Penser par cas, Paris, Broché, 2005, 292 p.
• 4 Citons, sans exhaustivité : Jean-Pierre Bardet, François-Joseph Ruggiu (dir.), Au plus près des sec (...)
• 5 Concept sciemment utilisé selon les mises en garde de : Dinah Ribard, Nicolas Schapira (dir.), On n (...)
• 6 François Payan (1720-1794) est issu d’une importante famille d’officiers. Il succède à son père, Be (...)
• 7 Joseph-François (1759-1852) entre à la chambre des comptes de Dauphiné en 1787. Il est élu maire de (...)
• 8 Entendu comme « interrelations entre un ensemble limité de personnes, avec la propriété supplémenta (...)
• 9 Pour une mise au point récente sur la notion : Ariane Boltanski, « Du réseau à l’individu. Quelques (...)
• 10 Pierre Bourdieu, Jean-Claude Passeron, La reproduction. Éléments pour une théorie du système d’ense (...)
• 11 Josette Coenen-Huther, Jean Kellerhals, Malik von Allmen, Les réseaux de solidarité dans la famille(...)

2En croisant un important corpus de sources variées (administratives, judiciaires) avec de précieuses archives privées, dont de nombreuses correspondances intimes, la focale micro-analytique2 placée sur le « cas3 » d’Audiffret-Payan offre l’opportunité d’entrer dans l’intimité des acteurs4 et d’appréhender avec beaucoup de finesse la stratégie5 déployée par le duo pour contrecarrer le seigneur-évêque. En véritables éminences grises, François Payan6 et son fils aîné, Joseph-François7, agissent dans l’ombre et soufflent le chaud et le froid, conseillant d’Audiffret et mettant leur important réseau8 à sa disposition. La correspondance intime du patriarche des Payan révèle, en effet, l’existence d’un réseau9 tentaculaire de proches, de collègues ou de connaissances, et de relations moins immédiates (individus sollicités par personnes interposées) gravitant dans les différentes strates de la société dauphinoise (sphères ecclésiastique, judiciaires, administratives), parisienne ou même curiale que les Payan cherchent à mobiliser pour assurer le succès de leur affaire. La qualité de la documentation dévoile comment ce « capital relationnel10 » représente une ressource décisive, pouvant être mobilisée pour apporter une aide technique (rédaction des pièces de procédures, témoignages, etc.) ou pouvant opérer de manière plus informelle au service d’un certain sens de la famille et de solidarités familiales importantes11. Avant d’entrer plus en détails dans l’élaboration des stratégies judiciaires, il convient, en premier lieu, de présenter brièvement l’affaire et les enjeux de pouvoir qui la sous-tendent.

• 12 Almanach général pour la province de Dauphiné pour l’année 1789, Giroud, Grenoble, 1789, p. 177.
• 13 Sur ce thème : Les officiers « moyens » à l’époque moderne : pouvoir, culture, identité. Actes du c (...)
• 14 Anne Bellavitis, Laurence Croq et Monica Martinat (dir.), Mobilité et transmission dans les société (...)
• 15 Roland Mousnier, La vénalité des offices sous Henri IV et Louis XIII, Paris, Presses universitaires (...)
• 16 Caroline Le Trong, « Les institutions judiciaires et administratives moyennes : bailliages et sénéc (...)
• 17 René Favier, Les villes du Dauphiné aux xvii^e et xviii^e siècles, Grenoble, Presses universitaires d (...)
• 18 Béatrice Fourniel (dir.), La justice dans les cités épiscopales du Moyen Âge à la fin de l’Ancien R (...)

3 Le bailliage de Saint-Paul-Trois-Châteaux est l’un des plus petits du royaume. Outre la petite ville de Saint-Paul-Trois-Châteaux, son ressort ne comprend en première instance que le village de Saint-Restitut, et, en appel, celui de la Baume-de-Transit12. En dépit de l’étroitesse du ressort du bailliage de Saint-Paul-Trois-Châteaux, l’office « moyen13 » de vibailli – fonction locale la plus importante – est recherché. Parce qu’elle confère encore, à la fin de l’époque moderne, une dignité sociale14, une certaine autorité et des privilèges15, une magistrature au bailliage reste, en effet, convoitée par des individus en quête de notabilité16, désireux d’acquérir des offices peu onéreux. Depuis le pariage de 1408, conclu entre le roi Charles vi et l’évêque Déodat d’Estaing, l’exercice de la justice est partagé entre l’évêque de Saint-Paul-Trois-Châteaux, comte et seigneur de la ville, et le pouvoir royal. Si les prérogatives du seigneur-évêque ont été partiellement réduites au cours du xvii^e siècle, il demeure une puissance temporelle et spirituelle majeure en Tricastin, possédant ses propres officiers judiciaires et son propre tribunal. En vertu de l’acte de pariage, la justice est rendue par un bailli commun, choisi par les deux coseigneurs. En cas de mésentente sur le choix du sujet, l’exercice de la justice alterne tous les deux ans, entre un officier royal ou seigneurial. Cette particularité, que l’on retrouve dans d’autres cités épiscopales dauphinoises, comme Vienne ou Grenoble17, aiguise la compétition entre les individus pour la course aux honneurs ou aux fonctions judiciaires et favorise les conflits locaux18.

• 19 Sur ce point : Tatiana Debbagi-Baranova, À coup de libelles. Une culture politique au temps des gue (...)
• 20 Sur cette institution bien connue : Jean Egret, le Parlement de Dauphiné et les affaires publiques (...)
• 21 France, Valence, Archives départementales de la Drôme (AdD), B 1300, arrêt du Parlement de Dauphiné (...)
• 22 Il s’agit, avec l’évocation, de l’une des attributions majeures du Conseil du roi en matière judici (...)
• 23 À l’origine chargé de traiter de tout ce qui concerne les questions militaires dans les provinces, (...)

5Refusant le fait accompli, d’Audiffret conteste non seulement le droit de regard du juge seigneurial sur les cas royaux mais réclame également le monopole de la présidence de toutes les assemblées municipales ainsi que celle du bureau de l’hôpital. Refusant de se laisser dépouiller de la moindre parcelle de son autorité, l’évêque intente un procès au vibailli. Les deux hommes partagent un goût fort prononcé pour la chicane. Dès lors, les deux parties s’affrontent violemment à coups de libelles19 et de factums. En l’absence d’arbitrage et de conciliation, les deux parties restent campées sur leurs positions et l’affaire est déférée devant le parlement de Dauphiné20 en 1782. Cependant, par un arrêt du 6 septembre 1782, les parlementaires déboutent d’Audiffret21. Ce dernier n’entend pas rester sur cet échec et se pourvoit en cassation22 auprès du Conseil des dépêches23, qui rend un avis tout aussi négatif en 1787. Malgré son apparente banalité, cette affaire ne saurait se réduire à une simple querelle picrocholine mettant aux prises deux individus s’affrontant dans une sorte de pantalonnade pour une question d’honneur ou de privilèges bafoués. Il s’agit, en réalité, d’un triangle judiciaire dans lequel se joue une intense lutte opposant des notabilités concurrentes pour la mainmise sur le pouvoir local. En effet, un troisième homme joue brillamment sa partition tout au long de cette affaire : l’ex-vibailli François Payan (1720-1794).

• 24 Luc Tranduy, La justice à Grignan sous l’Ancien Régime. Recherche sur le maintien d’une justice sei (...)
• 25 Clarisse Coulomb, « L’échec d’un serviteur du roi. Vidaud de La Tour, premier président du parlemen (...)
• 26 Jean-Luc A. Chartier, Justice, une réforme manquée 1771-1774. Le chancelier de Maupeou, Paris, Faya (...)
• 27 Clarisse Coulomb, Les pères de la patrie. La société parlementaire en Dauphiné au temps des Lumière (...)

6La famille Payan exerce une influence considérable sur la petite ville. Après avoir été nommé bailli du comte de Grignan en 170924, Benjamin-François Payan (1682-1752) fait l’acquisition en 1711 de l’office de conseiller du roi, vibailli et juge royal de Saint-Paul-Trois-Châteaux pour moins de 5 000 l.t. Ses excellentes relations avec les prélats tricastins lui permettent de cumuler, sans discontinuité, les fonctions de juge royal et seigneurial jusqu’à sa mort en 1752 et de transmettre l’office à son fils François, lui-même systématiquement maintenu par de Reboul de Lambert jusqu’en 1771. En parallèle, Payan cumule depuis 1753 ses fonctions avec celle de subdélégué de l’intendant de Dauphiné. Son aptitude aux tâches administratives et ses compétences judiciaires suscitent l’attention des grands serviteurs de l’État tels que Vidaud de La Tour25, président du parlement de Dauphiné lors de la réforme Maupeou (1771-1774)26, qui lui offre l’opportunité inespérée d’intégrer la sphère parlementaire27. En parallèle, les relations avec le prélat se dégradent progressivement jusqu’à la rupture, accélérée par la promotion de Payan au parlement de Dauphiné.

• 28 Pour une mise en perspective récente : Frédéric Mauclair, La justice des Lumières. Les tribunaux or (...)
• 29 Lucien Faggion, Christophe Regina, Bernard Ribemont (dir.), La culture judiciaire. Discours, représ (...)
• 30 AdD, 356 J 114, contestation entre François Payan et l’évêque, 1763.
• 31 Les travaux sur le sujet sont nombreux, citons sans prétention d’exhaustivité : Georges Fournier, D (...)

7Après des relations très cordiales, les rapports se tendent rapidement entre François Payan et l’évêque au tournant des années 1760, sans qu’il soit possible d’identifier clairement les raisons de ce divorce. Les deux parties multiplient les recours en justice28 et empruntent les voies classiques de la régulation des conflits29. Ainsi, en 1763, prétextant un risque d’éboulement, le prélat intente un procès aux Payan qui, pour l’éviter, s’engagent à consolider le mur séparant leur terrain, jouxtant l’évêché30. Les exemples de chicanes peuvent être multipliés à l’envi. Dans certains cas, les deux parties rédigent des factums qui inondent l’opinion publique, sans que l’on puisse véritablement en mesurer les effets. En menant l’affrontement sur le terrain judiciaire, les deux hommes rendent leurs différends publics et se cherchent des soutiens parmi les notables locaux. Toujours est-il que la lutte ne reste pas confinée dans les prétoires dauphinois et se déporte vers la maison commune. Les assemblées municipales, peuplées de créatures de l’évêque ou de partisans du vibailli et présidées par Payan, deviennent un vrai terrain d’affrontements31. Ses détracteurs l’accusent régulièrement de ne pas se cantonner à la simple présidence des réunions mais d’orienter le débat, voire de dicter les délibérations. Surtout, jusqu’en 1772, Payan instrumentalise la maison commune dans l’optique de s’attaquer au prélat et miner son autorité, par procuration, en mobilisant ses alliés qui siègent à la maison commune.

• 32  Éric Viguier, Mathieu Marraud, « La réforme Maupeou, un révélateur de la question officière (1771- (...)
• 33 France, Grenoble, bibliothèque municipale (BMG), Q 5, lettre de Vidaud de la Tour à Maupeou, 10 fév (...)
• 34 Olivier Chaline, « Les infortunes de la fidélité. Les partisans du pouvoir royal dans les Parlement (...)

8La crise entre les deux hommes entre dans sa phase paroxystique lors de l’élévation de Payan au parlement de Dauphiné. Le départ pour Grenoble menace de bouleverser l’équilibre politique en faveur du prélat. En supprimant la vénalité des offices et en réaffirmant le droit du roi de choisir librement le successeur d’un officier, la réforme Maupeou redistribue les cartes et amplifie la compétition entre les deux hommes32. En effet, pour l’évêque, c’est une occasion inespérée d’étendre son influence sur le bailliage et de neutraliser un pôle actif de résistance. Dans la rapide course à l’office de vibailli, Payan finit par l’emporter, grâce à l’appui du chancelier Maupeou et de l’intendant de Dauphiné, et peut contrecarrer les projets de l’évêque qui « protège un sujet indigne de cette place33 » en transmettant l’office à son neveu, Paul-Joseph-François d’Audiffret. En maintenant cette fonction stratégique et prestigieuse au sein de la même famille, Payan préserve l’équilibre des pouvoirs dans la communauté et conserve une forte influence sur cette dernière. Pour de Reboul de Lambert, il ne fait guère de doute que d’Audiffret, n’ayant pas l’envergure de son oncle, n’est qu’un homme de paille aux ordres de Payan. Pour resserrer les liens entre les deux familles, D’Audiffret épouse en 1775 sa cousine germaine Jeanne-Françoise Payan. Au même moment, Payan se retrouve sans état après l’épuration parlementaire qui accompagne le renvoi du chancelier Maupeou34. Néanmoins, fort de son influence et de ses relations, il peut soutenir son gendre et neveu dans le procès que le prélat lui intente, et, en bon stratège, le pousser à la manœuvre au gré de ses intérêts.

• 35 Pierre Bourdieu, « The Forms of Capital », in John Richardson (éd.), Handbook of Theory and Researc (...)

9Dès le début du procès qui l’oppose à l’évêque de Saint-Paul-Trois-Châteaux, d’Audiffret mobilise son réseau, et plus particulièrement sa famille proche. En effet, si d’Audiffret est certainement moins compétent et moins apprécié que l’ex-vibailli, il peut compter sur le puissant « capital relationnel35 » de son oncle et beau-père qui peut lui apporter de nombreux soutiens, mobilisés au sein d’une galaxie d’individus aux fonctions et aux compétences extrêmement variées.

• 36 AdD, 356 J 126, lettre de François à Joseph-François, 16 octobre 1783.
• 37 François-Joseph Ruggiu, L’individu et la famille dans les sociétés urbaines anglaise et française ( (...)
• 38 BMG, Q 5, lettre de Vidaud de la Tour au chancelier Maupeou, 15 janvier 1772.
• 39 AdD, L 1309, lettre du vicaire général de Vienne à François de Payan, 7 novembre 1776.
• 40 AdD, 356 J 126, lettre de François à son fils Joseph-François, 19 mars 1782.

10En l’absence de fonds privé laissé par les d’Audiffret, il est très difficile de cibler tous les individus mobilisés au cours du procès. Cependant, d’Audiffret paraît extrêmement isolé. Moins assidu et franchement moins compétent que son oncle, il s’est rapidement attiré l’hostilité d’une grande partie de l’opinion publique locale. On le dit volontiers emporté et, selon Payan, « il multiplie journellement les gaucheries dans sa charge36 ». Reste que le vibailli escompte obtenir l’appui de son oncle et beau-père. Outre un réel sens de la famille qui anime Payan, partageant en cela un fort sentiment de solidarité qui soude de nombreuses parentèles37, d’Audiffret sollicite surtout l’aide d’un expert reconnu. Payan jouit, en effet, d’une excellente réputation professionnelle – « le meilleur juge sans contredit de toute la province38 » selon Vidaud de La Tour – qui pousse de nombreux individus à faire appel à lui. La correspondance intime échangée entre François Payan et Joseph-François, son fils aîné, entre 1780 et 1788, révèle que le juriste est régulièrement sollicité pour offrir son expertise concernant des points, souvent très techniques et subtils, de jurisprudence. La renommée acquise par François Payan se mesure véritablement par les demandes de conseils émanant de personnalités provinciales importantes et éloignées géographiquement de Saint-Paul-Trois-Châteaux, comme le vicaire général de l’archevêque de Vienne qui évoque « la grande réputation que vous vous êtes acquise dans la magistrature et la facilité avec laquelle vous voulez bien aider de vos lumières ceux qui en font la demande [...]39 ». En 1782, c’est l’abbaye d’Aiguebelle, monastère situé à la lisière de la Provence, qui fait appel à Payan pour « arranger les affaires de l’abbé et des religieux40 ». Cependant, avant de pouvoir compter sur ses conseils, d’Audiffret doit se réconcilier avec Payan avec lequel il s’est sévèrement brouillé.

• 41 AdD, 356 J 93, mémoire rédigé par Paul François Joseph d’Audiffret, 22 février 1782.
• 42  AdD, 356 J 126, lettre de François à Joseph-François, 10 avril 1781.
• 43 Id., 24 août 1781.
• 44 Id., 26 juin 1781.
• 45 Le procureur du roi, représentant le vibailli.
• 46 AdD, 356 J 126, lettre de François à Joseph-François, 18 septembre 1782.
• 47 Id., 24 septembre 1782.

11Après avoir échoué à être investi bailli épiscopal, d’Audiffret s’est imprudemment retourné contre Payan. Ce dernier avait, en effet, quelque peu spéculé sur la vente de l’office de vibailli en réalisant une petite plus-value d’un peu plus de 1 000 l.t. S’estimant lésé par l’achat de l’office de vibailli, d’Audiffret assigne son beau-père en justice et refuse de s’acquitter des 6 000 l.t., estimant lui-même que la fonction « ne saurait valoir au-delà de 3 000 l.t. vu le peu d’étendu du ressort, le dépècement de la justice ordinaire41 ». Les relations entre les deux hommes sont devenues exécrables. Dans la correspondance qu’il adresse à son fils, François dépeint son gendre comme « un malade et un phrénétique [sic] qu’il faut éviter et plaindre42 » ou comme « un membre corrompu qu’il faut retrancher43 ». D’Audiffret, « que tout le canton blâme44 » – écrit Payan de toute son amertume –, renonce finalement au procès et cherche un arrangement avec son beau-père. D’Audiffret a besoin des conseils, et surtout, des connaissances et de l’influence de François Payan pour obtenir la cassation de l’arrêt du parlement qui le déboute de ses prétentions. La réconciliation se solde par la mise à disposition du réseau d’amis, de collègues et d’obligés de François Payan au service du procès contre le prélat, même si l’ex-vibailli nourrit toute de même encore une certaine rancune à l’encontre de son gendre. À ce titre, la lettre écrite par Payan à son fils aîné juste après l’annonce de l’arrêt du parlement de septembre 1782 est éloquente : « On m’a demandé une conférence où assistera Delubac45 […]. Je ne conseillerai rien et j’irai en tout avec la plus grande réserve. On veut consulter à Paris sur la cassation et agir en conséquence. En ce cas, j’aurai assez de bonté pour dresser le mémoire […] mais rien ne partira qu’avec de l’argent46 ». Toujours est-il que, même si Payan n’apprécie guère son neveu et gendre, le sens de la famille le pousse à s’investir pleinement dans la cassation : « Tu conçois qu’avec ce projet de requête qui est immense et difficile pour ma mauvaise tête, toutes affaires cessent » confie-t-il à son fils à la fin du mois de septembre 178247.

• 48 Id., 26 avril 1783.
• 49 Id.

12Les connaissances que le binôme Payan-d’Audiffret sont susceptibles de mobiliser en priorité sont certainement les nombreux hommes de loi qui sont, de près ou de loin, en lien avec les Payan. La correspondance intime égrène une longue liste de parlementaires, de conseillers à la chambre des comptes et d’« officiers moyens », qui sont suffisamment intimes avec la famille ou redevables à Payan – qui s’empresse toujours de rendre service à ceux qui en expriment la demande – pour qu’ils soient susceptibles d’être sollicités afin d’apporter une quelconque aide dans la résolution de cette crise. Si chacun peut apporter un éclairage juridique ou législatif, c’est surtout d’un point de vue technique, dans le cadre de la confection des mémoires judiciaires, qu’ils se montrent les plus utiles. En effet, entre 1773 et 1787, d’Audiffret rédige presque une petite dizaine de mémoires qui requièrent de solides connaissances juridiques et qui exigent plus particulièrement des recherches complémentaires permettant de comparer l’épineux cas tricastin avec d’autres bailliages dauphinois où la justice est partagée. Si les mémoires sont signés par d’Audiffret, il est presque certain qu’ils ont tous été rédigés avec Payan, peut-être même sous sa dictée. C’est d’ailleurs par son entremise que d’Audiffret obtient les conseils de ses amis ou de ses proches. Ainsi, l’un des beaux-frères de Payan, Lagier de Vaugelas, juge-mage de l’évêque de Die et officiant pour le compte de nombreux seigneurs, fournit d’importantes informations sur le fonctionnement de la justice du bailliage de Die qui sont intégrés dans la stratégie défensive. Après l’échec cuisant de 1782, le recours en cassation requiert d’autres conseils et l’élaboration d’une nouvelle défense. Là encore, l’important réseau de connaissances de Payan offre au tandem d’Audiffret-Payan de nouvelles ressources pour poursuivre le combat judiciaire. Ainsi, Payan peut compter sur le soutien de l’intendant de Dauphiné, Pajot de Marcheval, dont il a été subdélégué et avec lequel il a noué une réelle amitié. L’intendant, s’étant montré particulièrement horrifié par l’arrêt de septembre 1782, accepte, bien volontiers, d’offrir son concours à Payan qu’il estime, comme ce dernier le confie à son fils : « Je vois avec plaisir que l’affaire est dans le meilleur train ; elle est dans le sac si on suit l’avis de l’intendant qui avait jetté [sic] les hauts cris contre l’arrêt. Il est assez ordinaire de consulter ces messieurs dans les affaires portées au conseil des dépêches48 ». Payan recueille conseils ou avis et reste jusqu’au bout à la manœuvre : « Je suis encore porté à rendre service à un ingrat malgré lui49 ». Jusqu’en 1787, Payan est véritablement l’atout maître d’Audiffret.

• 50 Sarah Maza, Vies privées, affaires publiques. Les causes célèbres de la France prérévolutionnaire, (...)

13Outre l’aide qu’elles sont susceptibles d’apporter dans l’élaboration d’une défense judiciaire très codifiée, les relations de Payan sont également utilisées de manière bien plus informelle par le binôme. En effet, la correspondance familiale révèle comment François Payan mobilise habilement divers notables provinciaux pour tenter de sortir de l’impasse dans laquelle d’Audiffret est englué. Malgré son caractère acariâtre, d’Audiffret a su s’attirer les faveurs d’une grande partie de l’opinion publique dauphinoise qui fait ses choux gras des procès et des affaires judiciaires50 : « L’opinion générale est pour lui, le vent souffle en sa faveur » prophétise Payan, à la veille de la décision du parlement de Grenoble. La victoire insolente de l’évêque renforce le sentiment général, favorable à d’Audiffret. Dès lors, de nombreuses personnalités influentes sont approchées pour voler au secours du vibailli.

• 51 René Favier, op. cit., p. 261.
• 52 Sur les ressorts de cette amitié : Nicolas Soulas, « Amitiés révolutionnées, amitiés révolutionnair (...)
• 53 AdD, 356 J 126, lettre de François à Joseph-François,11 novembre 1782.
• 54 Payan est, par exemple, un intime des évêques de Vaison, dans le Comtat Venaissin, et de Die, en Da (...)
• 55 AdD, 356 J 126, lettre de François à Joseph-François,17 juillet 1781.

14D’Audiffret et Payan peuvent ainsi compter sur le soutien du petit noyau d’aristocrates tricastins qui fréquentent assidûment les mondanités offertes par le couple Payan. Comme Saint-Marcellin, la petite ville de Saint-Paul-Trois-Châteaux constitue une anomalie nobiliaire (2 à 3 % de la population) dans une province où la noblesse se concentre surtout à Grenoble et, dans une moindre mesure, à Vienne ou à Valence51. Certaines de ces familles nobles ont leurs entrées à Versailles, plus particulièrement les Castellane qui ont droit aux honneurs de la cour. C’est précisément vers le comte de Castellane, sans doute l’un des meilleurs amis de François Payan52 mais également un intime de l’évêque de Saint-Paul-Trois-Châteaux, que se tourne d’Audiffret pour solliciter une entremise discrète avec le prélat53. Si celui-ci accepte de recevoir le comte de Castellane, l’entrevue ne débouche sur aucun accommodement. Fort de ses liens avec plusieurs prélats, vicaires généraux ou chanoines qu’il visite54, qu’il arrange ou qu’il reçoit fréquemment dans son hôtel particulier, Payan requiert également, à plusieurs reprises, la médiation d’ecclésiastiques. Ce n’est pas la première fois que Payan passe par ce canal « interne » pour négocier avec l’évêque. Déjà, en 1781, le vicaire général du diocèse de Die et le secrétaire de l’évêque étaient parvenus à arranger les deux ennemis jurés, en désamorçant l’un des nombreux conflits qui les opposaient depuis plusieurs décennies55. En dépit de conciliabules organisés discrètement dans le palais épiscopal, de Reboul de Lambert demeure, cette fois, intraitable. Toutes les manœuvres d’arbitrage et de médiations informelles déployées par Payan échouent.

• 56 Id., 18 janvier 1783.
• 57 Id., 12 février 1783.
• 58 Id.
• 59 Id., 26 avril 1783.

15Dans la course à la cassation, le tandem d’Audiffret-Payan dispose d’un atout supplémentaire pour arracher la victoire finale avec Joseph-François Payan, le fils aîné de l’ex-vibailli. Ayant gagné la capitale en 1781 pour y parfaire son droit, Joseph-François est, en effet, vite rattrapé par le conflit familial et intégré dans l’équation judiciaire après l’arrêt de 1782. Inséré dans de nombreux réseaux parisiens ou versaillais, il lui incombe la délicate mission de faire le siège des conseillers d’État pour tenter d’emporter l’adhésion du Conseil des dépêches. Dès lors, du début de l’année 1783 jusqu’à son retour en Dauphiné, en 1787, Joseph-François Payan constitue la pièce maîtresse de la nouvelle stratégie judiciaire de son beau-frère et cousin d’Audiffret. C’est lui, en effet, qui réceptionne les mémoires judiciaires et les documents à transmettre au Conseil. C’est lui, enfin, qui a la lourde tâche de s’attacher les rapporteurs du dossier. Ses démarches semblent en partie couronnées de succès, comme l’atteste une lettre de son père évoquant le maître des requêtes Damours, l’un des rapporteurs de l’affaire : « La lettre reçue par M. Damours ne me surprend pas : tu as bien fait de l’endoctriner56 ». Fort de tous ces atouts, Payan se montre particulièrement confiant : « Je serais étonné qu’on mit quelque difficulté à la cassation. […] Le prélat la craint57 ». Il se murmure, en effet, que l’évêque ne doive sa victoire à Grenoble qu’aux nombreuses animosités et rancunes que nourrissent certains parlementaires à l’encontre de François Payan : « On a cru me condamner58 » confesse-t-il à son fils. Fort de l’habileté de Joseph-François, Payan estime pouvoir « obtenir la cassation du vivant de l’évêque » et « l’affaire en demeurera là59 ». Toujours est-il que le dossier traîne en longueur. Le prélat dispose, lui-aussi, d’une certaine audience au sein du Conseil des dépêches et de soutiens de taille. Contrairement aux prévisions optimistes du vieux patriarche de la famille Payan, le Conseil des dépêches confirme la défaite du vibailli en 1787.

• 60 Id., 23 août 1787.
• 61 Sur la culture du secret à l’époque moderne : Sylvain André, Philippe Castejon, Sébastien Malaprade (...)

16Dans les dernières années du procès, Payan s’est montré beaucoup plus détaché et moins combattif que par le passé. En effet, en août 1787, il avoue à son fils, désormais le principal artisan de la défense d’Audiffret : « Quoique je sente les avantages du projet, je suis néanmoins aussi indifférent sur le succès que je l’étais il y a quelques années pour ce qui me regarde personnellement mais le bien de la famille me décide. […] Si la chose ne réussit pas, je n’en serais nullement affecté60 ». Certes, l’ex-vibailli vieillit – il approche des soixante-dix ans – mais il y a, en réalité, une tout autre raison à cette évolution. En bon tacticien, Payan souffle le chaud et le froid tout au long du procès, s’assurant, par la même, de ne pas compromettre les ambitions secrètes de sa parentèle. Ainsi, Payan s’est officiellement – mais discrètement – réconcilié avec l’évêque en 1781 afin de pouvoir placer l’un de ses rejetons dans le clergé. Si Payan multiplie ostensiblement les gestes à l’égard du prélat, afin d’obtenir rapidement la tonsure pour son fils, dans le secret61 de l’intimité de la cellule familiale, il coordonne la stratégie judiciaire de son gendre, puis, passe le relais à son fils aîné. Si l’affaire judiciaire est un cuisant échec, le projet familial est couronné de succès : Charles-Joseph Payan est tonsuré par l’évêque et reçoit un bénéfice en 1787.