• 1 Joseph Shatzmiller, Shylock revu et corrigé : les juifs, les chrétiens et le prêt d’argent dans la (...)
• 2 Daniel L. Smail, The Consumption of Justice: Emotions, Publicity, and legal Culture in Marseille, 1 (...)
• 3 Claude Denjean, « Crèdit jueu i usures cristianes a les viles rurals catalanes a la fi del segle xi (...)

1Depuis la parution, en 1990, de l’ouvrage de Joseph Shatzmiller, Shylock revisited, traduit en 2000 par Sylvain Piron sous le titre Shylock revu et corrigé, chacun est réputé savoir qu’un prêteur juif, tel le marseillais Bondavin de Draguignan, en 1316, pouvait rassembler des clients disposés à venir le louer devant la cour de justice1. Ainsi, observer les pratiques judiciaires de membres des milieux d’affaires méridionaux, catalans et majorquins comme des jeux et enjeux de pouvoirs conduirait à une évidence indiscutable. Publier une nouvelle fois après le Emotions in Medieval Marseille de Daniel Lord Smaïl les capacités des changeurs, des courtiers et autres maquignons, des artisans, voire des spéculateurs à ourdir la toile de leur influence politique et économique en construisant la différence entre des fameux et des infâmes n’ajouterait rien à une cause entendue2. Le réjouissant exemple d’Isach Biona, qui fut en 1298 le valeureux accusateur d’un usurier manifeste et du viguier prévaricateur de Vilafranca de Penedes Bartomeu de Mans, rappellera que s’engager dans l’agonistique judiciaire sied aux juifs comme aux chrétiens insérés dans des groupes proches du gouvernement royal3.

• 4 Claude Gauvard, « La fama, une parole fondatrice », La renommée. Médiévales, 1993, n°24, p. 5-13 ; (...)
• 5 Avner Greif, «Théorie des jeux et analyse historique des institutions. Les institutions économiqu (...)

2Sans négliger les méthodes d’analyse textuelle qui ont mis en avant l’importance majeure de la fama, support d’un constat qui use d’emplois du terme « réseau » de manière générique4, nous devons mesurer les résultats d’une action : mobiliser un ensemble construit d’individus reliés par divers types d’affinité – parenté, amicitia notariale, association, échange de biens, concurrence – considérée comme faisant jouer les pouvoirs. Sur les marchés, se prémunir contre le risque est essentiel. Les acteurs se fient aux institutions : le gouvernement royal ou l’universitas urbaine, mais aussi aux collectifs qu’une constitution formelle dote d’une personnalité juridique – les métiers, les entreprises – ou à des groupes plus labiles – interconnaissance, clientèle… Même si, dans un article qui demeure primordial pour notre sujet, Avner Greif a proposé à partir de la théorie des jeux et des travaux de North de distinguer les espaces marchands garantis par l’État et ceux que préserve une large diffusion d’informations sur la réputation de chacun, rien n’impose a priori de refuser à ces catégories le nom de réseau5. En effet, si la procédure judiciaire est bien un des actes créateurs de loi et si la gestion de l’incertitude motive les protagonistes observés, nous considérerons à la fois le résultat de la fabrique des institutions : le cadre normatif, et leur devenir d’appareils co-construits, dont l’agonistique opposant des individus ou des groupes transforme les rouages. Nous posons d’ailleurs que les deux modèles de Greif ne sont pas exclusifs, mais complémentaires. Dans le champ de l’histoire sociale de l’économie, le sujet Mobiliser son réseau ou sa parentèle pour obtenir justice : jeux de pouvoir et pratiques judiciaires se traduira alors ainsi : par quels moyens, selon quels modes, en se rapprochant de quels acteurs et par quels vecteurs les partenaires liés par des échanges marchands usent-ils du tribunal et du droit processuel pour sauvegarder leur sécurité et donc la survie de leur activité, voire pour assurer leurs bénéfices ?

• 6 « usuras immoderatas ».
• 7 Alain Degenne et Michel Forsé, Les réseaux sociaux, Paris, Armand Colin, 1994.

6L’infinitif « mobiliser [son réseau] » invite à une approche appuyée sur l’agentivité des acteurs. Elle sous-entend une hypothèse double. D’abord, les réseaux existent, voire préexistent. Ensuite, des individus comme des groupes détiennent la capacité de rendre actifs ces réseaux personnels pour la défense de leur intérêt judiciaire. Nous étudierons des accusés et des dénonciateurs d’usure. Je m’abstiens d’employer « obtenir justice », car cela équivaudrait, je crois, à « payer ce qui se doit » ; or, le recours à l’affrontement signe un constat d’échec dans l’établissement d’un juste prix, par nature consensuel. De fait, l’usura notariale est acceptable, dès l’instant où elle signifie bénéfice, l’usura dénoncée au juge est insupportable et se nomme intérêt exagéré6. Nous réfléchissons dans un cadre classique des sciences sociales7. Nous considérons des réseaux complets clairement définis – ce qui n’indique pas qu’ils mentionnent exhaustivement tous les rapports au sein de la société étudiée – de personnes et de groupes engagés dans un procès. Citer quelqu’un implique d’activer un lien. Que les acteurs soient demandeurs ou défenseurs importe peu. En effet, nous estimons que l’objet de notre attention porte sur l’habilité et sur l’agilité processuelles, soit la compétence à recourir à l’institution judiciaire pour garantir une position. C’est aussi le motif de l’agentivité des justiciables. Ainsi sommes-nous immunisés contre plusieurs conceptions naïves de la justice. Pour les hommes d’affaires et les hommes de métier, la cour est un pôle de gestion du risque. Défendre son droit a un coût, intégré dans les décisions.

• 8 Deux cas suggestifs prouvent l’impossibilité de dessiner un réseau complet à partir de données pros (...)

7En revanche, le possessif de « son réseau » ressemble plus à une intuition qu’à un fait établi. Si nous tentons d’observer un réseau complet, c’est que nous ne supposons pas a priori que l’échange agonistique oppose deux réseaux étrangers l’un à l’autre. Rappelons que les positions des créanciers et des emprunteurs sont aussi interchangeables que celles des accusateurs et des défenseurs. Notre version consisterait à déterminer comment, à l’intérieur d’un ensemble de contacts financiers que révèle telle affaire, les acteurs visent à rassembler un sous-groupe à leur avantage8. La documentation trace la frontière du réseau. Les actes notariés d’engagements et de quittances créent des bijections entre prêteur et client, en semis d’étoiles, toujours lacunaires ; elles tissent une toile par les liens entre relations de deuxième et de troisième rangs et l’adjonction de contrats d’association, chartes plus rares, auxquelles on peut ajouter les mentions de fidéjusseurs et de témoins notariaux. Au judiciaire, les enquêtes reconstituent des chaînes d’interconnaissance, au sein desquelles les réponses des témoins sur les chapitres permettent de découvrir la multiplicité des relations mises en forme par et pour la procédure.

• 9 Claude Denjean, Laurent Feller (éd.), Expertise et valeur des choses. 1- Le besoin d’expertise, Mad (...)
• 10 Espagne, Barcelone, Archives de la Couronne d’Aragon (A.C.A.), Chancellerie, Processos en Quart (P. (...)
• 11 Sur la place des femmes dans les témoignages, Marta Madero montre que la parole de celles qui sont (...)
• 12 Ferran García-Oliver, « Quan la justícia és venjança contra un jueu », Anuario de Estudios Medie (...)
• 13 Espagne, Majorque, Archives du Royaume de Majorque (A.R.M.), Audiencia, Supplicaciones 1, 2 et 3.
• 14 En cartographie ou en photographie, cela constituerait un premier calque.

9Premièrement, dans les enquêtes (inquisitio), surtout les informations préalables (informatio) sur un fait public, peut-être une evidentia ou flagrant délit, la hiérarchie, déjà bien documentée lorsque se dit l’expertise ou se décide l’arbitrage, détermine l’ordre de citation9. Ainsi, à Barcelone en 1301, au sujet du corps d’un enfant découvert sous l’étal de la boucherie du call juif le soir de la fête de la Circoncision du Christ, les membres de l’aljama les plus prudents, bons connaisseurs de la Halakha, et les plus éminents, les conseillers, parlent les premiers10. Suivent les témoins secondaires, puis les femmes, pourtant les mieux au courant en cette matière : les premières à voir la dépouille sont une servante musulmane, sa maîtresse juive, une sage-femme et la poissonnière de petite vertu suspectée d’avoir déplacé le cadavre11. D’ailleurs, obtenir leur identité et les retrouver est malaisé. À Valence, en 1380, des chrétiens nomment des hommes juristes ou collecteurs d’impôts qui écoutaient la messe au moment de l’accident mortel d’un gamin avant les boutiquières et les passantes, témoins oculaires qui le relevèrent les premières12. Les registres d’appelaciones de Majorque datées du premier quart du XIV^e siècle donnent les mêmes résultats13. La hiérarchie sociale sensible aux charges politiques est donc le dessin d’un ordre social qui apparaît le premier14. Malgré l’importance d’avoir vu et entendu, le sachant reste le savant et le puissant, le membre d’une élite. Conclusion, le croquis du « petit monde » suit les linéaments d’une société ordonnée.

• 15 Salomon ibn Verga, Sefer Sebet Yehudah, éd. Francisco Cantera, prologue d’Ytzak Fritz Baer, Revist (...)
• 16 Explicite dans le procès de Guillem Franchea, Espagne, Barcelone, A. C. A, P.Q. 1298 E.

10Deuxièmement, la religion est un facteur clivant le réseau, mais seulement à une des échelles d’analyse. C’est bien un pont reliant et distinguant deux groupes que nous pouvons tracer tant à Barcelone en 1301 qu’à Valence en 1380. Est-ce parce que suspecter un crime sur un enfant chrétien représente le paradigme de l’antijudaïsme ? Les deux narrations bâties sur les témoignages montrent pourtant que certains juristes, viguiers ou des voisins et, plus encore, des voisines s’inquiètent, les uns de l’ordre public, les autres de l’injustice qui frapperait leurs relations juives. À Valence, en 1380, où deux juifs sont immédiatement mis en cause par la foule, l’expression de véritables solidarités interconfessionnelles se lisent dans les efforts d’information et d’intermédiation expressément empathiques. Cependant, les accusations économiques fournissent le même résultat. Le cas marseillais ou les exemples majorquins livrent moins de ponts entre juifs et chrétiens que les rares procès où la vie d’un quartier apparaît, ce qui est logique puisque nous observons ici à l’œuvre l’homme d’affaires et ses clients chrétiens. Ce résultat ne valide toutefois pas les interprétations traditionnelles, depuis Salomon ibn Verga au xvi^e siècle jusqu’à Elena Lourie, selon lequel la populace menacerait les juifs protégés par les élites15. Les batlles et les viguiers souhaitent maintenir l’ordre et donc évitent l’émeute antijuive. Les passants sont antijuifs, l’antijudaïsme est naturel ; à la question : qui voudriez-vous voir gagner, la bonne réponse est « celui qui a le bon droit » ou « je préférerais le chrétien, mais aujourd’hui c’est le juif qui a raison »16. N’y lisons pas une vision rose d’une supposée convivencia marchande. La société sur les marchés, dont les réseaux de clientèle paraissent intégrateurs et uniformisateurs, se développe sur deux plans, deux structures sociales prégnantes. Après la hiérarchie, la subordination de l’infidèle au fidèle influe sur les rapports humains. Cependant, veillons à ce que l’analyse de ces faits ne nous aveugle pas. Ils reflètent le poids de la norme qui autorise ou non l’expression d’une relation particulière, qui indique au témoin le choix du nom utile à prononcer, la réponse efficiente. La parentèle d’un juif sera purement juive au Moyen Âge. Au xve siècle, elle inclura des convertis, nouveaux chrétiens qui s’éloignent souvent peu de leurs anciens coreligionnaires. Le réseau complet concentrique personnel d’un homme d’affaires juif reconstitué à partir des notaires, des données fiscales, des informations issues des documents hébraïques de l’aljama, n’est pas affecté de la même façon par sa croyance. On connaît moins bien le cas des femmes, mais des exemples montrent que le rapport social peut prendre plus d’importance que l’appartenance religieuse. Reste à évaluer la position des juifs dans un groupe majoritairement chrétien en rapport avec des juifs.

• 17 Espagne, Majorque, A.R.M., Audiencia, Supplicaciones 1, 2 et 3. À Perpignan, ce seraient plutôt les (...)
• 18 Sandrine Victor, Juliette Sibon, « Le professionnel. Une catégorie d’analyse pertinente dans le con (...)

11Les occupations qui relient les hommes sont essentielles jusqu’au deuxième ou troisième rang autour d’ego, à tel point que les listes de témoins judiciaires forment à l’instar des énumérations notariales de véritables réseaux professionnels. L’effet polarisant des choix se redouble dans la sélection du nom de métier. Ainsi, les Supplicationes de l’Arxiu del Regne de Mallorca surreprésentent la catégorie des marchands, les mercatores, alors que ce terme demeure rare dans les registres notariés17. Nous savons que l’on n’est pas seulement commerçant mais, comme le premier témoin de Bondavin de Draguignan, marchand et apothicaire, que l’on cumule les activités de vendeur et d’acheteur de produits divers avec un autre travail. Les données prosopographiques issues de documents déclaratifs nous renseignent donc sur ce que l’individu veut ébruiter dans un contexte précis au lieu de nommer une profession parfaitement définie18. L’accent mis sur les plus aisés et les plus internationaux s’explique car, devant le juge, le désir d’efficacité conduit à extraire de son réseau les plus huppés (un citoyen plutôt qu’un étranger, un homme plutôt qu’une femme, un chrétien plutôt qu’un juif, un riche plutôt qu’un pauvre). Le premier bon choix vise un juriste, le second un mercator – d’autant meilleur qu’il est adapté au sujet de la dispute – le troisième un changeur, le quatrième un pareur, etc. À la barre, on va donc citer les personnes les plus expertes et les mieux informées parmi les catégories sociales professionnelles estimables, puisque la position de pouvoir et la qualité légitiment les renseignements sur les faits et sur la réputation des acteurs. Cependant, nous ne pouvons établir fermement si l’ordre de préférence suit le conseil des avocats ou provient du travail du scribe. Lorsque nous possédons par exemple le cahier d’audiences, les listes de témoins et la copie des interrogatoires comme dans le cas marseillais, de grandes différences apparaissent. N’en déduisons pas le fonctionnement quotidien du réseau, mais simplement la pertinence de la hiérarchie dans la procédure. Cela en dit long sur la qualité d’un renseignement selon les contemporains, qui dépend de la valeur de l’informateur. De même, les prêteurs ont coutume de privilégier l’humain sur la technique quand ils définissent l’usurier plus aisément que l’usure.

• 19  https://www.fundacionoguera.com/es/publicaciones/?filter_colleccio=inventarios-de-archivos-notaria (...)
• 20 Par exemple : Espagne, Majorques, ARM, Curie de Mur : http://censoarchivos.mcu.es/CensoGuia/archivo (...)
• 21 Exemple de corpus composé d’actes lus dans les registres de la série E des Archives Départementales (...)

13Les procédures judiciaires catalanes, majorquines ou roussillonnaises sont dispersées dans des fonds identifiés ou mêlés à d’autres types de textes, parfois dans des ensembles notariaux, tant du fait de la polyvalence des notaires que de l’organisation de la justice. S’il est classique de lire des décisions où des conciliateurs sont choisis de manière consensuelle par les parties au milieu des créances et des ventes, l’exploration des inventaires publiés par la Fondation Noguera aide au repérage de documents des cours des vigueries ou des seigneuries au sein des registres rassemblant des instruments notariaux19. Parfois, comme à Majorque, Manresa, Peralada ou à Puigcerda par exemple, sont conservés des cahiers de la curia locale, alors que ceux de Gérone sont perdus20. Mais on trouve aussi dans les fonds locaux, à l’instar des manuels de la chancellerie royale, tels les Commune, parmi des actes de typologie variée, des mentions de nominations d’experts et d’arbitres par des juges, la référence à des sentences ou à d’autres épisodes de conflits21. Les sentences sont classées à part, mais les livres qui les rassemblent sont rares. Sans convoquer plus d’exemples, nous sommes assurés de la fragmentation extrême des vestiges, qui rend illusoire une volonté d’exhaustivité sans même rappeler les aléas de la conservation. Ni la méthode de l’étude de cas limitée à l’édition de documents ni celle de la quête sans fin d’éléments nouveaux ne suffiront donc. Cependant, l’analyse d’une série d’archives, comme celle des Processos en Quart de la chancellerie de Barcelone de ses débuts à la fin du xiii^e siècle au xiv^e siècle conforte dans la voie proposée ici : seule, l’observation du réseau documentaire offre au chercheur un cadre pertinent, parce que partiel, à l’examen de l’agentivité des acteurs.

• 22 Maria Teresa Tatjer i Prat, La audiencia real en la Corona de Aragón. Orígenes y primera etapa de (...)
• 23 Documentos de Jaime I de Aragón, éd. Ambrosio Huici Miranda et María Desamparados Cabanes Pecour (...)
• 24 De même les feuillets concernant Douce en 1294, même si ceux qui enlèvent cette jeune fille se révè (...)
• 25 Espagne, Barcelone, A.C.A. P.Q., 1297 B, 1298 C, 1298 E, 1298 T 1 à 11, 1298 U, 1299 K et L citent (...)

14Ces pièces de procédures sont assez hétérogènes par leur typologie, mais homogènes par la forme du support : des petits cahiers de papier in-quarto, comme leur intitulé l’indique, ont été rassemblés à dessein aux prémices de l’Audiencia22. Le puzzle des affaires telles que l’historien les appréhende y gagne en cohérence, car l’étude bénéficie alors de la polarisation archivistique. Les demanda parvenues à la chancellerie royale et les accusations initiées après les enquêtes forment un ensemble politique. Sélectionner les procès touchant les juifs et les causes financières a du sens, puisque le rapport entre l’usure et les juifs est non seulement paradigmatique, mais également central du fait de la législation édictée par les chartes de Jacques 1er le conquérant23. Le crédit demeure un des motifs principaux d’appel, avec la fiscalité et les conflits familiaux. On peut exclure certains cahiers tel celui de 1301, simplement considéré comme échantillon témoin, bien que certains personnages soient aussi des prêteurs connus24. Il s’avère que les récits conservés dans la plupart des dossiers de 1298 rassemblent le petit monde des affairistes de l’époque, que les demandes concernent l’usura, le juste prix, la faillite frauduleuse, les extorsions25. La constitution d’un fichier prosopographique entre 1297 et 1300 conduit à élargir le champ d’observation et à privilégier une acception extensive de l’usure, qui inclut ainsi les chrétiens fautifs à travers la définition du juste prix dans les échanges de produits.

• 26 Frédéric Chartrain, « L’enquête delphinale de 1337 sur les abus delphinaux et l’usure » [halshs-00 (...)
• 27 Les enquêtes de la fin du xiv^e siècle aboutissent à une taxation, Manuel Sánchez Martínez, « El f (...)

15Varier la focale et ne pas limiter l’observation aux juifs accusés d’usure au sens strict, lors de prêt d’argent mutuum, éclaire la stratégie des commissaires aux usures délégués par le roi Jacques II en 1297 et celle de justiciables soucieux de bénéficier à la fois des avantages économiques d’un assainissement du marché financier et de privilèges spécifiques. Le premier cahier conservé au sujet des usures contient la copie de l’appel solennel des changeurs de Barcelone qui souhaitent échapper à l’enquête. Les hommes d’affaires inquiétés les premiers appartiennent au monde intermédiaire des maquignons, des créanciers juifs, mais aussi certains vendeurs de produits à haute valeur ajoutée, tel le safran, ou des marchands. Les juifs attaqués sont minoritaires dans le Barcelonais et le Penedés. Ce n’est qu’après 1300, en Aragon surtout, que des prêteurs ruraux sont cités. Le petit nombre de dossiers exclut un travail statistique et nous ne prétendons naturellement pas que ces observations dessinent une géographie économique et sociale assurée, qui irait à l’encontre des dépouillements des registres notariés qui montrent l’omniprésence du petit prêt d’argent ou qui contredirait les données que livrent des cahiers d’enquêtes, comme en Dauphiné26. Il est en revanche significatif de constater que les hommes qui attaquent et se défendent en 1298 et 1299 constituent un réseau proche à la fois des grands financiers et de la cour royale. Ces liens émergent d’un ensemble documentaire qui forme une chaîne initiée par des plaintes en apparence anecdotiques et limitées à quelques criminels. Ainsi, la résistance des changeurs perd de sa force, puisque l’un des leurs, le très introduit Berenger de Finestres finit par devoir rendre des comptes en 1299. Face aux corps politiques que constituent les organisations de métiers les plus prestigieux, que soudent les privilèges accordés collectivement, l’État royal use de l’action judiciaire qui vise des individus comme le viguier prévaricateur Bartomeu de Mans. L’étape de l’enquête sur les usuriers ou sur les officiers dure seulement quelques mois et conduit en définitive à un petit nombre de mises en accusation. Le chiffre des condamnés reste inconnu, mais nous constatons que très souvent, les sentences n’accablent pas définitivement les marchands ou les serviteurs du prince. Le contrôle royal sur les usures assoit plus tard une réponse fiscale27. Face à une moralisation par l’État somme toute modérée, la réaction des hommes d’affaires s’appuie d’abord sur les solidarités institutionnalisées, mais fait surtout appel aux relations qu’ils jugent efficientes. Cette prééminence du rapport individuel fait écho aux formes d’association et satisfait aux impératifs créés par le réseau documentaire. Le choix des témoins suit les chaînes des financements et de la collaboration économique. Les caractères de l’activation des relations en justice s’expliquent par deux structures préalables à l’action judiciaire : celle de la scripturalité et celle des sociétés de marchands et de prêteurs. La première pouvait garantir l’efficience et la seconde était le mode de fonctionnement habituel des acteurs. Cependant, mobiliser implique des choix.

• 28 Dans le titre de son ultime article (cité supra note 1), Noël Coulet insistait sur la possibilité d (...)

16Revenons au cas qui révéla qu’un juif pouvait obtenir que son réseau de clientèle témoigne en sa faveur contre un mauvais payeur chrétien et défende hautement son honneur. Après l’étude de Joseph Shatzmiller, les découvertes de Juliette Sibon et de Noël Coulet offrent quelques éléments de contextualisation qui permettent de mieux saisir les choix du créancier parmi ses connaissances28. Le prêteur n’a pas besoin de citer tous ceux qui l’apprécient ; laissant les campagnards, il focalise l’attention sur les personnages dont la parole aura du poids et sur ceux qui gravitent autour de son ennemi.

• 29 Joseph Shatzmiller, Shylock revu et corrigé, cité supra note 1, p. 182-218. On lit les témoignages (...)
• 30 Espagne, Barcelone, A.C.A. P.Q. 1298 D, Claude Denjean, La loi du Lucre, supra note 3, p. 22, narra (...)
• 31 Juliette Sibon, Les juifs de Marseille au xiv^e siècle, Paris, Éditions du Cerf, 2011, p. 141.
• 32 Claude Denjean, « Crèdit jueu i usures cristianes… », art. cité supra note 3, p. 259-283.

17Le nom des témoins confirme nos constatations initiales, repérables dans tous les dossiers. Bondavin peut faire convoquer des membres de l’oligarchie marseillaise du négoce, assuré de la valeur d’attestation de tous ces proches en lien d’affaires : Domicellus ou miles comme des Baux ou de Montolieu, anobli tel Bonvin ou Richaud ; mercator comme Hugues Mercier29. Toutefois, si Montolieu est de l’avis de tous très familier avec Bondavin, plusieurs hommes cités sont des relations de deuxième et de troisième rang, des fils ou frères d’anciens clients du père, Abraham, des possesseurs de maisons dans la juiverie. Bondavin prend donc soin d’éviter un entre-soi trop visible. Il pousse même la finesse jusqu’à appeler des pauvres, non pas ceux qu’il a aidés par la bienveillance de son crédit, mais plutôt des observateurs de ses bonnes mœurs. N’est-il pas en effet pertinent de sélectionner des connaissances plus lointaines, qui répondront sans embarras à la question sur leurs liens avec celui qu’ils soutiennent ? Agir ainsi n’est pas accessible à tous, puisque le seigneur de Vilanova en 1298 cite ses hommes et ses serviteurs, ce que ne manque pas de relever la partie adverse30. Ne serait-il pas contre-productif pour Bondavin de nommer l’ensemble des relations proches du pouvoir comtal ou urbain, les collecteurs de taxes, les propriétaires fonciers ? On notera que les Jérusalem, pourtant très éminents et liés étroitement aux juifs en général durant le xiv^e siècle et à Bondavin en particulier, ne sont pas présents en 131731. Est-ce parce qu’ils se révèlent peu consensuels, eux qui sont connus de l’historien pour leur implication dans divers litiges ? Être engagés dans un conflit avec les Vivau n’en faisait peut-être pas les meilleurs pour démontrer le bon amour du juif pour ses débiteurs. Peut-être leur absence s’explique-t-elle simplement par la chronologie. Notons toutefois qu’Isach Biona en 1298 avait également choisi des paysans qui avaient vu mal agir le maquignon Guillem Franchea de préférence aux juifs et aux chrétiens ennemis de ce grand faiseur de baratas et de son clan32. La confiance en la justice va de pair avec une finesse stratégique remarquable.

• 33 Juan Antonio Güell Lopez, Ensayo sociológico sobre un código de la Edad Media, Madrid, Ricardo Fe (...)
• 34 Ibid., p. 216-217.

18Repérer les modifications de la liste des personnes citées et la confronter aux changements des chapitres montre les hésitations et les adaptations de Bondavin33. Certes, les motifs de ces différences entre le journal des audiences, la chronologie de la comparution et l’ordre de la copie restent inexpliqués. Laurent Girard, l’adversaire, a bien récusé des témoins, certainement ceux qui nommés tout d’abord, finalement absents. Cependant, des ajustements significatifs ont eu lieu lorsque le premier article fut laissé de côté, sans doute parce que personne ne pouvait répondre positivement à son sujet. Une péripétie heureuse suivit ce retrait, quand un deus ex machina, Bonnet Auriol, beau-père de Laurent Girard parla sur ce point crucial, qui démontrait la mauvaise foi dudit Girard au sujet de la créance contestée34. Entre la position minimale de repli qui visait à défendre la fama de Bondavin, mais restait peu précise quant au fait litigieux lui-même, et la posture maximale, qui permit de citer un proche de l’autre partie obligé de reconnaître la demande du juif, il y eut des étapes et des variations. Clairement, Bondavin cherchait à sélectionner dans ses connaissances les meilleures pièces, celles justement qu’aurait pu mobiliser l’adversaire. La preuve fut d’ailleurs aussi éclatante que le cri du cœur des gens du Penedés peu favorables au juif, confrontés au maquignon chrétien qui les opprimait depuis longtemps. Cette brillante réussite vaut parce qu’en affaires, un réseau réunit demandeur et défenseur qui s’engagent les uns envers les autres depuis des années. L’enjeu courant de ces procès vise à déconnecter les portions malsaines du réseau de crédit. La manœuvre n’oppose pas deux groupes reliés par un pont (juif et chrétien ou prêteur et client), mais anime un ensemble bien interconnecté au sein duquel la stratégie consiste à atteindre des individus cibles.

• 35 Elena Lourie, supra, note 10.
• 36 Ferran García-Oliver, art. cité supra note 12.
• 37 Jean Duvernoy (éd.), Le registre d’Inquisition de Jacques Fournier, Paris - La Haye, 1978, vol. 2, (...)

19La différence avec notre corpus témoin est remarquable. Quand l’aljama des juifs et certains de ses membres doivent réagir face au risque d’émeute ou d’accusation aussi grave que celle de meurtre rituel, l’extraordinaire suppose un autre dessin des réseaux affrontant juifs et chrétiens35. Alors, le recours à des potentes capables d’intervenir très vite et efficacement, tels le batlle, le viguier, un juge, sous-entend de faire savoir quel est le danger à ce chrétien soucieux d’équité et d’ordre. Un émissaire un go between est mandaté pour alerter les autorités royales judiciaires. Les secrétaires responsables sont les mieux indiqués pour représenter l’aljama. Dans le cas valencien, l’épouse d’un des deux accusés potentiels s’appuie sur une relation dont la bonne foi ne peut être suspectée pour alerter36. Malheureusement, le non-lieu qui clôt l’information de 1301 ne put être obtenu en 1380. Peut-être les temps avaient changé mais le premier motif provient, en 1301, de la difficulté à constituer une partie adverse avec des chrétiens impliqués de fort mauvaise réputation (une fille perdue, bagassa, et son mauvais garçon), alors que l’accusateur de 1380 était un artisan bien connu, porté par une foule de boni homines. Surtout, un troisième groupe interfère et déborde le judiciaire : la populace qui gronde ou qui menacerait d’émeute. Face à elle, les réponses des pouvoirs sont l’évitement, comme l’apprit le juif Baruch qui en 1320 attendit en vain le soutien du viguier et de son ami, un dominicain allemand37. L’expérience processuelle qui fait partie des compétences des hommes d’affaires fait défaut dans un contexte différent. Il faut alors chercher des voies plus souterraines pour mobiliser son réseau. Dans ce cas, la finesse n’est pas essentielle, mais la discrétion et la rapidité le sont.

• 38 Pratiques soulignées dans divers contextes, Jean-Loup Abbé, « La société urbaine languedocienne et (...)
• 39 Les bouchers (carnifex) citées dans les cahiers sont : Petrus de Calders et Guillemus Pareyada; les (...)
• 40 Espagne, Barcelone, A.C.A. P.Q. 1298 T 7 : 11 juifs contre Bartomeu de Mans, 21 f°, ce qui n’empêch (...)

21Tout d’abord, des groupes, formant des sous-parties du réseau, sont acteurs au sens de plaignants, lorsqu’ils se constituent partie collectivement. Nous basons notre réflexion sur des documents qui déterminent la catégorie sociale grâce une auto-déclaration. Or, nous savons que la pluriactivité demeure générale à la fin du xiii^e siècle, ce qui permet aux individus qui déclinent leur identité sinon d’opérer un choix, du moins d’adapter leur réponse aux attendus supposés de leur interrogateur38. Un premier ensemble réunit les bouchers de Vilanfranca de Penedés qui témoignent successivement au sujet de violences et d’extorsions à leur encontre. Ils se présentent cependant l’un après l’autre39. Aucun embryon d’organisation professionnelle n’assiste judiciairement les bouchers, mais le catalogue des personnes citées et leur déclaration lors de leur comparution les dénomme par leur métier. Le second regroupement bénéficie par contre d’une reconnaissance légale, mieux visible ici, puisque les juifs de l’universitas locale actent individuellement pour certains, mais aussi en commun. Deux listes sont conservées, deux procédures réunissent les victimes. Cependant, l’institution : l’universitas judeorum Villafrance – ses secrétaires, son conseil, son assemblée – n’est pas mentionnée. Ils forment donc un consortium de personnes maltraitées de manière spécifique, en tant que juifs40. Leur statut juridique nomme leur union, à la différence des bouchers, mais ce sous-ensemble constitué à la fois de l’aljama et des hommes d’affaires ne s’inscrit pas dans le cadre de l’officialisation politique de la population juive.

• 41 Ce cas a été juxtaposé par Elena Lourie avec ceux de Astruch Bondavid Saporta de Besalu et Astruch (...)

24L’affaire Bartomeu de Mans n’oppose pas seulement deux clans en lutte, ni même une autorité corrompue face à des victimes opprimées injustement41. Les liens que citent les dépositions ou les narrations judiciaires se révèlent complexes et les rapports entre individus fluctuants. Les parties d’un procès ne représentent pas un parti urbain. Cette constatation se dessine encore plus nettement à la lecture de la cote T, lorsque certaines réponses des témoins font écho à des interrogatoria qui concernent les accusations d’usure, issues de l’autre grande enquête de 1297 et 1298. Le viguier malhonnête ne se contente pas en effet de contraindre vendeurs et acheteurs sur les marchés de Vilafranca, en imposant des amendes et des saisies par le biais de son autorité judiciaire, en envoyant enfin des hommes de main forcer les bouchers à lui verser des sommes indues. Ses sergents armés menacent, enlèvent, assassinent. Bartomeu de Mans délègue aux siens un rôle de chef d’entreprise, il favorise leurs prises de bénéfices en usant de son office, avec le soutien des milites locaux.

• 42 Diego Gambetta, The Sicilian Mafia: The Business of Private Protection, Cambridge (MA), Harvard Uni (...)

25Les réseaux qui se dégagent de la toile des nombreux liens forment des configurations qui ressemblent à une organisation mafieuse insérée dans les institutions42. Pourquoi choisir ce terme anachronique ? Le système observé est plus qu’un clan ou qu’une clique (tant au sens courant que selon le vocabulaire d’analyse réticulaire), même s’il en présente les caractéristiques.

• 43 Espagne, Barcelone, A.C.A. P.Q. T3, Gerau Rabaça au sujet d’une détention illégale ; T.7, f°5 v. Go (...)
• 44 Elena Lourie, qui cherchait à comprendre l’essor de l’antijudaïsme dans les procédures concernant l (...)
• 45 Espagne, Barcelone, A.C.A. P.Q. 1293-1294, injures et rapt de Douce, de la famille ben Adret, par l (...)
• 46 Espagne, Barcelone, A.C.A. P.Q. 1299 K et L, cité supra note 25.

26Le groupe qui gravite autour du viguier peut être jugé criminel. Bartomeu de Mans, très coléreux, parfois ivre, se montre capable d’exploser en invectives peu dignes de son état, quand il insulte le juif Vidal Carravida qualifié de « tuffa barba merdosa ». Il use de la menace et emploie si besoin la force, allant jusqu’à l’enlèvement et l’assassinat. Il prend soin d’impliquer des faibles : personnes âgées, des épouses ou des enfants, tandis qu’il poursuit le fils de treize ans de Vidal Maçana43. Il ne se conforme pas aux procédures judiciaires, ne tient pas compte des mandements royaux, oublie les arrêts de certains juges ou bloque les appels. Il use alors de son pouvoir d’ordre pour intimider et obtenir ce qu’il veut, en emprisonnant et maltraitant cet enfant, en employant la torture malgré la protection royale, en agissant sans en référer à la cour, en ne respectant pas l’interdiction de citer des juifs le samedi. Plusieurs habitants se disent terrorisés, au point de fuir le pays, comme Isach Mercadell. Cependant, dans les procès, il reste difficile d’établir la liste de deux groupes qui s’opposeraient. Il apparaît clairement par exemple que les Carravida ou les Biona ont travaillé avec les élites locales et ont côtoyé Bartomeu de Mans. L’antijudaïsme ne forme pas une ligne de clivage pertinente ici44. Surtout, parmi ces victimes, on découvre des individus impliqués dans des affaires fort sombres. Ainsi, les frères Carravida ont de leur côté pratiqué l’enlèvement en soustrayant leur sœur à sa mère en 1294, qui en a appelé au roi45. Bartomeu de Mans peut donc pareillement reprocher justement leurs crimes à des coupables. D’autres dénonciations, vraies ou fausses, servent au Cort à décrédibiliser et à taxer ses ennemis, s’il charge un chrétien de relations sexuelles contre nature. Lorsqu’il attaque pour faillite frauduleuse son ancien associé le changeur Berenger de Finestres, lui aussi bien connu à la cour royale, il se met à l’abri en provoquant celui qui est peut-être l’une des têtes de ce réseau, abrité par sa position respectable et centrale46.

• 47 Chartes de franchises.

27Il est imbriqué dans une organisation secrète de patronage, mais il s’insère également dans la société politique où il entre en concurrence avec divers officiers d’autorité comme les batlles, lorsque les accusés ou ses accusateurs recherchent une juridiction qui leur serait plus favorable, et où il défend vigoureusement ses intérêts. Il faudrait vérifier si la situation sociale originelle de ses sergents, médiocre, les privait d’une position naturelle. Ses sbires contrôlent, prélèvent illicitement le produit de diverses richesses, sans qu’ils soient directement impliqués et spécialisés dans une activité. Leur spécificité provient de l’usage de la force physique : ses meilleurs soutiens semblent être les châtelains de Vilafranca et des gens d’armes qui font office d’hommes de main. Dans la société de la fin du xiiie siècle, ces hommes se situent à la confluence de milieux traditionnels et émergents, alors que s’affirme l’État royal féodal. Une réponse aux désordres des territoires reconquis a consisté en l’établissement d’une justice qu’incarnent les viguiers et les batlles47, délégués par le pouvoir barcelonais. Cependant, cela n’exclut pas le contrôle seigneurial qu’exercent les milites locaux, à Villafranca del Penedés. Bartomeu de Mans, Cort sur un lieu de marché important, se trouve donc à l’interface sur des terres qui dépendent directement du roi et dont l’intérêt fiscal est visible, puisque bien des causes tournent autour du prélèvement exagéré du terç. D’une certaine manière, comme bien d’autres agents royaux aux pratiques douteuses, il fait rentrer de l’argent dans le trésor royal.