- 1 Gabriel Le Barrois d’Orgeval, Le maréchalat de France, des origines à nos jours, t. 1 : Ancien Ré (...)
1Cet article propose d’analyser les moments et les formes de mobilisation de différents types de réseaux dans les affaires d’honneur portées devant le Tribunal des maréchaux de France. « Définitivement constitué[e] par l’édit de Blois d’avril 16021 », cette juridiction d’exception souveraine a pour objectif de lutter contre les duels en proposant une issue judiciaire et honorable aux querelles des nobles et des militaires. Confiée aux connétable et maréchaux de France depuis le milieu du xvie siècle, elle devient, sous le règne de Louis xiv, une cour de justice permanente avec de plus en plus d’agents à son service.
2À Paris, les membres de la compagnie du prévôt général de la Connétablie et maréchaussée de France sont chargés des enquêtes, de l’exécution et du suivi des affaires, tout en pouvant recevoir des pouvoirs des justiciables. Ces officiers sont placés sous l’autorité du secrétaire général des affaires et, à partir de 1690, du rapporteur du tribunal, nommé par le roi parmi les plus éminents maîtres des requêtes. Hors de Paris, dans chaque bailliage, sénéchaussée et duché-pairie, un lieutenant des maréchaux de France, commissaire puis officier à partir de 1693, fait fonction à la fois de relai de l’autorité et des sentences des maréchaux mais aussi de juge du point d’honneur dans son ressort. Ses ordonnances peuvent faire l’objet d’un appel devant les maréchaux.
- 2 L’expression est celle reprise dans les différents édits consacrés au tribunal. Pour une synthèse (...)
3La compétence personnelle de ce Tribunal du point d’honneur s’étend à tous les nobles, hommes, femmes et ecclésiastiques, ainsi qu’à tous ceux « faisant profession des armes2 », c’est-à-dire les militaires. Notons que, dans les faits, ne se présentent que des officiers, pas des soldats. Les maréchaux sont compétents pour toute affaire touchant le point d’honneur : conflits liés aux préséances de fiefs, aux droits féodaux (pêche, chasse, etc.), aux droits honorifiques (bancs d’église notamment), aux insultes et injures, aux violences mais aussi aux engagements non tenus et dettes sur parole non remboursées.
- 3 Sur ces questions, voir Michel Nassiet, La violence, une histoire sociale de la Renaissance aux L (...)
4Ce tribunal exerce une justice de l’entre-soi, toujours déjà prise dans les réseaux nobiliaires et/ou militaires. Et ce d’autant plus que l’honneur, sentiment individuel, est aussi collectif, étant l’affaire autant d’une personne que des groupes auxquels elle appartient3. En outre, cette justice se veut d’abord conciliatrice. Son objectif est d’empêcher le recours à la violence et notamment les duels. Elle est donc particulièrement ouverte aux intermédiations et aux tiers. Elle est censée juger uniquement sur le point d’honneur et non sur le fond (civil ou criminel) de l’affaire, mais les deux sont très difficilement séparables dans les faits. Elle recourt ainsi fréquemment, en plus des ordonnances signées des maréchaux ou de leurs lieutenants, à ce que les juristes nomment des « sentences arbitrales » pour le fond de l’affaire. Et pour cela, elle a besoin de pouvoir mobiliser ou laisser mobiliser des arbitres, ce qui entraîne la production de nombreuses sortes d’écrits.
5Les archives du tribunal, en partie dispersées à la Révolution, sont éparses pour le xviie siècle mais plus nombreuses et organisées pour le xviiie siècle. Elles sont constituées, pour les affaires, de papiers de procédures et de quelques registres de décisions. Ces papiers – tantôt isolés tantôt organisés en véritables dossiers en fonction des fonds – sont des ordonnances mais aussi des correspondances. Ces dernières témoignent des relations entre la cour parisienne, les différents juges locaux et les compagnies de maréchaussée chargées de l’exécution des ordonnances. Elles sont aussi le fait des justiciables qui écrivent au tribunal ; une bonne partie des affaires jugées à Paris étant en fait des procédures ouvertes et traitées par correspondance. Les procédures font ainsi la part belle aux écrits personnels, sans médiation d’un greffier ou autre auxiliaire de justice. Elles permettent donc une riche étude des stratégies des acteurs et, entre autres, des réseaux qu’ils mobilisent ou qui sont mobilisés avant, pendant et après le procès.
- 4 Claire Lemercier, « Analyse de réseaux et histoire », Revue d’histoire moderne et contemporaine, (...)
6Ces correspondances donnent à voir le « capital relationnel4 » des justiciables qui sollicitent, à différents moments, diverses personnes de leur famille, amis, alliés, connaissances ou voisinage, en fonction de la stratégie judiciaire mise en place pour obtenir justice. Ces réseaux, dont la position au cours du procès peut être changeante, interviennent parfois de manière informelle auprès des juges ou de leurs auxiliaires, parfois directement dans les procédures ou l’exécution des sentences. En recourant à l’avis ou à l’arbitrage des réseaux nobiliaires locaux, des régiments et des familles, le tribunal mobilise lui aussi ces acteurs. Ainsi, juger sur le point d’honneur, c’est juger en réseau dans le cadre de relations de travail à l’échelle du royaume qui permettent un maillage du territoire et une centralisation des informations et des décisions.
- 5 Sur ce point, voir Lucien Faggion, Christophe Regina, Bernard Ribémont (dir.), La culture judicia (...)
7Cet article s’intéressera d’abord aux moments précis où les réseaux sont mobilisés au cours de la procédure : avant celle-ci, dans les premiers accommodements et échanges conflictuels ; pendant la procédure et ensuite, lors de l’exécution des sentences et notamment de la plus forte contrainte, l’emprisonnement. Cependant, parce qu’ils peuvent aussi être mobilisés par les juges, ces réseaux peuvent devenir contraignants. À double tranchant, ils se retournent parfois contre un individu qui est désavoué, voire exclu du groupe. De ce point de vue, le Tribunal des maréchaux montre que l’appartenance sociale est un facteur déterminant à la fois dans les comportements des justiciables face à la justice5, mais aussi dans l’exercice même de cette justice par l’autorité et le groupe social. Enfin, les archives soulignent justement l’isolement de certains nobles et militaires, sans capital relationnel à mobiliser et, dès lors, dans une situation très difficile.
- 6 Sur ce point, voir les affaires étudiées par Marine Carcanague dans le cas des procédures faisant (...)
8Un certain nombre d’affaires portées devant le Tribunal du point d’honneur témoignent du quotidien de nobles ruraux, souvent issus d’une petite ou moyenne noblesse très attachée à ses droits seigneuriaux et au ressort territorial de ses droits sur les gens et la terre. Les querelles liées aux droits de chasse et de pêche ainsi que des faits de violences révèlent, en arrière-plan, des conflits de voisinage mais aussi des querelles visant à affirmer distinction et hiérarchie sociale au sein de cette noblesse6. Les affaires liées au point d’honneur ne sont alors qu’une conséquence – ou qu’un moment – de conflits latents et sont régulièrement doublées d’une procédure devant la justice ordinaire.
9Pour ces nobles qui sont aussi seigneurs, la première mobilisation possible est celle de leurs amis, alliés mais surtout de leurs « gens » : domestiques, valets et même paysans. D’après les plaignants, cette pratique semble fréquente pour menacer sa partie ou affirmer la possession de droits par l’usage. Ce sont alors des bandes, souvent armées de fusils, fourches ou autre, de trois personnes ou plus, qui se promènent sur les terres du voisin et cherchent à faire pression sur lui. Ainsi, en 1693, Charles François Du Pouget de Nadaillac, seigneur de La Villeneuve « dont les extrémités sont voisines du fief et bien du sieur Joseph de Miomendre, escuyer, sieur de La Roche et de Banizette », se plaint au baron de Saint-Julien, chevalier seigneur Des Farges et Peyrudette, subdélégué des maréchaux de France, que :
- 7 France, Guéret, Archives départementales de la Creuse (AD23), E 233.
« led. sieur de La Roche, méprizants les règlemens [de 1669 sur les eaux et forêts] et par une entreprize que le suppliant peu blasmer d’injure, a maltraité ses mestayers et fait journellement des sorties sur l’étendue et cantons dépendants de lad. terre et seigneurie de La Villeneufve accompagné de plusieurs autres personnes, ses parens et amys luy rendants visite, chasse à chiens et armes à feu sur lad. terre et peyche dans les eaux d’icelle, dont le suppliant a lieu de se plaindre et d’en prévenir votre juridiction7. »
- 8 France, Alençon, Archives départementales de l’Orne (AD61), 69 BP 1-2.
10En mai 1728, dans un conflit de voisinage où il est aussi question de droits seigneuriaux, et alors que plusieurs procédures sont en cours devant la justice ordinaire en plus de celle des maréchaux, la dame de Nollent se plaint qu’un groupe, composé des sieurs Lefranc – l’un étant abbé – et d’autres hommes, vient chasser dans ses prés, foins et même la cour de son domicile. Une fois, alors qu’elle les croise armés de fusils, elle déclare qu’ils lui ont tiré dessus et poursuivie jusque chez elle où ils auraient assiégé la maison, se faisant rapporter des balles et de la poudre, menaçant de tirer sur quiconque mettrait le nez dehors8.
- 9 France, Archives nationales de France (AnF), AB XIX 1195, dossier 90320. Certains dossiers porten (...)
11En février 1765, des violences sont commises par des domestiques armés de bâtons au domicile de René Philippe Ansquer, écuyer, sieur de Kereven. Ce capitaine d’infanterie dans les gardes-côtes avait alors des musiciens chez lui. Des domestiques de Jean Pierre François Guernisac, écuyer, « se disant » haut et puissant chevalier et seigneur de plusieurs terres, ont cherché à emmener de gré ou de force ces « sonneurs » qui étaient là « pour donner une sérénade ». Face à une telle irruption, le sieur de Kereven, d’autant plus inquiet et soucieux de son honneur que sa femme et sa belle-mère sont présentes, essaie d’intervenir puis finit par appeler à l’aide. Ses gens accourent, dont une femme qui prend un coup sur la tête alors que les domestiques armés s’enfuient. Quelques jours plus tard, à l’occasion du mercredi des Cendres, Guernisac vient lui-même voir le sieur de Kereven, avec fusil et couteau de chasse et quatre valets armés. Le gentilhomme menacé dépose auprès du Tribunal des maréchaux une requête que le secrétaire général des affaires nomme, dans une mention marginale, une « plainte de violences et injures très graves à main armée avec attroupement9 ».
12Ainsi, ces gentilshommes campagnards mobilisent dans un premier temps famille, amis et gens qui viennent leur prêter main forte, au sens propre, pour faire pression sur la partie adverse ou affirmer des droits avant ou hors de toute procédure.
- 10 Ces dossiers sont conservés dans quelques cartons méconnus, que j’ai découverts dans les fonds de (...)
- 11 Les billets d’honneur sont à la fois incessibles et intransmissibles. Gabriel Le Barrois d’Orgeva (...)
13Pour les affaires de dettes, toutes traitées à Paris, les exempts de la Connétablie et maréchaussée constituent des dossiers rassemblant : le billet porteur de la créance, dit « billet d’honneur », les pouvoirs, les ordonnances et la correspondance10. Sur la page de garde, ils notent les informations principales : noms, montant, dates et étapes de la procédure. Il est assez fréquent d’y voir apparaître des intermédiaires, l’affaire ou les pièces ayant été « déposées » ou « remises » par un tiers. Ces intermédiaires sont probablement des contacts parisiens de nobles et militaires provinciaux : ils déposent les pièces au bureau du tribunal et en relancent régulièrement les agents. Mais les noms de ces déposants semblent parfois cacher de nouveaux créanciers dans une procédure qui, en principe, ne les accepte pas. Statuant sur un conflit d’honneur entre deux nobles ou militaires, et non sur une créance entre deux particuliers, la juridiction des maréchaux interdit en effet que les dettes de sa compétence puissent être cédées ou transmises11.
- 12 Nous abrégeons « lt. » les livres tournois.
- 13 AnF, AB XIX 1195, dossier 91198.
14En 1745, le chevalier de Blanzac sert d’intermédiaire dans une affaire de dette opposant, au départ, les sieurs de Saint-Cire et Drouant. Le second doit 1 500 lt.12 au premier. Après dépôt de la plainte et des pouvoirs le 8 septembre 1745, la première ordonnance (dite de communiqué) est prise le 11 septembre et présentée à Drouant le lendemain, rue Sainte‑Croix de La Bretonnerie à Paris. La Bussière, brigadier de la Connétablie, est alors accompagné du chevalier de Blanzac qui l’a mené au domicile de Drouant. Ce dernier demande un délai de 8 mois pour payer, accordé le 21 octobre 1745 au moment de la seconde ordonnance (dite de condamnation). Celle-ci lui est signifiée par La Bussière six jours plus tard. Ensuite, la situation tourne mal. Il semblerait que le chevalier de Blanzac ait fait des promesses à d’autres personnes, venues alors menacer le brigadier, qui s’en plaint au tribunal. En outre, Drouant et Blanzac, accompagnés d’un tiers qui est décrit comme colérique et violent, sont plusieurs fois venus chez le brigadier pour « leur faire trouver de l’argent sur l’ordonnance, à quoy La Bussière leurs a répondue qu’il ne ce mailoit point de cela, que son ministèr[e] étoit de poursuivre le payement à l’échéance de l’ordonnance et non autre chose13 ». L’intermédiation de Blanzac pose nombre de questions puisqu’elle dégénère et donne lieu à plusieurs reprises à des menaces et à des violences.
- 14 Marine Carcanague, op. cit., p. 71-76 et 125-132.
15Il est à noter que les affaires d’honneur semblent aussi être, pour certains justiciables, l’occasion de plaider seul et d’affirmer son honneur et son rang. Marine Carcanague a en effet montré en quoi ces affaires sont une exception dans la France d’Ancien Régime : les femmes y sont autorisées à ester sans accord marital. Les traités de l’époque reconnaissent qu’elles ont un honneur et qu’elles peuvent le défendre seules. L’étude des plaintes de femmes devant le Tribunal des maréchaux montre que la majorité d’entre elles – même mariées – préfèrent porter seules leurs revendications, plutôt que d’être co-plaignantes avec leur mari ou de laisser celui-ci déposer la plainte. Par conséquent, en fonction du genre du justiciable, le fait de ne pas mobiliser la parentèle au début de la procédure peut relever d’une stratégie judiciaire, mais aussi sociale. Ce faisant, la plaignante réaffirme publiquement son honneur mais aussi, derrière, son appartenance à la noblesse14.
- 15 Les registres de décisions sont aujourd’hui conservés à la Bibliothèque nationale de France (BnF) (...)
16Si les registres de décisions montrent qu’il n’est pas rare, dans les années 169015, de venir en personne plaider devant les maréchaux, ou d’être convoqué pour y comparaître, le fait semble moins fréquent au xviiie siècle. En revanche, les comparutions en personne, pour s’expliquer et être « accommodés », demeurent très fréquentes devant les lieutenants des maréchaux. Ce moment, qui fait l’objet d’un procès-verbal rapportant les propos, les termes de l’accord et la décision du juge, indique aussi les noms et les interventions de toutes les personnes présentes. Nous voyons alors tout un réseau, mobilisé derrière chacune des parties, qui tente de peser sur la présentation des faits, les négociations et la décision.
17En 1732, Charles Claude de Ledin, chevalier seigneur de La Chalerie, gouverneur de Domfront, grand bailli d’épée de la généralité d’Alençon et lieutenant des maréchaux de France, juge une affaire opposant les sieurs Du Fresne de Saint‑Lovet et de Baudre16. Le 5 mars 1732, une altercation est survenue entre les deux hommes. Le premier aurait levé une pioche pour frapper l’épouse du second, en l’injuriant. Le 6 mars, Baudre porte plainte devant le juge de Condé‑sur‑Noireau et ses dires semblent confirmés par une information faite le 24 mars, avec sentence du même jour. Mais, entre temps, une plainte a été déposée par Saint‑Lovet auprès des maréchaux de France.
18Le 1er avril 1732, les maréchaux, ordonnent qu’un garde soit placé auprès de Baudre, qu’une information à charge et à décharge soit faite, et que le tout leur soit rapporté par leur lieutenant afin de pouvoir prononcer leur jugement en conséquence. Quant aux contestations en arrière-plan de l’affaire concernant une prairie et un ruisseau, ils renvoient les parties devant les juges ordinaires. La Chalerie envoie donc un cavalier de maréchaussée surveiller Baudre et assigne les parties à comparaître devant lui, à son domicile à Domfront, le 16 avril à deux heures de l’après-midi.
19La comparution a lieu finalement sur deux jours, les 16 et 17 avril 1732. Saint‑Lovet, accompagné de son oncle, renouvelle la plainte qu’il a formé devant les maréchaux. Baudre, de son côté, se défend en expliquant qu’un juge a déjà été saisi de l’affaire et que, pour cette raison, il n’y a nul lieu de croire qu’il pourrait user « de voyes de fait » à la suite de cette altercation. Enfin, selon lui, l’affaire doit être renvoyée devant les juges ordinaires puisqu’il s’agit au fond de droits. La transcription de ses propos par le secrétaire du lieutenant des maréchaux s’étend sur quatre pages, contre quelques lignes pour Saint‑Lovet. Ce dernier, toujours accompagné de son oncle, reprend ensuite la parole.
« Ils [oncle et neveu] ne peuvent qu’admirer un si beau et long stille, qui est l’ouvrage, ainsy que lad. plainte et toutte la procédure, du plus fameux avocat du pays, que led. sr de Baudre a amené avec luy ainsy qu’un habil[e] gentilhomme pour luy aider à orner ce qu’il luy a plus faire dire et avancer contre la vérité. »
20Pour cette comparution, Saint‑Lovet s’est senti le besoin de venir avec son oncle. Mais il semblerait que Baudre ait, quant à lui, mobilisé non seulement « le plus fameux avocat du pays » – dans une procédure qui interdit le recours aux hommes de loi et de robe –, mais aussi un « habil[e] gentilhomme ». Ce dernier serait le lieutenant général du bailliage, donc une personne d’importance dans la région. Le procès-verbal indique d’ailleurs que Saint‑Lovet et son oncle ont même tenté d’interdire l’entrée à cet avocat. Par là, ils semblent considérer que la mobilisation d’un membre de la famille et celle d’un homme de loi ne sont pas équivalentes. Sur les faits, ils soulignent que Baudre est trois fois plus âgé que Saint‑Lovet, qu’il est de grande taille et qu’il était accompagné de deux valets. Sa posture de défenseur de sa femme serait à nuancer, selon eux. Ils rappellent plusieurs fois que Baudre a des « soutiens » et manipulerait la vérité par le recours à habile un avocat.
21Mais comment Saint‑Lovet justifie-t-il de son côté la mobilisation de son oncle ? Comme il déclare avoir été frappé et maltraité par Baudre, il voit son oncle se joindre à la plainte « pour l’honneur de la famille ». Allant même plus loin, et pour justifier leur recours au Tribunal des maréchaux, ils précisent :
« [qu’]il s’agit d’insultes extraordinaires faittes à l’honneur, qui couvre de confusion et d’ignominie un jeune gentilhomme venant au monde, pour lesquelles réparer il faut du sang ou la rigueur des édits et déclarations du roy et règlements de nosseigneurs les maréchaux de France en tel cas. »
- 17 Michel Nassiet quant à lui a posé l’hypothèse d’une diminution du caractère collectif de l’honneu (...)
22Comme il s’agit bien d’honneur familial, il est juste après fait mention de la dame Du Fresne, mère de Saint‑Lovet, qui elle aussi vient demander et réclamer justice pour réparer l’honneur de sa famille et de son jeune fils – qui est présenté comme ayant 20 ans –. Au xviiie siècle, l’honneur reste collectif quand il s’agit de le défendre devant la justice, puisque cela permet la mobilisation de toute la parentèle auprès du juge17.
23Finalement, afin de réconcilier les parties et de « rétablir la paix entre des gentilshommes voisins », le lieutenant des maréchaux parvient à leur faire signer un engagement pour que, sans faire d’informations, ils parviennent ensemble à un « accommodement en forme de règlement », si les maréchaux en approuvent d’abord l’idée. La stratégie de mobilisation de la famille Du Fresne et de son honneur familial semble avoir payé. Baudre doit faire des excuses publiques à Saint‑Lovet et à sa mère et leur paie 500 lt. d’indemnités. Il subit en plus une peine de prison. De son côté, Saint‑Lovet doit présenter des excuses à la femme de Baudre. Notons que les excuses publiques telles qu’elles ont lieu dans ces situations sont très ritualisées et mobilisent à nouveau les réseaux nobiliaires locaux, amicaux et familiaux. Elles se font en présence de plusieurs gentilshommes conviés par la partie qui reçoit les excuses.
24Enfin, pour terminer toutes contestations entre eux, Baudre et Saint‑Lovet doivent choisir un arbitre chacun qui, en cas de désaccord, peut en nommer un troisième, afin de régler entièrement le différent qu’ils ont au sujet du pré et du ruisseau – litige classique dont les maréchaux avaient au départ renvoyé la connaissance à la justice ordinaire. Les parties se sont obligées devant le lieutenant d’entretenir inviolablement l’effet du jugement arbitral qui en découlerait. Ainsi, point d’honneur comme fonds de l’affaire ont été réglés.
« Lesquels préliminères d’accomodement cy-dessus ont été arrestés ainsy à la solicitation et instance des amis communs des parties. »
25Cette formule transcrit bien les modalités d’exercice de la justice des maréchaux, où l’extinction des querelles n’implique pas seulement deux personnes ou deux familles, mais tout un groupe mobilisé tant par les juges que par les justiciables.
- 18 Sur le récit d’une affaire exemplaire, non traitée par le Tribunal des maréchaux mais qui passe p (...)
26Le moment de l’exécution des sentences, et notamment en cas d’arrestation, montre régulièrement le poids des nobles locaux et leur pouvoir de résistance aux forces de la maréchaussée. Si certains esquivent les gardes, les corrompent ou leur faussent compagnie, d’autres mobilisent exceptionnellement leurs gens pour tenir tête aux cavaliers18.
- 19 AnF, Z1c 424. On trouve aussi la graphie Accolans dans les sources.
27Dans le cas des affaires de dettes, l’emprisonnement est un moment d’intense mobilisation de tous les réseaux possibles, le noble ou le militaire cherchant des liquidités pour ressortir au plus vite. Et ce d’autant plus que, contrairement à ce qui se passe pour les dettes ordinaires, ce n’est pas ici au créancier mais au débiteur emprisonné de payer son séjour en prison. Prenons le cas des négociations entre les sieurs de Villeroy, garde du roi dans la compagnie de Noailles, et d’Acolans de Colonge, ancien capitaine d’infanterie19.
- 20 Texte du billet : « Dans le courant du mois de janvier prochain je promet payer ma parole d’honne (...)
28En août 1762, Acolans de Colonge signe deux billets d’honneur de 1 500 lt. chacun, à échéance l’un de six mois, l’autre de douze. Comme souvent dans ce type de billets, il n’est pas fait mention du motif de la dette, qui est décrite comme un simple prêt, mais il est bien question d’honneur20. En mars 1763, Villeroy lance une procédure devant les maréchaux pour se faire rembourser de l’un des deux billets. Nous apprenons alors, par le procès-verbal de réponse d’Acolans de Colonge à l’ordonnance de communiqué, qu’il est enfermé au Petit-Châtelet à ce moment-là. En avril 1763, il est condamné à payer à sa sortie de prison, ce qui est fréquent devant les maréchaux car cela permet de l’y enfermer à nouveau directement en cas de non-paiement. S’ouvre alors une période de mobilisation de plusieurs particuliers par Acolans de Colonge, qui semble avoir plusieurs réseaux d’amis et de parents disposés à l’aider.
29En 1764, un certain Masint apparaît dans le dossier. Il connaît personnellement Kambert, l’exempt de la Connétablie en charge de l’affaire. Il lui envoie un état des six dettes d’honneur d’Acolans de Colonge, en indiquant à chaque fois quel agent du tribunal en est chargé. Il demande un sursis « qui le [Acolans] mettera en état de vaquer à ses affaires et de payer [ses créanciers] beaucoup plus tost ». Cette intervention aboutit à un sursis de trois mois.
30En 1765, c’est un frère d’Acolans de Colonge qui intervient. Il s’agit d’un ecclésiastique, dit abbé et prieur dans les sources. Le débiteur écrit directement à Villeroy en mentionnant le travail effectué par son frère. Celui-ci a réussi à convaincre tous les autres créanciers d’accorder un nouveau délai, il ne manque que l’accord de Villeroy. Il est à noter que, comme c’est souvent le cas devant les maréchaux, ces négociations entre justiciables sont doublées de pourparlers qui passent par les agents du tribunal. Kambert, auquel Villeroy a donné pleins pouvoirs pour recouvrer son argent, écrit lui aussi au créancier pour savoir quoi faire suite aux démarches de l’abbé d’Accolans. La mobilisation du frère abbé semble avoir fonctionné car les créanciers « civils » – le terme est de Kambert – lui ont tous accordé deux ans et ceux « du tribunal » – des maréchaux – lui en ont accordé aussi. Kambert attend donc les instructions de Villeroy.
- 21 L’envoi d’un garde est habituel. Il s’agit de ce que le tribunal appelle une « garnison » : un ga (...)
31Un nouveau sursis semble avoir été accordé, mais, un an plus tard, en juillet 1766, Villeroy ouvre une nouvelle procédure pour le second billet. Cette nouvelle plainte aboutit à l’envoi d’un garde auprès d’Acolans, qui était alors libre de ses mouvements21. En septembre 1766, Acolans écrit à une dame, une protectrice dont il espère une fois de plus les « bontés ». Si le frère n’est plus mentionné, il parle d’autres protecteurs et amis qui s’activent pour lui auprès de ses créanciers. Mais, à elle, il fait une demande spéciale, celle d’une intervention directe auprès des agents du tribunal, sans passer par les juges.
« Daignés, Madame, représenter à Mr Gondot que je suis le plus malheureux de touts les hommes sans être criminel, que je ne peux faire honneur aux ordonnances du tribunal qu’autant que je serai placé et que mes protecteurs m’en fourniront les moyens, ce à quoy ils travaillent. Mais je n’ose plus me montrer, je ne pense plus les voir ny les solli[citer] et je me regarde perdu si votre âme généreuse et bien *** ne vient à mon secour. En gage je vous [prie de] suplie[r] Mr Gondot à me donner jusqu’au 15 du mois prochain, tems auquel je luy donnerai toute satisfaction. […] De grâce, Madame, obtenés de Mr Gondot celle que je vous demande. Un mot de sa part à Mrs Kambert, d’Orgevaux et Gottet les arrestera. D’ailleurs c’est faire le bien de mes créanciers que de me faciliter les moyens de les payer. Ce sera, Madame, un surcroix d’obligation que je vous aurai, et l’éternelle reconnoissance du malheureux que vous obligerés en sera le prix. »
32Ce « Mr Gondot » n’est autre que le secrétaire général des affaires du tribunal, soit la personne chargée de coordonner toutes les affaires ; d’autant plus que le maître des requêtes qui fait office de rapporteur du tribunal est souvent très pris par ailleurs. Gondot a donc autorité sur les officiers de la compagnie de la Connétablie qui se chargent de l’exécution des ordonnances et sont dotés de pouvoirs par les demandeurs. Dans ce cas il s’agit de Kambert, d’Orgeveaux et Gauté, respectivement premier exempt, garde et brigadier de la Connétablie. En sollicitant cette dame, Acolans de Colonge, tout en évitant les juges, passe au-dessus des officiers à sa poursuite, au moment où il est probablement risqué pour lui de sortir dans Paris et de les croiser. Il obtient bien un délai de trois mois en 1767. Est-ce grâce à cette intervention ? Impossible de l’affirmer. La seule certitude est que les dettes d’honneur de cet ancien capitaine ne sont toujours pas remboursées dix ans plus tard…
33Dans la lettre à sa protectrice, Acolans de Colonge précise ce qu’il compte faire du sursis qu’il demande.
« Je mettrai tout en usage d’icy à ce tems pour apaiser mes créanciers et je luy donne ma parole d’honneste homme de luy rendre le billet de 1 300 lt. que l’on me redemande. Je le retirerai d’où il est, n’étant engagé que pour 600 lt. malgré que Mr le baron Hogguer me l’ait donné pour en apaiser me créanciers : je ne suis point dans mon tort de ce côté là ny je ne refuse pas de le rendre et l’argent que je vay recevoir ne sera employé qu’à cela et pour le tribunal. »
34Il a donc obtenu de l’argent du baron de Hogguer pour l’aider dans ses affaires. Or, en 1769, il est mis en cause par le chevalier Hogguer, capitaine au régiment suisse de Waldener et chevalier de l’ordre militaire du mérite. Celui-ci porte plainte au tribunal car Acolans aurait profité de la faiblesse et de l’âge du baron (88 ans) pour lui extorquer un billet de 43 000 lt. La parentèle peut donc aussi se mobiliser d’elle-même pour mettre fin à ce qu’elle considère comme un abus de confiance. À trop mobiliser dans l’urgence, cela peut se retourner contre le justiciable.
- 22 Sur les duels et les mesures prises par la monarchie, voir François Billacois, Le duel dans la so (...)
35La logique du Tribunal des maréchaux est d’empêcher la violence, et plus particulièrement les duels, interdits par la monarchie22. Cette régulation des comportements qui vise à régler les conflits d’honneur devant la justice préférentiellement à la vengeance est l’affaire non pas d’une seule institution mais de tout le groupe, notamment dans le cas des affaires qui surgissent entre des nobles provinciaux et, par voie de conséquence, entre leurs familles. Nous avons commencé à le voir avec l’affaire Baudre contre Saint‑Lovet : les réseaux mobilisables par les justiciables sont aussi partie prenante du processus judiciaire lui-même.
36Cette intervention n’est pas toujours le fait des justiciables et peut donc aller à l’encontre de leur stratégie judiciaire ou, plutôt, de leurs choix concernant les modalités de règlement du conflit (violence, justice ou autres formes de conciliation ou d’arbitrage). En bref, un noble ou un militaire peut se retrouver forcé de recourir à la justice alors qu’il aurait préféré recourir à la forme violente et ritualisée du duel pour régler sa querelle. L’intervention d’un tiers n’est pas alors le fait d’une stratégie individuelle mais d’une stratégie collective d’affirmation de nouveaux modes de règlement des conflits et d’évitement de la violence.
- 23 Les informations biographiques sont issues de Gaëtan d’Aviau de Ternay, Les lieutenants des maréc (...)
- 24 France, Reims (site annexe), Archives départementales de la Marne (AD51), 1 E 218.
37Dans les années 1780, le sieur Fredy (ou Fredi) de Ponthion, après une carrière d’une vingtaine d’années dans les armées du roi, est devenu lieutenant des maréchaux de France dans sa province d’origine, à Vitry-le-François23. Son parcours, classique, fait de lui un juge reconnu du point d’honneur, éprouvé par les armes. Dans une lettre non datée, son oncle lui indique un jour avoir intercepté une lettre du chevalier de Villeneuve où un fils de M. de Mirecourt lui demande un cartel. Actuellement en déplacement en Champagne, le chevalier ignore pour le moment le défi. Afin d’éviter tout passage à l’acte, l’oncle du lieutenant des maréchaux, s’ingérant dans cette querelle, demande à son neveu de profiter du temps qu’il reste pour intervenir et « empêcher une affaire qui ne peut être que très désagréable24 ». Il s’agit bien là d’une régulation par l’entourage et par la voie judiciaire, sans accord des personnes concernées, et même contre ce qui était peut-être un projet partagé.
- 25 Anne Bonzon, La paix au village. Clergé paroissial et règlement des conflits dans la France d’Anc (...)
38Dans l’affaire Baudre contre Saint‑Lovet, les réseaux nobiliaires locaux ont été mobilisés à la fois par les justiciables et par les juges pour trouver un accord ou procéder à un arbitrage. Celui-ci « revient à confier le règlement du différend à un ou plusieurs juges privés, choisis contractuellement, afin de parvenir à un règlement plus rapide et moins onéreux d’une affaire25. »
39Les lieutenants des maréchaux parlent régulièrement dans leur correspondance du secours que leur apportent les familles ou des tiers. Cela permet de minimiser les frais de justice en évitant ou en mettant fin à une procédure, souvent longue et coûteuse, devant la justice ordinaire. Cela évite aussi de recourir à des informations avant l’ordonnance du lieutenant, informations qui seraient alors effectuées par les compagnies de maréchaussée aux frais des parties.
40Dans l’affaire qui oppose le sieur de Kereven à Guernisac (voir plus haut), les maréchaux écrivent à Duhasson, leur lieutenant à Quimper, pour demander une information et voir ce qu’il faudrait faire. La réponse de Duhasson témoigne de deux éléments très forts et permanents de la juridiction du point d’honneur. D’une part, son souci constant d’éviter tous frais et toute procédure devant la justice ordinaire. L’idée, très présente dans les correspondances et les mémoires du tribunal, est d’inciter ainsi les nobles à recourir aux maréchaux pour régler leurs différends plutôt qu’à la violence. Les frais sont d’ailleurs strictement encadrés (6 lt. par ordonnance) mais peuvent parfois exploser en cas d’informations, garnisons (voir plus bas) ou emprisonnement. D’autre part, la citation suivante montre l’ancrage territorial du tribunal ainsi que la mobilisation des réseaux nobiliaires et militaires locaux pour apaiser puis régler les conflits. Les lieutenants des maréchaux sont en effet issus de familles nobles souvent présentes depuis longtemps dans la région.
- 26 AnF, AB XIX 1195, dossier 90320.
« L’envie que j’ay de voir régner la paix et l’union entre la noblesse de ces cantons m’a déterminé à ne venir à une information des faits contenus dans la plainte qui vous a été présentée […] qu’après avoir mis tout en vraye pour les concilier à l’amiable. J’ay l’honneur de vous apprendre, Monseigneur, que j’ay été assez heureux de raprocher ces deux gentilshommes avec le secours de leurs parents et amis26. »
- 27 Sur la question du coût de la justice, voir Benoît Garnot (dir.), Les Juristes et l’Argent. Le co (...)
- 28 AnF, AB XIX 1195, dossier 91207.
- 29 Sur la question de la proximité judiciaire, voir Marie Houllemare, Diane Roussel (dir.), Les just (...)
41Le choix des arbitres peut poser quelque problème, car, en s’ancrant dans le territoire, la justice des maréchaux se rapproche de ses justiciables alors même qu’elle utilise une partie d’entre eux pour juger, prévenir les violences et arbitrer les querelles. En 1742, Beauregard, gentilhomme de Marcillac, dans le Poitou, écrit aux maréchaux pour leur demander d’intervenir et de mettre en place un arbitrage dans la querelle qui l’oppose à Lesné Dupont d’Erpe, gentilhomme d’Angoumois. Dans un premier temps, deux amis communs les avaient accommodés afin d’éviter un procès, qui aurait été coûteux27. Ils ont alors convenu d’une transaction de 434 lt. sous parole d’honneur de respecter l’arbitrage. Cependant, Beauregard demande le renvoi devant de nouveaux arbitres, il propose des noms au tribunal et en excluent d’autres, jugés trop proches parents et amis de sa partie. Il souhaite cette conciliation afin d’éviter d’aller en prison, ce dont le menace Lesné Dupont d’Erpe. Il souligne enfin, pour s’attirer la sympathie des juges, qu’il a dix enfants et que les temps sont durs28. Le choix des arbitres n’est donc pas anodin car il s’agit, pour l’institution comme pour les parties, de trouver des personnes en dehors des réseaux trop proches des parties, tout en devant les sélectionner parmi les nobles et militaires locaux. La trop grande proximité entre les lieutenants des maréchaux et les justiciables apparaît d’ailleurs dans les appels de leurs décisions29.
42Il n’y a pas que pour les arbitrages que les juges du point d’honneur peuvent mobiliser les réseaux nobiliaires et les chefs de troupe dans les armées. L’avis et l’opinion que se font ces réseaux d’un justiciable peuvent déterminer un jugement.
43Dans l’affaire opposant le chevalier de Combe au sieur de Feuillide en 1786, le lieutenant des maréchaux Medrano ne semble pas juger seul des faits. Ce cas est documenté par la correspondance, adressée au tribunal, qu’il a laissée. Les maréchaux semblent s’en être directement saisis : ils demandent des informations à leur lieutenant afin de pouvoir trancher. Au début de l’affaire, le père de Medrano est très malade. Quand il meurt peu après, son fils reprend sa charge de lieutenant des maréchaux et tient au courant ses chefs de cette affaire alors en cours, dont les premiers développements sont liés à la maladie du père, incapable de se faire obéir de deux gentilshommes querelleurs depuis le fond de son lit.
44À la lecture des faits rapportés, les deux parties semblent également en tort, ayant tenté de se battre en duel et ayant désobéi aux ordres qui leur avaient été transmis. Après plusieurs longs rapports, Medrano fils donne son avis et oriente le jugement. Or, cette orientation, cette inclination pour l’une des parties contre l’autre, c’est celle de toute la noblesse de la région.
- 30 AnF, AB XIX 1196, dossier 91322.
« Quant à mon avis sur cette affaire, je pense, Monseigneur, que tous les tords sont du cotté de M. de Feuillide et qu’il mérite une forte punition, d’autant que la différence de sa qualité avec celle de M. le chevalier de Combes le rend encore plus coupable. M. le chevalier de Combes, Monseigneur, est regardé dans cette province comme un bon gentilhomme d’un caractère doux et honnête, généralement aimé et estimé, au lieu que M. de Feuillide est connu de tout le monde pour le fils d’un homme de basse extraction, […], homme qui passe généralement pour être d’un caractère violent, emporté et très entreprenant30. »
45C’est bien l’avis de « tout le monde » et le « regard [de] cette province » que le jeune lieutenant transmet ici au président du tribunal. Les tiers mobilisés par le lieutenant sont devenus parties prenantes du jugement proposé à ce tribunal de l’honneur et de la réputation.
46Dans les affaires concernant des officiers militaires en poste dans des régiments, la hiérarchie militaire est d’ailleurs mise au courant par les maréchaux, ces derniers étant soucieux de respecter la discipline et les règles internes à l’armée. Ainsi plusieurs cas de violences commises par des officiers militaires à Paris sont-ils transmis à leurs officiers supérieurs, parfois pour information, parfois pour qu’une sanction s’applique – aussi – au moment du retour dans le rang. En outre, les agents du tribunal utilisent l’appartenance à l’armée d’une partie des justiciables pour les retrouver plus facilement.
47En 1769, La Caraulie (Carolie), capitaine aide-major au régiment de Monteclerc, porte plainte auprès des maréchaux contre Gorsse, lieutenant au régiment de Piémont, pour se faire rembourser d’une somme de 80 lt31. Kambert, à Paris, sachant que ce régiment est en garnison à Calais, envoie l’ordonnance de communiqué (porteuse de la requête) à la compagnie de maréchaussée de la région. C’est un cavalier en résidence à Saint‑Omer qui est envoyé auprès du débiteur pour lui présenter l’ordonnance et lui demander sa réponse. Celui-ci est retrouvé par son régiment, les officiers de la Connétablie ayant utilisé leurs connaissances et leurs réseaux au secrétariat d’État de la Guerre pour savoir où trouver le débiteur. Finalement condamné à payer en 1770, Gorsse n’est retrouvé qu’un an plus tard, chez lui, à Sarlat, dans le Périgord. Kambert a donc dû recourir à d’autres compagnies de maréchaussée et d’autres connaissances pour lui signifier l’ordonnance de condamnation. Gorsse précise à cette occasion qu’il a :
« l’honneur de sertifier à nos seigneurs les maréchaux de France que j’ay payé la somme des quatre vaints livres porté par l’ordonnance si jouent au sieur La Carolie, laquelle somme des quatre vaints livres luy a été compté à ma décharge par le quartier maître du régiment de Lionois à Cambrais et led. sieur La Carolie mit le resseu de lad. somme des quatres vaints livres au bas de la letre dud. cartier maître ; laquelle quitence j’ay dans mes malles à Calais, lieu de ma garnison, en foy de quoi j’ay donné la présente déclaration. À Sarlat ce vaint et huit février 1771. Gorsse32. »
48Pour rembourser sa dette, Gorsse n’a pas mobilisé des parents ou des alliés, mais a opté pour une autre stratégie : passer par le quartier-maître de son régiment pour avancer l’argent.
- 33 Sur ces questions, voir Jean Chagniot, Paris et l’armée au xviiie siècle : étude politique et soc (...)
- 34 Le 6 septembre 1742, Antoine Letourneur, né en 1715, exempt de la Connétablie (1737-1760), est no (...)
49Pour finir, notons que cette imbrication du Tribunal des maréchaux et de la hiérarchie militaire dans les affaires de dettes s’explique par deux facteurs. D’une part, les autres affaires d’honneur qui surviendraient non pas en ville mais directement à l’armée sont directement traitées par la hiérarchie militaire, échappant à la juridiction des maréchaux mais aussi souvent à la justice ordinaire33. D’autre part, les officiers de la compagnie du prévôt général de la Connétablie et maréchaussée de France ont dans leurs attributions la gendarmerie des camps et armées du roi, c’est-à-dire la police militaire. En outre, les archives notariales – dépouillées dans le cadre d’une étude prosopographique – montrent que ces officiers sont effectivement mobilisés dans les périodes de guerre et qu’ils partent bien à la suite des armées, continuant en même temps à suivre les affaires d’honneur dont ils ont la charge34. C’est ainsi tout le fonctionnement du Tribunal des maréchaux qu’il faut considérer comme un réseau mobilisé par, pour et contre les justiciables, au gré des affaires.
50Les maréchaux tiennent leurs assemblées environ deux fois par semaine au domicile parisien de leur doyen, qui fait fonction de président du tribunal depuis qu’il n’y a plus de connétable, ou dans son appartement versaillais. Les ordonnances prises à ce moment-là sur l’avis du rapporteur, à partir des éléments fournis par les parties et rassemblés par les officiers de la Connétablie et le secrétaire général des affaires, sont ensuite exécutées par ces mêmes officiers pour Paris et sa région – jusqu’à trente lieues de la capitale –, ou bien envoyées par eux à la compagnie de maréchaussée la plus proche du lieu où se trouve la personne mise en cause. Les ordonnances circulent donc en plus des correspondances échangées. S’ajoutent à cette circulation la correspondance du tribunal, souvent de son président, avec les lieutenants des maréchaux qui rapportent des faits, donnent les informations demandées, demandent conseils ou indiquent avoir jugé telle ou telle affaire. Depuis Paris jusque dans tout le royaume, le Tribunal des maréchaux est organisé en un réseau judiciaire qui n’est pas que pyramidal. Les lieutenants correspondent aussi entre eux, et les informations que s’échangent les compagnies de maréchaussée par d’autres biais sont aussi utilisées dans le cadre des affaires d’honneur du tribunal.
- 35 Sur l’histoire de la maréchaussée, voir Jacques Lorgnier, Maréchaussée, histoire d’une révolution (...)
51La juridiction du point d’honneur s’appuie en effet sur les compagnies de maréchaussée qui ont connu plusieurs réformes d’inspiration militaire au xviiie siècle35. De plus en plus efficaces et capables de remplir leurs nombreuses missions, ces compagnies correspondent avec les officiers de la Connétablie pour les affaires du tribunal. Nous ne trouvons pas de mentions de mobilisation de la maréchaussée dans les archives des compagnies, que ce soit dans leurs missions ordinaires comme extraordinaires. Pourtant, cette mobilisation existe : elle est fondée non seulement sur ce qui semble être une relation d’autorité mais aussi sur les échanges de services ou les rétributions promises, car les frais de course pour transmettre les ordonnances et ceux des informations sont payés par les justiciables.
52En mars 1764, Clément, exempt de maréchaussée à Nevers, écrit à Kambert pour l’informer des poursuites menées contre Charly, débiteur de Des Billiers.
- 36 AnF, AB XIX 1195, dossier 90784.
« À la réception de votre lettre du 6 de ce mois je fut moy-mesme chez Mr de Charly pour l’engager à payer sens poursuitte et sens frais la somme qu’il doit à Monsieur Des Billiers. Il me priat de luy accorder quatres jours […]. Je luy accordez. En voyant qu’il n’étoit pas revenue je luy ay écrit. Il m’a fait réponce qu’il faisoit tout son possible pour trouver de l’argent mais [qu’il ne pourrait rien vendre avant août 1764]. Comme il reste donc à sa ditte terres où à Germingny, ces deux endroit étans de la provinces de Berry, voyez si vous voulez luy accorder le temps qu’il demande ou bien le poursuivre. Dans ce dernier cas je vous renvoyerez l’ordonnance sy il ne revient pas icy affin que vous la fassiez passer aux officiers de maréchaussez du Berry pour la faire exécuter. Led. sr de Charly me marque qu’il a pris la liberté d’écrire à Mgr le maréchal de Noailles pour le suplier de luy accorder jusqu’au mois d’aoust pour payer. Je le presserez toujours par lettre en attendant votre réponce. Je ne dois pas envoyer en Berry un cavalier de cette province, j’exèderois mon pouvoir et mon droit. Je ne pourois y passer sens ordres précy hors que je ne fust à la poursuitte de quelque voleurs ou assas[s]ins. Mais je vous assure que sy il paroist icy je ne le ménagerez point, ne voulant pas me compromettre36. »
53Ne pouvant poursuivre lui-même le débiteur dans le Berry, cet exempt propose de renvoyer l’ordonnance à Kambert pour qu’il l’envoie à ses homologues du Berry qui, eux, pourront agir. Le réseau des compagnies de maréchaussée, renforcé au xviiie siècle, est donc mobilisé par le Tribunal des maréchaux pour pouvoir agir dans tout le royaume.
54De la même manière que dans les autres juridictions du royaume, royales comme seigneuriales, ordinaires ou non, les justiciables du Tribunal des maréchaux mettent en place des stratégies judiciaires adaptées aux juges et à leurs agents. Ces stratégies témoignent d’une culture judiciaire solide, et ce d’autant plus qu’il s’agit de nobles et d’officiers militaires, populations privilégiées et plus lettrées que la moyenne, ce qui joue puisque les procédures se font en partie par correspondance. La différence réside d’une part dans la manière de mobiliser ses réseaux et dans les moments où le faire, d’autre part sur le fait qu’une partie de ces mêmes réseaux, tissés entre justiciables, est en même temps sollicité par le tribunal et ses agents.
55Dans les milieux spécifiques que sont les petites et moyennes noblesses provinciales ainsi que dans celui des charges militaires, la situation d’isolement de certains justiciables, sans capital relationnel à mobiliser, est très délicate. Les procédures donnent à voir un état des réseaux et parentèles d’un justiciable, à un moment donné, lesquels peuvent évoluer, donc ne pas être mobilisables tout le temps, voire se révéler à double tranchant.
56C’est ainsi que s’esquisse dans les archives la figure récurrente du fils de famille, mineur ou tout juste majeur, depuis peu officier militaire, qui n’a plus aucune aide de sa famille, a parfois perdu son poste mais est perclus de dettes. Dans ce moment où de jeunes hommes, cadets ou fils uniques, n’ont pas encore d’héritage mais ont déjà beaucoup dépensé dans une vie d’officier et/ou de libertin, éclatent de nombreux procès ou affaires d’honneur. Dans les affaires de dettes, la plupart ont souvent commencé leurs armes pendant l’adolescence, et leur situation s’aggrave quand la famille décide de leur couper les vivres ou quand ils perdent leur poste et leurs protections. Dans les autres affaires d’honneur, ils semblent particulièrement surveillés, considérés comme violents et prompts à s’insulter puis dégainer.
- 37 AnF, AB XIX 1195, dossier 90283.
57Les archives révèlent parfois le capital relationnel mobilisable par les justiciables en négatif, car la justice est aussi là pour isoler, couper des réseaux afin que la décision soit effective. En 1788, Catherine Boissiens, dame de Montcelard, demande au tribunal l’enfermement de son mari violent. Elle demande précisément qu’il soit enfermé à Pierre-en-Scize, à Lyon car, quand il était enfermé à Issoire, plus proche de sa résidence, il a pu continuer à mobiliser ses réseaux de parents et amis et ainsi continuer à dilapider la fortune familiale et à faire pression sur sa femme37.
58Dans d’autres cas, c’est la menace de la mobilisation des réseaux de l’autre partie qui pousse un justiciable à ne pas porter plainte, ou à prendre des précautions. Le poids d’une famille noble par rapport à une autre n’est effectivement pas négligeable dans ces affaires où la mobilisation de la parentèle est parfois facilitée par le sentiment collectif qu’est l’honneur familial. La correspondance du chevalier de Kerlerec, gouverneur de la Louisiane, avec le secrétariat d’État de la Marine en 1762 en témoigne.
- 38 France, Aix-en-Provence, Archives nationales d’Outre-Mer (ANOM), COL C13 A 43, fol. 74.
« Mon intention a toujours été de citer Mr de Rochemore au tribunal de NN. SS. les maréchaux de France pour y obtenir une réparation publique, mais je ne veux sur cela faire aucunes démarches que celles que vous voudrés me permettre. […] Je sçay que la famille de cet ordonnala ** mérite et exige des ménagemens et des considérations, mais elle pense trop bien pour désaprouver un gouverneur aussy grièvement offensé sur les réparations qu’il exige avec autant de justice38. »
59Dans plusieurs cas, les réseaux mobilisés, et particulièrement la famille, refusent d’intervenir. Le sieur de Boniface, officier au régiment de Damas dragons, réformé plus tard, a signé un billet d’honneur le 17 octobre 1767 pour une somme de 30 louis qui lui a été prêtée par le chevalier Du Serre. N’ayant pas remboursé à échéance, il fait l’objet d’une procédure devant les maréchaux en 1767-1768. Il commence par demander un délai de dix mois, qui lui est accordé par l’ordonnance de condamnation. Mais il n’arrive pas à payer dans les temps. Par une lettre du 2 septembre 1769, nous savons que Boniface est en prison. Il est précisé que sa famille, ne voulant pas payer ses dettes, a décidé de l’y laisser39.
- 40 AnF, AB XIX 1195, dossier 91899.
60La mobilisation de la parentèle est encore plus délicate lorsque cette dernière se trouve divisée par l’affaire, les uns et les autres ayant des avis, des positions voire des actes opposés. Le 25 octobre 1759, le chevalier de Belloy Rogeant, ancien lieutenant au corps royal d’artillerie, décrit comme libertin, joueur et endetté, est condamné par le tribunal, à la requête du sieur de Belloy, son frère. Il est menacé d’être conduit en prison s’il ne corrige pas sa conduite et il lui est interdit d’aller chez son frère ou de le rencontrer40.
61En novembre 1763, il entre chez son frère malgré l’interdiction, ce dont témoigne le curé. En mars 1764, M. de Saint-Florentin, secrétaire d’État de la Maison du roi, envoie au maréchal de Balincourt les ordres nécessaires pour le faire enfermer au château de Ham. L’ordre est transmis à Kambert pour être exécuté. Quelques jours plus tard, le chevalier est arrêté et conduit dans les prisons du For-l’Évêque à Paris.
62Emprisonné, le chevalier Du Belloy réagit en écrivant au tribunal. Il assure qu’il est victime de son frère, qu’il n’a jamais rien fait qui justifie son emprisonnement, qu’il est à la veille d’obtenir un emploi et que la comtesse de Toulouse le protège. Il se décrit comme un cadet sans fortune, forcé par la faiblesse de sa santé de quitter le corps royal d’artillerie où il était entré après avoir été – parcours classique – page de la comtesse de Toulouse. Il indique qu’il espère, depuis, trouver de l’aide auprès de son frère qui, lui, est à son aise et sans famille. Mais celui-ci a obtenu du Tribunal des maréchaux un ordre interdisant au cadet l’accès à son domicile. Pressé par la nécessité, Du Belloy a dû parcourir le pays pour solliciter des amis et voisins de son frère (MM. de Bonillencour et Mauvoisin par exemple) afin qu’ils servent d’intermédiaires.
63Grâce à cette stratégie, il a obtenu parole de son aîné qu’il aurait une pension ainsi que l’autorisation d’aller à Paris briguer un emploi. Pour ce faire, il sollicite à nouveau la protection de la comtesse de Toulouse, qui demande au bureau de la guerre une place pour lui dans les bataillons de recrues, en promettant de surcroît de l’équiper et de le mettre en état de joindre sa garnison. Mais il a été arrêté entre temps sur ordre des maréchaux et remis en prison. Il demande alors :
« Qui me donnera du pain à l’avenir si j’ai le malheur de manquer l’occasion prétieuse d’en acquérire ? Sera-ce un frère, l’unique de ma famille, qui loint de vouloir me secourire est même jaloux de l’air que je respirais en liberté et qui s’oppose de toute sa force au rétablissement de mes affaires ? »
64Dans une lettre postérieure qu’il adresse à Kambert, le chevalier Du Belloy rapporte que la comtesse ne veut pas intervenir dans sa libération car, cette fois, « c’est une satisfaction que [la famille] exige » et que c’est le moyen de se réconcilier avec celle-ci. Mais sa protectrice veut bien intervenir pour abréger sa captivité. La comtesse refuse donc d’intervenir trop directement contre une mesure demandée par la famille, car cela pourrait briser tout espoir de réconciliation à long terme. Du Belloy se félicite au moins dans son désastre d’avoir « l’amitié » de Kambert et va même jusqu’à lui demander de lui avancer deux louis pour rembourser des dettes.
- 41 Cette affaire de famille, comme d’autres, ressemble beaucoup à celles étudiées par Michel Foucault (...)
65Une lettre du frère aîné adressée au tribunal permet d’en savoir plus sur les motifs de l’emprisonnement, le refus d’aider le cadet, ainsi peut-être que sur la position modérée, voire le revirement, de la protectrice. Elle permet aussi de voir toutes les mobilisations familiales qui ont eu lieu avant le déclenchement d’une procédure judiciaire. Cette lettre est aussi un moyen de justifier le recours à la grâce du roi, par le biais des maréchaux, pour protéger l’honneur de toute une famille41. Le chevalier Du Belloy fréquentait des académies où il était en mauvaise compagnie et où il générait souvent des disputes. Son frère aîné déclare avoir toujours subvenu à ses dépenses pour lui faire trouver un emploi mais le cadet préférait à chaque fois reprendre sa vie de débauche et de libertinage. Lieutenant à 25 ans dans le corps royal d’artillerie, le chevalier a quitté le corps au siège de Malson et est revenu à Paris, où il aurait mené une vie « licencieuse et scandaleuse ». Il aurait dépensé toute sa légitime (22 000 lt.). L’évêque de Marseille, un parent, a tenté de le faire revenir dans le rang et de lui faire réintégrer le corps royal d’artillerie. Néanmoins, le cadet a quitté le corps au bout de trois mois, la campagne à peine commencée. La demande faite au Tribunal des maréchaux vise donc à empêcher, si possible, Du Belloy de se déshonorer davantage et de déshonorer sa famille. Dans sa lettre, le frère aîné finit par demander aux maréchaux de conduire le chevalier dans un port pour les îles, ou bien de le faire enfermer au château de Ham, puisque l’aîné, qui en connaît le major, sait que son cadet y sera bien traité.
66Cette affaire illustre bien le profil de ces jeunes hommes qui se retrouvent isolés, sans capital relationnel et avec en plus des dettes qui les empêchent de poursuivre leur vie comme avant. Leur isolement est tel que même la plus fidèle protectrice de Du Belloy décide à un moment de ne pas chercher à le faire libérer car « c’est une satisfaction que [la famille] exige ». Elle ne souhaite donc pas agir à l’encontre de tout le réseau familial qui s’est mobilisé autour de ce cadet.
67L’isolement et l’absence de capital relationnel créent des situations très difficiles, d’autant plus devant une juridiction souveraine qui recourt fréquemment à l’emprisonnement, que ce soit pour contraindre des débiteurs à payer ou bien pour sanctionner ou prévenir, selon les cas, des violences. Pour les justiciables isolés, dont les réseaux de parents et amis se sont parfois retournés contre eux ou ont pris part à leur jugement, il s’agit alors de se recréer un capital relationnel qui permettra de les sortir de ce mauvais pas.
- 42 AnF, AB XIX 1195, dossier 91779.
68C’est le cas de Philippe Charles de Bellemare, un écuyer âgé de 27 ans en 175242. Originaire de Verneuil-au-Perche, il est enfermé dans les prisons de Dieppe à la requête du sieur de Beaumarchais depuis le 5 septembre 1750. Cet emprisonnement est la conséquence d’une ordonnance des maréchaux du 11 août 1750. Après un an et demi de détention, il adresse en février 1752 une requête au maréchal de Noailles pour demander son élargissement. Il décrit sa triste situation, se dit démuni et sans ressources. Il demande alors au tribunal que son tuteur, accusé de laisser son bien tomber en ruine, lui paye ce qu’il lui doit pour qu’il puisse vivre. Il souhaite donc être libéré notamment pour finir ses comptes de tutelle. Afin d’obtenir gain de cause, il mobilise plusieurs contacts de bonne foi, capables de témoigner de l’exemplarité de sa conduite et du récit qu’il fait de sa vie.
69Après la mort de ses parents, Bellemare a été mis sous la tutelle de son cousin. Il s’est alors laissé entraîner au « penchant qu’il avait au libertinage », qu’il précise, pour l’atténuer, comme fréquent chez les jeunes gens. Il développe même une métaphore agricole de l’éducation (celle de la culture d’un champ) et recourt à la parabole des Évangiles sur les mauvaises herbes qui étouffent les racines quand le grain tombe hors du champ ou que le diable passe pendant que les semeurs ne veillent pas. Au moment où il écrit, en février 1752, cela fait 14 mois qu’il a atteint sa majorité de 25 ans, donc son tuteur doit rendre ses comptes. Il se dit aussi pressé de liquider les légitimes de ses sœurs. Enfin, sa lettre insiste sur le fait que l’ordonnance des maréchaux n’a pas fixé de temps de détention – ce qui est fréquent. Il lui en faut donc une nouvelle pour obtenir sa libération.
70Il s’avère que le lieutenant des maréchaux de Verneuil-au-Perche, le sieur de Courcy, est un parent. C’est lui qui a donné l’ordre, à la demande de la famille, d’emprisonner Bellemare à Verneuil en juillet 1750. Cependant, une fois en prison, il semble avoir poursuivi son libertinage. Il est donc transféré au mois d’août au château de Dieppe.
71Dans une telle situation, comment fait-il pour obtenir gain de cause auprès du maréchal ? D’abord, il joint à sa requête une lettre de Courcy, le lieutenant des maréchaux. Celui-ci indique avoir confiance dans la conversion du jeune homme. Mais il dit aussi avoir déjà demandé son élargissement auprès du tribunal. Le lieutenant conseille donc à Bellemare d’écrire lui-même une requête en l’adressant au chevalier de La Pomeret qui est toujours chez le maréchal de Maillebois, l’un des juges du tribunal. La Pomeret pourra dire au maréchal que le lieutenant est prêt à témoigner. Mais soit cette mobilisation n’a pas aboutie, soit Bellemare a opté pour une autre solution car il écrit finalement directement au maréchal de Noailles. Celui-ci, s’il n’est pas encore le doyen des maréchaux, est président de fait du tribunal car le maréchal de Biron, alors très âgé et malade, s’est retiré.
72Malgré la lettre du lieutenant des maréchaux qui y est jointe, la requête n’aboutit pas. En mars 1752, le maréchal de Noailles répond à Bellemare que le tribunal ne peut accorder l’élargissement que s’il présente des preuves de sa bonne conduite. En mai 1752, n’ayant pas chômé, Bellemare indique qu’il a obtenu le soutien du duc de Bouillon. En septembre, il donne de nouveaux éléments pour certifier sa bonne conduite et insiste à nouveau sur la situation de sa famille, les comptes de la tutelle et la ruine des biens que ses parents lui avaient légués. Il déclare que le personnel de la prison peut témoigner de sa bonne conduite, et même le gouverneur de la place. Malheureusement, nous n’avons pas plus d’éléments et ne savons donc pas si sa démarche a abouti. Toujours est-il qu’il a su mobiliser de plus en plus de figures honorables et reconnues pour défendre sa cause.
73Dans une justice qui entend empêcher les duels, le poids de la réputation et la capacité à mobiliser un capital relationnel reconnu comme honorable – et solvable, dans le cas des billets d’honneur – sont cruciaux. Ils jouent un rôle non seulement dans les stratégies mises en place par les justiciables pour obtenir justice mais aussi dans le fonctionnement même de la juridiction.
74Il apparaît que les justiciables ne se retrouvent jamais seuls face aux juges du point d’honneur, que ce soit par les personnes qu’ils mobilisent, qui les soutiennent mais qui peuvent aussi les abandonner ; par la réputation qu’ils ont et l’image que le groupe a d’eux – groupe dont le juge local fait partie – ; ou par la mobilisation de leur famille ou de membres de leurs relations qui souhaitent les isoler pour mettre fin à un déshonneur.
75Dans le cadre d’une juridiction d’exception souveraine organisée en réseau et compétente dans tout le royaume, c’est à la fois une justice et une régulation sociale qui s’appliquent. À travers les juges du point d’honneur, et plus encore les lieutenants des maréchaux, ancrés dans leur ressort, c’est la régulation de tout un groupe qui se donne à voir, régulation qui a pour objectif l’affirmation et le respect d’une nouvelle norme de comportement encore en train de s’écrire à cette époque. Cette norme, promue, dès la deuxième moitié du xvie siècle et surtout au xviie siècle, à la fois par le roi, les réformateurs catholiques et toute une partie des élites sociales et politiques, consacre le recours à la justice du roi dans les affaires d’honneur en décrétant la fin de la vengeance personnelle, même sous la forme ritualisée du duel. L’acceptation de cette norme a été facilitée par la création d’une cour de justice dédiée, dotée de tous les critères d’honorabilité possibles et réservée aux nobles et aux militaires. Ce Tribunal des maréchaux fonctionne donc en relation étroite tout au long des xviie et xviiie siècles avec les réseaux nobiliaires et militaires, véritables acteurs de cette juridiction chargée d’éviter la violence.
