• 1 Bibliothèque nationale de France (BnF), 4-FM-18074, Réflexion sommaire pour dame Marie-Thérèse de l (...)
• 2 Charles Nicolas Huet de Paisy était avocat aux Conseils depuis 1774. À la fin du mois de mars 1787, (...)

1« Depuis que mes imprimés sont devenus publics ; quelques lecteurs, très au fait de l’état actuel des choses et dont l’opinion doit me paraître grave, m’ont instruit que mes Adversaires élevaient dans les conversations particulières ces questions1». Ce sont les premiers mots d’un factum rédigé en faveur de Marie-Thérèse de la Ville, chanoinesse de l’église de Rouen, prétendant à l’abbatiat de Clairmarais par nomination pontificale. Le texte, signé par Huet de Paisy avocat aux Conseils2, est rédigé en février 1781 et participe au litige opposant la prétendue abbesse à François Le Blois, abbé de Clairvaux, dont les prédécesseurs avaient, à la fin du xv^e siècle, éteint l’abbaye féminine de Clairmarais et réuni le temporel à leur abbaye. Cet extrait met en scène l’efficacité des factums pour gagner la bienveillance des lecteurs dont l’avis et les informations sont utilisés afin de contredire dans les pages suivantes les arguments de la partie adverse. À bien des égards, cette première page de factum est hors normes dans l’usage de la première personne, de la mention des lecteurs et de l’opposition entre soutiens agissants et partie adverse. En effet, les factums pour ou contre des religieuses sont souvent bien moins riches de mentions explicites de mobilisation de réseau ou de parentèle pour obtenir justice.

• 3 Lise Lavoir, Factums et mémoires d’avocats aux xvii^e et xviii^e siècles : un regard sur une société (...)
• 4 Nous reprenons ici la chronologie développée par Claire Chatelain et contredisant l’analyse de Sara (...)

2Un factum ou mémoire judiciaire est un texte, manuscrit ou imprimé, exposant les événements d’un litige porté en justice et les arguments d’une des parties concernées. Adressés au(x) juge(s) afin d’influencer leur interprétation juridique du cas, ces textes sont aussi transmis à des individus choisis et distribués gratuitement ou vendus à un cercle, plus ou moins grand, de lecteurs extérieurs à la décision judiciaire. L’objectif était alors de rendre public le litige, de gagner le soutien et la bienveillance des lecteurs pour contraindre la décision des juges inquiets de leur réputation. La production de factums est un phénomène majeur de l’histoire judiciaire française entre le milieu du xvi^e siècle et le début du xx^e siècle3. Une forte hausse de la production est visible pendant le xvii^e siècle pour atteindre son apogée dans les dernières décennies d’Ancien Régime4.

• 5 Christian Biet, Droit et littérature sous l’Ancien Régime. Le jeu de la valeur et de la loi, Paris, (...)

3Malgré le travail pionnier de Lise Lavoir sur les factums d’Ancien Régime qui comportait une dernière partie abordant les tensions et conflits au sein de la communauté de religieuses de l’Hôtel-Dieu de Pontoise dans les décennies 1660 et 1760, l’historiographie a, par la suite, peu abordé les spécificités des factums rédigés pour ou contre des religieuses. Cette documentation n’est pas ignorée des historiennes et historiens du monachisme féminin mais le genre du factum est peu questionné par rapport aux spécificités disciplinaires, juridiques et sociales des religieuses. Si l’historiographie a mis en avant les stéréotypes sociaux et littéraires parcourant le genre du factum5, rares ont été les analyses tendant à les mettre au jour dans les factums concernant des religieuses et à essayer d’établir des liens entre les stratégies judiciaires et les pratiques d’énonciation ou de dissimulation de leurs appuis.

• 6 Les autres factums concernent des affaires devant le Châtelet de Paris, des commissaires in partibu (...)

6L’échantillon concerne quasi-exclusivement des procédures présentées à la justice retenue du roi (19 mémoires adressés au Conseil du roi) et aux cours supérieures (19 mémoires pour le Parlement de Paris, 9 pour le Grand Conseil)6. La majorité des mémoires intéresse des communautés religieuses installées dans le ressort du Parlement de Paris. Les modalités d’entrées dans les fonds de la BnF expliquent probablement cette surreprésentation du ressort parisien. La proportion des factums adressés au Conseil et aux cours supérieures, par rapport aux juridiction ordinaires, souligne la retenue des parties à recourir aux écrits imprimés, les réservant aux derniers développements de la procédure. Environ deux tiers des factums sont suscités à l’occasion d’une procédure d’appel, d’appel comme d’abus, d’une demande en cassation ou d’évocation. Si 41 mémoires de l’échantillon traitent d’une affaire en justice depuis moins de 4 ans, certains sont rédigés entre 4 et 10 ans (17 factums) ou plus de 10 ans (7 factums) après les premières actions en justice. Supposons que l’étirement temporel des affaires rendait d’autant plus précieuse la diffusion de factums car ils résumaient des litiges complexes et des procédures tortueuses afin de faciliter la décision des juges et remobiliser parents, amis et alliés de circonstance dont l’implication avait diminué avec les années.

• 7 Dans l’échantillon de 67 factums, 37 pièces font référence à d’autres imprimés judiciaires. Pour un (...)
• 8 BnF, 4-FM-2212, Mémoire pour les religieuses de l’Hôtel‑Dieu de Beauvais…, 1685, p. 4.
• 9 BnF, FOL-FM-2673, Mémoire servant d’éclaircissement…, 1683, p. 39.

7Il est souvent difficile de déterminer à qui revient l’initiative du premier factum dans une instance en justice mais la rédaction d’un mémoire par une des parties entraîne presque irrémédiablement une réponse. Ainsi, les factums s’insèrent dans un ensemble documentaire d’attaques, de défenses et de réponses produites dans un délai de quelques semaines ou mois7. Les religieuses ne paraissent pas adopter une retenue particulière quand il s’agit de solliciter leurs juges et rendre publics leurs différends. Toutefois, la charge scandaleuse de cette publicité est parfois agitée par les rédacteurs. Par exemple, le Mémoire pour les religieuses de l’Hôtel-Dieu de Beauvais… menace l’évêque du lieu d’élargir la contestation des religieuses augustines contre les nouveaux règlements imposés à l’établissement en 1685. Si le mémoire attaque seulement les articles épiscopaux sur le spirituel, le rédacteur indique que les religieuses « se réservent à faire voir dans un autre Mémoire qu’elles n’ont pas moins d’intérêt, et ne sont pas moins bien fondées à s’opposer aux vingt-quatre articles concernant le temporel8 ». Il suffit de voir, quelques pages plus loin, les accusations de tyrannie, d’indifférence aux malades, d’avidité et de gloutonnerie qui sont faites contre les différents recteurs, imposés par l’évêque à la tête de l’Hôtel-Dieu, pour deviner la portée scandaleuse pour le clergé diocésain d’un nouvel imprimé. Dans l’échantillon présenté, le seul reproche explicite de la publicité d’un différend est formulé par l’archevêque de Cambrai, non pas contre des religieuses mais contre un prélat : « Voilà en quoi consiste toute cette affaire des religieuses d’Avesnes avec M. l’évêque d’Arras, de laquelle ce prélat a bien voulu que le public fut informé, ayant fait imprimer pour cela écrit sur écrit qu’il fait distribuer depuis plus de deux mois. M. l’archevêque de Cambrai au contraire qui n’aime ni l’éclat ni le bruit […] aurait souhaité de tout son cœur qu’elle fût demeurée dans le particulier9 ».

• 10 Trente-neuf mémoires concernent des établissements urbains et dix-huit mémoires des communautés rur (...)

8L’échantillon présente des établissements de religieuses soumis à différents statuts et appartenant à diverses familles spirituelles, de fondation médiévale (34 établissements) ou moderne (25 communautés), majoritairement installés dans un centre urbain10 : bénédictines, fontevristes, cisterciennes, clunisiennes, augustines hospitalières, dominicaines, chanoinesses séculières, clarisses urbanistes, franciscaines hospitalières ou régulières du Tiers-Ordre, visitandines, annonciades, bénédictines, ursulines, bernardines, carmélites, dames maltaises. Les religieuses sont en procès avec des particuliers laïques dans 32 mémoires, avec des clercs séculiers ou réguliers dans 24 mémoires et avec une autre communauté de religieuses ou une supérieure dans 9 factums. Certains ordres et établissements ou certaines affaires concentrent une part importante des factums de l’échantillon, notamment les maisons cisterciennes et fontevristes.

• 11 BnF, FOL-FM-450, Mémoire signifié pour les religieuses de l’Hôtel‑Dieu en la cité d’Arras, autorisé (...)
• 12 BnF, 4-FM-31370, Factum pour le syndic des dames religieuses de l’ordre de Saint‑Jean de Jérusalem…(...)
• 13 BnF, 4-FM-23687, Factum, pour dame Louise de Bourbon abbesse de l’abbaye…, 1621 ; BnF, 4-FM-25904, (...)

13Tout d’abord, la formulation des titres des mémoires donne l’image de religieuses autonomes dans la conduite de leur action judiciaire. Ainsi, il n’y a dans l’échantillon qu’un mémoire mentionnant dans son titre que les religieuses sont « autorisées par leur père syndic11 ». De plus, rares sont les factums attribuant la conduite de la procédure judiciaire à un supérieur masculin au nom des religieuses : les deux seules occurrences concernent le syndic des dames maltaises de Toulouse en 1675 et celui des bernardines de l’abbaye Sainte‑Cécile de Grenoble en 173112. Enfin, quatre mémoires mentionnent dans leur titre les supérieurs masculins ou féminins comme intervenants dans la procédure13. La mise en avant de la hiérarchie ecclésiastique dans les titres des mémoires est donc rare et quand cela se produit, c’est presque exclusivement dans des litiges contre des particuliers laïcs. Toutefois, il convient de ne pas surestimer l’importance des titres pour appréhender les soutiens des religieuses exposés ou dissimulés dans les factums. Les titres des factums ne révèlent pas toujours les rapports de force dans une procédure.

• 14 Ibid., p. 11, 43 et 58.
• 15 Le conflit entre Jeanne-Baptiste de Bourbon, les religieux fontevristes et les réseaux mobilisés pa (...)
• 16 BnF, 4-FM-16275, Mémoire pour messire Jacques-Bénigne Bossuet, évêque de Meaux…, 1690, p. 13.
• 17 BnF, 4-FM-21022, Mémoire, 1718, p. 1-2.

14La parentèle des religieuses, notamment des supérieures, est peu exposée ou valorisée par le récit des factums. Même le mémoire pour Jeanne-Baptiste de Bourbon, abbesse de Fontevraud, peinte en majesté en 1641 ne s’étend pas sur les prestigieux protecteurs et alliés mobilisés tout au long du conflit contre les religieux de l’ordre14. Certes, le rédacteur prend soin de rappeler la haute naissance de l’abbesse mais n’entre pas dans le détail des appuis que la fille légitimée d’Henri iv, et demi-sœur de Louis xiii, arrive à mobiliser avec certaines de ses religieuses pour triompher des religieux révoltés15. Les mémoires les plus riches à propos de l’intervention des parentèles sont souvent rédigés contre les religieuses. Par exemple, en 1690, l’avocat Nouet le Jeune pour soutenir la cause de l’évêque de Meaux, Jacques-Bénigne Bossuet, contre l’abbesse de Jouarre, prétend dans Mémoire pour messire Jacques-Bénigne Bossuet, évêque de Meaux… que Bossuet et ses prédécesseurs ont retardé le plus longtemps possible le conflit « par respect » des princesses ayant accédé à l’abbatiat mais surtout par « crainte du procès qu’il eut fallu soutenir contre des personnes de ce rang16 ». Les soutiens extérieurs au monde ecclésiastique sont donc plutôt perçus négativement. Le constat est à nuancer quand il s’agit d’affaires n’impliquant qu’une seule religieuse devant le tribunal. Ainsi, en 1718, dans un mémoire pour la religieuse ursuline Marie de Massol ayant fui son couvent, l’avocat n’hésite pas à mentionner qu’elle est parvenue à rencontrer le chancelier Phélypeaux de Ponchartrain et à obtenir la permission du cardinal de Noailles de se réfugier dans une autre communauté17. Néanmoins, le détail des aides familiales et amicales nécessaires à cette réussite n’est pas proposé au lecteur.

• 18 BnF, 4-LD16-186, La réponse d’un ecclésiastique…, 1641, p. 17.

15Les supérieurs masculins et autres ecclésiastiques ne sont pas omniprésents dans le récit des factums. La seule exception concerne les maisons cisterciennes et fontevristes où les interventions des supérieurs masculins (abbé de Cîteaux, procureurs généraux, Pères immédiats) et de l’abbesse de Fontevraud sont fréquemment mis en avant. Dans la plupart des cas, les rédacteurs de mémoires restent silencieux sur les éventuels soutiens ecclésiastiques dont l’exposé ne serait pas considéré comme utile ou bénéfique à la conduite de l’affaire. Deux hypothèses explicatives paraissent recevables, sans s’exclure. D’une part, le soutien de la hiérarchie ecclésiastique, notamment régulière et épiscopale, serait évidente aux juges et au public et ne nécessiterait pas de développement dans un factum. C’est ce que semble suggérer le factum pour l’abbesse de Fontevraud en 1641 à propos des manœuvres de ses adversaires : « on tâche de soulever les esprits, rendre l’abbesse et les prieures de l’ordre de Fontevraud odieuses aux plus augustes puissances de la hiérarchie ecclésiastique18 ». Comme si tous les lecteurs du mémoire connaissaient déjà l’appui assuré du haut clergé à l’abbesse, le rédacteur ne s’attarde pas à donner le détail des prélats. L’enjeu n’est pas de montrer que l’abbesse peut se prévaloir de puissants alliés mais de disqualifier les religieux révoltés, en les accusant implicitement de calomnies et d’insultes d’une extrême gravité qui seraient les seuls moyens à leur disposition pour briser l’infrangible et notoire union autour de Jeanne-Baptiste de Bourbon. D’autre part, l’autonomie, l’isolement ou la solitude des religieuses serait une image construite volontairement dans certains factums afin de faciliter l’adhésion à la cause des religieuses et confronter l’autorité royale et les magistrats à leurs devoirs de protection des intérêts de l’Église.

• 19 BnF, 4-FM-659, Mémoire instructif, pour monsieur l’évêque d’Apt…, v. 1699, p. 20.

17Tout d’abord, montrer par un factum l’aide et le soutien reçus par des religieuses est un moyen d’expliquer et justifier l’état du litige et les derniers actes de procédure. Ainsi, sans surprise, les adversaires des religieuses n’hésitent pas à dénoncer les prétendues connivences des juges vis-à-vis des religieuses pour justifier les appels et les demandes d’évocation ou de cassation. Cette accusation de collusion, souvent allusive, entre parfois dans le détail comme le Mémoire instructif, pour monsieur l’évêque d’Apt… qui, pour soutenir une demande en cassation, dénonce une cabale entre le Parlement de Provence et l’abbaye de Sainte‑Croix, désignant un conseiller ayant une cousine germaine religieuse de cette maison, reprochant aux conseillers du Parlement d’avoir évité les entretiens avec le prélat et d’avoir fait preuve de déloyauté en obligeant l’avocat de l’évêque à plaider le jour de la mort de son père19.

• 20 BnF, FOL-FM-203, Mémoire signifié pour les dames, abbesse & religieuses de l’abbaye du Paraclet d’A (...)
• 21 BnF, 4-FM-31370, Factum pour le syndic des dames religieuses de l’ordre de Saint‑Jean de Jérusalem (...)

18La complicité des juges de bailliage et de sénéchaussée est aisément dénoncée par les adversaires des religieuses. Quatre mémoires de l’échantillon en portent mention. D’ailleurs, les religieuses cisterciennes du Paraclet d’Amiens, en 1736, prennent la peine de réfuter de telles accusations dans un mémoire contre un laboureur faisant appel d’une sentence du bailliage d’Amiens de rescision d’un bail à ferme20. La lecture des factums de l’échantillon donne l’impression d’un déséquilibre, au profit des adversaires des religieuses, dans l’aptitude à gagner l’appui ou la bienveillance des juges des cours supérieures. En effet, alors que la collusion avec les juges des tribunaux inférieurs est souvent reprochée aux religieuses, celles-ci, dans leurs factums, se plaignent exclusivement des parents et amis ayant des charges de conseillers dans le Parlement saisi et partageant les mêmes intérêts que la partie adverse. Le Factum pour le syndic des dames religieuses de l’ordre de Saint‑Jean de Jérusalem de la ville de Toulouse…, en 1675, est exemplaire par sa double dénonciation des soutiens parlementaires de Catherine de Lombrail à Toulouse et à Bordeaux, justifiant une évocation de l’affaire toulousaine à Bordeaux puis une demande de cassation d’un arrêt de la cour bordelaise21.

• 22 BnF, 4-FM-6173, Mémoire pour le sieur Nicolas Chastel…, 1748, p. 11, 12 et 28.
• 23 BnF, FOL-FM-10647, Mémoire pour dame Eléonore du Maine du Bourg…,1746, p. 28.

19Les choix, les échecs et les retards des actions devant les tribunaux sont attribués dans les factums à l’intervention d’amis et alliés des religieuses. En 1748, lors de l’évocation d’une affaire devant le Conseil du roi, l’avocat Roussel émaille le récit de la longue procédure de remarques sur le talent des annonciades de Clermont‑en‑Argonne pour engager à leur côté de puissants alliés. Ainsi, à propos de leur opposition à un arrêt du Conseil en 1744, l’avocat écrit qu’elles « ont mis à profit toutes les ressources, et du crédit des personnes les plus puissantes » et qu’elles ont l’année suivante « employé leurs protecteurs pour engager le sieur Chastel à la conciliation22 ». En 1746, les religieuses clunisiennes du prieuré de la Sainte‑Trinité de Marcigny, dans leur plainte devant le Grand Conseil à propos des tentatives d’usurpation masculine du titre du prieuré, attribuent leurs erreurs et revirements sur cette question aux mauvais conseils reçus de quelques alliés23.

• 24 BnF, 4-FM-7233, Mémoire pour les dames religieuses du monastère de Coiroux…, 1741, p. 2, 4 et 5.
• 25 BnF, 4-FM-29397, Factum pour les révérences mère prieure & religieuses de Sainte‑Ursule au couvent (...)
• 26 Ibid., p. 6.

21Dans des mémoires judicaires, la présence explicite ou implicite, voire l’absence, des protecteurs, amis et parents participent à l’élaboration d’une identité pour les religieuses concernées. Cette construction, suivant des stéréotypes sociaux et littéraires, vise à satisfaire les préjugés et attentes des juges et des lecteurs mais aussi, parfois, à déplacer les lignes de définition du rôle et des attitudes possibles pour des religieuses dans la société et devant la justice d’Ancien Régime. Il s’agit de mettre en avant les mentions récurrentes de soutiens permettant de conforter une image négative ou positive des religieuses. Ainsi, les rédacteurs de factums combinent fréquemment leurs affirmations de piété ou d’impiété et d’obéissance ou de désobéissance des religieuses envers leurs supérieurs, leur règle ou la clôture avec la mention d’alliés et soutiens. Dans un factum rédigé en 1741, l’avocat Chéron appuie le portrait extrêmement flatteur des cisterciennes de Coiroux, respectueuses de l’autorité, de la règle et de leurs vœux, de leurs obligations et de la clôture, par une rare évocation de toute la hiérarchie ecclésiastique et des nombreuses autorités civiles soutenant l’opposition des cisterciennes à l’union de leur maison à celle des bernardines de Tulle, notamment l’évêque de Limoges, le général de l’ordre cistercien et l’abbé d’Aubazine, Père direct de l’abbaye24. Une telle association peut se discerner dans un mémoire plus ancien, rédigé au milieu de la décennie 1650, en faveur des prieure et religieuses ursulines de Beaugency contre un notaire réclamant le paiement de ses gages et salaires, à la suite de sa perte d’influence dans les affaires de la communauté. Face à la véhémence du notaire qui accuse la prieure d’insincérité et de comportements indignes, le factum défend l’honneur de la prieure et de la communauté en mettant en avant le fait que l’évêque d’Orléans a réaffirmé sa confiance à la supérieure malgré les manœuvres calomnieuses de la partie adverse25. La seule révélation du soutien de l’évêque paraît suffisante pour contredire l’image défavorable présentée aux conseillers du Parlement de Paris par la partie adverse. D’ailleurs, les ursulines de Beaugency et leur avocat ont conscience de la gravité des attaques contre leur honneur et leur réputation, pour le procès et pour l’avenir, et réclament donc la suppression des termes injurieux présents dans les actes du notaire pour ne pas nuire à la communauté présentée comme « exemple de vertu, et un modèle de sainteté26 ».

• 27 BnF, Z THOISY-164 (FOL 224), Factum, pour les religieuses carmélites de la ville de Sens…, 1693.
• 28 BnF, FOL-FM-2822, Factum, pour Dame Françoise de Gegado…, v. 1659, p. 2 et 4.
• 29 BnF, Z THOISY-24 (FOL 1), Factum pour dame Elizabeth du Châtelet…, 1665.

22Une variation dans la combinaison des soutiens révélés et les affirmations d’obéissance des religieuses est présente dans un Factum, pour les religieuses carmélites de la ville de Sens… à propos d’un litige avec la famille de l’ancienne supérieure du couvent et ses créanciers vers 1693. Le récit du litige est construit sur l’opposition entre, d’une part, le couvent ayant subi la tyrannie d’une supérieure dans une silencieuse obéissance et sans capacité de recours au directeur et à l’administrateur nommés par l’évêque, et d’autre part, l’ancienne supérieure tyrannique qui a profité de sa position pour enrichir sa famille en désobéissant au statut de l’ordre et en imposant les membres de sa famille dans la gestion du temporel du couvent27. Le recours ou non à la hiérarchie ecclésiastique ou à la parentèle participent de l’image négative ou positive des religieuses. De la même manière, le mémoire rédigé vers 1659 en faveur de la dame de Gegado qui s’estime lésée par la donation faite par son frère pour fonder l’abbaye de Kerlot, écorne l’image de la religieuse Anne le Coigneux, ayant obtenu un brevet de nomination à l’abbatiat, en associant l’accusation de désobéissance envers la supérieure de la maison du Pont‑aux‑Dames, dont elle est professe, à la connivence de la prétendue abbesse avec les juges du Grand Conseil qui seraient ses parents et alliés28. Un dernier factum peut être mobilisé pour appréhender ce lien solide entre l’image d’obéissance ou de désobéissance des religieuses et la mobilisation de certains alliés. L’affaire de la sœur cistercienne Marie‑Henriette de Montebenne demandant l’annulation de ses vœux religieux est presque exemplaire. Une partie de la famille de la religieuse s’oppose à l’annulation des vœux et rédige en 1665 un factum pour gagner à ses vues l’officialité de Noyon : la religieuse est disqualifiée par sa désobéissance à la règle en rompant la clôture et en prenant la fuite grâce à des religieuses du couvent et à un cousin, à qui il est reproché d’avoir mené ensuite la subornation de témoins pour dénoncer les irrégularités du noviciat et de la profession de sa cousine29.

• 30 BnF, FOL-FM-18483, Mémoire en réplique pour maître Louis Caussade, prêtre, curé de la paroisse de B (...)
• 31 Ibid., p. 37.
• 32 BnF, 4-FM-34544, Précis pour les dames doyenne, secrètes, chanoinesses & chapitre de l’Insigne égli (...)

23D’autres images des religieuses sont construites dans les factums en se fondant en partie sur le thème des soutiens mobilisés ou non durant l’instance en justice. Les imprimés contre des religieuses leur reprochent souvent leur chicane, leur refus du compromis et leur fraude documentaire. Ces accusations s’accompagnent de la mise au jour d’intervention des soutiens et alliés des religieuses permettant de consolider des portraits peu flatteurs. Par exemple, le Mémoire en réplique pour maître Louis Caussade, prêtre, curé de la paroisse de Blanquefort… contre les annonciades de Bordeaux, vers 1758, reproche aux religieuses l’inconstance de leurs demandes et arguments, leur « fureur de plaider » qui les entraîne dans la chicanerie, l’insulte et le mensonge. Le factum ose qualifier les religieuses d’« illuminées » et de « communauté de vierges folles », critiquant leurs longues recherches de documents justifiées par quelques rêveries, illusions et secrets présentiments d’une intervention de la Providence pour faire surgir des pièces assurant leur triomphe30. Ce sombre portrait trouve un écho dans la description des témoins déposant en faveur des religieuses, lors de l’enquête ordonnée par arrêt du Parlement de Bordeaux : seules « quelques vieilles filles ou femmes commensales du parloir, qui s’expliquèrent en sibylles, et d’une manière si énigmatique et incertaine, que leurs dépositions, sur ce point, ressemblaient plutôt à de vieux songes qu’au langage de la vérité31 ». Les religieuses et leurs soutiens ne seraient qu’un groupe de femmes aimant le bavardage au cloître, au parloir ou au tribunal et se perdant dans des excès de rêveries. Enfin, la révélation de certains soutiens permet de nuancer les reproches faits aux religieuses, leur laissant une voie de sortie honorable pour un accommodement ou en cas de jugement défavorable. Ainsi, les mentions des agents et hommes d’affaires des communautés ou des supérieures permettent de dédouaner les religieuses et protéger leur réputation. Par exemple, le rédacteur du factum pour les chanoinesses de Saint‑Goëry d’Épinal prend soin d’attaquer les manœuvres de l’abbesse Gabrielle de Spada, pour faire renaître un ermitage à sa nomination et faire réviser les constitutions du chapitre, en interposant l’action nuisible d’un homme profitant de la bonté de l’abbesse et menant les procédures en justice32.

• 33 BnF, FOL-FM-4263, Factum pour les dames abbesse & religieuses de Notre-Dame de Crisenon…, 1701, p.  (...)
• 34 Claire Chatelain, « Divorce à la française ! Factums et scandale conjugal dans la haute robe parisi (...)
• 35 BnF, 4-FM-2212, Mémoire pour les religieuses de l’Hôtel-Dieu de Beauvais…, 1685.
• 36 Nous reprenons ici une hypothèse développée par Ghislain Tranié, « Pour servir d’éclaircissement à (...)

24Le choix de rédiger un factum et d’en assurer une diffusion minimale vise à mobiliser, à remobiliser, à gagner ou feindre d’avoir l’appui d’individus pouvant peser sur le déroulement des procédures et le verdict final. Les rédacteurs s’attardent souvent à rappeler les anciens amis et protecteurs des religieuses, depuis leur fondation jusqu’aux événements judiciaires les plus récents, qu’ils soient rois ou reines, papes ou prélats, magistrats des cours de justice ou procureurs du roi. Ces mentions, sans être omniprésentes, sont en tout cas récurrentes et peuvent être interprétées comme des interpellations adressées à ces soutiens d’hier dont le défaut, au présent, est implicitement reproché et considéré comme anormal. Les obligations de l’autorité royale vis-à-vis de l’Église et des maisons religieuses ne sont pas explicitement énoncées mais les rédacteurs n’hésitent pas à indiquer les interventions et conclusions favorables des gens du roi dans les litiges passés. En rappelant que le substitut du Procureur général avait soutenu la cause de l’abbaye Notre‑Dame de Crisenon devant la Chambre du Domaine, l’avocat Jean Marais espère obtenir à nouveau un tel soutien pour la procédure d’appel devant le Parlement de Paris et convaincre les magistrats du bon droit de ses clientes33. Cette recherche de la protection de la Couronne justifierait la prise de parole des religieuses dans l’espace public, malgré la peur du scandale et des attaques contre leur réputation en rompant le secret du couvent et en s’éloignant du devoir d’humilité et d’obéissance. La publication et la diffusion des factums seraient un moyen d’intéresser l’autorité monarchique aux affaires des religieuses car « l’espace public est d’abord l’espace où s’exerce l’autorité du prince34 », au moins jusqu’au début du xviii^e siècle. Le même constat est possible à propos des autorités ecclésiastiques dont les mentions de protection et soutien dans le passé parsèment les textes en faveur de communautés religieuses. Le Mémoire pour les religieuses de l’Hôtel-Dieu de Beauvais…, pour soutenir l’opposition des religieuses aux nouveaux règlements imposés par l’autorité épiscopale, ravive le souvenir de la protection des rois, des papes, des archevêques de Reims, des cours supérieures et des précédents évêques de Beauvais aux droits de la communauté, notamment celui des religieuses d’élire un supérieur masculin. En 1685, les religieuses reprochent à l’évêque de Beauvais de briser un consensus ancien, construit et accepté par ses prédécesseurs35. La judiciarisation du litige et sa publicité par les factums peuvent être interprétées comme un moyen d’imposer au prélat une négociation pour élaborer un nouveau consensus, sous le regard du pouvoir royal et du troupeau diocésain36.

• 37 BnF, 4-FM-2212, Mémoire pour les religieuses de l’Hôtel-Dieu de Beauvais…, 1685, p. 17, 18, 19 et 2 (...)
• 38 BnF, 4-LD16-186, La réponse d’un ecclésiastique à la lettre…, 1641, p. 40.
• 39 BnF, Z THOISY-40 (FOL 252), Factum pour dame Anne le Coigneux, abbesse de l’abbaye Notre‑Dame de Ke (...)
• 40 BnF, 4-FM-2212, Mémoire pour les religieuses de l’Hôtel-Dieu de Beauvais… (1685), p. 13.
• 41 BnF, 4-FM-18074, Réflexion sommaire pour dame Marie-Thérèse de la Ville, abbesse de Clairmarais…, 1 (...)

25Si les factums s’adressent explicitement aux juges et implicitement aux autorités ecclésiastiques et monarchiques, le public est aussi parfois pris à témoin des événements et considéré comme un interlocuteur. Dix mémoires dans l’échantillon ont de telles mentions d’un public indéfini. Deux formes de public coexistent dans les mémoires pour ou contre des religieuses. Le premier public serait une figure rhétorique de témoignage, confirmant la bonne foi ou les prétentions de la partie défendue par le factum. Par exemple, dans le factum, déjà examiné, des religieuses de l’Hôtel‑Dieu de Beauvais le rédacteur multiplie les allusions au public, qui se réduit ici à la population de cette ville, pour défendre la réputation et les demandes de ses clientes : « notoriété publique », « tout le monde le sait dans Beauvais », « tout Beauvais connaît », « qui peut au reste ignorer dans Beauvais », « tout le monde étant informé dans Beauvais », « approbation générale de tout le public », « la ville de Beauvais en peut rendre témoignage37 ». Le public est alors assigné à la défense symbolique de la partie qui en a revendiqué le soutien. Une deuxième forme de public est perceptible dans les factums de l’échantillon. Il s’agit d’un public que les parties souhaitent informer des conséquences potentielles d’une sentence défavorable. Avec les quelques cas disponibles, une transformation de ce second public, gagnant en capacité d’action et devenant dès lors un soutien potentiel, est perceptible. En effet, en 1641 un mémoire rédigé pour l’abbesse de Fontevraud fait la distinction entre d’une part, les factums, écrits adressés aux juges par la partie adverse, avec des propos retenus, et d’autre part, les imprimés outrageants à destination de la « populace38 ». En revanche, dans la décennie 1680, le rédacteur d’un factum pour l’abbesse de Kerlot n’hésite pas à intéresser le public au litige en suggérant que la perte du procès entraînerait la ruine de l’abbaye, privant les familles des alentours d’un asile pour leurs filles et les pauvres d’un secours puissant39. Dans la même décennie, les religieuses de l’Hôtel‑Dieu de Beauvais accusent l’évêque, par ses manœuvres contre leur règle, de mettre en danger le recrutement de la communauté et de rendre incertaine la validité des vœux des nouvelles entrantes. Les conséquences sur les héritages pourraient être importantes car les agissements épiscopaux mettent « des filles de famille en état de pouvoir réclamer contre leurs vœux après avoir fait profession ». L’intérêt du public pour le litige est donc présenté aux magistrats en leur rappelant « qu’il n’y a rien plus capable de causer de grands désordres dans le royaume que de rendre incertain l’état des sujets du roi40 ». Enfin, dans le factum de 1781 en faveur de Marie‑Thérèse de la Ville prétendante à l’abbatiat de Clairmarais, le public devient un lecteur qui agit en communiquant son avis et des informations pour contredire les arguments de la partie adverse41.

• 42 BnF, 4-FM-33202 (9), Moyens de la cause pour dame Marie-Thérèse de la Ville…, 1782, p. 55.

26L’aptitude des religieuses à défendre leurs intérêts et à mobiliser des alliés entre parfois en résonance avec la clôture monastique. Celle-ci est parfois considérée comme une entrave à la bonne conduite d’une action judiciaire. Les parties font alors du respect ou de la dispense de clôture un enjeu de l’affaire en justice. Par exemple, dans le mémoire rédigé en 1782 en faveur de Marie‑Thérèse de La Ville, l’avocat Jean-Baptiste Desnos de la Grée attaque l’abbé de Clairvaux qui reprochait à la dame de La Ville de prétendre être abbesse sans être enfermée dans un couvent : « le désir que témoigne l’abbé de Clairvaux de voir la dame de La Ville renfermée dans un monastère, provient-il de l’intérêt qu’il prend à ce qu’elle exécute la condition insérée dans ses bulles, ou de ce qu’il voudrait la mettre dans l’impuissance de soutenir ses droits ? Il est permis d’avoir au moins des doutes sur les motifs qui le fait agir42 ». L’isolement des religieuses, empêchant la mobilisation des soutiens, n’est donc pas qu’une construction rhétorique et stratégique des rédacteurs de factums. Cet isolement, notamment par la clôture, était ressenti et pouvait devenir un sujet de discussion dans le litige. Néanmoins, les possibilités de dispense sont des situations exceptionnelles et les religieuses ont donc une nécessité absolue de choisir avec soin les avocats et procureurs menant leurs affaires, rédigeant et diffusant les factums.

• 43 Patricia Lusseau, L’abbaye royale de Fontevraud, op. cit., p. 217-218.
• 44 BnF, 4-FM-466, Reponses au mémoire du Sieur Picart du 11 juillet 1716…, v. 1716.
• 45 Francis Brumont, « La question de la dîme à l’époque moderne », in Roland Viader (dir.), La dîme da (...)

28L’historiographie sur les maisons religieuses masculines et féminines consacre souvent des développements sur leur personnel. Les avocats et procureurs ont donc souvent le droit à quelques réflexions à leur propos. Toutefois, ces individus sont assez peu étudiés dans leur rôle judiciaire mais plutôt en tant qu’hommes de confiance des supérieures, négociateurs pour les contrats et gestionnaires du temporel de la maison. En complément à la remarque de Patricia Lusseau à propos de l’abbaye de Fontevraud qui semble se séparer au cours du xviii^e siècle des services quotidiens des avocats et procureurs dont les honoraires disparaissent alors des comptes43, on peut affirmer que pour la plupart des factums, rédigés pour des procédures se déroulant devant des juridictions supérieures, les religieuses étaient dans l’obligation de solliciter des praticiens autorisés à intervenir devant ces tribunaux. Or, leurs éventuels procureurs et avocats habituels n’étaient pas toujours habilités à cette fonction. Quelques indices laissent à penser que le choix des religieuses répond parfois à une volonté de solliciter des avocats considérés comme des spécialistes du sujet en jeu dans le procès. Par exemple, vers 1716 les bénédictines de l’abbaye de Notre‑Dame d’Andecy, dans un litige avec un curé à propos du paiement de la portion congrue d’un vicaire, en appellent aux services de Michel Du Perray qui signe un factum en leur faveur et les représente devant le Parlement de Paris44. Cet avocat parisien avait alors déjà publié en 1689 un Traité des portions congrues… et travaillait probablement à son Traité historique et chronologique des dîmes… publié en 1719, lequel connut un vrai succès de librairie45. Comment ne pas reconnaître dans ce cas une action volontaire des religieuses pour bénéficier des meilleurs conseils ? Toutefois, il est difficile de percevoir les voies empruntées par les religieuses pour entrer en contact avec les avocats en charge de la rédaction des factums à présenter aux cours supérieures et au Conseil du roi.

• 46 Mathieu Marraud, « Factums des métiers et factualité marchande sous l’Ancien Régime », Revue d’hist (...)
• 47 BnF, Z-THOISY-164 (FOL 374), Factum, pour les Religieuses, Abbesse & Convent de Saint Corentin…, 16 (...)

29La question de l’élaboration des faits et des arguments énoncés dans les mémoires judiciaires, par la concertation des avocats et des religieuses, donne aussi à voir des intermédiaires qui sont mobilisés pour la bonne marche de la procédure judiciaire. Ce processus de co-écriture entre les avocats et leurs clients est attesté par exemple pour les corporations parisiennes dites des « Six Corps des marchands », entre 1660 et 1770, étudiées par Mathieu Marraud. Les registres des délibérations des métiers évoquent régulièrement la venue des avocats et des procureurs pour lire les mémoires devant l’assemblée des notables du métier qui apporte des modifications. De plus, les élus des métiers supervisaient le travail des avocats pour la collecte des documents nécessaires à l’élaboration du mémoire et des conclusions. Mathieu Marraud considère même que ces factums peuvent être vus comme des « écrit[s] pleinement corporatif[s] »46. Les conditions de clôture des religieuses rendent plus difficiles cette co-écriture mais ne l’empêchent pas complètement, le parloir étant un lieu où pouvait se tenir l’assemblée des religieuses lors de la signature des actes notariés. Par exemple, à l’occasion d’un litige autour d’un legs testamentaire en leur faveur, les religieuses bénédictines de l’abbaye de Saint‑Corentin font appel d’une sentence devant le Parlement de Paris en 1682. Un des factums produits à cette occasion est rédigé par l’avocat François Hélo47. L’exemplaire conservé à la BnF est associé à une note manuscrite adressée à l’avocat Hélo : celle-ci contient la plus grande partie des faits et arguments contenus dans le factum imprimé et révèle l’intervention de deux intermédiaires, celui qui s’est entretenu sur ces questions avec les religieuses et celui qui semble rédiger le document de synthèse à l’attention de l’avocat parisien.

• 48 BnF, Ms. Français-6902, fol. 36.

30L’étude de la diffusion des factums est une autre voie pour comprendre les sociabilités sollicitées par des religieuses et leurs avocats ou procureurs pour faciliter l’instance judiciaire. Il est possible de retracer le parcours de certains exemplaires transmis à une personnalité judiciaire, ecclésiastique ou politique du temps. La sollicitation d’un puissant allié pour qu’il intervienne en faveur des religieuses peut se faire directement, sans intermédiaire. C’est le cas pour les religieuses de l’Hôtel‑Dieu de Péronne, à la fin de février 1681, qui écrivent une lettre à l’archevêque de Reims pour le supplier d’une action en leur faveur alors que l’Official de Reims s’apprête à juger leur différend avec l’évêque de Noyon qui conteste leur droit à élire leur supérieure. À la fin de la lettre, les religieuses mentionnent un factum « ci joint lequel nous vous supplions très humblement recevoir et faire examiner48 ».

• 49 BnF, Ms. Joly de Fleury-1054, fol. 104.
• 50 Martine Bennini, Les conseillers à la cour des Aides (1604-1697). Étude sociale, Paris, Honoré Cham (...)
• 51 Le service au Grand Conseil du nouvel avocat général est de juillet à décembre.

31D’autres fois, des intermédiaires sont indispensables pour atteindre la personnalité interpellée. On peut trouver dans les papiers d’Omer Joly de Fleury, avocat général au Grand Conseil entre 1737 et 1746, un factum imprimé en 1736 pour l’abbesse de Fontevraud et les Filles‑Dieu de Paris contre un gentilhomme à propos d’un litige, sur une rente foncière, porté devant le Grand Conseil49. Il est intéressant de constater que le document est transmis en juillet 1737, plusieurs mois après un arrêt du Grand Conseil ayant donné gain de cause aux religieuses. Le factum est en fait réutilisé par les religieuses alors qu’un litige identique, sur la même rente foncière, se forme contre un bourgeois parisien : le factum déjà produit sert à répéter les faits et les arguments déjà énoncés. D’ailleurs, le document est annoté pour guider la lecture de l’avocat général tout juste entré en charge (passages du texte mis en avant à la main par des traits dans la marge et par divers commentaires « cela regarde le sieur Dutrou en particulier », « lire les objections et les réponses »). Le factum est transmis par Louis de Villevault qui est conseiller à la Cour des aides et parent des Joly de Fleury par son mariage avec une cousine de Guillaume‑François, Procureur général du roi au Parlement de Paris et père du destinataire du paquet50. Louis de Villevault écrit au bas de la première page de l’imprimé pour décrire et justifier son action : « j’ai été plusieurs fois chez vous Monsieur pour vous présenter ce mémoire et vous demander l’honneur de votre protection en faveur des dames Filles‑Dieu accorder leur je vous prie ». L’abbesse de Fontevraud et les Filles‑Dieu parviennent donc à transmettre un factum à l’avocat général, devant prendre la parole dans leur procès au Grand Conseil, quelques jours après le début de son service et par l’intermédiaire d’un membre de sa parentèle51.

• 52 BnF, Ms. Joly de Fleury-1064, fol. 294.
• 53 François Bluche, L’origine des magistrats du Parlement de Paris au xviii^e siècle (1715-1771). Dicti (...)
• 54 BnF, Ms. Joly de Fleury-1064, fol. 315.
• 55 BnF, Ms. Joly de Fleury-1064, fol. 320.

32Enfin, l’exemple du factum signé en 1779 par Marie‑Thérèse de La Ville, prétendue abbesse de Clairmarais, donne à voir l’efficacité d’un tel écrit pour gagner des alliés qui se mettent alors à intervenir en faveur de la partie productrice du factum52. En effet, ce factum conservé dans la collection Joly de Fleury est joint à une lettre manuscrite adressé par Claude Étienne Anjorrant de Tracy, conseiller au Parlement de Paris53, à Omer Joly de Fleury, président à mortier depuis novembre 1768. Le conseiller transmet le mémoire judiciaire dont il reprend les grandes lignes dans sa lettre. Il affirme les droits du Parlement à juger l’appel comme d’abus interjeté par la dame de La Ville contre une ancienne ordonnance de l’abbé de Clairvaux ayant supprimé l’abbaye à la tête de laquelle elle prétend avoir été nommé en Cour de Rome54. Allié de circonstance pour la prétendue abbesse, le conseiller Anjorrant de Tracy enjoint le président Joly de Fleury à intervenir auprès de son frère le Procureur général du roi, Guillaume‑François‑Louis Joly de Fleury, pour défendre les droits du Parlement dans le règlement de juges en préparation au Conseil du roi pour trancher le différend avec l’abbé de Clairvaux qui réclame une procédure devant le Grand Conseil. Anjorrant de Tracy considère que l’affaire nécessite cette intervention pour « maintenir l’autorité, la compétence et la dignité de la compagnie » et propose au président de s’entretenir avec le procureur de l’abbesse, ce qu’il fit rapidement selon une lettre du président Joly de Fleury au conseiller Anjorrant de Tracy deux jours plus tard55.

• 56 Claire Chatelain, art. cité supra note 34.

33L’étude par les factums de la mobilisation d’un réseau en justice, pour des religieuses, est une entreprise difficile dont les méthodes et les résultats sont encore fragiles. Les factums « doivent être pris comme des objets complexes pour lesquels une approche spécifique doit être élaborée56 » afin d’affronter la tension entre fiction et réalité qui parcourt ces documents. Les propositions faites dans cette contribution sont les premiers résultats d’une recherche encore inachevée qui fait l’hypothèse d’une relative altérité des factums pour ou contre des femmes en religion.