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1« Mobiliser son réseau ou sa parentèle pour obtenir justice : jeux de pouvoir et pratiques judiciaires au Moyen Âge et à l’époque moderne » : tous les termes qui figurent dans le titre du colloque qui nous a réunis ont été largement questionnés au cours de ces deux journées, et peuvent être légitimement discutés : c’est un sujet d’étude délicat qui a été soumis à notre réflexion, situé au croisement de différentes historiographies, qui n’ont pas l’habitude de se rencontrer. Nous pouvons déjà souligner le plaisir évident pris à échanger nos points de vue entre médiévistes et modernistes, et à comparer nos approches méthodologiques.

2La problématique principale du colloque, rappelée dans l’introduction, consistait à analyser les stratégies de mobilisation d’un réseau en justice, à travers la combinaison des jeux de pouvoir et des pratiques judiciaires : c’est à celle-ci qu’il nous faut tenter de répondre dans les lignes qui suivent. Nos discussions, les interventions que nous avons entendues nous ont permis de mieux délimiter les contours de notre questionnement, et les études de cas proposées ont mis en évidence des réseaux très divers dans leur nature et leur fonctionnement, mais aux logiques assez proches. À côté des réseaux judiciaires « visibles » – illustrés par les magistrats du Palais de la Cité, voisins et protecteurs de la Sainte Chapelle de Paris – des réseaux informels et quasiment « invisibles » ont été mis en lumière, par exemple dans la contribution d’Élodie Giard, qui décrit les recompositions des réseaux des familles aristocratiques en fonction de l’alternance de la domination du roi d’Angleterre et du roi de France dans l’Aquitaine du XIVe siècle. Au terme de notre réflexion, nous devons admettre que le réseau le plus efficace est peut-être celui qui échappe à la perception de l’historien, parce qu’il n’a pas laissé de traces de ses interventions. Des réseaux à la solidité éprouvée, parce qu’anciennement constitués, ont également été comparés à des réseaux improvisés au gré des circonstances, y compris les plus défavorables, comme l’emprisonnement, ainsi que l’a montré Romain Benoit‑Lévy. Or, l’efficacité du réseau ne semble pas davantage dépendre de sa stabilité que de sa visibilité : c’est avant tout sa plasticité qui importe.

3Nous avons rencontré, à plusieurs reprises, de véritables « femmes » et « hommes de réseaux » – Pernelle de Thouars ou Louis de Malval campés par Élodie Giard, les Payan étudiés par Nicolas Soulas, Moreau de Vormes et Marguerite-Françoise Juillot présentés par Géraldine Ther – dont l’ambition sociale, personnelle ou familiale, a principalement reposé sur la capacité à activer/réactiver des alliances, y compris au sein du camp adverse, et à s’adapter aux évolutions des affaires qui les impliquent. L’agentivité des femmes en justice prend corps dans plusieurs contributions : Marie d’Antioche, prétendante au trône de Jérusalem (Cécile Khalifa) ; Caroline de Solar, riche héritière voulant conserver l’exclusivité sur son patrimoine (Géraldine Ther) ; supérieures de communautés religieuses défendant leur biens temporels (Aude Loriaud et Paul Landron). Les appuis sollicités peuvent intervenir à tous moments de la procédure et de manières diverses : l’ingérence d’un réseau, dans une procédure judiciaire ou en parallèle de celle-ci, se manifeste sous des formes multiples, qu’il est impossible de circonscrire.

4Des constats, étonnants de prime abord, ont pu être dressés. Les pièces des procès ont, finalement, été assez peu sollicitées. Certes, elles apparaissent indispensables lorsqu’il s’agit d’étudier des affaires criminelles, comme celles abordées par Claude Denjean et Rudi Beaulant, mais elles ne sont pas toujours les plus révélatrices des logiques d’intervention des réseaux. À la limite, nous pourrions dire que les archives de la justice révèlent le réseau, mais qu’il est nécessaire de recourir à d’autres documents, tels que les correspondances, les factums judiciaires, sources largement utilisées par Nicolas Soulas, Paul Landron, Aude Loriaud, Géraldine Ther, pour comprendre les choix tactiques opérés par les justiciables afin de parvenir à ses fins. Seul le croisement des sources judiciaires et privées permet une approche fine des mécanismes relationnels en jeu, ce qui accroît la visibilité des élites.

5Nos travaux nous ont conforté dans l’idée que l’individu isolé était peu de chose face à la justice, que ce soit à l’époque médiévale ou à l’époque moderne. En revanche, avec le soutien d’un réseau, il pouvait beaucoup, y compris préserver sa fama aux yeux de la communauté, même dans les situations les plus douteuses, comme le montrent les portraits de Jehan de Marnay et d’Oudot Loncle brossés par Rudi Beaulant à Dijon à la fin du xve siècle. La réputation s’avérait souvent déterminante dans les jugements, au civil comme au pénal ; or, elle dépendait à la fois de l’environnement social des suspects ou des plaideurs, et du cercle de sociabilités des magistrats, n’hésitant pas à demander l’avis de leurs pairs, en particulier dans les affaires d’honneur devant le tribunal des maréchaux de France (Romain Benoit-Lévy). Quant à la logique de l’affrontement judiciaire, elle n’est pas systématiquement celle d’un combat entre réseaux, ou plutôt entre réseaux et contre-réseaux, car les interventions du colloque ont aussi montré des systèmes de relations engagés contre des personnes dépourvues de protection.

6Cela dit, l’efficacité du réseau ne se mesure pas seulement à sa capacité à remporter un procès. Plusieurs contributions ont souligné que son rôle résidait plutôt dans sa capacité à éviter la procédure judiciaire. Il permet d’obtenir une conciliation, un accommodement infra-judiciaire qui préserve les intérêts des parties adverses. L’exemple des Martelli, exposé par Ilario Mosca, est particulièrement révélateur de cette orientation.

7Enfin, différentes interventions ont révélé que le réseau pouvait, aussi, se révéler improductif, notamment parce que la fiabilité de la parentèle n’est pas toujours assurée. Au sein d’une famille, chaque branche a tendance à défendre ses propres intérêts, et le soutien promis à un parent ne dépassera pas la limite du déshonneur qu’il peut faire encourir à ses proches. De fait, la parentèle est parfois restée à la lisière de nos échanges. Elle constitue, certes, un élément fondamental des systèmes de réseaux judiciaires, mais la proximité professionnelle – entre marchands, entre militaires – ou l’appartenance à un ordre social – clergé, noblesse – semble avoir été tout aussi structurante. Quant aux liens amicaux, qui ont été mis en évidence dans différentes contributions, ils posent un véritable défi à l’historien : quand les sources du for privé font défaut, comment les repérer ?

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Pour citer cet article

Référence électronique

Éric Suire et Aude Loriaud, « Analyser les stratégies de mobilisation d’un réseau judiciaire »Criminocorpus [En ligne], 24 | 2023, mis en ligne le 15 décembre 2023, consulté le 23 mars 2025. URL : http://journals.openedition.org/criminocorpus/14176 ; DOI : https://doi.org/10.4000/criminocorpus.14176

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Auteurs

Éric Suire

Éric Suire est maître de conférences HDR en histoire moderne à l’université Bordeaux Montaigne (CEMMC/UR 2958). Ses travaux concernent essentiellement l’histoire religieuse et l’histoire du livre. Il a récemment publié : (avec Serge Brunet), Les dévots de France, de la Sainte Ligue aux Lumières. Militance et réseaux, Pessac, PUB, 2019, 295 p. ; (dir.), Le monde de l’imprimé en Europe occidentale (vers 1470 - vers 1680), Paris, Armand Colin, 2020, 352 p. ; (avec Olga Gille-Belova), Le livre dans les échanges culturels entre Européens de l’Est et de l’Ouest, du xviiie siècle à nos jours, Revue française d’histoire du livre, octobre 2020, n° 141, p. 9-229 ; Nicolas Le Tourneux (1640-1686). Dans l’ombre de Port-Royal, Paris, Honoré Champion, « Lumières classiques 123 », 2022, 349 p.

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Aude Loriaud

Aude Loriaud enseigne l’histoire et la géographie dans l’académie de Poitiers, elle est docteure en histoire moderne, chercheuse associée au CEMMC (UR 2958) et chargée de cours à l’Université Bordeaux Montaigne. Elle a soutenu en 2021 une thèse intitulée « Les clefs du cloître : les communautés féminines à Bordeaux et à Rouen aux xviie et xviiie siècles ». Ses recherches portent sur les couvents féminins de l’époque moderne, leur rôle dans les sociétés urbaines, leurs réseaux, les procédures judiciaires les impliquant. Elle s’intéresse au couvent comme objet d’étude dual, à la fois espace de promotion féminine et espace d’enfermement. Elle a participé à des ouvrages collectifs et publié plusieurs articles tels que : « De vastes propriétés au cœur des villes : le patrimoine urbain des communautés régulières à Bordeaux au milieu du xviiie siècle », Histoire, Économie & Société, n° 2019/2, 38e année, p. 23-46, URL : https://www.cairn.info/revue-histoire-economie-et-societe-2019-2-page-23.htm ; « De la rupture familiale et sociale à la reconstruction d’une appartenance religieuse : les Nouvelles Catholiques de Rouen de 1685 à 1787 », Revue d’Histoire de l’Église de France, tome 104, n° 252, 2018, p. 57-76, URL : https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-03207586/document.

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