• 5 Bruno Foucart, « Architecture carcérale et architectes fonctionnalistes en France du xix^e siècle », (...)

« La prison, pour d’évidentes raisons, est difficilement considérée comme une œuvre d’art. […] Il faudrait pourtant se convaincre que le plus indigne et le plus méprisé des édifices publics mérite, au contraire, grande attention et même considération5. »

• 6 L’hétérotopie est un concept théorisé dans la conférence « Des espaces autres » par Michel Foucault (...)
• 7 Depuis les années 2000, l’apij (Agence publique pour l’immobilier de la Justice) voit sa charge cro (...)
• 8 Si l’enfermement d’individus existe au moins depuis l’Antiquité – la prison Mamertine à Rome, const (...)
• 9 L’historien de l’art français Bruno Foucart est précurseur de ces initiatives dans le champ carcéra (...)
• 10 Bruno Foucart, op. cit. , p. 40.
• 11 Michel Foucault, Surveiller et Punir, Paris, Gallimard, 1975, p. 233.

1Lieu à la marge, véritable hétérotopie6, l’architecture carcérale s’inscrit pourtant dans l’actualité depuis que l’Etat a accéléré le processus de renouvellement de son parc immobilier7. Majoritairement construits ou tout au moins réaménagés au xix^e siècle8, les bâtiments pénitentiaires sont, en effet, progressivement devenus vétustes et inadaptés aux besoins actuels, faisant peser sur eux des menaces de démolitions, et entrainant la mobilisation des chercheurs et spécialistes9 pour que ne disparaissent pas ces témoignages bâtis. De fait, à l’instar des gares et des halles, la prison se révèle être « un des thèmes majeurs du xix^e siècle »10, – entre autres – preuve matérielle pour Foucault de la mise en place d’une société de surveillance généralisée11.

• 12 Bernard Coloos, « Rareté du foncier, limites des politiques », Constructif, 2020/3, n° 57, p. 9-12. (...)
• 13 L’opération sur la prison de la Santé, à Paris, entre 2014 et 2019, est un des rares projets de réh (...)

2Construites initialement en périphérie des villes, les prisons sont aujourd’hui comprises dans le centre ou aux abords du centre, du fait de l’expansion urbaine. Leur désaffectation implique ainsi la libération d’îlots entiers, biens de plus en plus précieux en milieu urbain12, amplifiant les réflexions sur leur devenir : faut-il les démolir, les réhabiliter13, les conserver ou les reconvertir ?

• 14 Au-delà du cas de l’architecture carcérale, le paradigme actuel pousse à la réutilisation de l’exis (...)
• 15 Concept défini par l’historien Philippe Artières, caractérisant les mémoires oubliées ou inconnues (...)
• 16 C’est le cas dans certains édifices ecclésiastiques reconvertis en prisons.
• 17 C’est le cas de certaines prisons d’Outre-Mer, par exemple la prison Juliette Dodu à la Réunion, dé (...)
• 18 Cette recherche est la synthèse d’un travail de mémoire de recherche de master d’architecture : Alb (...)

3La démolition systématique n’étant plus d’actualité14, il s’agit donc, en plus des questions sur les monuments historiques inscrits et classés, de penser le recyclage de l’existant au travers des problématiques environnementales et urbaines, tout en incluant les mémoires de ces lieux. Mémoire « honteuse »15, mémoire des prisonniers politiques, mémoire religieuse16, mémoire de l’esclavage17, l’intégration de ces enjeux est un défi qu’historiens, architectes, élus, et grand public, sont désormais amenés à résoudre. Car si l’historien est celui qui peut remettre en contexte et en perspective les faits historiques auxquels s’attachent les enjeux mémoriels de nos sociétés contemporaines, l'architecte, quant à lui, participe à la concrétisation matérielle de ces choix de société. Son expertise dans le domaine de la conception et du montage financier d'opérations de réhabilitation-reconversion est essentielle dès lors que l'on passe des préconisations aux réalités du fonctionnement du secteur de la construction. Pour le dire autrement, puisque la préservation et la mise en valeur du patrimoine architectural de l'enfermement se traduisent aujourd'hui moins comme le maintien en état et la scénographie d'espaces vides muséifiés que comme une composante parmi d'autres de projets de transformation des bâtiments en vue de nouveaux usages, ceux qui plaident en faveur d'une prise en compte des mémoires ont tout intérêt à se rapprocher des architectes pour que ces questions mémorielles ne finissent pas par devenir anecdotiques ou caricaturales dans l'économie générale des projets. Afin de mener une première contribution à ces réflexions18, il apparaît aujourd’hui nécessaire de dresser un bilan des opérations de ces vingt dernières années, voire même au-delà, en effectuant une investigation large sur les reconversions des prisons françaises, et sur les contextes et processus qui les déterminent.

• 19 L’ancienne maison d’arrêt de Nantua (Ain), devenue musée d’Histoire de la Résistance et de la Dépor (...)
• 20 Un édifice vide est, en effet, cher en entretien, et fige du foncier potentiellement libre et onére (...)
• 21 La muséification des prisons relèverait d’une spéculation identique à l’effet Bilbao, – défini comm (...)

4Avant même la stratégie de reconversion, la mutation de l’architecture carcérale peut être envisagée à travers la conservation, une des interventions les moins contestées et les plus simples à l’heure actuelle, puisqu’il convient de laisser en l’état les bâtiments concernés, ou du moins de les assainir. Plusieurs architectures de ce type, transformées en prison à visiter sous forme de témoignage, existent, comme la prison de Tinchebray (Orne), la prison de Pont-L’Évêque (Calvados), l’ancienne prison de Mauriac (Cantal), ou encore celle de Gannat (Allier) 19. Ces usages culturels et touristiques, destinés à impliquer le grand public dans des histoires sociales et architecturales, sont économiquement rentables20, et ne nécessitent pas, de surcroit, de réelle transformation architecturale. De la sorte, cette mise en valeur des mémoires et de cette architecture est assez appréciable pour divers acteurs impliqués dans ces projets, du grand public aux collectivités, en passant par les historiens, mais cette seule possibilité programmatique – c’est-à-dire le bâtiment-monument muséifié – ne peut pas résoudre à elle-seule tous les enjeux des sites pénitentiaires désaffectés21.

• 22 Outre-Atlantique, ce mouvement des reconversions débute à grande échelle dès les années 1970 – par (...)
• 23 Du point de vue du respect des mémoires et des modes de conception des bâtiments.

6Si ces interventions sont initiées déjà depuis plusieurs décennies, en France et à l’étranger22, le phénomène a pris de l’ampleur en France depuis une dizaine d’années. À ce jour, l’intérêt d’une telle recherche est d’aller au-delà de la théorie, en abordant ces reconversions sous l’angle de la faisabilité et de la pérennité de ces opérations architecturales. En effet, si les regards des historiens convergent depuis plusieurs dizaines d’années vers un intérêt de conserver des témoignages bâtis, à la fois pour mettre en lumière les mémoires de ces lieux et des prisonniers, et pour défendre des valeurs patrimoniales et architecturales propres à ces édifices, la réalité est que la matérialisation de ces ambitions est aujourd’hui complexe. La reconversion supposant un changement de fonction et une transformation architecturale, tout cela pose la question du difficile équilibre entre le respect de l’existant23 et l’adéquation avec les nouveaux usages du programme de reconversion. Il ne s’agit donc plus de se limiter à mettre en valeur ces mémoires, qui est un travail déjà mené dans le champ de l’histoire, mais de soulever les mécanismes – si simples soient-ils – qui contribuent à entraver ces projets.

• 24 Étienne Madranges, Prisons patrimoine de France, Paris, LexisNexis, 2013, 400 p. Jean-Claude Vimont (...)
• 25 Pierre Gaume, Jean-Lucien Sanchez et Sophie Victorien (dir.), « Architecture et patrimoine carcéral (...)
• 26 Y sont abordées les caractéristiques typologiques, patrimoniales, paysagères et urbaines de la pris (...)
• 27 Entre autres, les reconversions des prisons Saint-Joseph et Saint-Paul à Lyon (Rhône) entre 2012 et (...)

8Et si de nombreux projets24 ont pu, en effet, être traitées dans les champs disciplinaires de l’histoire et de l’architecture, l’état de l’art relatif aux reconversions du patrimoine carcéral demeure centré autour d’articles scientifiques25, du numéro Architecture et patrimoine carcéral (2016) de la revue Histoire Pénitentiaire, au numéro Le Patrimoine de l’Enfermement (2018) de la revue Monumental, et autour de mémoires d’architectures aux problématiques définies sur des enjeux ou sites spécifiques. Aussi, l’assemblage et le croisement de ces diverses réflexions n’est pas encore d’actualité. Afin d’apprécier le sujet dans toutes ses dimensions, nous avons donc approfondi et associé ces multiples données, en incluant chaque projet de reconversion dans une grille d’analyse systématique26. Au-delà d’un grand nombre d’opérations de reconversion devenus visibles depuis une dizaine d’années27, le paysage des reconversions est plus complexe et foisonnant qu’il ne l’est souvent décrit.

• 28 Aucune reconversion entre 1900 et 1930 n’est à noter.
• 29 Cet inventaire des démolitions n’inclut ni les forts médiévaux, ni les prisons détruites involontai (...)

9Cet état des lieux fait ainsi émerger pas moins de 53 prisons reconverties en France depuis 193028, dont 27 l’ont été au xx^e siècle et 22 au xxi^e siècle, tandis que 4 n’ont pas pu être chronologiquement classées, du fait d’un accès restreint aux données pour les opérations privées. De la fin du xix^e siècle à aujourd’hui, 95 prisons ont été démolies29, les premières concernant trois prisons parisiennes : la prison Mazas, détruite en 1898, ainsi que la prison Sainte-Pélagie et la Grande-Roquette, détruites en 1899. Ces destructions ne sont pas les premières dans l’absolu car le xix^e siècle en a connu de nombreuses au fil du renouvellement du parc immobilier, mais elles n’ont pas marqué les contemporains d’une manière aussi forte. Ces chiffres imposent une prise de recul, et une meilleure compréhension des contextes et des mécanismes de reconversion.

• 30 Nicolas Verdier, « La réforme des arrondissements de 1926 : Un choix d’intervention entre espace et (...)
• 31 Une petite ville compte entre 3000 et 15 000 habitants ; une ville moyenne entre 15 000 et 100 000 (...)

10Le phénomène des reconversions est à appréhender dès la première moitié du xx^e siècle, en considérant premièrement la fermeture des prisons d’arrondissement en 1926, lesquelles relevant d’un territoire géographique restreint, comptant peu de cellules. Une partie sera réouverte sous le régime de Vichy, qui cherchera alors « à affermir son autorité »30, mais toutes seront définitivement fermées après la Seconde Guerre mondiale. Cette réforme de 1926 est à l’origine de nombreuses reconversions de petites prisons, issues de petites villes31. De nombreux exemples y sont à noter, de la maison d’arrêt de Paimboeuf (Loire-Atlantique), reconvertie en résidence d’habitation dans les années 1930 à la maison d’arrêt de Blaye (Gironde), reconvertie en bains-douches en 1941 puis en centre médico-social (date de reconversion imprécise), jusqu’à la maison d’arrêt d’Yssingeaux (Haute-Loire) reconvertie entre 1949 et 1951 en théâtre municipal.

• 32 Une grande majorité concerne des plans rectangulaires ou carrés, loin des typologies de prison liné (...)
• 33 La reconversion de la maison d’arrêt de Château-Chinon (Nièvre) en piscine municipale, dans les ann (...)

11Ces opérations modestes, limitées à des restructurations intérieures, reflètent le contexte de l’époque, où la pierre et le foncier sont des biens rares, à la fois pour les particuliers et pour les petites municipalités, et où les considérations patrimoniales spécifiques à l’architecture carcérale n’ont pas encore émergées. Ces caractéristiques, ainsi que les échelles restreintes et les morphologies assez communes de ces édifices32, expliqueraient leur absence de la mémoire collective. Tout au long du xx^e siècle, ces reconversions de petite échelle, sans grande considération mémorielle et patrimoniale, resteront de mise33.

• 34 Il s’agit aujourd’hui de la Médiathèque Françoise Sagan, également appelée le Carré Saint-Lazare.

12Un cas bien spécifique et plus connu du grand public est la reconversion de la prison Saint-Lazare, à Paris, en hôpital34, dans les années 1930. Ce projet demeure quantitativement à part si l’on considère à la fois la tendance concernant les anciennes prisons d’arrondissement, et l’échelle importante du site parisien.

• 35 Franck Delorme, « L’École nationale de la magistrature : une architecture nouvelle pour une justice (...)

13Les projets de reconversion de grande ampleur retenus par les spécialistes et la mémoire collective sont plutôt ceux datant de la fin du xx^e siècle, en l’occurrence la prison du Hâ à Bordeaux, transformée en École Nationale de la Magistrature entre 1971 et 1972 par Guillaume Gillet (1912-1987)35, ou la prison d’Aix-en-Provence, reconvertie en Cour d’Appel entre 1993 et 1997 par Jean-Loup Roubert (né en 1932) et Jean-Michel Battesti (né en 1954). Ces deux projets sont toutefois des cas encore très particuliers dans le paysage des bâtiments pénitentiaires désaffectés, car dans l’un et dans l’autre, c’est l’État – en l’occurrence le ministère de la Justice, en charge du fonctionnement des prisons –, qui conserve et transforme son parc immobilier : il ne le vend pas, ni ne s’en débarrasse, mais le réutilise au gré de ses besoins. Cette nuance est d’autant plus forte pour la prison d’Aix-en-Provence, dont un des premiers critères de conservation est l’héritage de Claude Nicolas Ledoux (1736-1806), architecte majeur du xviii^e siècle, ayant dessiné les premiers plans, et non la conservation d’un édifice témoin d’un passé carcéral.

• 36 La maison d’arrêt d’Haguenau n’est également pas une prison ex-nihilo, c’est un ancien hôpital mili (...)
• 37 La prison Sainte-Marguerite est héritée d’un ancien couvent et bénéficie d’une situation paysagère (...)
• 38 L’insp remplace l’ena (École Nationale d’Administration) en 2021.

15Il s’agit notamment de la reconversion en médiathèque et iut de la maison d’arrêt d’Haguenau36 en 1996, et de la reconversion en faculté des Lettres de la maison centrale de Nîmes en 1995. Rattachée au gouvernement, et en l’occurrence aux services du Premier Ministre, la reconversion de la prison Sainte-Marguerite37 en insp (Institut National du Service Public), en 199138, est du même ordre que les opérations précédentes.

• 39 Avant d’être une maison d’arrêt en 1790, puis une prison centrale en 1820, le site de Nîmes est une (...)

16De la même manière que la prison d’Aix-en-Provence, la maison centrale de Nîmes n’est pas en premier lieu conservée pour son caractère de témoin d’un passé carcéral, mais pour son héritage architectural lié au modèle Vauban39, ainsi qu’à sa valeur paysagère liée au panorama sur la côte méditerranéenne.

• 40 Le plan circulaire de la prison d’Autun, se rapprochant du modèle initial du Panopticon de Bentham, (...)

18D’autres municipalités suivent ce même modèle, à Avignon pour la prison Sainte-Anne (Vaucluse, 2015- ?) reconvertie en logements – et dans une moindre mesure en auberge de jeunesse, restaurant, commerces, crèches, cabinet médical, et friche artistique –, ou encore au Mans pour l’ancienne maison d’arrêt (Sarthe, 2016-2021) reconvertie en galerie commerciale, hôtel, logements, bureaux, galerie d’art contemporain, et salle de spectacle. Toutefois, un certain nombre de projet concerne des plus petites structures pénitentiaires (moins de 50 cellules), de la prison de La Réole (Gironde, 2013) reconvertie en centre de formation par le ministère de l’agriculture, à la prison de Gex (Ain, 2019) reconvertie en bibliothèque municipale, en passant par les opérations immobilières dans l’ancienne maison d’arrêt de Bourg-en-Bresse (Ain, 2019) ou dans l’ancienne prison de Fontainebleau (Seine-et-Marne, 2019-2021). Les reconversions en musée menées à partir de 2021 sur la prison d’Autun (Saône-et-Loire), et à partir de 2019 sur la maison d’arrêt de Guingamp, demeurent spéciales par leur configuration de plan unique ou rarement mise en œuvre40.

• 41 C’est le cas des maisons d’arrêt de Châteauroux (Indre) et de Vire (Calvados) en 2013, et entre aut (...)
• 42 C’est le cas de la maison d’arrêt de Pointe-à-Pitre (Guadeloupe) laissant place au nouveau Palais d (...)
• 43 C’est le cas de la prison Saint-Roch, à Toulon (Var) en 2010, et de la prison des Ursulines à Roann (...)
• 44 Voir supra.

19En dépit de cette diversité, le nombre des opérations de reconversion n’est pas une preuve que ces interventions sont acquises par les pouvoirs publics et le grand public. Au contraire, le nombre de démolitions demeure relativement important. La décennie 2010 voit ainsi un nombre de démolitions plus élevé (au minimum 17) que de reconversions (au minimum 15). Les motivations des démolitions restent centrées sur une valorisation du foncier en centre urbain, entre construction de logements neufs41, d’équipements42, ou aménagement de parking43. Et dans le cas des réutilisations, l’intérêt souvent secondaire des protagonistes vis-à-vis de la question carcérale44 amplifie l’ambivalence des postures des acteurs impliqués.

• 45 Julie Urbach, « Nantes : “Un endroit où l’on se sent bien…” L’impressionnante transformation de l’a (...)
• 46 Dans le cas de la prison de Mont-de-Marsan, seule la façade sur rue est conservée puisque c’est le (...)

20C’est d’autant plus le cas dans certains projets où la limite entre démolition et reconversion est floue, comme pour l’opération immobilière sur l’ancienne maison d’arrêt de Nantes (2018-2021) ou sur la prison de Mont-de-Marsan (2017- ?). L’ampleur des démolitions, les conservations limitées à quelques fragments – du portail d’entrée à la présence de l’ancien mur d’enceinte –, ainsi que la bonne réception des projets par le grand public ou la presse45 peuvent interroger46.

• 47 Victor Massias, « Au Havre, la métamorphose du quartier Danton depuis la disparition de l’ancienne (...)
• 48 Caroline Soppelsa, « Architecture pénitentiaire. Mémoire historique : l’ambivalence des représentat (...)
• 49 Les spécificités typologiques trop figées des prisons conduisent parfois à leur démolition, ce qui (...)

22Au contraire, d’autres prisons ont été intégralement démolies, et ce de manière assumée. C’est le cas de la prison du Havre47, dont la démolition pour laisser place à la construction d’un nouveau centre culturel est destinée à donner un nouveau souffle au quartier proche de la gare ferroviaire. Finalement, que ce soit à cause d’une lacune du discours mémoriel auprès du grand public48, ou du fait de caractéristiques architecturales et typologiques initiales impliquant de trop fortes contraintes pour l’apport d’un nouveau programme de reconversion49, la démolition fait encore partie des solutions envisagées par les pouvoirs publics et les investisseurs privés. La présence d’intérêts mémoriaux et architecturaux ne sont donc toujours pas des conditions suffisantes à la réutilisation des prisons, et il convient en ce sens de s’interroger plus finement sur les mécanismes de ces opérations.

• 50 Il y a une relative corrélation entre taille d’une agglomération et échelle d’une prison, ce qui im (...)
• 51 Philippe Silvin, L’architecture des prisons : étude de l’évolution historique à partir d’un choix d (...)

26Ajouté à cela, les établissements pénitentiaires des grandes villes sont aussi ceux qui présentent les dispositions architecturales les plus contraignantes50. C’est notamment le cas du plan radial (Fig. 4) – association du plan linéaire et du plan circulaire51–, dont l’emprise au sol implique la création de cours triangulaires, à l’aménagement et aux nouvelles dispositions architecturales complexes. Le plan linéaire et le plan à cour centrale demeurent plus flexibles dans leur potentiel de transformation et leurs relations aux espaces extérieurs. En conséquence, la gestion architecturale et programmatique cohérente d’un site de grande échelle demeure plus complexe que les sites de petite échelle.

• 52 Michel Dagbert, Sonia de la Provoté, « Sur les maires face au patrimoine historique architectural : (...)

27Les plus petites villes, en l’occurrence celles ayant 5 000 à 15 000 habitants, ne connaissent quant à elles pas les mêmes types d’opérations. Si ce sont en grande majorité des projets publics, à l’initiative des municipalités, les objectifs, les critères de conservation, et les enjeux de reconversion sont différents des grandes villes. La pression foncière y est tout d’abord beaucoup moins présente, mais le manque de moyen de ces communes demeure un enjeu économique non négligeable52. Pour cette raison, les petites villes peuvent en effet être plus enclines à réutiliser le bâti existant, dont la valeur historique est, de plus, mieux appréciée. C’est donc notamment au travers de l’attachement au patrimoine et à la mémoire locale que les prisons sont conservées et transformées.

• 53 Voir supra.

28Dans ces plus petites villes, deux types de reconversion émergent ainsi, distinguables par leur typologie : le cas des prisons à cour centrale, le plus souvent issues d’appropriations d’édifices ecclésiastiques, et le cas des petites prisons d’arrondissements ou départementales (généralement des prisons linéaires). Dans le premier cas, hormis des cas spécifiques comme la maison d’arrêt de Guingamp construite entre 1831 et 1840 par Louis Lorin, la considération carcérale est annexe dans le processus de reconversion. Il s’agit plus de valoriser un ancien couvent, mettre en évidence un ancien monastère. Nous pouvons citer en ce sens la maison d’arrêt de Jonzac (Gironde) – issue d’un ancien couvent de l’Ordre des Carmes, reconvertie entre 1976 et 1978 en musée archéologique –, ou encore la prison Saint-François, à Louviers (Eure) – issue d’un ancien couvent construit entre 1646 et 1652, transformé en 1790 en maison d’arrêt, reconverti en 1990 en école de musique, et rénovée en 2012 –. Dans le deuxième cas, il s’agit des reconversions issues des prisons d’arrondissement, – par exemple la maison d’arrêt de Blaye et la maison d’arrêt d’Yssingeaux –, et d’une série de petites prisons, par exemple la maison d’arrêt de Château-Chinon, la maison d’arrêt de Fontainebleau, ou la prison de Coulommiers53.

• 54 Legifrance, Loi n°62-903, 4 août 1962, complétant la législation sur la protection du patrimoine hi (...)
• 55 Michel Dagbert, Sonia de la Provoté, op. cit. , p. 22.
• 56 D’après un entretien mené avec la maîtrise d’œuvre en octobre 2021.

32De fait, les considérations financières dans chaque reconversion ne sont pas qu’une simple contrainte dont tout un chacun devrait prendre conscience ; elles orientent en réalité les choix programmatiques et les interventions architecturales. Les opérations immobilières sont, par exemple, issues de ces contraintes, et ne sont autre qu’un choix de rentabilité par défaut pour la maîtrise d’ouvrage. Le marché du patrimoine – et de surcroit des reconversions de prisons – demeure, en effet, très fragile, ce qui explique l’émergence des programmes de logements collectifs. De fait, l’aboutissement de ces opérations est régi par l’adoption de dispositifs de défiscalisation immobilière type Loi Malraux54. Datant de 1962, ce dispositif a pour but de faciliter la restauration immobilière, en permettant au propriétaire de déduire de ses impôts le coût de la réhabilitation. D’autres aides publiques existent, – entre autres – celles de la Banque des territoires (issue de la Caisse des Dépôts) pour le patrimoine remarquable, ou celles du fonds incitatif et partenarial (fip), créé en 2018 par le Ministère de la Culture, à destination des petites communes, dont les moyens financiers sont moindres et le patrimoine plus important55. Le projet de reconversion de la prison Sainte-Anne, à Avignon, – opération de conception-réalisation conçue par Fabre&Speller (agence mandataire) et l’agence Huit&Demi (agence associée) en 2015 et dont la maîtrise d’ouvrage est le promoteur François Ier –, suit cette logique56 puisque les montages financiers sont pleinement inclus dans le développement du projet et guident les choix. Outre le choix du logement, la surélévation permet aux appartements du dernier étage de bénéficier chacun d’un duplex lumineux et d’une terrasse.

• 57 Cela concerne l’auberge de jeunesse, le restaurant, les commerces, la crèche, le cabinet médical, e (...)

33Malgré tout, ces aides ne sont pas suffisantes, et il est souvent nécessaire d’opter pour des financements croisés (État, entreprises privées, associations, fondations, citoyens), aboutissant généralement à des interventions mixtes. Le logement est ainsi accompagné de commerces, bureaux, locaux associatifs, ou encore services publics de proximité. Dans le cas de Sainte-Anne, le constat est encore plus complexe puisque la seconde phase des travaux57 est menacée d’abandon du fait d’une trop faible rentabilité de l’opération (Fig. 5).

• 58 La prison de Pontaniou est un cas spécifique par son type, c’est-à-dire une prison maritime impéria (...)

36Le cas de la prison de Pontaniou, ancienne maison d’arrêt de Brest (Finistère), est symptomatique parmi ces réflexions58. Laissée à l’abandon pendant presque 30 ans, la prison connaît, en effet, un premier projet de reconversion en logements de luxe en 2019. Le panorama qu’elle offre sur la ville et les bords de la Penfeld, soutenu par la rénovation urbaine du quartier depuis 2010 – comprenant la reconversion des ateliers de la marine nationale en médiathèque (Les Ateliers des Capucins), et la liaison du centre historique au plateau de Recouvrance par un téléphérique – participe à cette décision.

• 59 Jean-Luc Padellec, « Prison de Pontaniou. Un petit mémorial faute de mieux », Le Télégramme, édité (...)

37Toutefois, les caractéristiques structurelles de la prison, et surtout ses valeurs mémorielles liées à la Résistance, ont donné raison au grand public et aux associations de résistants (Anacr 29 notamment). Indignés du manque d’ambition vis-à-vis de la mémoire du lieu59 et du décalage symbolique entre le programme et l’histoire du site, le projet est abandonné. Par manque de moyens financiers, les souhaits de la municipalité sont, à ce jour, encore tournés vers un projet privé, en insistant toutefois sur une juste inclusion des mémoires dont le bâtiment reste le réceptacle.

• 60 Voir supra.
• 61 Gilbert Hoair, « La prison Juliette Dodu pourrait devenir un musée », France Info [en ligne], mis e (...)
• 62 Céline Latchimy, Marie-Ange Frassati, « Que va devenir l’ancienne prison Juliette Dodu ? », France (...)

39De la même manière, faut-il préférer le développement des équipements publics ? Il peut être préférable de conserver ce type d’édifice dans la sphère publique si l’on veut pouvoir garantir le maintien d’un accès facile du grand public. Pour répondre aux diverses problématiques économiques, l’équilibre trouvé est souvent l’apport d’une mixité programmatique, soutenue par une pondération entre programmes privés et programmes publics, et où les financements croisés60 devraient avoir toute leur place. Les volontés des associations de défense des mémoires se dirigent généralement également vers ce choix-là, puisqu’il s’agit du choix le plus cohérent vis-à-vis de leur cause. La prison Juliette Dodu, à La Réunion, a ainsi vu dès 2014 la naissance d’un collectif proposant la conservation de la prison et sa reconversion en musée et en lieu de mémoire61. Depuis son inscription au titre des monuments historiques en 2019, des intentions programmatiques et architecturales émergent, et concernent une reconversion en espace culturel et en boutiques artisanales62.