• 1 Source : site internet de France bleu : https://www.francebleu.fr/infos/faits-divers-justice/renn (...)
• 2 Source : site internet de France 3 région : https://france3-regions.francetvinfo.fr/bretagne/ill (...)

1Le matin du 9 octobre 2021, alors que l’association Champs de Justice et la mairie de Rennes devaient inaugurer une exposition consacrée aux 40 ans de la loi sur l’abolition de la peine de mort, les panneaux exposés sur les murs d’enceinte de l’ancienne maison d’arrêt Jacques-Cartier sont retrouvés dégradés et couverts de tags. L’action de vandalisme est clairement revendiquée sur les placards affichés et dans les ressources postées en ligne, par un collectif militant local ayant mené un « week-end anti-carcéral » en réaction au récit commémoratif officiel. Les messages tagués revendiquent l’élargissement du combat abolitionniste à la question de l’enfermement (photo 11.). Au-delà de l’événement en lui-même, c’est la confrontation entre deux logiques associatives militantes qui s’exprime et donc entre deux mises en récit de l’objet « prison » : le récit du combat à mener télescopant ici le récit de la conquête à commémorer, le slogan « Les prisons en feu » recouvrant le panneau « Un long combat : l’abolition de la peine de mort » (photo 22).

• 3 François Hartog, Régimes d’historicité. Présentisme et expériences du temps, Paris, Seuil, 2001 ; (...)
• 4 Échec non pas des populations incarcérées mais bien d’un récit modernisateur alimenté par l’horiz (...)
• 5 Julie Deschepper, « Notion en débat, le patrimoine », Géoconfluences, 23 mars 2021. http://geocon (...)

2Alors qu’ils n’ont théoriquement rien d’incompatibles, ce sont aussi deux « régimes d’historicité »3 qui s’opposent, l’un tourné vers la transmission d’un héritage et l’autre orienté vers les combats futurs. Ce qui semble relever d’une anecdote sans conséquence souligne pourtant les enjeux spécifiques liés à une patrimonialisation des lieux d’enfermement qui ne peut faire spontanément consensus. Ces lieux matérialisent l’histoire des marges au sein du récit commun du progrès social et de la conquête des droits et par conséquent la part « sombre » de cette modernité ou tout du moins son aveu d’« échec »4. Par effet miroir, leur vestige au sein des métropoles interroge les futurs possibles de cette modernité en crise, faisant du sujet de l’enfermement une question contemporaine simultanément « étouffée » et sensible et du sujet de sa patrimonialisation une question vive où se confrontent des mises en récit concurrentielles. Car en définitive, comme l’écrit Julie Deschepper : « c’est le discours sur le patrimoine qui fait le patrimoine »5.

• 6 L'adoption de nouvelles règles pénitentiaires européennes par la France en 2006 a entraîné la pro (...)
• 7 Rappelons que de nombreux citoyens et intellectuels, dont Michel Foucault, Roland Barthes ou Brun (...)
• 8 Tribune intitulée Les prisons font aussi partie de notre patrimoine, signée par Philippe Artières (...)
• 9 Marc Renneville, Sophie Victorien et Jean-Lucien Sanchez, op. cit. Le projet de Criminocorpus con (...)
• 10 Dossier spécial « Le patrimoine de la justice », In Situ. Revue des Patrimoines, 46-2022.
• 11 « Les projets patrimoniaux retiennent ainsi notre attention en tant que nouvel enjeu de société, (...)

4La fermeture des maisons d’arrêt intra-urbaines dans les pays européens et notamment en France6 est un sujet devenu central tant pour les enjeux métropolitains de densification du tissu urbain que pour les enjeux sociaux et patrimoniaux que les déménagements supposent. Le transfert des détenus à la périphérie des centres urbains dans des établissements plus modernes, adaptés à la gestion technologique de la détention, pose la question de l’expérience de l’enfermement en même temps qu’il laisse au sein de la ville de grands édifices vides et silencieux, témoins massifs d’un passé carcéral à la fois marginalisé et commun. Ainsi, élus, promoteurs immobiliers, associations citoyennes, universitaires et administrations publiques, se trouvent-ils confrontés à la question du devenir de ce patrimoine, souvent dégradé, qui évoque tout à la fois la possibilité de profits financiers et la charge symbolique d’une histoire singulière de la prison et de ses acteurs. Il fut un temps, pourtant assez proche (1974), où la prison de la petite Roquette pouvait être rasée, et avec elle un patrimoine architectural unique et un pan entier de l’histoire judiciaire de la jeunesse sans que la mobilisation citoyenne n’interfère sur la décision des « aménageurs »7. Aujourd’hui, le temps est davantage à la « démocratie locale », notamment au sein des métropoles. L’enjeu des choix urbanistiques devenant la porte d’entrée privilégiée pour investir le contenu d’une citoyenneté contemporaine en questionnement. Ce contexte métropolitain qui associe la forte pression foncière, la nécessité de marqueurs urbains attractifs et l’aspiration des habitants comme des élus à bâtir les aménagements les plus audacieux sur la quête du consensus, pose ainsi la question du devenir des anciennes prisons sous un jour nouveau. Le succès des Journées Européennes du Patrimoine à la prison de la Santé en 20148, et la tribune des intellectuels publiée dans Libération à cette occasion, ont rendu visible la demande sociale d’une « entrée » dans la prison, dans son histoire et dans l’histoire de ses acteurs. Ces deux événements ont également souligné la nécessité d’une véritable réflexion collective sur l’avenir de ce « patrimoine sombre ». C’est tout l’intérêt du projet numérique de musée porté par Criminocorpus dont la richesse et la forte fréquentation font largement écho à cet appel de 2014. Mais comme l’écrivent Marc Renneville, Sophie Victorien et Jean-Lucien Sanchez en 2018, ce dispositif reste encore une réponse partielle « à la situation d’urgence que traverse aujourd’hui le patrimoine pénitentiaire9 ». Au-delà d’un travail scientifique inestimable de sauvegarde, de conservation et de compilation des sources, l’avenir de ce patrimoine se joue également à l’échelle locale et reste tributaire d’une multitude d’acteurs qui envisagent très différemment le rapport à l’objet (la prison) mais aussi le rapport plus global au passé selon la manière dont ils diagnostiquent les besoins sociaux contemporains10. Les anciens lieux d’enfermement et les politiques de réhabilitation qu’ils induisent, de l’effacement à la conservation, donnent ainsi accès à la « multi-vocalité morale, politique et économique » qui sous-tend toujours un processus de patrimonialisation envisagé comme « pratique négociée »11.

• 12 Site de Champs de Justice : https://www.champsdejustice.fr

5Dans le cas de la maison d’arrêt Jacques-Cartier, la métropole rennaise s’est engagée dans un processus de réhabilitation au long cours en intégrant la démarche du Tiers-lieu, c’est-à-dire en postulant que ce sont les usages citoyens eux-mêmes, croisés avec les besoins du territoire, qui définiront finalement le projet co-construit du nouveau lieu. L’achat du bâtiment à l’administration pénitentiaire a été couplé avec deux éléments déterminants pour la suite du projet : l’interdiction, contractualisée lors de la vente, de construire du logement et le non classement du bâti aux bâtiments de France. De ce fait, deux contraintes ont été immédiatement évacuées de l’équation : la pression foncière spéculative et la protection d’un patrimoine classé. Depuis la fermeture de la maison d’arrêt et a fortiori depuis le rachat par Rennes Métropole, ce sont surtout des initiatives citoyennes et universitaires qui s’emparent de l’objet dans une perspective purement spéculative (projets étudiants de fin d’étude), temporaire (projets culturels et artistiques) ou pleinement militante (défense d’un projet pérenne). C’est le cas notamment de l’association Champs de Justice qui envisage depuis 2014 l’ancienne maison d’arrêt comme un lieu à même d’associer l’histoire de la prison, la mémoire locale du quartier et surtout la dimension civique d’un espace citoyen destiné à une meilleure compréhension du système judiciaire12. C’est dans ce contexte que se situe notre étude de cas centrée sur la réponse d’un collectif regroupant une association citoyenne (Champs de Justice), une association d’historien.ne.s (Cartier Libre), un cabinet d’architectes (Onzième étage), à un appel d’offre lancé par Rennes Métropole pour la réalisation d’un diagnostic historique et patrimonial de la prison Jacques-Cartier en janvier 2022.

• 13 Luc Boltanski et Laurent Thévenot, De la justification. Les économies de la grandeur, Paris, NRF (...)
• 14 « L’historicité structurelle du fait social n’est peut-être jamais aussi visible que lorsque la c (...)

6Cette expérience, à l’initiative d’un engagement collectif encore en cours, est ainsi l’occasion d’observer, de manière réflexive, une « multi-vocalité » à l’œuvre - entre décembre 2021 et septembre 2022 - et les dynamiques de convergence et de divergence d’intérêts qui la traversent. En considérant les différents acteurs (métropole, association, architectes, universitaires) ce sont différents « mondes » qui se donnent à voir, des « mondes » entendus dans le sens théorisé par Boltanski d’une économie sociale de la justification reposant en définitive sur une économie de valeurs (transmission de l’héritage, service public à destination des usagers, économie marchande des appels d’offre, démocratisation de la connaissance scientifique)13. Notre position d’historiennes et plus largement de chercheuses en sciences sociales, en essayant d’articuler la participation et l’observation, est ainsi l’occasion d’identifier, au sein de ces différents mondes, la diversité des rapports au passé déployés de manière pragmatique dans un contexte d’élaboration de projet, rapports au passé dont l’histoire universitaire n’est finalement qu’une des traductions possibles14. Dans le cadre de cet article, il s’agira notamment d’essayer de donner sens à la fréquente périphérisation d’une posture de recherche habituée aux procédures de financement du monde académique et déstabilisée face aux cadres de l’action publique territoriale, notamment urbanistique et culturelle.

• 15 Loïc Vadelorge, « Les affres de l’histoire locale (1970-2000) », in Maryline Crivello, Patrick Ga (...)
• 16 Jean Davallon, « Mémoire et patrimoine : pour une approche des régimes de patrimonialisation », d (...)

7Cet article a comme objectif d’analyser les « rapports de force » à l’œuvre et de poser plus largement la question de la place de l’histoire scientifique dans les processus négociés de patrimonialisation. Comment articuler « prétention » scientifique et enjeux de médiation ? Peut-on éviter que l’histoire ne soit cantonnée à une « écriture définitive » du récit, refroidissant l’objet patrimonialisé et collaborant à sa « mise hors-jeu social »15 ? La patrimonialisation comme processus, remplaçant le patrimoine comme catégorisation16 peut-elle être un moyen d’envisager la fonction sociale de la recherche historique comme une opportunité de se saisir de la charge problématique des questionnements contemporains ? Notre propos vise à développer une analyse située des liens entre les pratiques négociées de la patrimonialisation et les enjeux démocratiques que cela suppose à l’échelle locale. En creux, c’est une réflexion autour de la citoyenneté comme pratique sociale et comme projection collective qui pourra être amorcée par le biais de cette étude de cas. Cet article souligne également la richesse d’un patrimoine « sombre » qui autorise à penser une patrimonialisation dynamique, problématique, non consensuelle et donc potentiellement sans terme, espace de réflexivité pour une société contemporaine en questionnement sur elle-même.

• 17 L'ouverture de cet établissement s'inscrit dans le programme de construction de 13 200 nouvelles pl (...)
• 18 Olivier Milhaud, Séparer et punir. Une géographie des prisons françaises, Paris, CNRS, 2017.
• 19 Voir à ce sujet : Jean-Christophe Collet, « Ex-prison Jacques Cartier : un espace culturel, des l (...)
• 20 Ces propos ont été tenus par André Crocq, premier vice-président en charge de la métropole de Ren (...)
• 21 Ibid.

8Comme nombre de prisons françaises ayant fermé leurs portes dans les années 2000, la prison Jacques-Cartier a été inaugurée un siècle plus tôt. Lors de son ouverture, en octobre 1903, cette maison d'arrêt, de correction et de justice accueille à la fois des prévenus (maison d'arrêt), des accusés (maison de justice) et des condamnés (maison de correction). À la fin du XIX^e siècle, plutôt que d'agrandir l'ancienne prison désormais bien insérée dans le tissu urbain, le conseil général d’Ille-et-Vilaine décide d'en construire une nouvelle, plus à l'écart de la ville. Cette prison reste en activité plus d'un siècle, de 1903 à 2010, date à laquelle les détenus sont transférés dans le nouveau centre pénitentiaire de Rennes-Vezin au cœur d’une zone industrielle17. Ce déménagement illustre parfaitement la logique contemporaine d'implantation des lieux d'incarcération à la périphérie des villes18. En 2020, lors de la campagne pour les élections municipales, l'avenir de l'ancienne prison s'invite dans les débats rennais, de nombreux candidats mettant en avant un projet de transformation du site19. La prison Jacques-Cartier est finalement rachetée en 2021 par Rennes Métropole après plus de dix années durant lesquelles le site a été laissé à l'abandon. L'ambition affichée par la métropole est de « faire de ce bâtiment un équipement culturel, ouvert à toutes et tous, pensé et imaginé avec les acteurs associatifs »20. La patrimonialisation de ce site hors du commun doit s'inscrire dans une « démarche participative et citoyenne »21.

• 22 « Mission d'étude et de diagnostic patrimonial, préalable à la transformation de la prison Jacque (...)
• 23 Cahier des charges de la mission d'étude précédemment citée, Chapitre 1 : Généralités, Article 1 (...)
• 24 « Champs de Justice. Rencontre avec Christian Gentilleau », propos recueillis par le campus des s (...)
• 25 Cette association loi 1901, créée en 2019, vise à « donner à voir la fabrique du savoir produit s (...)

10 Quelques mois après nos premiers échanges, en février 2022, Rennes Métropole publie un appel à marché public visant à réaliser une « mission d'étude et de diagnostic patrimonial, préalable à la transformation de la prison Jacques-Cartier en un lieu culturel et citoyen, qui respecte et valorise l'histoire des lieux22 ». Comme cela est indiqué dans le cahier des charges, ce marché « consiste à réaliser une étude historique de la prison Jacques-Cartier, s'appuyant sur un récolement et une analyse des sources disponibles dans les archives publiques (et privées) et des études bibliographiques complémentaires, puis une étude diagnostic-patrimoniale du bâti subsistant pour faire apparaître les éléments les plus importants d'un point de vue patrimonial, ainsi que leur état de conservation et les possibilités de les restaurer et/ou transformer »23. Cette mission s'articule donc autour de deux volets : une étude historique et une étude concernant le patrimoine bâti. Préparer une réponse à cet appel d'offres constitue l'opportunité de collaborer avec l'association Champs de Justice, qui œuvre de longue date pour une transformation de ce lieu. Cette association rennaise, qui a pour objectif de rapprocher les citoyens du monde de la justice, en œuvrant à une meilleure compréhension du système judiciaire, s'intéresse depuis plusieurs années à la prison Jacques-Cartier. Il est intéressant de noter que le projet de l'association a fortement évolué au fur et à mesure des actions menées par ses bénévoles. Si, au départ, l'ancienne prison apparaissait comme le lieu idéal pour accueillir un musée consacré à l'histoire de la justice (autour de grands procès), bien vite, l'histoire de la prison elle-même a suscité l'intérêt de l'association et c'est à partir de cette histoire qu'elle a décidé de penser le futur de ce lieu (il s'agit désormais de « montrer la vie, l'expérience des personnes qui y ont séjourné ou travaillé »24). Cette démarche fait écho à la nôtre et c'est la raison pour laquelle nous décidons conjointement de répondre à cet appel d'offres, avec le soutien du cabinet d'architecture Onzième étage qui s'occupe notamment de la partie « étude patrimoine bâti ». Sans cette collaboration, il nous aurait été impossible de déposer une candidature en raison de notre profonde méconnaissance des procédures juridiques et administratives relatives à une telle démarche. Hors du milieu académique, notre expérience professionnelle se heurte à bien des limites. Les laboratoires de recherche auxquels nous sommes rattachées ne disposent pas des ressources nécessaires pour nous soutenir dans cette démarche. Ce constat d'une inadéquation de nos structures de travail pour développer des projets ambitieux de valorisation de la recherche (et notamment des partenariats avec des institutions publiques et privées) a déjà été posé par les historiennes Sarah Gensburger et Isabelle Backouche, qui sont à l'origine de la création de l'association « Faire-Savoirs »25. Afin de disposer d'une identité juridique et de pouvoir répondre à cet appel d'offres, notre équipe se constitue également en association loi 1901 (Association Cartier Libre). Au-delà de la masse des documents administratifs à fournir, la constitution de cette candidature rend visible le fossé qui existe entre nos habitudes professionnelles insérées dans le champ universitaire et les questions auxquelles il nous faut répondre dans le cadre de cette candidature auprès d'une collectivité territoriale. La question financière n'est pas la moins épineuse : comment estimer le coût de nos heures de travail (alors que la grande majorité d'entre nous est déjà rémunérée en tant que titulaires de l'Enseignement Supérieur et de la Recherche) ? Faut-il indiquer que ces heures seront effectuées au nom du « service public de la recherche » ? Autant de questions que nous essayons de résoudre, en collaboration étroite avec le cabinet d'architecture qui sera le mandataire de cette candidature collective. Au terme de plusieurs semaines de travail et de concertation, le dossier de candidature est finalement déposé dans les temps.

• 26 C'est ce que préconise l'équipe du musée d'Histoire de la justice de Criminocorpus, qui réalise d (...)
• 27 Zoé Carle et Jean-Fabien Philippy, « Les Baumettes au musée : anciens et nouveaux objets patrimon (...)

11 Dans le cadre de cette candidature, nous bénéficions de l'opportunité de visiter la prison (visite effectuée en février 2022). Cette visite est l'occasion de constater la nécessité de réaliser une collecte d'archives au sein des murs. Dans l'idéal, cette collecte aurait été organisée et réalisée en amont, c'est-à-dire avant la désaffection du lieu26. Dans le cas de la prison de Rennes, les usages ultérieurs, certes ponctuels, sont venus se superposer à la mémoire des murs. La prison a ainsi été le théâtre d'entraînement de groupes d'intervention de crise (ERICE) ce qui a laissé des traces bien visibles, sur les murs du gymnase notamment. Le Ministère de la Justice, propriétaire des lieux jusqu'en 2021, a également loué le bâtiment à plusieurs reprises pour des tournages de films ou de séries, ce qui explique la présence d'affiches dans les couloirs de la prison, qui font partie du décor utilisé pour ces fictions. Cela dit, malgré ces usages ultérieurs, des traces de la vie quotidienne sont toujours présentes sous la forme d'objets, de documents, d'inscriptions sur les murs. Comme le soulignent Zoé Carle et Jean-Fabien Philippy à propos du cas des Baumettes, ce « texte caché » de la prison permet de saisir « l'investissement subjectif de l'espace et du temps de la détention27 ». Si les modalités de la visite ne permettent pas une enquête fouillée visant à dénicher des graffitis, les affichages dans les cellules, toujours présents, attirent particulièrement notre attention.

• 28 David Scheer, « La prison de murs troués…Essai d'analyse d'une micro-architecture carcérale de l' (...)

12La porte d'une cellule est ainsi recouverte de photographies de voiliers voguant en pleine mer, vraisemblablement découpées dans des magazines (cf. photo 3). Sur deux d'entre elles, on reconnaît le navigateur breton Michel Desjoyaux, ainsi que le voilier monocoque Foncia sur lequel il remporte le Vendée Globe 2008-2009. Sur une autre photographie, placée à droite de la porte, on distingue le voilier Akena Vérandas qui est également en lice lors de cette course au large. Des dessins représentant le héros de bande dessinée, Corto Maltese, marin aventurier épris de liberté, s'insèrent dans cette composition faite d'ailleurs maritimes. De part et d'autre de l'œilleton, qui permet la surveillance des détenus, un voilier et une voiture tracent leur sillon : les envies de liberté et de mouvement font ici face au dispositif de surveillance. Face à cette porte, on ne peut que souligner le contraste qui existe entre, d'un côté, la force symbolique de l'objet architectural, la porte d'une cellule qui matérialise l'enfermement et la limitation de la circulation des individus sur lesquels elle se referme28, et, de l'autre, l'impression de liberté et d'évasion qui s'en dégage. Dans une autre cellule, des affiches de Fifty Cent, Snoop Dog et des Fuggees surplombent un graffiti représentant le visage d'un homme marqué par des balafres, à la barbe taillée en pointe, au front plissé et aux yeux injectés de sang, autant de vestiges d'une appropriation des murs par leurs habitants (cf. photo 4).

• 29 Fanny Bugnon, Gwenola Ricordeau, « Introduction », Déviance et Société, 2018, vol. 42, p. 605-618 (...)

13À l'extérieur du bâtiment, les restes des yoyos, présents sur la façade d'un des murs de la prison, témoignent quant à eux des interactions entre détenus, de cellule en cellule. Cette pratique, qui consiste à faire pendre au bout d'une ficelle ou d'un drap déchiré l'objet à faire circuler par les fenêtres, est très courante bien qu'interdite par l'administration pénitentiaire. Les restes des yoyos, tout comme l'affichage sur les portes et les murs, témoignent bien des stratégies mises en place par les détenus pour améliorer leurs conditions de détention ; en ce sens, ils font pleinement partie d'un « patrimoine carcéral » qu'il semble nécessaire de préserver et de collecter, et ce d'autant plus que, comme l'ont souligné Fanny Bugnon et Gwenola Ricordeau, « la matérialité de la vie des prisonniers fait rarement l'objet d'un souci de conservation29 ». Dans cette perspective, de nombreux éléments du mobilier pénitentiaire constituent également des traces précieuses permettant de reconstituer et de raconter le quotidien de l'enfermement carcéral (portes des cellules, mobilier des cellules en incluant celui des cellules disciplinaires, tables et bancs des parloirs, etc.).

• 30 Lettre de rejet des offres, adressée par Rennes Métropole au cabinet d'architecture Onzième Étage (...)
• 31 En ce sens, leur profil se rapproche de celui des initiateurs d'associations locales du patrimoin (...)
• 32 L'inventaire des archives disponibles concernant cet établissement, réalisé par Elsa Génard dans (...)
• 33 Nous avons parcouru les fonds de la préfecture d'Ille-et-Vilaine, notamment les cotes suivantes : (...)

14 Deux mois après le dépôt de notre candidature, nous recevons une réponse de Rennes Métropole. Notre candidature n'a pas été retenue, « celle-ci n'étant pas économiquement la plus avantageuse au regard des critères fixés au règlement de la consultation30 » (nous obtenons la note de 3,90/20, le candidat retenu ayant obtenu 13,83/20). Face à ce résultat sans appel, nous comprenons que notre réponse ne correspondait manifestement pas du tout aux attentes de la métropole, du fait notamment de la multiplicité des acteurs engagés (équipe historique constituée par six chercheurs confirmés en collaboration avec l'association Champs de Justice ; équipe patrimoine bâti constituée par quatre experts en architecture, architecture du patrimoine, économie et maîtrise d'œuvre, ingénierie du bâti ancien), ce qui entraîne automatiquement une augmentation du budget prévisionnel. Finalement, nos efforts pour faire se rencontrer des « mondes » différents (des universitaires, des professionnels des métiers de l'architecture et du bâtiment, une association engagée dans la vie rennaise), aux systèmes de valeur potentiellement concurrents, n'ont pas été couronnés de succès. Ce qui nous semblait une force, à savoir le caractère complémentaire de nos approches respectives a finalement joué en notre défaveur. Cela étant, nous décidons de poursuivre notre collaboration avec l'association Champs de Justice, afin de faire entendre nos voix dans la « multi-vocalité » inhérente au processus de patrimonialisation du site. Cette collaboration prend la forme de la rédaction collective d'un livret consacré à l'histoire de la prison Jacques-Cartier, en vue des Journées du Patrimoine 2022. Pour en définir le contenu exact, nous travaillons avec plusieurs membres de l'association Champs de Justice. La plupart d'entre eux ont un rapport aux sources bien différent du nôtre. Alors qu'en tant qu’« historiennes de métier », nous mettons en avant la nécessité d'appuyer notre propos sur des documents d'archives, nos partenaires s'en détachent plus facilement. S'ils ont pris connaissance de nombreuses archives relatives à la prison (disponibles aux Archives départementales), leur lecture n'a pas été systématiquement accompagnée d'une prise de notes exhaustive ou de la saisie de la cote permettant de retrouver facilement le document. Par ailleurs, l'intérêt pour la prison Jacques-Cartier prend une dimension toute particulière pour l'une des membres de Champs de Justice ; pour cette personne âgée d'une soixantaine d'années, l'histoire de ce lieu s'inscrit en effet dans un héritage familial, deux membres de sa famille y ayant été incarcérés durant l'Occupation pour des faits de Résistance. De manière générale, la période de la Seconde Guerre mondiale occupe une place importante dans les échanges, ce moment jouant un rôle majeur dans le processus de mise en mémoire de la prison. Les membres de cette association, retraités pour la plupart, sont mus par une volonté de témoignage et de transmission aux générations futures31. En sortant du champ académique, nous sommes ainsi confrontées à une manière d'appréhender et de « façonner le passé » qui mobilise l'affect plus que la méthode critique et qui peut entrer en dissonance avec celui qui oriente nos pratiques professionnelles (dans la recherche et dans l'enseignement). La construction collective d’un outil de médiation et les échanges qui l’accompagnent permettent cependant de saisir l’intérêt des confrontations entre enjeux mémoriels et pratiques historiennes, dans le cadre de pratiques négociées. Au fil de ces réunions de travail qui font se rencontrer des historiens amateurs et des historiennes professionnelles, un constat s'impose : l'accent mis sur l'incarcération de résistants durant l'Occupation laisse souvent dans l'ombre les autres détenus, prisonniers de droit commun, qui constituent pourtant la grande majorité de la population ayant fréquenté ces murs au XX^e siècle. Ce n'est pas un hasard si les plaques commémoratives placées à l'entrée de la prison mettent toutes deux en avant la mémoire des « résistants bretons » et des « victimes du nazisme » incarcérées à Jacques-Cartier. Afin de retrouver des informations sur l'histoire de la prison et des prisonniers avant l'entrée dans la Seconde Guerre mondiale, nous lançons une première campagne aux Archives départementales d'Ille-et-Vilaine32. Dans ce cadre, notre expérience professionnelle peut être pleinement mise à profit. Nous nous concentrons sur les documents susceptibles de donner à voir à la fois l'organisation de la vie quotidienne en prison (rapports d'inspection) mais également ceux susceptibles de donner à entendre les voix des détenus (les quelques lettres écrites par ces derniers, présentes dans le fonds de la préfecture33). À partir de ces recherches, nous rédigeons des textes explicatifs concernant les premières années de fonctionnement de la prison. Lors des réunions de travail avec les bénévoles de l'association Champs de Justice, nous nous rendons rapidement compte de la nécessité d'adapter nos manières d'écrire, en relation avec le public visé par ce livret. Cette collaboration fructueuse donne lieu à la publication d'un livret intitulé « Les voix de la prison » qui vise à mettre en lumière les acteurs de ce lieu d'enfermement, de son ouverture en 1903 au déménagement en 2010.

• 34 Présentation du projet « Au-delà des murs » sur le site de la compagnie « À l'envers ». https://w (...)
• 35 Entretien avec Adrien Lecoursonnais, réalisé à Rennes, le 23 septembre 2022, par Gaïd Andro et Fa (...)

15 C'est dans le cadre des Journées Européennes du Matrimoine et du Patrimoine (JEMP) que ce livret est distribué. Ces Journées sont par ailleurs l'occasion d'ouvrir la prison, selon deux modalités. Des « visites sensibles » sont organisées par Adrien Lecoursonnais de la compagnie de théâtre À l'envers. Pour les concevoir, un protocole original de recueil de récits sur la prison est imaginé par cet « artiste du patrimoine », qui a réalisé des études d'histoire avant de s'orienter vers la médiation culturelle. Dès le mois de juin, des ateliers sont mis en place dans le but de collecter des paroles. Anciens membres du personnel pénitentiaire ou de l'administration judiciaire, habitants du quartier, membres d'associations bénévoles ayant fréquenté les murs de la prison, psychologues y ayant travaillé, personnes intéressées par le sujet du patrimoine, celles et ceux qui participent à ces ateliers sont issus d'horizons très divers. L'objectif de ces ateliers est de « collecter les paroles puis d’imaginer et de créer ensemble une visite pour raconter l’ancienne prison Jacques-Cartier »34. Dans cette perspective, une déambulation est également organisée dans les murs, durant laquelle les participants notent non seulement leurs impressions mais également les paroles qui émergent autour d'eux. Durant cette déambulation tout comme lors des ateliers de collecte de la parole, aucun enregistrement n'a lieu, tout passe par l'écrit. Les organisateurs de ces ateliers recueillent de nombreux feuillets sur lesquels sont retranscrits les souvenirs, impressions, récits, témoignages, anecdotes. Des souvenirs émergent qui surprennent l'ensemble des participants : la mémoire des prisonniers algériens, membres du FLN et incarcérés à Rennes durant la guerre d'Algérie, est ainsi exhumée par plusieurs anciens surveillants, au moment où est évoqué la question du culte musulman en prison35. La surprise suscitée par ces souvenirs met en lumière le processus d'effacement qu'a subi la mémoire de ces prisonniers politiques. D'après ces récits, la prison Jacques-Cartier aurait accueilli, durant la guerre d'Algérie, des profils très divers de détenus, tous engagés dans le conflit : des Bretons luttant contre l’Algérie française, des Algériens indépendantistes vivant en Bretagne, des Algériens membres du FLN, mais également des partisans de l'Algérie française ayant soutenu le putsch d'Alger.

• 36 Ibid.
• 37 Ibid.

16 Ces ateliers de collecte de la parole sont l'occasion de choisir les thématiques, les stations, mais également les objets qui ponctueront la future visite. Dans le cadre de ces visites « sensibles », telles qu'elles sont conçues par Adrien Lecoursonnais, les objets jouent un rôle central. Comme il nous l'explique, « l'objet accentue le tissage de liens entre l'histoire, la mémoire que l'on veut raconter et le public »36. Le récit co-construit s'appuie ainsi sur toutes sortes d' « objets narratifs » qui racontent, à leur manière, une histoire de la prison : un Lego retrouvé dans un des parloirs du sous-sol, un plan de la prison datant du début du XX^e siècle, la photographie d'un ancien détenu membre du FLN, une peluche Kiki, la photographie d'une fresque réalisée sur le mur d'une cellule, des documents officiels issus des archives départementales, la caisse en bois de la bibliothèque, les entraves qui servaient aux transferts des détenus, un yoyo reconstitué, etc. La démarche d'Adrien Lecoursonnais s'appuie sur la volonté de donner à tous ces objets et documents le même statut, « c'est tout ça qui permet de raconter de manière matérielle la prison37 ». Au cœur de cette démarche se trouve une réflexion sur l’impact poétique et émotionnel de l’objet dans les dispositifs de médiation artistique et culturelle. Cette logique se distingue de l’approche scientifique qui aurait été la nôtre et qui suppose nécessairement, pour tout objet mobilisé, un appareil critique construit et une contextualisation emboîtée. Si ce décalage entre l’objet-média et l’objet-source nous interroge au premier abord, il suscite également l'envie de penser ensemble, de manière rigoureuse et négociée, la médiation artistique et culturelle et la médiation scientifique.

• 38 Nous avons assisté à l'une de ces visites tests, qui a eu lieu le 16 septembre 2022.
• 39 Ibid.
• 40 Comme le soulignent Fanny Bugnon et Gwenola Ricordeau, « les personnes criminalisées et leurs pro (...)

17 Le récit co-construit fait également la part belle à la polyphonie des témoignages, qui sont directement cités dans le texte selon la formule suivante : « un complice-surveillant se souvient... », « une complice-voisine se rappelle... », etc. Le choix de cette terminologie n'est pas anodine, elle permet de souligner le caractère profondément collaboratif de la démarche artistique. La première version du récit est soumise à la « bande de complices » pour vérifications, interrogations, demandes de précision lors d'un atelier-filage au mois de septembre tout comme lors de visites tests38. Comme nous l'explique Adrien Lecoursonnais, il est « important que ce récit, aussi subjectif soit-il, soit réel »39. Finalement, un noyau dur d'une vingtaine de personnes, aux profils très divers, participe assidûment et très activement aux ateliers de collecte de parole ainsi qu'à la co-construction de la visite. Certains d'entre eux jouent le rôle de « co-guides » lors des JEMP. Les « visites sensibles » sont organisées de manière à faire écho au fonctionnement d'un lieu d'enfermement : l'espace de circulation y est limité (présence d'un serre-file) et le temps y est compté (chaque station dure 7 minutes pour une durée totale de 90 minutes). Des moments de restitution alternent avec des temps de libre déambulation lors desquels les « co-guides », présentés au début de la visite, peuvent être sollicités par le public. La dernière station, consacrée à « la prison dans la ville », est également le moment de mettre en valeur « les co-guides », désignés comme « une partie de la bande de complices » qui a créé cette visite. Dans cette « bande de complices », on retrouve trois anciens détenus, qui ont participé de manière plus ponctuelle à la construction du récit, lors de la déambulation organisée dans la prison ou par des échanges avec Adrien Lecoursonnais. Comme en témoigne cette expérience, la voix des anciens détenus est toujours la plus difficile à saisir, en raison de la stigmatisation qui accompagne l'expérience de l'incarcération et qui se prolonge bien après la sortie de prison40.

• 41 Pour Laurence De Cock, Mathilde Larrère et Guillaume Mazeau, « l’ouverture à la création artistiq (...)

18 Démarche artistique originale, qui mêle collecte de paroles et co-construction d'un récit, les « visites sensibles », telles qu'elles ont été conçues et réalisées par Adrien Lecoursonnais, nous invitent à nous interroger sur les possibles articulations entre démarche artistique et dispositifs de médiation scientifique41. Quelle place laisser à la parole du public, au partage des expériences, aux ressentis au sein du lieu ? Comment penser des expériences sensorielles qu'elles soient auditives, visuelles ou olfactives, au sein d'une prison ? Comment articuler ces ressentis avec l'analyse et la compréhension de l'histoire et des mémoires du lieu ? Quel statut donner à l'objet mobilisé dans le cadre d'un dispositif de médiation scientifique et non plus seulement artistique ? Comment donner à voir la manière dont le récit historique est fabriqué ? Que faire des contradictions entre les différentes sources ? Comment réinsérer la prison Jacques-Cartier dans les multiples contextes qui la singularisent, sans sombrer dans une transmission trop « verticale » ? Comment mettre en place de véritables allers-retours entre recherche et médiation ? Autant de questions passionnantes auxquelles nous n'avons pas de réponse mais qui nous incitent vivement à poursuivre nos réflexions et nos expérimentations historiennes « hors les murs ».

• 42 Entretien avec Valentine Roy, réalisé à Rennes, le 23 septembre 2022, par Gaïd Andro et Fanny Le (...)
• 43 Ibid.
• 44 Entretien avec Christian Gentilleau et Lola Lorant, réalisé à Rennes, le 28 septembre 2022, par G (...)
• 45 Ibid.
• 46 À l'image de ceux de deux anciens détenus, témoins de Jéhovah, qui ont passé environ deux ans à J (...)

19 Parallèlement à ces « visites sensibles », la prison Jacques-Cartier a ouvert ses portes dans le cadre des JEMP. Les visiteurs pouvaient déambuler, de manière libre, dans certains espaces de la prison. La logique de flux était ici privilégiée. Comme nous l'explique a posteriori Valentine Roy, chargée de reconversion de la prison Jacques-Cartier auprès de Rennes Métropole : « [l']intention était de donner à voir le bâtiment … et de donner à comprendre […] on n’a pas fait de programmation artistique et culturelle de manière délibérée, ce qui n’était pas n’y était pas délibérément42 ». Au sortir du parcours, les visiteurs se retrouvaient sur le terrain de sport. Se formaient alors des « petits groupes de médiation interindividuelle qui se faisaient et se défaisaient43 » autour d'anciens membres du personnel de la prison ou d'habitants du quartier qui racontaient leurs souvenirs du lieu. Lors des visites libres, il est également arrivé qu'un ancien détenu ou qu'un ancien surveillant s'improvise guide, brisant pour quelques instants l'atmosphère plutôt silencieuse qui entourait ces déambulations44. D'après Valentine Roy, c'est justement parce que la métropole n'a pas posé de discours sur ce lieu, que sa découverte s'est faite de manière libre, que le « caractère citoyen » de cette médiation a pu s'exprimer. Les bénévoles des associations Champs de Justice et Cartier Libre (dont nous faisons partie), qui distribuaient le livret « Les voix de la prison » ont également pu constater à quel point ce moment était propice à l'échange. Lors d'un entretien réalisé quelques jours après les Journées du Patrimoine, Christian Gentilleau, membre de l'association Champs de Justice, évoque « les témoignages reçus avec émotion de détenus, de personnel de la pénitentiaire […], de familles de déportés45 ». La fille d'un résistant, venue visiter la prison, lui a même présenté l'acte de décès de son père, qui est mort au camp de Mauthausen après avoir été incarcéré à Jacques-Cartier. Au total, une vingtaine de témoignages a ainsi été recueillie par les bénévoles de Champs de Justice, des témoignages qu'il s'agirait désormais de recueillir de manière plus formelle46. Pour les familles de détenus, que leurs proches soient ou non passés par Jacques-Cartier, ces visites ont été l'occasion de « voir la prison de l'intérieur ». La femme d'une personne actuellement incarcérée explique ainsi être venue pour voir à quoi ressemblait une prison. Ce souhait d'une meilleure compréhension des conditions d'incarcération a été exprimé par nombre de visiteurs avec qui nous avons pu échanger, qu'ils aient ou non un lien avec le monde pénitentiaire (« Pour une fois qu'une prison ouvre ses portes... »). La distribution du livret a été l'occasion d’évoquer avec les visiteurs non seulement le passé de cet espace mais également de ses futurs possibles. « Qu'est-ce que ça va devenir ? » est une question qui a souvent résonné dans les murs de cette cour de promenade tout au long du week-end. Au total, 12 500 visiteurs ont pu arpenter les murs de cette prison, ce qui a largement dépassé les attentes des organisateurs.

• 47 Loïc Vadelorge op. cit.
• 48 Daniel Fabre (dir.), Émotions patrimoniales, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l'homme (...)

20 Ainsi, en l’espace de quelques mois, nous avons éprouvé l’échec de la réponse à l’appel d’offre, collaboré avec Champs de Justice sur la conception d’un outil de médiation (livret « les voix de la prison »), mené des entretiens avec différents acteurs du projet et observé « de l’intérieur » le déroulement des Journées du Matrimoine et du Patrimoine et les propositions culturelles élaborées par la métropole et par ses partenaires. Ces différentes expériences ont joué comme un révélateur de la diversité des enjeux et des acteurs investis dans un processus, pourtant à peine amorcé, de patrimonialisation. Au sein de cette diversité, la place de l’histoire universitaire et de la médiation scientifique n’a rien d’une évidence. Cela repose en partie sur le décalage entre nos compétences universitaires – qui relève en partie de l’incompétence - et les cadres de l’action publique. Mais plus largement, cela s’explique aussi par une difficulté partagée à envisager la possible complémentarité entre les approches historiques, culturelles, mémorielles, urbanistiques et citoyennes. Le défi est pourtant stimulant, car il permet de profiter des « émotions patrimoniales »48 dans leur pluralité de sens pour inventer des modes d’action inédits, pluriels, croisant les disciplines et les champs de l’action sociale, à même de faire écho aux enjeux multiples posés par une crise démocratique qui est aussi une mise en question renouvelée de la dialectique passé/futur. Dans cette perspective, il est nécessaire de distinguer la médiation scientifique de la médiation artistique et culturelle, non pas pour les penser en concurrence mais bien pour les articuler en conscience afin de profiter des expertises professionnelles complémentaires des différents acteurs de la médiation. En effet, raconter une histoire ou parler du passé ne suffit pas à faire de la médiation en histoire, si l’on considère l’histoire comme une discipline de sciences sociales fondée sur le processus d’enquête et l’approche critique des sources.

• 49 Conférence de Pauline Ruen (agence Anthémion) : « Cent ans d’un patrimoine rennais méconnu : la m (...)
• 50 Propos recueillis lors de la conférence.
• 51 Jean Davallon, op. cit.
• 52 Julien Bondaz, Cyril Isnart et Anaïs Leblon, « Au-delà du consensus patrimonial. Résistances et u (...)
• 53 Benedict Anderson, L’imaginaire national. Réflexions sur l’origine et l’essor du nationalisme, Pa (...)
• 54 Julien Bondaz, Cyril Isnart et Anaïs Leblon, op. cit.

21 L’événement des JEMP était précédé d’une conférence historique, assurée par le cabinet d’étude patrimoniale employé par la métropole, organisée dans l’auditorium des Champs libres, lieu culturel central de Rennes49. Centrée sur le bâti, cette conférence permettait de replacer le travail de l’architecte Laloy dans le contexte urbain et carcéral de la fin du XIX^e siècle et donnait à voir plusieurs archives (plans, cartes postales, etc.) particulièrement bien adaptées à une conférence de vulgarisation. Deux points sont ici intéressants à souligner : tout d’abord le fait que le public se soit déplacé en nombre pour cette conférence un soir de semaine mais aussi la réaction de certains membres du public au terme de la conférence. Sur les cinq personnes ayant pris la parole, nous en évoquerons deux. Une femme, âgée d'environ 70 ans, témoignant de son travail dans la prison pendant 30 ans et regrettant, de manière un peu vive, l’absence d’une histoire sociale de Jacques-Cartier : « La prison je la connais par cœur. […] Vous avez parlé des pierres. Vous nous avez parlé de Laloy et de l’architecture mais c’était pas ça le plus important50 ». Succédant à cette longue intervention, une jeune fille prend la parole, sur un tout autre sujet, en ces termes : « Pouvez-vous nous dire quel est le projet de ce lieu ? qu’est-ce qu’il va devenir ? ». La situation est intéressante, quoique presque caricaturale en termes générationnels, la question des mémoires passées et des projections futures se télescopant face à un propos, pourtant assez descriptif, sur le bâtiment. Se rencontrent ici, peut-être, différents « régimes de patrimonialisation »51 qui rendent quasi impossible un « consensus patrimonial » immédiat52 sur un objet aussi délicat qu’une ancienne prison et qui impose, comme la dégradation de l’exposition qui ouvre cet article, une prise en considération de ces incompréhensions réciproques. Comme l’écrivent Julien Bondaz, Cyril Isnart et Anaïs Leblon : « Loin de seulement simplifier les rapports sociaux en créant des communautés imaginées (Anderson, 199153) et des symboles partagés, la mise en patrimoine offre de nouvelles frontières pour les conflits et les négociations entre des groupes en perpétuelle redéfinition »54.

• 55 Entretien avec Valentine Roy, op. cit.
• 56 Ibid.

22L’intérêt de notre étude de cas réside justement dans l’originalité de la politique de patrimonialisation défendue par Rennes Métropole. Celle-ci revendique une démarche évolutive de Tiers-lieu intégrant, par principe, la multiplicité des enjeux formulés au fur et à mesure du processus. Une étude urba-culturelle est actuellement en cours, visant à rencontrer les élus, les acteurs métropolitains et un « groupe de proximité » dont le groupe des ateliers d’Adrien Lecoursonnais, formé depuis six mois, pourrait constituer l’« embryon » pour reprendre les termes de Valentine Roy55. Celle-ci insiste d’ailleurs sur la dimension « citoyenne » d’une démarche élaborée à partir de cette « communauté de gens », démarche qui permet « d’éviter le cahier d’attente, qui est toujours un risque » et de réaffirmer que « l’engagement est citoyen pour un objet qui sera culturel, à la fin56 ». Prenant en considération les enjeux de mémoire et la charge symbolique de l’objet, le projet évolutif rennais constitue donc un terrain d’enquête et d’expérimentation original au regard des autres patrimonialisations carcérales du territoire national. Pour autant, la prise en compte des enjeux de médiation d’un savoir historique problématisé et d’un savoir critique de sciences sociales n’y ont rien d’une évidence partagée, ce qui en définitive est tout à fait normal et constitue donc un horizon possible à défendre.

• 57 Une journée d'études sur les devenirs des lieux d'enfermement, organisée par Gaïd Andro, Fanny Le B (...)

23Ainsi, afin de pouvoir continuer à proposer notre collaboration à Rennes Métropole en donnant à voir les potentialités de notre approche, nous avons décidé de poursuivre notre travail de recherche et notre engagement associatif au sein de Cartier libre de manière autonome en orientant notre démarche dans trois directions : le travail de dépouillement et de valorisation des fonds archivistiques par la rédaction d’articles scientifiques et l’élaboration de dispositifs de médiation, la collaboration avec les acteurs associatifs (notamment Champs de Justice) à des projets de médiation ponctuels ou à des ateliers pédagogiques (en lien avec les établissement scolaires) et enfin, l’insertion dans des réseaux de recherche à différentes échelles (collaboration avec Criminocorpus, organisation de manifestations scientifiques, réponse à des appels à projet, mise en place d'un réseau de recherche sur la patrimonialisation carcérale et la médiation scientifique à l'échelle européenne57).

• 58 Jean Peneff, Le goût de l’observation. Comprendre et pratiquer l’observation participante en scie (...)
• 59 Ivan Karp, Corinne Kratz et Lynn Szwaja (dir.), Museums frictions : public culture/global transfo (...)
• 60 Daniel Fabre, op. cit.
• 61 Nathalie Heinich, La fabrique du patrimoine. De la cathédrale à la petite cuillère, Paris, Maison (...)

24Il s’agit dès lors d’envisager les prochaines années et l’élaboration progressive et collective du futur Tiers lieu comme un espace d’observation sur les processus de patrimonialisation, espace dans lequel nous pourrons assumer, en plus de notre travail d’historienne dans les archives, une posture de recherche que l’on pourrait rapprocher de l’observation participante en sociologie58. Le devenir de la prison Jacques-Cartier représente ainsi potentiellement un lieu d’observation (étude de cas) et un lieu d’expérimentation (laboratoire) pour saisir les « frictions »59, les « émotions »60 et les « fabrications »61 patrimoniales et pour identifier, à notre niveau, les espaces où la recherche en histoire comme pratique d’enquête et de mise en récit peut trouver sa place et son intérêt social et politique.

• 62 Patrick Boucheron, Ce que peut l’histoire, Paris, Fayard – Les leçons inaugurales du Collège de F (...)
• 63 John Lennon et Malcolm Foley, Dark Tourism, Cengage learning EMEA, 2000. Voir également le numéro (...)
• 64 Justin Piché et Kevin Walby, « Les musées de prison au Canada : une réflexion abolitionniste », i (...)
• 65 Nous nous inspirons également du travail mené par l’AMuLoP dans la construction des ateliers péda (...)
• 66 Alan Irwin, Citizen Science : A study of people, expertise and sustainable development, Londres, (...)
• 67 Ce que les recherches en patrimoine au Québec ont notamment nommé « l’esprit du lieu » et qui re (...)

25 La question du rôle social de l’histoire universitaire est régulièrement posée au sein de la corporation depuis plusieurs années notamment face à la multiplication des médias de diffusion des savoirs historiques, à la crise éditoriale des ouvrages universitaires, au succès des émissions de vulgarisation et à la violence des tensions notamment autour des enjeux mémoriels (déboulonnage des statues…). En caricaturant un peu, on peut dire que deux camps se distinguent : d’un côté les historiens qui voient cette passion collective pour l’histoire comme une perte potentielle de reconnaissance académique, et ceux qui, au contraire, envisagent ces pratiques sociales de l’histoire comme une richesse avec laquelle doit dialoguer la science savante. Patrick Boucheron inaugurait son entrée au Collège de France en décembre 2015 en demandant « Ce que peut l’histoire ? ». Au-delà du seul contexte de post-attentat, il interrogeait plus largement notre modernité contemporaine, rappelant à cette occasion que : « nous avons besoin d’histoire car il nous faut du repos. Une halte pour reposer la conscience, pour que demeure la possibilité d’une conscience – non pas seulement le siège d’une pensée, mais d’une raison pratique, donnant toute latitude d’agir62 ». Cette possibilité d’une conscience suppose sans aucun doute du temps, mais elle suppose également des lieux, des endroits désacralisés et accessibles, ouverts aux questionnements du présent, où les savoirs se vivent et se manipulent plus qu’ils ne s’écoutent ou se contemplent, où le sensible singulier de l’expérience croise les interrogations collectives et où la pluralité des usages n’isole pas le savoir critique des autres pratiques citoyennes de l’espace. C’est tout l’intérêt d’une démarche de Tiers-lieu, comme initiée par la métropole de Rennes, dans laquelle peut s’inscrire, parmi plusieurs autres enjeux culturels et urbanistiques, une réflexion sur la médiation des savoirs scientifiques en sciences sociales, notamment sur la question de l’enfermement, de la pénalité et de la justice. En définitive, ce patrimoine « sombre » est ici l’occasion d’enrichir les postulats de la nouvelle muséologie ou de la réflexion sur les politiques culturelles depuis les années 80. Il ne s’agit pas tant de faire venir le public dans les espaces culturels mais plutôt de penser un lieu culturel qui donne à voir et à comprendre les questionnements du public. C’est notamment l’enjeu d’une patrimonialisation carcérale partielle qui s’intègre à un projet beaucoup plus vaste de réhabilitation. C’est aussi l’enjeu d’une patrimonialisation qui intègre les outils critiques des sciences sociales afin d’éviter conjointement l’effacement d’une histoire sensible et politique fondamentale, la bascule dans un dark tourism63 aux frontières éthiques parfois douteuses, ou la mise en musée surtout émotionnelle de l’enfermement64 qui confine souvent à une mise en récit moralisante (de la criminalité ou au contraire de la répression politique). En nous inspirant de l’expérience menée par l’AMuLoP dans une cité HLM d’Aubervilliers (« La vie HLM » 2021-2022), c’est bien la réflexion conjointe sur les sources, sur la démarche micro-historique et sur la mise en exposition simultanée des démarches de l’enquête et de ses résultats que nous souhaitons mettre en avant au cours du processus de reconversion65. C’est aussi la place de l’histoire et des sciences sociales dans les politiques d’urbanisation et dans les débats qu’elles suscitent en lien avec des questions contemporaines vives. C’est ainsi une réflexion à adosser au concept encore émergent des « sciences citoyennes »66 que nous souhaitons également mener en croisant la recherche en histoire, la co-construction des savoirs et des dispositifs de médiation (sciences participatives) et la mise en place de lieux de médiation qui soient aussi des lieux d’éducation et de débat citoyen. Le projet au long cours dans lequel nous nous inscrivons rejoint également un contexte international plus large qui favorise un « tournant réflexif » dans le champ des études patrimoniales et qui met en tension le sens social et politique des espaces de médiation. En 2019, l’ICOM (International council of museum) proposait une nouvelle définition du musée. Alors que la définition actuelle, datant de 2007, insistait sur le rôle d’une institution qui « acquiert, étudie, expose et transmet le patrimoine matériel et immatériel de l’humanité et de son environnement », la nouvelle proposition désignaient les musées comme des lieux « participatifs et transparents » « de démocratisation inclusifs et polyphoniques, dédiés aux dialogues critiques sur les passés et les futurs ». Ce changement ne sera finalement pas voté, notamment suite à l’opposition des comités nationaux européens mais il traduit sans doute une mutation profonde en cours qui mène à une recomposition fondamentale du lien entre les savoirs et la société à l’échelle globale. Dans cette mutation, les savoirs historiques, en intégrant et en mettant au travail de manière critique les expériences sensibles du passé, ne peuvent plus se penser comme des mises en récit refroidies d’un passé hérité mais bien comme des savoirs problématiques, articulés aux savoirs sociaux des citoyens et aux problématiques vives du contemporain. Il leur faut des lieux de médiation qui fassent écho à cette charge problématique67 et qui puissent matérialiser un espace commun de la polyphonie démocratique, un espace commun de discussion entre passé(s), présent(s) et futur(s).