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1Depuis 2015, le Musée d’histoire de la justice, des crimes et des peines de Criminocorpus propose des parcours de visite interactifs d’établissements pénitentiaires1. Le premier mis en ligne fut celui de la maison d’arrêt de Havre réalisé en 2010, suivi cinq ans plus tard par celui de Paris La Santé. À ces deux réalisations viennent de s’ajouter en 2022 les parcours de visite interactifs des maisons d’arrêt de Colmar2 et de Mulhouse3 qui constituent l’amorce d’une nouvelle dynamique. En effet, la direction de l’administration pénitentiaire (DAP), en partenariat avec le Centre pour les humanités numériques et l’histoire de la justice (CLAMOR, CNRS UAR 3627)4, a mis en œuvre une politique ambitieuse de valorisation de son patrimoine et de son histoire à travers la réalisation de parcours de visite interactifs de tous ses établissements voués à la fermeture. Cette impulsion a permis de changer le rythme de ces réalisations qui, d’expérimentales et épisodiques, sont devenues standardisées et systématiques. Au regard de leur développement à venir, et sans trop revenir sur un sujet qui a déjà été amplement développé ailleurs5, cet article se propose de présenter le travail de terrain et les différentes étapes d’un long processus qui ont conduit à cet aboutissement.
- 6 Marc Renneville, SCIENCEPEINE. Sciences, savoirs et politiques de l’exécution des peines en France (...)
2La réalisation de parcours de visite interactifs d’établissements pénitentiaires sur Criminocorpus a pour origine le programme de recherche collectif SCIENCEPEINE (Science, savoirs et politique de l’exécution des peines en France) financé par l’Agence nationale de la recherche de 2009 à 20146. Il visait « à saisir et analyser les principales transformations du champ des sciences et des savoirs de l’exécution des peines en France au XXe siècle dans une perspective historique par la constitution d’une équipe rassemblant historiens, démographes, archivistes-documentalistes et informaticiens ». Dirigé par un démographe, Bruno Aubusson de Cavarlay, et deux historiens, Marc Renneville et Jean-Claude Vimont, il privilégiait parmi ses axes thématiques les « évolutions de l’espace punitif (architecture, patrimoine et construction) » et, parmi ses résultats, figurait la réalisation d’un espace web dédié à l’exploration multimédia d’un lieu de peine. Cet axe a ensuite donné lieu à l’élaboration du parcours de visite interactif de la maison d’arrêt du Havre qui fut le premier à avoir été réalisé et mis en ligne sur Criminocorpus.
Fig. 1. Parcours de visite interactif de la maison d’arrêt du Havre, Criminocorpus
©Criminocorpus
- 7 Jean-Claude Vimont, « La maison d’arrêt du Havre (1860-2010) : des dortoirs et des cellules », Crim (...)
3L’ancienne maison d’arrêt du Havre a fermé ses portes en 2010 et a été intégralement rasée en 2012 (Fig 1). Construit en 1860, cet établissement disposait d’une particularité architecturale : celle de contenir des dortoirs et des cellules7. Il s’organisait initialement autour de trois dortoirs destinés à accueillir 180 détenus. Puis il se vit adjoindre une aile cellulaire au début du XXe siècle. Cette évolution architecturale s’inscrit dans un contexte historique particulier. Un ensemble de circulaires (2 octobre 1836, 9 août 1841) imposait la construction des prisons départementales selon un mode cellulaire. Mais ces obligations entraînèrent un coût trop important pour les départements et la circulaire du ministre de l’Intérieur, Victor de Persigny, du 17 août 1853 décida l’abandon du régime cellulaire (séparation individuelle) au profit du régime collectif (séparation par quartiers). D’où l’aménagement initial de la maison d’arrêt du Havre en dortoirs collectifs. Puis, suite à la loi du 5 juin 1875 sur le régime des prisons départementales qui rendit à nouveau obligatoire le principe de séparation individuel entre détenus, une aile de l’établissement fut aménagée en 1910 en un quartier cellulaire flanqué de préaux de promenade disposés en « camembert ». Passé sous l’autorité de l’occupant allemand durant la Seconde Guerre mondiale, l’établissement subit des bombardements en 1944 qui entraînèrent d’importantes destructions. Enfin il connut après-guerre un mouvement de surpopulation qui aboutit à sa fermeture en 2010 et à sa destruction complète deux ans plus tard.
- 8 Nadine Wanono Gauthier, « Hommage à Jean Arlaud (1938-2013) », Journal des anthropologues, 2014, 13 (...)
- 9 Marc Renneville, Jean-Lucien Sanchez, Sophie Victorien, « Le patrimoine pénitentiaire dans le musée (...)
4L’idée de ce module de parcours de visite interactif provient de la rencontre en 2010 d’un ethnologue, élève de Jean Rouch, Jean Arlaud8, et d’un historien, Marc Renneville. Leur volonté était de « faire se croiser leurs méthodes de recherche respectives pour donner à voir un établissement pour peine de l’intérieur, à travers le regard et la parole de ceux qui en sont les acteurs et qui l’animent au quotidien »9. Le souhait des auteurs était d’entamer un travail collaboratif avec pour perspective de donner lieu à une restitution plurielle et originale, donnant simultanément accès à des ressources historiques et à des témoignages filmés explicitant des pratiques professionnelles dans un lieu habituellement fermé au public. Cette genèse se fit au cours de discussions et d’échanges où l’historien et l’ethnologue échafaudèrent un projet qu’ils décidèrent d’inscrire à titre expérimental dans le cadre du programme de recherche collectif SCIENCEPEINE. L’idée reposait sur le recueil filmique de témoignages des personnels de l’établissement invités à présenter leur lieu de travail et son fonctionnement. Le choix de la maison d’arrêt du Havre revint à l’historien Jean-Claude Vimont, maître de conférences à l’université de Rouen, qui avait une très bonne connaissance du patrimoine carcéral normand. Celui-ci, informé de la fermeture prochaine de cette prison et de sa destruction programmée, sensibilisa l’équipe qui décida de lui consacrer la réalisation de son premier parcours de visite interactif. Ainsi, ce module, loin de se limiter aux seules dimensions historiques et patrimoniales, privilégie également les acteurs de ces lieux (hors personnes détenues toutefois) afin de conserver leur mémoire professionnelle. Ce module fut ainsi pensé comme un espace visant à permettre aux agents ayant exercé tout ou partie de leur carrière dans une prison donnée de pouvoir en conserver la trace. Il fut également élaboré pour être utilisé dans le cadre de la formation initiale ou continue dispensée aux élèves de l’École nationale d’administration pénitentiaire (ENAP).
- 10 Jean Arlaud, Annie Mercier, Christine Louveau, Marc Renneville et Jean-Claude Vimont.
- 11 Maison d’arrêt du Havre, Musée Criminocorpus consulté le 21 septembre 2022 : https://criminocorpus. (...)
5L’équipe10 rencontra le directeur et les personnels afin de leur présenter le projet et de susciter des volontaires prêts à témoigner. Les prises de vue furent ensuite réalisées à la maison d’arrêt du Havre entre les mois de mars et d’avril 2010 dans différentes parties de l’établissement. Elles ont ensuite été montées et implémentées dans un module de parcours de visite interactif11. Pour ma part, je n’ai pas participé au tournage. Mais je suis par contre intervenu durant la phase d’élaboration du premier modèle module de parcours de visite interactif avec l’équipe de Criminocorpus. Initialement, celui-ci était exclusif à la maison d’arrêt du Havre et fut réalisé sous la forme d’un programme dédié unique. Le prestataire chargé de la réalisation média opta effectivement pour un dispositif exclusif à ce parcours, donc fermé et difficilement modifiable par la suite. Ce qui présentât d’emblée plusieurs inconvénients. Nous ne pouvions effectivement pas intervenir nous-mêmes dans le montage et l’assemblage du parcours et étions donc intégralement dépendants du réalisateur média, seul compétent pour le programmer. Ainsi, à chaque fois que nous souhaitions modifier une information ou ajouter une séquence, il fallait obligatoirement le solliciter. Le montage fut donc très long et s’étala tout au long de l’année 2013. Mais durant ce laps de temps, l’idée émergea peu à peu au sein de l’équipe de la nécessité de poursuivre ces opérations de recueil et de sauvegarde. Dans cette optique, l’ergonomie de ce premier module ne convenait absolument plus et il était nécessaire d’envisager un autre système, plus souple et permettant sa reproductibilité. À cet effet, un nouveau prestataire réalisa un modèle de module ouvert, permettant sa réutilisation ultérieure et systématique pour d’autres établissements. D’un usage relativement simple et intuitif, reposant sur le système de gestion de contenu Django CMS, ce module permit la réalisation de nouveaux parcours, dont celle de la maison d’arrêt de Paris la Santé.
- 12 Sara Jane Elke, Le pénitencier d'Eastern State, Musée Criminocorpus publié le 26 juillet 2017, cons (...)
- 13 Caroline Soppelsa, La maison d’arrêt de Paris La Santé. Synthèse de l’essai historique commandé par (...)
6La maison d’arrêt de Paris La Santé, la dernière située encore dans Paris intramuros, devait fermer ses portes en juillet 2014 pour une importante campagne de travaux de modernisation. À cette occasion, il fut décidé qu’elle serait ouverte au public lors des Journées européennes du patrimoine 2014. Cet évènement rencontra un très grand succès public. Car la Santé demeure une prison mythique qui a particulièrement marqué les esprits et ce à toutes les époques de son histoire. Bâtie en 1867 d’après les plans de l’architecte Émile Vaudremer, elle disposait d’une particularité architecturale singulière à travers laquelle se reflétaient, ici aussi, différents courants de la doctrine et de l’architecture pénitentiaire ayant eu cours au XIXe siècle. À cette époque, les partisans du système auburnien (en référence à la prison d’Auburn située à New-York) étaient favorables à l’emprisonnement en commun le jour et à un isolement strict de nuit et s’opposaient aux partisans du système philadelphien (en référence à la prison d’Eastern State située à Philadelphie)12 qui préconisaient un isolement strict des détenus de jour comme de nuit. Comme l’a analysé l’historienne de l’art, Caroline Soppelsa, la prison de la Santé adopta concurremment ces deux modèles : son « quartier bas » était de type cellulaire (isolement strict) et était réservé aux prévenus et aux accusés et son « quartier haut » était de type collectif (isolement strict de nuit et mise en commun le jour) et était réservé aux condamnés13. Au-delà de cette particularité architecturale qui fait d’elle un établissement unique en France, cette prison occupe une place à part dans l’imaginaire collectif. Notamment du fait des évasions très médiatiques qui s’y sont produites, comme celles de Jacques Mesrine en 1978 ou de Michel Vaujour en 1986, ou bien encore du fait de la notoriété de son quartier des particuliers (surnommé également « quartier VIP ») (Fig.2).
Fig. 2. Parcours de visite interactif de la maison d’arrêt de Paris La Santé, Criminocorpus
©Criminocorpus
- 14 Marc Renneville, Jean-Lucien Sanchez, Sophie Victorien et Jean-Claude Vimont.
7L’équipe de Criminocorpus était partenaire de cet évènement et plusieurs de ses membres participèrent à son comité scientifique14. Nous proposâmes à la direction de l’établissement et à la DAP la réalisation d’un parcours de visite interactif qui fut accepté. Néanmoins, même si l’équipe put accéder à l’intégralité de la détention, le contexte de réalisation de ce parcours ne fut pas le même que celui rencontré à la maison d’arrêt du Havre. Face aux nombreuses demandes de journalistes qui souhaitaient visiter l’établissement, il nous fut difficile d’obtenir un délai suffisant pour réaliser sereinement nos prises de vue. À cette date (juin 2014), l’établissement contenait encore des détenus en cours de transfert et il était effectivement très difficile pour la direction de mobiliser un surveillant afin qu’il puisse nous faire visiter l’intégralité du bâtiment. Néanmoins, un surveillant volontaire, particulièrement motivé et fin connaisseur de la prison, se proposa pour nous accompagner. Celui-ci était un habitué de ce type de visite puisqu’il en organisait régulièrement pour des jurés d’assises (ces derniers, avant d’assister à un procès, sont effectivement invités à visiter une prison afin de prendre conscience des conséquences de leur verdict). Nous décidâmes donc d’organiser ce parcours et les prises de vue filmiques selon le même principe : celui d’une visite organisée pour des jurés à qui, en règle générale, aucun détail de la détention n’est épargné. Il faut d’ailleurs souligner que la direction de l’établissement (à l’instar de celle de la maison d’arrêt du Havre) nous a permis d’accéder à la totalité de l’établissement, quartier disciplinaire et d’isolement inclus, sans exercer aucune pression sur nous : nous étions totalement libres de nos mouvements et n’avons essuyé aucune censure ou refus d’accès.
- 15 L’équipe était constituée de Marc Montméat, Marc Renneville, Jean-Lucien Sanchez, Arnaud Sanchez, S (...)
8Le tournage s’organisa autour d’une équipe constituée de sept personnes15 et s’étalonna au cours de trois journées. Une première journée nous permit d’effectuer des repérages. Une deuxième fut consacrée au tournage : un preneur de vue et plusieurs photographes suivirent tout au long de la journée le surveillant dans une grande partie de la détention. Mais au regard de la taille de l’établissement, cette unique journée de tournage ne nous permit que d’en couvrir un tiers à peine. Sur la proposition du surveillant, fermement déterminé à nous faire visiter les combles et les caves de la prison, nous revinrent une deuxième journée, avec une équipe réduite à deux personnes, afin de pouvoir couvrir l’ensemble de la prison.
9Néanmoins, les conditions de ce tournage, malgré toutes les facilités qui nous avaient été accordées pour l’effectuer, furent assez difficiles. Concentrée sur une seule journée, la réalisation des principales séquences a été compliquée car l’équipe était trop nombreuse : les photographes, trop absorbés à relever un maximum de détails, entraient régulièrement dans le champ du preneur de vue. Ce qui entraîna l’impossibilité d’exploiter certaines séquences au moment du montage. Puis au cours de la deuxième journée de tournage, malgré une équipe réduite à deux personnes, la visite des caves et des combles plongés dans la pénombre rendit ici-aussi assez ardue l’exploitation ultérieure des séquences. Car le matériel dont nous disposions se limitait à une caméra et à un micro portatif et nous n’avions pas d’éclairages, pourtant indispensables pour pouvoir tourner dans ces conditions. De ce fait, un certain nombre de séquences prises dans les combles ou les caves de l’établissement n’ont pas pu être exploitées ou bien leur visionnage en ligne est rendu parfois délicat par la médiocre qualité de l’image16. Cette dimension « amateur » et ce tournage mené un peu au pas de course a pesé dans une certaine mesure sur la qualité d’ensemble des séquences. Nous avions pourtant été accompagnés durant la première journée de notre tournage par l’équipe des Yeux de l’Ouïe, association culturelle animant un atelier vidéo dans l’établissement, qui avait aimablement accepté de réaliser des prises de vue complémentaires17. Mais pour des raisons techniques, elles furent toutes inutilisables. Toutefois, la présence d’un preneur de vue à nos côtés, Arnaud Sanchez, nous a tout de même permis de moissonner un matériau intéressant et amplement suffisant pour alimenter le module du parcours de visite interactif.
- 18 http://www.iiac.cnrs.fr/rubrique2.html (consulté le 21.08.2022)
- 19 Maison d'arrêt de Paris La Santé : Rez-de-chaussée : 08. Quartier disciplinaire/Quartier d'isolemen (...)
- 20 Maison d'arrêt de Paris La Santé : Rez-de-chaussée : 05. Chemin de ronde, Musée Criminocorpus, perm (...)
10Ces heures de tournage firent ensuite l’objet d’un travail de montage de près de six mois. Réalisée en collaboration avec Arghyro Paouri, monteuse au sein de la cellule audio/vidéo du Centre Edgar-Morin (Institut interdisciplinaire d’anthropologie du contemporain, UMR CNRS 8177), cette partie fut, à l’instar du montage de celle de la maison d’arrêt du Havre, la plus laborieuse du travail d’élaboration du parcours18. Comme nous n’avions pas utilisé de clap durant le tournage, le visionnage des séquences nous a contraints à un long et pénible travail de reconstitution. Car tout se ressemble dans une détention et les multiples couloirs, cellules ou blocs de détention qui s’accumulaient à l’image nous ont empêché, au moins dans un premier temps, une reconnaissance précise des lieux. D’autre part, hormis le surveillant qui avait accepté de témoigner à visage découvert et avait signé une décharge en ce sens, tous les autres présents à l’écran durent être coupés au montage. Idem pour les personnes détenues. Mais s’il était aisé de supprimer les silhouettes de la plupart d’entre eux, nous rencontrâmes une difficulté de taille avec le surveillant affecté au quartier disciplinaire/quartier d’isolement. À la maison d’arrêt de Paris La Santé (comme dans tout établissement pénitentiaire), le quartier disciplinaire était isolé du reste de la détention et, pour des raisons de sécurité, la clef permettant d’actionner sa porte d’entrée était confiée à un surveillant responsable du lieu. Si l’on voulait donc y accéder, il fallait obligatoirement actionner une sonnerie et attendre que ce surveillant vienne nous ouvrir la porte. Ce dernier nous fit savoir qu’il ne souhaitait pas apparaître à l’image. Mais comme nous avions retenu le principe de débuter chaque scène par un plan séquence plus ou moins long amorcé depuis l’entrée d’un bâtiment et que la porte était constituée d’une grille recouverte d’un revêtement transparent, nous avons été obligés de le filmer. Puis nous avons dû le flouter au montage19. De même, toujours pour des raisons de sécurité, il nous a été demandé de ne pas faire apparaître les miradors du mur d’enceinte de la prison. Et il nous a donc fallu eux-aussi les supprimer au montage20.
- 21 Maison d'arrêt de Paris La Santé : Étages : 22. Bloc B (partie désaffectée), Musée Criminocorpus : (...)
11Enfin, certains bâtiments n’ont pas pu être exploités dans le corps du parcours, comme la salle d’entraînement au tir et celle destinée à la formation du personnel. Les surveillants de l’établissement pouvaient effectivement suivre des formations professionnelles qui étaient dispensées dans une salle située au centre de la prison. Là, il leur était notamment présenté un certain nombre d’objets confisqués aux détenus, comme des couteaux réalisés à partir de différents matériaux (fer limé, pointe de tournevis, manche de brosse à dent fondu et aiguisé, etc.), des baskets à double semelle pour y cacher un téléphone portable et même un four de fortune réalisé à l’aide d’un carton dont l’intérieur était recouvert de feuilles d’aluminium. Mais nos parcours ayant pour seule préoccupation l’histoire, la mémoire professionnelle et le patrimoine pénitentiaire, nous décidâmes de ne pas montrer ces objets susceptibles de créer des biais dans l’interprétation que le public aurait pu leur donner. Cette mise à l’écart de tout sensationnalisme nous poussa également à écarter du parcours l’exploitation des séquences de la salle d’entraînement au tir. Celle-ci était désaffectée depuis de nombreuses années au moment de notre visite et était située dans le sous-sol de la prison (pour atténuer les bruits de détonation des armes à feu et ne pas alarmer le voisinage de l’établissement), au niveau du « quartier haut ». Mais le bâtiment situé au-dessus d’elle fut réaménagé en parloirs. Afin de ne pas inquiéter les familles des détenus lors de leur visite, la salle d’entraînement au tir fut désaffectée et les exercices effectués à l’extérieur de l’établissement. Ici aussi, pour des raisons de sécurité, nous avons décidé de ne pas faire apparaître cette séquence où figuraient des panneaux présentant des consignes assez sensibles ainsi qu’un parterre recouvert de douilles de balles. Enfin, au moment de notre visite, le « quartier haut » de l’établissement était fermé définitivement depuis 2006. Nous avons tout de même pris l’initiative de l’inclure dans le parcours tout en prenant le soin de lui réserver un traitement spécifique. À l’inverse du reste de la détention encore en activité au moment de notre venue et donc entretenu, cette partie de l’établissement était à l’abandon depuis huit ans et présentait donc un aspect très dégradé. La présenter dans le corps du parcours au même titre que les autres bâtiments de la prison risquait d’induire à nouveau un biais auprès des visiteurs qui auraient pu ainsi mal interpréter ces images. Nous avons donc pris le soin d’appliquer sur chaque séquence concernant le « quartier haut » (cours de promenades et blocs de détention) un bandeau d’avertissement portant la mention « partie désaffectée »21.
12Le montage terminé, il nous restait ensuite à assembler les vidéos et à les mettre en ligne. C’est à ce moment qu’un prestataire a mis au point un nouveau modèle de module de parcours de visite interactifs grâce à un financement assuré par la direction interrégionale des services pénitentiaires (DISP) de Paris. Ce module offre une structure relativement standardisée, intuitive et simple d’usage, à l’image des autres modules d’assemblage du Musée (comme ceux des expositions virtuelles, des collections ou des chronologies). Cette nouvelle déclinaison nous a permis de gagner en autonomie et de disposer enfin d’un outil à notre service, sans être obligés de passer par l’intermédiaire d’un prestataire extérieur pour pouvoir assembler nos parcours.
13Pour pouvoir visiter l’établissement lors de l’ouverture de la maison d’arrêt de Paris La Santé dans le cadre des Journées européennes du patrimoine, le public devait s’inscrire sur une liste qui fut comble en à peine deux heures. Face à ce succès, la mise en ligne du parcours de visite interactif permit à tous ceux n’ayant pas pu s’inscrire (et ils furent nombreux puisque le nombre de places disponibles ne dépassait pas le millier) de se reporter sur ce parcours et de pouvoir accéder, au moins virtuellement, au bâtiment. Il permettait également aux visiteurs inscrits de pouvoir préparer leur visite ou de la compléter une fois faite.
- 22 Caroline Soppelsa, Le XIXe siècle et la question pénitentiaire : un siècle d’expérimentations archi (...)
- 23 Caroline Soppelsa, Maison d’arrêt de Paris La Santé. Synthèse de l’essai historique commandé par l’ (...)
14En complément, une exposition virtuelle consacrée à l’histoire de l’établissement fut également mise en ligne. Elle fut réalisée par Caroline Soppelsa dont la thèse porte sur l’architecture des prisons parisiennes au XIXe siècle22. En vue d’accompagner la fermeture de l’établissement, l’Agence pour l’immobilier de la justice (APIJ) lui avait commandé une étude présentant l’histoire et l’architecture de la Santé23. L’ensemble forme désormais un contenu scientifique de référence sur le sujet. C’est sous ce format parcours de visite interactif/exposition virtuelles que nous souhaitons désormais décliner nos parcours.
15Mais si les parcours constituent un vecteur pertinent pour susciter l’intérêt du public et le sensibiliser au patrimoine pénitentiaire, ils n’offrent qu’une solution d’urgence face aux menaces et aux destructions dont il est l’objet aujourd’hui. En outre, ces tournages ne sont pas aisés à réaliser car il est parfois trop tard pour accéder à certains établissements fermés ou en cours de fermeture et beaucoup se situent dans des régions éloignées. Ainsi, couvrir ces fermetures exige des frais de déplacement et d’hébergement trop onéreux au regard du budget d’ensemble ou des financements dont dispose le laboratoire. Par exemple, malgré l’autorisation accordée par la DAP pour réaliser un parcours de visite interactif des prisons de Riom à la suite de leur fermeture programmée en 2015, il ne nous a pas été possible de nous y rendre. Les coûts liés aux déplacements et à l’hébergement de notre équipe dans le Puy-de-Dôme ainsi qu’à notre immobilisation sur place pour au moins une semaine (le parcours couvrant deux établissements) étaient trop onéreux.
- 24 L’équipe était constituée de Jack Garçon et Jean-Lucien Sanchez.
- 25 L’équipe était constituée de Marc Renneville, Arnaud Sanchez, Jean-Lucien Sanchez et Sophie Victori (...)
16En outre, nous nous sommes rendu compte que la réalisation de ces parcours perdait beaucoup d’attrait une fois l’établissement désaffecté. Au regard des objectifs que nous nous sommes fixés, réaliser le parcours de visite interactif d’une prison à la suite de son déménagement ne présente plus beaucoup d’intérêt et peut, ici encore, induire des biais dans l’interprétation que pourraient en avoir les visiteurs. Dans un établissement désaffecté, le sol des cellules et des couloirs est souvent jonché d’objets ou de documents abandonnés, la poussière s’est déposée partout et, surtout, la prison est silencieuse. Or, l’environnement sonore d’une détention fait partie intégrante de son identité, voire même de son fonctionnement. Les murs de la détention constituent une caisse de résonnance qui amplifie les bruits continuels des clefs, des pas, des mouvements de grilles, des sirènes, des paroles et des cris des détenus ainsi que du personnel de surveillance qui alimentent une ambiance sonore très spécifique. Nous avons réalisé deux parcours de visite interactifs d’établissements pénitentiaires désaffectés : celles des maisons d’arrêt de Chartres et de Saint-Michel de Toulouse (en collaboration avec le Centre de Ressources sur l’Histoire des Crimes et des Peines de l’ENAP). Bien qu’ils n’aient pas encore été montés et mis en ligne, les différentes prises de vue réalisées sont assez décevantes au regard, ici encore, des objectifs que nous nous sommes fixés. Si les dimensions patrimoniale et historique sont bien présentes, il y manque la dimension mémorielle. Par exemple, lorsque nous nous sommes rendus avec un ancien surveillant à la maison d’arrêt Saint-Michel de Toulouse (qui a fermé ses portes en 2009)24, celle-ci était totalement à l’abandon. Cet établissement était devenu dans l’intervalle un terrain d’entraînement pour les équipes régionales d’intervention et de sécurité (ERIS) de l’administration pénitentiaire et l’intérieur était ainsi, outre sa vétusté, très altéré par ce nouvel usage. Quant à la maison d’arrêt de Chartres, nous y avons réalisé les séquences peu de temps après sa fermeture, en 201425. Mais les stigmates de sa récente évacuation parasitent l’interprétation générale que l’on peut ici aussi donner du lieu.
17Suite à ces expériences et pour y remédier, l’équipe a décidé de s’orienter vers la réalisation de parcours de visite interactifs préventifs. Lorsque la fermeture d’un établissement est officiellement annoncée dans un futur plus ou moins proche, nous proposons désormais d’y intervenir à titre préventif. Ce fut le cas par exemple pour la réalisation en 2016 du parcours de visite interactif de la maison d’arrêt de Caen. Cette initiative s’inscrivait dans le cadre d’un programme de recherche piloté initialement par Jean-Claude Vimont. Lancé à son initiative, le projet scientifique « Patrimoine carcéral normand » (PCN) était financé par la Région Normandie (2016-2018) dans le cadre de la politique des Grands Réseaux de Recherche et était coordonné à l’Université de Rouen26. Suite au décès de Jean-Claude Vimont survenu en 2015, ce programme a été placé sous la direction de Ludivine Bantigny et Yannick Marec et son suivi scientifique ainsi que son organisation ont été assurés par l’équipe du CLAMOR. L’objectif de Jean-Claude Vimont était de réaliser deux parcours de visite interactifs d’établissements pénitentiaires : celles des maisons d’arrêt de Caen et d’Alençon. En ce qui concerne cette dernière, ancien château des Ducs d’Alençon, elle a fermé ses portes en 2009. L’établissement n’appartenant plus à l’administration pénitentiaire, nous avons contacté la municipalité qui nous a orienté vers la direction départementale des finances publiques de l’Orne, désormais en charge du lieu. Mais l’accès nous a été refusé car certaines parties du bâtiment menaçaient de s’effondrer.
18En ce qui concerne la maison d’arrêt de Caen, celle-ci est toujours en activité et son directeur a répondu favorablement à notre proposition. Construite entre 1899 et 1904, sa fermeture a été officiellement évoquée en 2013 par le ministre de la Justice pour 2017, puis a été repoussée en attendant l’ouverture du nouveau centre pénitentiaire de Caen à l’horizon 202327. Néanmoins, voulant profiter du laps de temps dont nous disposions grâce au financement offert par le projet PCN, nous avons décidé d’entreprendre la réalisation d’un parcours de visite interactif préventif. Ainsi, au lieu de nous précipiter et d’effectuer un tournage au pas de course à la veille d’un déménagement ou de nous rendre dans un établissement désaffecté, nous avons réalisé des séquences à la maison d’arrêt de Caen en vue de leur mise en ligne à moyen ou long terme28. C’est à cette occasion que l’équipe s’est enrichie de la collaboration d’Hervé Colombani, réalisateur et monteur de films scientifiques29. Sa présence a permis à l’équipe de disposer de l’encadrement d’un professionnel de l’image, qui dispose de tout le matériel requis et d’une solide expérience en matière de tournage.
- 30 Le cloître et la prison. Les espaces de l’enfermement : http://cloitreprison.fr/ (consulté le 06.11 (...)
- 31 http://enfermements.fr/ (consulté le 06.11.2022)
- 32 Auteurs de Clairvaux. Vies emmurées au XIXe siècle (TheBookEdition, 2015) et de Clairvaux en guerre (...)
- 33 L’association Renaissance de l’abbaye de Clairvaux assure depuis 1979 la gestion culturelle et tour (...)
19Cette nouvelle déclinaison préventive de nos parcours nous a conduits à poursuivre en proposant en 2019 la réalisation d’un parcours de visite interactif de la maison centrale de Clairvaux, dont la fermeture était prévue à l’horizon 2023. Celui-ci a été accepté et un budget important a été alloué par la DAP au CLAMOR pour pouvoir le réaliser. Ouvert en 1814, cet établissement dispose d’un patrimoine carcéral exceptionnel. Le site est effectivement constitué d’une ancienne abbaye cistercienne reconvertie en prison sous le Premier Empire qui a ensuite été désaffectée en 1971 à la suite de l’ouverture d’une maison centrale toujours en cours d’activité. Clairvaux a déjà fait l’objet d’un très intéressant webdocumenaire30 réalisé par Falk Bretschneider, Julie Claustre, Isabelle Heullant-Donat et Elisabeth Lusset dans le cadre du programme de recherche « Enfermements. Histoire comparée des enfermements monastiques et carcéraux »31. Notre parcours de visite interactif, en s’inscrivant dans la lignée des objectifs que nous nous sommes fixés, est consacrée à la détention (et non au passé monastique du lieu) et privilégie les témoignages des personnels pénitentiaires (même si les historiens Lydie Herbelot et Dominique Fey32 ainsi que Laure Bulmé, de l’association Renaissance de l’abbaye de Clairvaux33, ont également accepté de témoigner). Nous nous sommes rendus sur place du 16 au 20 septembre 2019 et avons passé cinq jours en immersion complète avec des personnels actifs ou retraités de Clairvaux. Ceux-ci nous ont offerts un très bel accueil et nous ont confiés leurs paroles et leurs souvenirs qui sont, pour beaucoup, empreints d’une certaine douleur. Car la maison centrale de Clairvaux a été le théâtre de morts violentes de personnel survenues à différentes époques de son histoire : celles de Nicole Comte et de Guy Girardot en 1971, pris en otage et exécutés par deux détenus, et de Marc Dormont en 1992, tué par un détenu au cours d’une évasion. Ces deux évènements traumatiques, même s’ils n’ont pas été systématiquement évoqués par les nombreux témoins que nous avons rencontrés, ont souvent fait irruption au cours des récits. Ils structurent dans une certaine mesure le rapport que les personnels entretiennent à cet établissement auquel ils restent très attachés. Les sacrifices qu’ils ont consentis à Clairvaux font de cet établissement tout à la fois un lieu de mémoire et un lieu de travail pour les surveillants qui y ont, plus qu’ailleurs, connu et éprouvé la douleur de la perte de leurs collègues. D’ailleurs, la semaine suivante, Hervé Colombani est retourné sur place pour y filmer une cérémonie d’hommage rendu aux personnels de la maison centrale de Clairvaux morts en service, en présence de nombreux officiels et du personnel de l’établissement.
- 34 J’ai seulement pu réaliser une exposition virtuelle intitulée Histoire de la prison des Baumettes, (...)
20La réalisation de parcours de visite interactifs préventifs d’établissements pénitentiaires constitue ainsi la solution la plus pertinente pour assurer le recueil et la conservation du patrimoine pénitentiaire avant la désaffection d’un établissement. Mais cela n’empêche pas des ratés. Ainsi, j’ai été sollicité au cours de l’année 2019 par la DISP de Marseille pour participer au projet d’ouverture au public de la maison d’arrêt des Baumettes suite à sa fermeture en 2018. Mais ayant été informés trop tardivement de cette fermeture, nous n’avons pas pu avec Hervé Colombani organiser à temps la réalisation du parcours de visite interactif des Baumettes34. Pour parer à ce type de raté, nous avons récemment arrêté un calendrier de tournage à la DAP qui a été élaboré en concertation avec le bureau des affaires immobilières (PS3). Et nous disposons donc désormais d’un calendrier prévisionnel des fermetures à venir. Désormais, à chaque fois que la fermeture d’un établissement est programmée, nous nous y rendons systématiquement pour y réaliser des prises de vue. C’est ainsi que nous avons déjà réalisé avec Hervé Colombani les parcours des maisons d’arrêt de Colmar (Fig.3), de Mulhouse, de Troyes, d’Angers et de Bordeaux-Gradignan. Et beaucoup d’autres sont encore à venir…
Fig. 3. Parcours de visite interactif de la maison d’arrêt de Colmar, Criminocorpus
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