• 1 N.B. : Nous remercions chaleureusement Hervé Colombani pour le remarquable travail de prise d’image (...)
• 2 Le terme utilisé sera celui d’homosexualité, malgré des débats entre nous sur l’utilisation de ce t (...)

3L’affaire se déroule en trois phases. Dans un premier temps, du 23 mai 1925 au 27 février 1927, la police et les magistrats explorent de nombreuses pistes sans résultat concluant. Ensuite, du 27 février 1927 au 28 mars 1928, les enquêteurs se concentrent sur une seule piste : celle d’un couple composé de Jeanne Poulaléon, qualifiée de prostituée1, et de son souteneur, Justin Escoubas. Cette piste aboutit finalement à un non-lieu. Après une interruption de plus de huit ans, durant laquelle les enquêteurs pensent que le mystère du « Lion d’Or » demeurera entier, l’affaire est relancée par les aveux spontanés d’Henri Verhoeven qui se déclare coupable du meurtre. Une nouvelle enquête est ouverte le 28 décembre 1936, se clôturant le 17 juin 1938. La victime avait bien eu une relation sexuelle tarifée, mais avec un homme et non une femme2.

• 3 Hélène Duffuler-Vialle, « L'affaire du crime du “Lion d'Or” ». Un exemple de traitement judiciaire (...)

4Cette affaire a fait l’objet de plusieurs études. Un article rédigé par Hélène Duffuler-Vialle a été publié en 2012 dans La Revue du Nord 3, elle a ensuite été étudiée par Sébastien Landrieux dans le cadre de son mémoire de master 2 en histoire, soutenu à Lille le 21 juin 2018, et Jeanne Barnicaud, qui prépare une thèse de doctorat sur les pratiques et imaginaires du tatouage chez les femmes en France aux xix^e et xx^e siècles, a découvert, dans ses archives, une des protagonistes du dossier, Jeanne Poulaléon.

• 4 Régis Revenin, Homosexualité et prostitution masculines à Paris (1870-1918), Paris, L’Harmattan, 20 (...)
• 5 Amélie Maugère, Les Politiques de la prostitution du Moyen Âge au xxi^e siècle, Paris, Dalloz, 2009  (...)
• 6 Robert Aldrich, Une histoire de l’homosexualité, Paris, Seuil, 2006 ; Gilles Barbedette et Michel C (...)
• 7 Guy Hocquenghem & Lionel Soukaz, Race d’Ep ! Un siècle d’histoire de l’homosexualité, Paris, Éditio (...)
• 8 Hugo Bouvard, Ilana Eloit et Mathias Quéré (eds.), Lesbiennes, pédés, arrêtons de raser les murs. L (...)

6L’affaire du crime du « Lion d’Or » s’inscrit pleinement dans la notion de « patrimoine sombre » proposée dans ce numéro de la revue Criminocorpus. D’une part, le dossier d’archives appartient au patrimoine judiciaire, et s’intègre donc dans la problématique générale du numéro. D’autre part, les caractéristiques de l’affaire elle-même sont sombres, par leur nature « un meurtre », leur temporalité « la nuit » et leur localisation « une impasse ». En outre, les méandres de l’instruction et des erreurs commises lors de l’enquête révèlent l’opacité de celle-ci. Par ailleurs, dans une perspective plus large et contextuelle, l’affaire traite de sujets dissimulés, voire tabous, dans l’entre-deux-guerres et au-delà, que les politiques publiques laissaient dans l’ombre. En effet, la prostitution était pensée comme un problème de voirie dont la compétence était déléguée à l’autorité publique locale et l’homosexualité, ignorée officiellement par la loi, mais traquée par des moyens détournés juridiques ou médicaux. Quant au croisement des deux, il s’agit d’un impensé dans le sens où la distinction n’était pas établie4. Enfin d’un point de vue historiographique, ces thèmes — la prostitution5, l’homosexualité6, la sexualité en général — sont restés, voire sont encore, marginaux. Les prémices de l’histoire des minorités sexuelles relèvent d’initiatives militantes. En 1979, lorsque qu’il écrit le premier ouvrage français traitant de l’homosexualité, Race d’Ep ! Un siècle d’histoire de l’homosexualité, Guy Hocquenghem évoque immédiatement la concomitance entre prise de conscience d’une expérience historique et collective, émergence d’une identité individuelle et nécessité d’une conscience militante7. Autre spécificité de l’histoire des minorités sexuelles : la position centrale de l’archive y est tout particulièrement criante. Hugo Bouvard, Ilana Eloit et Mathias Quéré ont expliqué ainsi comment l’« intérêt pour l’histoire des minorités sexuelles » ne s’est « pas cantonné aux espaces académiques », et que c’est par les lieux de conservation de documents (archives communautaires notamment) que « s’est faite cette articulation entre espaces militants et espaces universitaires »8. Ces histoires s’écrivent dans un dialogue entre dynamiques de recherche communautaires ou militantes, recherches universitaires souvent issues de ces militantismes, artistes, intéressés… autour de documents d’archives. Le champ académique en histoire et encore davantage en histoire du droit n’a encore que très/trop peu investi ces thèmes de recherche, aussi l’enjeu de la valorisation de ce patrimoine sombre est-il particulièrement prégnant, tant pour sortir les exclu.es des silences de l’histoire, que pour faire connaître les travaux des chercheur.euses sur ces sujets.

• 9 Thèse soutenue en 2015 à l’Université de Lille et publiée : Hélène Duffuler-Vialle, La règlementati (...)
• 10 Pour ne citer qu’un seul livre d’Arlette Farge : Arlette Farge, Le goût de l’archive, Paris, Histoi (...)
• 11 Par la suite, j’ai assumé mon affiliation aux études de genre et participé à promouvoir ce champ d’ (...)

10En 2010, dans le cadre de la préparation de ma thèse de doctorat sur l’étude de la réglementation de la prostitution en histoire du droit dans l’entre-deux-guerres9, j’ai dépouillé les dossiers de procédure liés de près ou de loin à la prostitution. Dans le registre des Archives départementales du Nord, mon attention a été attirée par cette côte « 2 U 1/510 : Assassinats, homicide, meurtres : – à Lille : BOCQUET Victor, employé de train, par ESCOUBAS Justin, proxénète ». C’est le terme « proxénète » qui a suscité mon intérêt et m’a incitée à commander le dossier. Lorsque celui-ci m’a été transmis, j’ai été impressionnée par son épaisseur, et, à l’ouverture, par la richesse de son contenu : photographies, dessins, courriers, cartes, articles de presse, innombrables pièces de procédure dont les premières datent de 1925 et les dernières de 1938. Des journées entières aux archives m’ont permis de plonger dans ce dossier et d’en explorer les recoins. Cette affaire, riche en rebondissements, permet de découvrir le milieu interlope lillois de l’entre-deux-guerres et fait surgir d’innombrables femmes — qui sont qualifiées de prostituées —, proxénètes, souteneurs, lieux de prostitution, bars clandestins et de placement. Les méandres de l’enquête font émerger des individus intrigants : Tintin, Loulou, Liane de Pongy, Marie la Soulotte, Jacques-les-trois-couleurs, Gaby, « Raymonde, la pierreuse de bas-étage », la fille Pestelle, Dédé, Pierrot, Bouloche, le Polonais, Charles le Marocain… L’accès aux récits et aux trajectoires de vie de ces personnes, à leurs paroles relatives à un fait-divers sanglant donne à voir leur histoire au-delà de cet événement. J’ai découvert dans ce dossier le plaisir et l’émotion de la consultation des archives, le « goût de l’archive » si merveilleusement décrit par Arlette Farge10. Aussi pour « faire vivre l’archive », j’ai commencé par reconstituer le récit chronologique des faits et de l’enquête (dossier qui a servi de support à la réalisation du documentaire). En partant de ce travail, et avec les conseils de ma directrice de thèse Véronique Demars-Sion, j’ai rédigé mon premier article que j’ai publié en 2012 dans La Revue du Nord. Ma démarche d’analyse a été celle d’une historienne du droit : à savoir remettre en perspective cette affaire judiciaire dans le contexte social, politique et juridique de l’entre-deux-guerres. En outre — sans le dire explicitement, car ces études étaient alors inconnues, voire discréditées en histoire du droit — j’ai adopté une analyse genrée, ce qui se vérifie dans l’article par l’angle choisi et par la bibliographie mobilisée11. La problématique de cet article porte sur l’appréhension des sexualités dites « déviantes », la prostitution et l’homosexualité, par la justice. Je m’intéresse dans un premier temps à l’enquête judiciaire polarisée sur la recherche d’un couple meurtrier : une prostituée et son souteneur Jeanne Poulaléon et Justin Escoubas. Et j’analyse dans un second temps les raisons qui ont conduit les enquêteurs à occulter le contexte homosexuel de l’affaire et le traitement judiciaire spécifique du criminel dont la sexualité est pensée comme déviante. Plus de dix ans plus tard, si je devais reprendre cet article, je garderais la même problématique, mais j’utiliserais des termes plus précis : je soulignerais ainsi les multiples biais hétérocentrés des acteurs judiciaires, prégnants dans ce dossier, qui sans les aveux spontanés du meurtrier, Henri Verhoeven, plus de dix ans plus tard, auraient laissé cette affaire irrésolue.

• 12 À noter que dans d’autres fonds d’archives (ceux des Archives de la préfecture de police de Paris o (...)
• 13 AAF, « Comprendre les archives minoritaires : recensement bibliographique et état des sources », Ar (...)

11Ce passionnant dossier d’archives est aujourd’hui encore mal étiqueté dans le registre des Archives départementales du Nord, car il devrait mentionner « 2 U 1/510 : Assassinats, homicide, meurtres : – à Lille : BOCQUET Victor, employé de train, par VERHOEVEN Henri, ouvrier » et non « par ESCOUBAS Justin, proxénète ». Cette erreur d’étiquetage qui attribue à tort la responsabilité d’un meurtre à un suspect, tout en occultant la suspecte Jeanne Poulaléon, m’a néanmoins permis l’accès à ce patrimoine judiciaire. En effet, l’employé de train et l’ouvrier n’auraient jamais attiré mon attention. Or comment, dans les archives judiciaires, signaler la spécificité d’une affaire de prostitution homosexuelle ? Comment mettre en lumière ce patrimoine ? En effet, si dans les archives les qualifications de « fille publique », de « prostituée », de « proxénète », de « souteneur » apparaissent régulièrement, je n’ai pas vu aux Archives départementales du Nord dans les registres des archives12 la mention d’« homosexuel » ou de « prostitué », ce qui contribue à l’invisibilisation de leur histoire et renforce les difficultés pour les chercheur.euses à accéder à ces dossiers. En effet le thésaurus développé par FranceArchives, sur lequel s’appuie tous les centres d’archives publiques pour indexer leurs fonds, ne comporte pas d’autres termes que ceux liées au « mouvement homosexuel ». En l’état actuel des choses, seuls les mouvements militants peuvent donc être facilement identifiés. Une réflexion est cependant en cours afin d’intégrer une série de termes permettant l’indexation et l’identification des archives concernant les populations LGBTIQIA+13.

• 14 Entre 1920 et 1925, le taux de natalité dans le Nord varie, selon les travaux de Marie-Magdeleine H (...)

15Le travail de dépouillement et d’analyse des archives concernant Victor Bocquet m’a permis de dresser un parcours biographique spécifique et d’émettre des hypothèses quant à la vie d’un individu ayant des pratiques homosexuelles que l’on peut présupposer régulières. Travailler sur l’homosexualité masculine, c’est, à défaut d’archives produites par les individus concernés, analyser en creux des archives fournies et rédigées par des individus hétérosexuels. C’est donc dans les interlignes que se dévoilent certaines spécificités de la vie homosexuelle, qui sont validées par leur récurrence prosopographique. De nombreux éléments du parcours de Victor pourraient s’expliquer par son homosexualité. Il se marie relativement tard, et semble peu porté sur la sexualité avec son épouse (hypothèse notamment posée du fait du peu d’enfants issus du couple14), ce qui pourrait s’expliquer par une appréhension vis-à-vis de l’interaction hétérosexuelle. Victor s’inscrit également dans un mouvement de progression sociale, potentiellement lié à un surinvestissement dans les études au moment où ses camarades se focalisaient sur des amourettes de collégiens. Enfin, la mise en place d’une vie très réglée pourrait s’interpréter comme la conséquence d’une invitation sociale à la discrétion sur une orientation sexuelle marginale. Mon attention a été également interpellée par les relations qu’il entretenait avec son beau-frère. En effet, le mariage a été arrangé par Victor Bocquet lui-même entre son « bon ami » et sa belle-sœur. Les beaux-frères partaient à deux lors d’escapades régulières pour des week-end de pêche dans le Pas-de-Calais. Enfin, les pérégrinations de Victor le soir de son meurtre m’ont confirmé l’existence de territoires homosexuels identifiés à Lille, et en particulier dans le cœur-de-ville, données géographiques que j’ai pu croiser avec d’autres archives, procès-verbaux d’arrestations d’homosexuels ou synthèses quotidiennes des activités des îlotiers.

• 15 Régis Revenin, « Jalons pour une histoire culturelle et sociale de la prostitution masculine juvéni (...)
• 16 Aujourd’hui constitutif d’un viol, la pénétration anale non consentie relève en 1925 du qualificati (...)
• 17 Julian Jackson, Arcadie : La vie homosexuelle en France, de l’après-guerre à la dépénalisation, Édi (...)
• 18 Régis Revenin, Homosexualité et prostitution masculines à Paris, 1870-1918, Paris, L’Harmattan, hor (...)

16La figure d’Henri Verhoeven m’a permis de développer une analyse autour des questions de la prostitution homosexuelle et d’une approche genrée de la relation homosexuelle, questions pour lesquelles les archives sont rarissimes dans le Nord. Henri négocie l’échange économico-sexuel : il accepte certaines pratiques sexuelles, mais pas d’autres et notamment il refuse la pénétration anale passive. En parallèle, il venait de rémunérer une serveuse pour avoir une interaction sexuelle avec elle. Ces deux éléments sont révélateurs de l’absence d’une bicatégorisation figée entre les pratiques hétéro et homosexuelles dans les années 1920. De plus, le réflexe de Victor d’aller négocier cette interaction avec un individu qui s’expose au bras d’une prostituée, identifié sans doute comme un petit souteneur, laisse à penser que le souteneur était à même de se charger de l’interaction sexuelle lorsque le client souhaitait transgresser le cadre hétéronormatif15. Enfin, les raisons du meurtre étaient révélatrices des limites genrées de cette fluidité sexuelle : Henri Verhoeven justifie son geste meurtrier par la tentative de transgression par la victime de son refus catégorique d’être pénétré16, geste qui apparaît rétrospectivement comme une atteinte conséquente à sa masculinité. Ce refus de la pénétration passive vient confirmer que l’opprobre social dans l’entre-deux-guerres (et potentiellement bien avant) ne repose pas sur le sexe du partenaire, mais sur l’absence de respect des normes genrées imposées par le régime hétérosexuel. En effet, c’est au sortir de la Seconde Guerre mondiale que se généralise l’idée de l’existence d’une identité homosexuelle, stigmatisant de facto les individus ayant des relations sexuelles avec des individus du même sexe17. Pendant l’entre-deux-guerres, ce ne sont pas les interactions entre personnes de même sexe qui sont socialement dévalorisées, mais la pratique de la sodomie homosexuelle en cela qu’elle place l’un des partenaires en situation de pénétré et donc de féminité, dérogeant ainsi à la figure hétérosexuée de la virilité pénétrante18. Enfin, de manière plus marginale, un échange avec Hélène Duffuler-Vialle m’a invité à reprendre la partie du dossier de procédure concernant la première enquête dans le milieu prostitutionnel, partie que j’avais alors survolée, afin d’y retrouver la trace du lesbianisme de Jeanne Poulaléon, personnage davantage creusé par Jeanne Barnicaud.

• 19 Registre d’écrou de la maison de correction. Quartier commun. Paris de Fresnes, 31 octobre 1928, Cr (...)

17J’ai rencontré l’affaire du « Lion d’Or » par hasard. Depuis mon mémoire de master 2 et plus encore depuis le début de mon cursus de thèse, mes travaux sur les pratiques du tatouage reposent sur un ensemble de registres d’écrou de prisons de femmes. Paris, Lyon, Marseille, Rennes et Montpellier : je les ai dépouillés intégralement, entre 1881 et 1950, pour relever tous les états civils et descriptions physiques des tatouées. Jeanne Poulaléon était un nom parmi d’autres. Je l’ai croisée deux fois : d’abord en 1928 dans un registre de la prison de Fresnes, alors qu’elle est incarcérée pour coups et blessures ; une seconde fois en 1933 dans un registre d’écrou de la prison de la Petite Roquette, alors qu’elle est incarcérée pour la vente de briquets non estampillés. Elle n’était tatouée que très ordinairement. En 1928, la personne en charge du greffe de la prison de Fresnes ne note qu’un trait bleu à l’angle gauche de l’œil gauche et un point bleu au milieu de la joue gauche. En 1933, son confrère parisien signale, quant à lui, un point de tatouage entre le pouce et l’index droits19.

• 20 Claire-Lise Gaillard, « Feuilleter la presse ancienne par gigaoctets » dans Andreas Fickers, Valéri (...)
• 21 Arlette Farge, Vies oubliées. Au cœur du xviii^e siècle, Paris, La Découverte, 2019.
• 22 Hélène Duffuler-Vialle, « L’affaire du crime du “Lion d’Or”. Un exemple de traitement judiciaire de (...)
• 23 « À la fête de Plaisance. Des “voleurs à la tire” qui n’ont pas dix ans ! », Le Journal, 30 avril 1 (...)
• 24 Martine Kaluszynski, « Alphonse Bertillon et l’anthropométrie judiciaire. L’identification au cœur (...)
• 25 Philippe Artières, La Police de l’écriture. L’invention de la délinquance graphique, 1852-1945, Par (...)

18L’histoire aurait pu s’arrêter là et Jeanne Poulaléon n’aurait été qu’une note de bas de page. Elle aurait servi, conjuguée à plusieurs autres femmes, à illustrer des phénomènes intéressants : l’étonnante banalité de tatouages de points dans la première moitié du xx^e siècle ; la fragilité d’encres qui s’estompent souvent. Mais c’est tout. Cependant, dans une démarche prosopographique, je m’efforce d’effectuer des recherches complémentaires sur les femmes de ce corpus de thèse. L’opération est à la fois aléatoire et chronophage : « Bien que le numérique nous donne les outils pour mesurer la profondeur des fonds, rien n’est plus simple que de s’y perdre20 » rappelle Claire-Lise Gaillard. Presse ancienne, arbres généalogiques, extraits de romans anciens, inventaires de fonds et, parfois, travaux de chercheur.euses de tous les horizons sont maintenant à la portée d’une recherche internet. Les résultats sont souvent décevants : pour la plupart des femmes tatouées des prisons françaises, Arlette Farge parlerait de « vies oubliées »21. Et puis, parfois, il y a un heureux hasard. C’est probablement une preuve supplémentaire de l’importance du dépôt des travaux de recherches en ligne et de l’open access. Il ne m’a fallu que quelques minutes sur un moteur de recherche pour mettre la main sur l’article qu’Hélène Duffuler-Vialle a consacré à l’affaire du « Lion d’Or » dans La Revue du Nord, en 201222. Tout d’un coup, Jeanne Poulaléon a cessé d’être un simple nom : elle a commencé à vivre. Grâce au travail acharné d’une collègue que je ne connaissais pas encore, je pouvais la suivre du Bon Pasteur de Sens à la ville dans laquelle je vivais depuis des années déjà : Lille. La brèche était ouverte, j’étais prise au jeu. D’un article de presse à l’autre, je me suis acharnée à compléter le portrait déjà brossé par Hélène Duffuler-Vialle de quelques autres anecdotes : Jeanne Poulaléon, âgée de dix ans, en voleuse à la tire dans le Paris de 1909, Jeanne Poulaléon brisant des vitres dans un débit de boisson de Brest, en 192123… Il y a un avantage tout particulier à travailler sur le xix^e et le premier xx^e siècles : alors que l’identification des criminel.les et des délinquant.es se trouve « au cœur de l’ordre républicain24 », la presse, les dossiers de procédure et autres participants d’un « ordre nouveau de l’écrit25 » permettent de documenter quelques vies à des échelles inédites. Bien sûr, malgré l’ivresse de la découverte, il faut se garder de donner une importance démesurée à quelques profils très médiatiques, par simple effet de source.

• 26 Guy Zelis, « Vers une histoire publique », Le Débat, n°177, p. 153-162.
• 27 Marc Renneville, « Criminocorpus, le portail sur l’histoire de la justice, des crimes et des peines (...)
• 28 « Entretien avec Michelle Perrot. De la Sorbonne à Jussieu, l’histoire sociale de la justice », You (...)
• 29 « Archives sensibles. Entretien avec Arlette Farge », YouTube. Criminocorpus, 25 octobre 2022, URL  (...)
• 30 « Histoire | Polices Justices Crimes Peines », YouTube. Criminocorpus, URL : https://www.youtube.co (...)
• 31 Par exemple : « Au bureau des affaires occultes. Entretien avec Eric Fouassier », YouTube. Criminoc (...)

22La réalisation d’un documentaire s’inscrit dans une démarche d’histoire publique : à l’heure des humanités numériques où « les rapports des productions culturelles […] avec les médias traditionnels ou électroniques […] sont transformés par l’Internet », les historien.nes sont appelés à être « sollicité[s] pour leur capacité à traiter les traces du passé »26. La diffusion des recherches sur l’histoire de la justice, des peines et des crimes au-delà de la sphère académique et universitaire est au cœur du projet de Criminocorpus depuis 200327. Pour ce faire, des outils ont été créés pour favoriser une rencontre entre les citoyen.nes et les universitaires : le musée d’histoire de la justice avec ses expositions et sa bibliothèque virtuelles, adossé à une revue scientifique à comité de lecture. Ces dernières années, Criminocorpus a développé une politique de valorisation du patrimoine sombre via les visites filmées d’établissements de peine et de palais de justice depuis 2010. Face à la popularité des vidéos « historiques » au contenu parfois sérieux, parfois douteux, par des youtubeur.euses professionnel.les, Criminocorpus a tenu à proposer une alternative académique. La plupart de ces vidéos ont été réalisées par Hervé Colombani, un professionnel qui, depuis 20 ans, travaille à la réalisation de documentaires et de reportages notamment pour le CNRS. Il a traité de thématiques scientifiques allant des sciences de la nature (physique, chimie) aux sciences sociales (ethnologie, anthropologie), avant de s’orienter vers l’histoire de la justice, des crimes et des peines. Avec Criminocorpus, il a réalisé de grands entretiens avec des historien.nes considéré.es comme majeur.es, dont Michelle Perrot28 et Arlette Farge29, mais aussi des visites de prisons filmées juste avant leur fermeture30 avec Jean-Lucien Sanchez, historien à la Direction de l’Administration pénitentiaire et membre de Criminocorpus. Ces vidéos ont suscité un intérêt auprès du public et ont fait des milliers de vues. En outre, il a réalisé des documentaires sur l’histoire de la police avec Pierre Piazza31, lui aussi membre de Criminocorpus.

• 32 ANR-HLJPGenre. Rapports sociaux de sexe et systems juridiques et judiciaires. Carnet Hypothèses, UR (...)

23L’idée d’un documentaire sur le crime du « Lion d’Or » a émergé dans le cadre d’une discussion entre Hervé Colombani, Sophie Victorien, Marc Renneville et Hélène Duffuler-Vialle en 2022. Elle s’inscrivait à la fois dans ce projet mené par Criminocorpus et dans le cadre de l’ANR HLJPGenre (2022-2025), qui regroupe un collectif de chercheur.euses autour de l’analyse des rapports sociaux de sexe existants dans les systèmes juridique et judiciaire répressifs en France, depuis la Révolution jusqu’à nos jours32.

• 33 Hélène Duffuler-Vialle, « “Mauvaises filles”. Déviantes et délinquantes XIX^e-XXI^e siècles », Crimin (...)

24Les Archives départementales du Nord, avec lesquelles nous avons déjà travaillé sur des projets de valorisation33, ont été sollicitées. Le projet a reçu l’accueil enthousiaste de Marine Vasseur, responsable de l’action culturelle et éducative, d’Élise Benoit, du service de valorisation, ainsi que l’autorisation exceptionnelle de la directrice Mireille Jean de filmer la salle de lecture et le magasin des archives en dehors des heures d’accueil du public. Cela nous a permis de présenter le travail de stockage des dossiers d’archive, mais aussi le fonctionnement de ce service public indispensable à la recherche et à la connaissance du patrimoine.

• 34 Étienne Hervier, « La Griffe », Détective, 2 février 1933, https://criminocorpus.org/fr/bibliothequ (...)

29Au cœur de ce projet, il y a une volonté de sensibiliser le public au travail des historien.nes. Nous avons voulu mettre l’archive elle-même au cœur du récit, dans sa matérialité. Il fallait montrer visuellement que, avant que n’en émerge un récit né du travail de l’historien.ne, il existe un dossier conservé aux Archives départementales du Nord très volumineux, composé de multiples pièces de procédure et de documents épars, sorte de puzzle qu’il faut reconstituer et compléter d’autres archives dénichées ailleurs. Pour la réalisation de ce documentaire, Jeanne Barnicaud a découvert des articles de presse - Détective et Police Magazine - traitant de l’affaire au sein de la bibliothèque virtuelle du musée Criminocorpus34. Montrer concrètement les documents dans la réalisation du documentaire ne sert pas seulement à illustrer visuellement le propos et à donner une dynamique au récit. Il s’agit également de souligner le sérieux de la démarche d’analyse scientifique par un retour systématique aux sources, et donc à sensibiliser le public sur l’importance des références dans la construction d’un récit historique. En outre, la construction du documentaire dévoile les méthodes de recherche et les différentes étapes du travail des chercheur.euses : découverte de l’archive, intuitions, questions de recherche, problématique, analyses et résultats. Dans le crime du « Lion d’Or », ce sont deux enquêtes qui sont présentées : celle de l’affaire elle-même, de la police et des magistrats instructeurs qui tentent de résoudre le mystère de ce meurtre et celle des historien.nes qui analysent le dossier.

• 35 En 2019, Sébastien Landrieux a commencé à regrouper la matière des archives judiciaires dépouillées (...)

32Dans le même esprit, Sébastien Landrieux a choisi une autre manière de valoriser ce patrimoine sombre : des visites guidées des espaces homosexuels lillois d’autrefois35. Dans ces visites, certaines des stations, liées à des scandales, permettent de ramener les visiteurs au plus près du vécu des individus. Ces affaires, au nombre de quatre, permettent également de jouer la carte du fait-divers : racoleuse, elle est aussi nécessaire pour dynamiser la visite. Parmi ces quatre stations, les visiteur.euses s’arrêtent au sein de l’impasse-du-Lion-d’Or, qui provoque généralement un certain émoi. Elle s’inscrit dans une partie du Vieux-Lille restaurée, propre et touristique ; mais elle étonne, avec ses murs couverts de graffitis, son sol jonché d’herbes folles et servant occasionnellement de dépôt d’ordures sauvage. Inconnue des Lillois.es, non restaurée, laissée à l’abandon, mal éclairée la nuit tombée, l’ambiance est directement posée. Au-delà de l’accroche sensationnaliste, cette visite, à l’instar du documentaire, permet de sensibiliser la/le visiteur.euse au vécu homosexuel et participe à la construction d’une mémoire des marges. En effet, les questions posées dans le cadre de l’affaire du crime du « Lion d’Or » touchent généralement au contexte homosexuel, et bien moins souvent au meurtre. L’objectif mémoriel se nourrit également d’un autre phénomène : son autoconstruction. En effet, il arrive que des visiteurs.euses concerné.es profitent d’une station pour dévoiler une anecdote, une expérience ou un souvenir rapporté.