• 1 À la Ferme de champagne, rue des palombes, 91600 Savigny-sur-Orge
• 2 Comme le note Caroline Soppelsa, historienne de l’architecture, la sauvegarde du patrimoine judicia (...)
• 3 En l’occurrence l’École Nationale de Protection judiciaire de la jeunesse (Ministère de la justice)

1En France, il existe un seul lieu consacré à l’histoire de la justice des enfants et ce au sein même d’une institution judiciaire toujours en activité. Cet espace inauguré il y a vingt ans, au sud de Paris1, n’est pas à proprement parler un musée mais plutôt un lieu de mémoire et d’histoire dédié à l’enfance en justice. Un centre unique2, original, valorisé par une administration non culturelle3 afin de faire découvrir à un public varié les deux derniers siècles de l’histoire de l’enfance « irrégulière » dans un patrimoine conservé.

• 4 Voir les cours et séminaires proposés par Mathias Gardet et Samuel Boussion à l’Université Paris 8 (...)
• 5 Jean-Claude Farcy, L’histoire de la justice française de la Révolution à nos jours : trois décennie (...)
• 6 Michel Foucault, Surveiller et punir. Naissance de la prison, Paris, Gallimard, 1975 ; Michelle Per (...)
• 7 Henri Gaillac, Les maisons de correction. 1830-1945, Paris, Cujas, 1971. Cet ouvrage est considéré (...)
• 8 Le Centre de Formation et de Recherche de l’Éducation Surveillée (CFRES), voir pour une histoire de (...)
• 9 Cette association, créée en 1991, par des professionnel-le-s de l’Éducation surveillée a pour objec (...)
• 10 Jacques Bourquin, tour à tour éducateur, directeur et formateur à l’Éducation surveillée/PJJ est un (...)
• 11 Michel Chauvière, Enfance inadaptée, l'héritage de Vichy, Paris, Éditions ouvrières, Coll. Politiqu (...)

2Cette réalisation correspond à l’évolution de l’historiographie de la justice des enfants depuis les années 1990. Si cette thématique est aujourd’hui largement enseignée par les historiens français4, elle a pris son essor il y a moins de 20 ans5. L’origine des premiers travaux se situe dans la suite des recherches sur la Justice6, lorsque quelques professionnel-le-s du secteur de l’enfance se sont intéressés à l’histoire des institutions dans lesquelles ils/elles exerçaient. L’ouvrage pionner du magistrat Henri Gaillac7, les études menées par le centre de Vaucresson8^, affilié au CNRS, puis la création de l’association pour l’histoire de la protection judiciaire des mineurs (AHPJM)9, ainsi que les écrits de son président Jacques Bourquin10 et de ses adhérents11 ont permis une connaissance, puis une reconnaissance de la richesse des archives et des sources du secteur. C’est sous leur impulsion que d’une part une revue scientifique a vu le jour en collaboration avec le Centre National de Formation et d’Études de Vaucresson, afin d’offrir une tribune à l’histoire de l’enfance « irrégulière » :

• 13 Christian Sanchez, Dominique Tuberlin La ferme de Champagne, une histoire au pluriel, CNFE-PJJ, 199 (...)
• 14 Mathias Gardet est historien, professeur à l’Université Paris 8, concepteur du centre d’exposition (...)
• 15 Phrase tirée de l’invitation pour l’ouverture du centre d’exposition, décembre 2002.

3Et que d’autre part, toujours à leur initiative un projet muséographique a été proposé à la direction de la Protection Judiciaire de la Jeunesse en 2000. C’est en revanche un peu par hasard que ce parcours muséographique a élu domicile dans un lieu patrimonial, c’est pourtant ce qui lui donne toute son originalité et sa force. En effet concomitamment au désir de créer cet espace d’histoire, s’est célébré le cinquantenaire du centre d’observation de la région parisienne (COPES de Savigny-sur-Orge)13. Cela a permis de découvrir qu’il restait des traces architecturales remarquables de cette institution, datant de son ouverture (1945). Un couloir d’accueil, des cellules, des serrures, des graffitis, des dossiers judiciaires individuels, etc… Les murs authentiques, un espace traversé par plusieurs milliers de jeunes et un domaine accueillant toujours un accompagnement éducatif. Il fût évident pour l’historien Mathias Gardet et le scénographe Jean-Pierre Baudu14 que la Ferme de Champagne était le lieu idéal pour : « permettre à ceux qui vivent ou sont appelés à vivre dans ces établissements de s’approprier et de mieux comprendre leur histoire […] mais aussi pour interpeller ceux qui n’y sont jamais venus, bousculer les images toutes faites et redonner à cette histoire toute sa place15. »

• 16 Les différentes recherches estiment que ce sont environ 20 00 jeunes garçons qui ont été observés a (...)
• 17 La Ferme de Champagne héberge en 2022 au sein de la PJJ, un lieu de placement (CEF), un lieu de for (...)

6Le centre d’exposition est installé dans un site particulier, un lieu chargé d’histoire. En effet, le plateau de la Ferme de Champagne à Savigny-sur-Orge appartient au Ministère de la Justice depuis septembre 1945. Des dizaines de milliers16 de jeunes gens y ont été pris en charge, une partie du domaine est toujours la propriété de la Protection judiciaire de la jeunesse et héberge un Centre éducatif fermé, ainsi qu’un service d’insertion professionnelle.17

• 18 Michel Chauvière, op. cit., p.163.
• 19 Voir entre autres l’article d’Annick Ohayon, « La psychologie clinique en France. Éléments d'histoi (...)
• 20 Un des premiers juges des enfants dans la France de 1945 jusqu’en 1954. Voir notice biographique su (...)
• 21 En France cette doctrine est défendue entre autres par Marc Ancel. Elle est aussi très répandue en (...)

7À la Libération, avec la rédaction de l’Ordonnance du 2 février 1945, la justice des enfants se réclame résolument éducative, elle souhaite effacer autant faire se peut son versant correctif. Nous sommes là dans la suite logique d’un « demi-siècle d’action sociale de la magistrature »18^. Les spécialistes de l’enfance autant du côté de la Justice que de la Santé ou de l’Éducation s’accordent à préférer les termes « d’enfance inadaptée »19 à ceux « d’enfance délinquante ». Il faut signifier que l’acte posé est essentiellement un symptôme (social, familial, psychologique). Il est nécessaire de se pencher sur les origines de l’infraction afin que la récidive soit évitée et le traitement trouvé. Jean Chazal20 insiste sur ce principe en se référant à la philosophie de la défense sociale nouvelle21 :

• 24 L’établissement est non-mixte jusqu’au milieu des années 1980. Il existe un centre d’observation ré (...)
• 25 Hélène Campinchi, « L’ordonnance du 2 février 1945 relative à l’enfance délinquante », Revue de l’É (...)

9Dans ce contexte l’Éducation surveillée décide d’ouvrir un centre d’observation accessible du Tribunal pour enfants de la Seine, elle choisit les terrains de Savigny-sur-Orge, offerts par l’Éducation nationale. Le COPES (Centre d’observation public de l’Éducation surveillée) a pour mission d’accueillir des jeunes garçons24 placés par les Juges des enfants pour une observation pluridisciplinaire de trois mois. Il s’agit de réunir le maximum d’informations sur le mineur afin d’aider le magistrat dans sa prise de décision. Ce fonctionnement va de pair avec l’idée que « […] le tribunal pour enfants, en possession d’une enquête sociale, d’un examen médical, ou médico-psychologique, ainsi que d’un rapport d’observation, soit en mesure de bien juger le mineur et de lui appliquer la mesure la plus conforme à son intérêt », comme l’écrit l’une des rédactrices de l’Ordonnance de 1945, Hélène Campinchi25.

• 26 Euphémisme utilisé à l’époque du COPES pour désigner ce qui en fait apparaît aujourd’hui comme des (...)

12Un long couloir de plus de vingt mètres, quatorze « chambrettes »26 réparties de droite et de gauche, mesurant chacune moins de cinq mètres carrés, avec un système de fermeture de portes centralisé. Voici le décor dans lequel les concepteurs ont installé le cœur de la scénographie, la toile de fond de la collection permanente « Enfants en justice ». Suite à une présentation chronologique de l’histoire de la justice des enfants, les visiteurs découvrent cette ambiance particulière, ce patrimoine spécifiquement carcéral. Le parcours muséographique est construit de manière à ce que chacun puisse pénétrer dans toutes les cellules et puisse y découvrir quatorze thèmes de l’histoire de la justice des enfants. Ainsi sont développés des chapitres tels que le « jugement », la « condamnation », « l’évasion », la « rébellion », la « rédemption », la « punition », la « confession », l’« observation », le « comptage »…

• 27 Voir la richesse historique des graffitis pénitentiaires dans l’article de Jean-Claude Vimont, « Le (...)
• 28 En référence à l’appel initié par ces deux historiens pour une conservation du patrimoine carcéral (...)

14D’une part, cet espace plonge les visiteurs dans un patrimoine carcéral, d’autre part il offre une perception précise du quotidien des enfants placés. La grande originalité de la scénographie étant de se déployer à l’endroit même où les adolescents du centre d’observation étaient accueillis ; ils sont là tout proches, à travers leurs effets personnels – confisqués à leur arrivée et retrouvés, pour certains, cinquante ans après dans le grenier – leurs graffitis27, leurs correspondances (régulièrement confisquées), et tous les cahiers remplis à la demande des éducateurs et psychiatres. Il s’agit ici de proposer non seulement une histoire institutionnelle (lois, lieux, professions), mais également d’évoquer la mémoire des anciens placés, de les remettre au cœur de cette histoire dans une démarche proche de ce que proposent les historiens Philippe Artières et David Niget. C’est-à-dire la volonté de redonner une place à ses « sans voix » que sont les détenu.e.s, et les justiciables dans l’histoire générale de notre société28.

• 29 Voir pour une présentation complète de ces archives, Mathias Gardet, « Présentation du dossier », d (...)

16En effet, les archives du COPES constituées de milliers de dossiers individuels d’observation29 permettent d’entendre ces jeunes gens. Ces dossiers nominatifs recueillent les documents élaborés au cours du placement de chaque mineur en observation. On y retrouve, entre autres, les cahiers où ils doivent rédiger des rédactions aux sujets variés : « Qu’as-tu pensé en arrivant à Savigny ? », « Que feriez-vous si vous aviez le pouvoir de vous rendre invisible ? », « Si vous aviez le pouvoir de réaliser trois vœux lesquels choisiriez-vous ? », « Que supportes-tu le plus difficilement ? » L’audace, la malice, ou la souffrance de ces adolescents ressortent de ces textes écrits souvent d’un tracé maladroit et avec une orthographe approximative. Ainsi Robert note en 1959 :

• 33 Voir Véronique Blanchard, Mathias Gardet, « Dessinez votre vie en 6-8 cases ». La bande-dessinée ex (...)

20Ces exercices notés, évalués, commentés par les psychiatres du COPES ont pour objectif l’élaboration de la synthèse adressée au magistrat. Aujourd’hui, exposées sur les murs, ces « œuvres » nous offrent une fenêtre sur les sentiments et le quotidien d’adolescents vivant dans les années 1950 et 1960. Ils évoquent leur placement, leur famille, la justice, le travail, les loisirs, l’amour ou l’avenir. Tous ces documents sont les pièces maîtresses de l’exposition et retracent de manière sensible, la douloureuse et complexe histoire des institutions pour mineur-e-s de justice du côté des intéressés33.

• 34 Pour les détenus adultes il y a une réticence forte de l’opinion public à reconnaître le vécu et la (...)

21À la différence des lieux de privation de liberté pour individus majeurs, il est ici plus simple pour les visiteurs d’accepter et de ressentir la souffrance des « détenus »34. La force des archives de la justice des mineurs est de montrer qu’il s’agit d’enfants comme les autres. Les jeunes garçons placés en observation à Savigny-sur-Orge conservent dans leur portefeuille la photographie de leur mère ou de leur amoureuse, sont fans des chanteurs et chanteuses yéyé et rêvent eux aussi d’un avenir meilleur. 

• 35 Expression tirée dans Nathalie Heinich, La Fabrique du patrimoine : de la cathédrale à la petite cu (...)

22Pour ne pas rester dans « l’émotion patrimoniale »35, les visites au centre d’exposition sont toujours des temps médiatisés et pensés comme des outils pédagogiques. Certains sont même construits comme des séquences de formation. Il ne s’agit pas de faire sensation, mais bien plutôt de faire histoire.

• 36 Voir pour le déroulé chronologique et les principaux temps de cette histoire, Veronique Blanchard, (...)

25Les visites sont interactives et conçues comme une introduction à l’histoire de la justice des mineur-e-s. Les différentes étapes de l’organisation de cette justice spécifique sont présentées (de la prison d’enfants de la Petite Roquette à la colonie mythique de Mettray, en passant par la loi de 1850, ou les campagnes de presse contre les bagnes d’enfants de l’entre-deux-guerres…)36. Centré sur une approche diachronique du XIX^e siècle aux années 1970, le centre d’exposition est aussi ancré dans le temps présent. Les échanges tout au long de la visite provoquent des allers-retours constants entre débats d’aujourd’hui et questions soulevées hier. Les matériaux de l’histoire autorisent un regard distancié sur l’actualité, évitant d’enfermer la discussion dans des prises de position partisanes.

• 37 Exposition présentée au centre d’exposition en 2011-2012, titrée « Les professionnel.le.s de la jus (...)
• 38 Exposition présentée au centre d’exposition en 2015, titrée « Mauvaises filles. Déviantes et délinq (...)
• 39 Exposition présentée au centre d’exposition en 2019, titrée « L’Autre au pays de la justice des enf (...)

26D’autre part, le centre d’exposition conçoit et réalise une exposition thématique tous les deux ans. L’objectif est alors d’éclairer un angle particulier de cette histoire de la justice des enfants. Ainsi, un espace réservé permet une scénographie ludique et variée, s’appuyant tant sur des décors spécifiques que sur la valorisation de ressources archivistiques et documentaires rares. Il a été possible dans ce cadre de réfléchir et de présenter dans les murs de Savigny des expositions autour de l’histoire des professionnel.le.s de la protection de l’enfance depuis le XIX^e siècle37, ou sur les particularités de la déviance et délinquance féminines juvéniles38, dernièrement c’est la question de l’altérité qui a été historicisée dans le cadre spécifique de la justice des enfants39.

• 40 En particulier l’Association pour l’histoire de la justice des mineurs (AHPJM), l’Université Paris (...)

27Pour toutes ces facettes et ces activités, il faut insister sur le choix qui a été fait de privilégier l’intervention de conférencier.ère.s qui soient formé.e.s à l’histoire et au travail social. La constitution pour toutes créations d’un comité scientifique réunit des universitaires et des partenaires associatifs40. Il s’agit d’être des passeurs d’histoire et non les porteurs d’une histoire dite officielle ou institutionnelle. C’est une démarche comprise et acceptée par le ministère de la Justice et en particulier par la Protection judiciaire de la jeunesse et son École. Évoquer l’histoire et en cela parler au passé n’empêche en rien, voire aide, les visiteurs à s’interroger sur le présent.

• 41 Termes régulièrement utilisés par les témoins qui reviennent à Savigny-sur-Orge.
• 42 La première promotion d’éducateurs et d’éducatrices commencent leur formation initiale à Vaucresson (...)
• 43 Véronique Blanchard, Mathias Gardet, La parole est aux accusés…, op. cit.

31Il est indispensable de proposer à ces témoins un accueil spécifique à Savigny. Nous avons rapidement réalisé que nous devions à la fois leur donner un libre accès à l’espace, mais également les accompagner afin qu’ils inscrivent leur histoire individuelle dans la « grande » histoire. Il nous semble primordial que ces anciens connaissent le contexte judiciaire des années 1945-1965 pour mieux cerner les conditions de leur placement. La majorité des hommes que nous avons rencontrés sont persuadés qu’ils méritaient les conditions sévères de leur observation. Ils ont intégré l’idée qu’ils étaient des « têtes dures » qu’il fallait « les mater »41. Les études historiques permettent de rappeler que si la majorité des garçons placés à Savigny ont commis des délits, enfreint la loi, ils sont néanmoins considérés par la justice des enfants comme des êtres en construction à comprendre et éduquer. Leurs placements à Savigny-sur-Orge (jusqu’aux années 1960) se déroulent dans une institution récente, où les professionnels ne sont pas encore tous formés42. Les méthodes éducatives prônées, en particulier par l’ordonnance de 1945, ne sont pas toujours une réalité sur le terrain. Ainsi la volonté d’une expertise sociale et psychologique neutre et bienveillante est loin d’être aboutie à Savigny-sur-Orge43. Ces différents éléments permettent à notre sens de mettre en perspective les conditions du placement en observation entre les années 1945 et 1965. Ils donnent aux anciens les moyens de mieux comprendre les circonstances précises de leur expérience.

• 44 Ces dossiers individuels sont la mémoire du temps de placement au Centre d’observation de Savigny-s (...)
• 45 Loi du 2 janvier 2002 rénovant l’action sociale et médico-sociale (JO 03/01/02) garantissant notamm (...)
• 46 Il nous est arrivé que certains hommes découvrent des pans de leur histoire familiale à la lecture (...)

32Le second temps de l’accueil à Savigny pour ce public particulier, en lien avec les archives départementales de l’Essonne, est de leur proposer un accès à leur dossier personnel44, dont souvent ils ignorent l’existence. Cet accompagnement prévu par la loi45, est délicat, mais primordial. Il s’agit dans le cadre d’un lieu de mémoire de récupérer les archives nominatives du centre d’observation et de permettre leur lecture exhaustive aux « premiers concernés ». Là encore, l’entreprise n’est pas sans écueil. Il est parfois délicat d’affronter les termes dépréciatifs ou les « secrets de famille »46 déposés dans ces liasses. Cependant, l’expérience montre que ces moments d’appropriation sont également des temps de réparation et de transmission. En effet, il n’est pas rare, que suite à une première visite, les « anciens » reviennent avec leur épouse, ou leurs enfants, voire petits-enfants.

• 47 Voir par exemple le film documentaire de Valérie Manns Les enfants perdus, ou le témoignage de M. D (...)
• 48 Ateliers de rencontre organisés dans le cadre des visites au centre d’exposition « Enfants en justi (...)

33Enfin, ces accueils spécifiques nous ont permis de réunir des témoignages précieux rassemblés sous des formats divers (documentaires, articles...)47 et également d’offrir la possibilité à des jeunes d’aujourd’hui de discuter avec les anciens d’hier et de se confronter par exemple à la question de l’enfermement, ou de l’altérité48.