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1Historienne spécialiste de la répression du mouvement nationaliste algérien, Sylvie Thénault explore un autre aspect de la guerre d’indépendance algérienne (1954-1962) en publiant Les ratonnades d’Alger, 1956. À travers une enquête minutieuse, elle reconstitue et analyse un évènement méconnu de l’histoire du conflit : les lynchages et les meurtres de civils algériens par des civils français d’Algérie, à Alger, le samedi 29 décembre 1956. Ces violences de masse sont commises en représailles à l’assassinat d’Amédée Froger, le président de la Fédération des maires du département d’Alger, perpétré la veille. En choisissant de conserver le mot « ratonnades » pour caractériser cet épisode meurtrier, la chercheuse rappelle qu’il « évoque une forme de violence propre au contexte algérien, apparemment ordinaire ; et ce, avant de faire sens en métropole. » Elle ajoute : « Pour répugnante que soit l’insulte qui l’inspire, grâce à elle, même, en réalité, il nomme efficacement les violences qu’il désigne. Il en exprime la dimension raciste » (p. 15). En effet, créé à partir de l’injure raciste de « raton », le mot s’impose d’abord pendant le conflit pour désigner des violences, en Algérie, dont sont victimes les Algériens. Il est ensuite repris pour la métropole, par des journalistes et militants anticolonialistes, pour dénoncer le massacre du 17 octobre 1961 à Paris.

2 Si le titre place la focale sur un évènement d’une extrême violence, qui n’a duré que quelques heures dans le centre-ville d’Alger, il ne résume pas le livre. En effet, pour rendre intelligible cette après-midi et cette soirée du 29 décembre 1956, Sylvie Thénault a construit une habile trame narrative, décomposée en trois parties. Ce triptyque compose à lui seul un véritable tableau de la société coloniale du milieu du XX^e siècle avec ses inégalités raciales et sociales. En croisant les études des géographes de l'époque et les archives, elle parvient à réinscrire l’ensemble des protagonistes et des victimes dans les espaces sociaux et géographiques dans lesquels ils évoluent. Par ailleurs, ne se limitant pas aux premiers mois du conflit, elle retrace dans la mesure du possible leur trajectoire biographique en amont, montrant ainsi comment différents acteurs sont pris dans l’engrenage d’une guerre de décolonisation.

3 Le récit débute par une reconstitution de l’assassinat d’Amédée Froger le 28 décembre 1956. Pour rendre à cet attentat toute son importance symbolique, Sylvie Thénault a fait de la première partie du livre une biographie de la victime. Les indépendantistes algériens viennent d’exécuter l’un des élus locaux les plus puissants, l’une des figures du mouvement défendant la domination coloniale française en Algérie. Amédée Froger est né dans la colonie en 1882. Sa mère y est née également. Son père, lui, a immigré une quinzaine d’années plus tôt. S’il est issu d’un milieu modeste, il connait une ascension sociale rapide. Après des études de droit à la faculté d’Alger, il épouse en 1906 Magali Simian, membre d’une famille de la haute bourgeoisie de la ville. Sa carrière professionnelle est entrecoupée par la Première Guerre mondiale. Mobilisé en métropole dans l’aviation, il en revient invalide à 75%. À son retour, il reprend les fonctions d’actionnaire et de gérant d’un domaine agricole, spécialisé dans la viticulture intensive et localisé à proximité de Boufarik, dans la Mitidja, une plaine fertile dont les propriétaires algériens ont été expropriés pendant la conquête française. Puis, le domaine ayant fait faillite, il travaille pour la Compagnie des phosphates de Constantine qui commercialise des engrais. Sa vie est partagée entre Alger et Boufarik. Dans la capitale coloniale, une ville particulièrement ségréguée, il réside rue Michelet, dans le quartier européen le plus riche. Dans la seconde commune, il officie à la mairie, qu’il dirige à partir de 1925. Grâce à un système électoral qui permet aux Français, minoritaires démographiquement, d’être majoritaires dans les assemblées locales, il fait de Boufarik son bastion politique : il en est le maire, le conseiller général et le délégué financier. Après la Seconde Guerre mondiale, il préside en continu la Fédération des maires du département d’Alger. Enfin, en 1948, il devient le vice-président de l’Association des maires de France, d’Algérie et de l’Union française. Quand éclate la guerre d’indépendance, il est âgé de 72 ans mais son influence politique est certaine. Il s’engage alors dans le mouvement de défense de l’Algérie française qui se structure. Il fait partie de ceux qui font pression sur le gouvernement français pour réclamer, sans cesse, l’intensification de la répression et pour refuser toute réforme politique. Il est ainsi l’un des organisateurs du 6 février 1956, manifestation bien connue contre Guy Mollet, président du conseil, et le général Catroux, éphémère ministre-résidant de l’Algérie. Ainsi, son assassinat ne devait rien au hasard : pour les indépendantistes, Amédée Froger constituait une cible de premier plan.

4 La deuxième partie du livre est consacrée aux ratonnades du 29 décembre 1956, survenues le lendemain de l’assassinat de Froger. Celles-ci sont réinscrites plus largement dans les violences de la guerre dans la région d’Alger et dans un contexte de grande instabilité politique à Alger même. Son meurtre intervient d’abord après de nombreuses violences dans la commune qu’il dirige. Par exemple, dans la nuit du 6 au 7 juillet 1956, plusieurs Algériens ont été abattus à Boufarik. L’Unité territoriale du bourg, composée d’habitants mobilisés quelques jours par mois dans l’armée, est mise en cause pour ces meurtres. Dans les semaines qui suivent, Sylvie Thénault retrace un enchaînement de violences à Boufarik, entre Français et Algériens : une succession d’incendies volontaires, de sabotages et d’expéditions punitives a lieu. En parallèle, depuis l’été 1956, la capitale coloniale est le théâtre d’attentats commis par des militants pro-indépendance et par des activistes pro-Algérie française. Les premiers visent des membres des forces de l’ordre et des civils français. Les seconds s’attaquent à des civils algériens. En outre, le gouvernement français et ses représentants en Algérie font l’objet d’une vive contestation depuis plusieurs mois, lors de violentes manifestations de rue, par les partisans de l’ordre colonial. Enfin, une tentative de putsch par des militaires n’est pas à exclure : un complot d’un des dirigeants de l’armée en Algérie, le général Faure, vient d’être révélé. À Alger, les autorités civiles vivent donc dans la crainte permanente d’un coup de force. Lorsque Froger est assassiné, elles craignent que son enterrement constitue une fenêtre d’opportunité pour des opposants politiques. Ses funérailles sont donc organisées dans l’urgence pour ne pas laisser le temps aux groupes militants de préparer une action coordonnée. Par ailleurs, le service d’ordre est pensé dans le but de séparer les quartiers européens des quartiers algériens, dont la Casbah. Il s’agit d’éviter que des ratonnades aient lieu à l’occasion de l’enterrement, comme cela a été le cas lors de précédentes obsèques de victimes françaises d’attentats indépendantistes. Ce dispositif de maintien de l’ordre est rapidement mis en échec. Le cortège funéraire, qui traverse le centre-ville d’Alger en longeant le front de mer, du domicile du défunt au cimetière, vire d’abord à la manifestation contre les autorités françaises. Puis, des petits groupes de manifestants s’attaquent en toute impunité à des Algériens. Ils les blessent, en tuent plusieurs par balles et détruisent des biens qui leur appartiennent, dont des voitures ou des commerces. Des Algériens sont également abattus par les forces de l’ordre. Dans les sources, Sylvie Thénault a relevé soixante-six blessés et six morts algériens. Cependant, à l’instar de la plupart des violences qui visent les Algériens, les archives sont loin d’être exhaustives. L’enquête judiciaire, en particulier, a été conduite avec négligence puis classée sans suite. L’historienne note donc que ce bilan sous-évalue le nombre réel des victimes. Il ne décompte que les blessés soignés dans les principaux hôpitaux d’Alger et les morts constatés par les forces de l’ordre. Il est possible aussi que des personnes tuées ce jour-là n’aient pas été prises en compte : leur corps a pu être emmené, rapporté à leurs proches sans que les autorités françaises n'en aient été informées, ou des victimes ont pu décéder chez elles, des suites de leurs blessures. Face à un bilan chiffré impossible à établir, Sylvie Thénault a travaillé à rendre concrètes ces violences en analysant dans le détail des témoignages, des rapports de police, des articles de journaux, les quelques sons captés pour la radio et les très rares images prises. Elle est parvenue à décrire précisément les gestes de quelques agresseurs, à évoquer les coups reçus par des Algériens et, pour certaines victimes, à restituer des éléments de leur trajectoire biographique. En l’absence de sources à leur sujet, les agresseurs restent, eux, anonymes. L’historienne montre que, pour manifester par la force leur suprématie dans le pays, ils se sont attaqués à des hommes algériens, qu’ils ont surpris sur la voie publique dans leurs déplacements ordinaires, dans leur vie quotidienne.

5 La troisième partie, qui vient clore ce livre, est la biographie de Badeche Ben Hamdi, l’homme condamné à mort et exécuté pour l’assassinat d’Amédée Froger. Autant les sources permettent de restituer avec un certain niveau de détails la trajectoire de vie du second, un notable français, autant elles sont peu disertes au sujet du premier. Son nom exact n’est pas connu, l’administration coloniale considérant qu’il n’a officiellement pas de patronyme. Sa date de naissance est approximative. Il aurait moins de trente ans en 1956. Il est né dans la commune mixte de Bou Saada, dans le douar des Ouled Slimane, dans le nord du Sahara. Il a ensuite gagné Alger, à 300 kilomètres de son lieu de naissance. Comme de nombreux Algériens originaires des espaces ruraux, il s’est installé dans le bidonville de Mahieddine, à une trentaine de minutes à pied de la rue Michelet, le lieu de résidence d’Amédée Froger. Son dossier judiciaire indique qu’il est « sans profession », ce qui signifie qu’il n’a pas profession stable. Cela ne veut pas dire qu’il ne travaille pas. Si sa biographie avant l’assassinat de Froger est difficile à écrire, les derniers mois de sa vie témoignent de la trajectoire d’un Algérien pris dans le processus répressif mis en place par la République française pour faire la guerre aux indépendantistes. Dans la nuit du 25 au 26 février 1957, il est arrêté à son domicile, sur la base d’une dénonciation, par des militaires du 1^er Régiment étranger de parachutistes (REP), qui disposent depuis le mois de janvier des pouvoirs de police. Ce sont eux qui l’interrogent, à la Villa Sésini, l’un des centres de torture de l’armée dans la ville. Ils lui extorquent des aveux. L’enquête progressant, la justice civile est dessaisie au profit de la justice militaire, les Tribunaux permanents des forces armées (TPFA) ayant compétence pour juger les militants indépendantistes. Après avoir été incarcéré à la prison de Barberousse et désormais assisté par des avocats commis d’office, Badeche Ben Hamdi revient sur ses aveux lorsqu’il est présenté au juge d’instruction militaire. Il explique qu’ils ont été obtenus sous la torture et il clame son innocence. Jusqu’à son exécution, il ne cesse de se dire innocent. Gisèle Halimi, son avocate lors du procès, est d’ailleurs restée convaincue de l’innocence de Badeche Ben Hamdi. Malgré ses dénégations et la fragilité du dossier de procédure, il est condamné à mort par le TPFA d’Alger. Son recours en grâce est rejeté par le Président de la République, René Coty. Il est guillotiné dans la cour de la prison d’Alger le 25 juillet 1957. Le meurtre pour lequel il a été jugé n’ayant pas été revendiqué par le Front de libération nationale (FLN), Sylvie Thénault souligne que les pistes existantes conduisent davantage vers le Mouvement national algérien (MNA) de Messali Hadj. Elle note, par ailleurs, que Badeche Ben Hamdi, qui n’est peut-être pas l’assassin, semble avoir été plutôt un sympathisant ou un militant du MNA. Cette piste pour l’attentat et cette sensibilité politique ont leur importance : ils rappellent que, si le FLN l’a emporté, le MNA, son concurrent, a disposé à Alger pendant le conflit d’une base militante.

6 Le livre de Sylvie Thénault, dont la lecture est aisée, est important pour l’historiographie de l’Algérie en situation coloniale et pour celle de la guerre d’indépendance algérienne. Tout d’abord, par ses choix dans l’écriture, Sylvie Thénault montre clairement sa démarche d’enquête et structure son argumentation en donnant à voir les sources et expliquant précisément ce qu’elle en retient. Ainsi, au-delà des apports historiques, son livre permet non seulement de prendre en considération la diversité des sources mobilisables pour travailler sur les premières années de la guerre (les témoignages, la presse, les archives préfectorales, policières, judiciaires ou encore militaires) mais aussi les limites de chacune d’entre elles. Ensuite, il offre des descriptions géographiques et sociales extrêmement riches pour qui souhaite travailler sur les villes d’Alger ou de Boufarik. En outre, la première et la dernière parties constituent des biographies particulièrement intéressantes. Elles éclairent deux trajectoires de vie bien différentes dans la colonie, au milieu du XX^e siècle. Elles montrent comment deux hommes se sont retrouvés impliqués dans la guerre, comment ils ont évolué dans les premiers mois du conflit avant d’être exécutés, l’un par les indépendantistes, l’autre par les autorités françaises.

7Par ailleurs, en plus d’analyser un épisode de violences de masse jusqu’alors méconnu, Sylvie Thénault renouvelle la chronologie des premiers mois de la guerre. En étudiant les engagements politiques d’Amédée Froger et d’autres maires d’Algérie dès l’hiver 1954-1955, la chercheuse montre que les Français d’Algérie sont très lucides, qu’ils comprennent les enjeux du conflit et qu’ils se mobilisent très rapidement face à l’insurrection. Cela bat en brèche le récit répandu sur la surprise qu’aurait constitué pour eux l’éclatement de la guerre et sur leur supposée passivité dans les premiers mois. Ainsi, la mouvance pro-Algérie française ne s’organise pas en réaction à l’insurrection indépendantiste du Nord-Constantinois du 20 août 1955 mais en réaction aux premiers attentats du FLN, dès la fin de l’année 1954. Par ailleurs, alors que le 6 février 1956 est toujours présenté comme une manifestation à part, elle souligne qu’il faut le réinscrire dans un « continuum » de manifestations pro-Algérie française qui débutent fin janvier et ne s’arrêtent que quelques jours plus tard (p. 99). Elle rapporte également l’existence de deux manifestations à caractère indépendantiste d’Algériens dans le centre d’Alger, à l’occasion de funérailles, en février et en mai 1956. Jusqu’à présent, l’historiographie considérait que les premières manifestations algériennes de la guerre à Alger avaient lieu en décembre 1960.

8 De manière plus générale, ce livre est aussi novateur parce qu’il propose d’accorder beaucoup plus d’intérêt aux rapports entre Algériens et Français d’Algérie pendant la guerre. Pour les années qui précèdent le conflit, cette remarque n’a rien d’originale mais, pour la guerre d’indépendance en elle-même, Sylvie Thénault note avec justesse : « Appréhendée au plus près du terrain, la guerre n’oppose pas des entités vagues aux membres indéterminés, armée, police et toutes forces de l’ordre françaises d’un côté, FLN, MNA et organisations partisanes de l’indépendance de l’autre. Les hommes et les femmes en conflit, qu’ils soient acteurs ou spectateurs, protagonistes et/ou victimes, peuvent se connaître. Les Français d’Algérie en sont partie prenante, comme tout le monde » (p. 124). C’est là l’un des grands mérites de ce livre. Les mémoires collectives et l’historiographie ont tendance à réduire les engagements pro-Algérie française des Français d’Algérie à des actions dans les rangs de l’Organisation armée secrète (OAS), dans les derniers mois du conflit, en 1961 et 1962. En retraçant tous les engagements militants d’Amédée Froger ou en analysant sous un angle nouveau des violences commises dans les premières années de la guerre, Sylvie Thénault redonne aux Français d’Algérie une place à part entière dans un conflit qui les concerne au premier chef. Autrement dit, elle observe comment des personnes qui souhaitaient continuer à vivre dans une société coloniale inégalitaire se sont engagés pour la défendre. Ce mouvement a été puissant et elle montre notamment que deux décisions prises par le gouvernement pendant la guerre répondent à ses revendications. L’exécution des indépendantistes condamnés à mort à partir de juin 1956 (p. 112) et le transfert des pouvoirs de police à l’armée en janvier 1957 (p. 226), s’expliquent pour de nombreuses raisons mais il s’agit aussi, pour l’exécutif, de tenter de calmer la contestation du mouvement pro-Algérie française dans la colonie qui ne cesse de le déstabiliser.