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2025

Marie Houllemare, Justices d’empires. La répression dans les colonies françaises au XVIIIe siècle

Paris, PUF, 2024, 442 p.
Julie Marquet
Référence(s) :

Marie Houllemare, Justices d’empires. La répression dans les colonies françaises au XVIIIe siècle, Paris, PUF, 2024, 442 p.

Texte intégral

1Dans cet ouvrage tiré de son travail d’habilitation à diriger des recherches, Marie Houllemare fournit une étude à la fois ample et minutieuse de la justice pénale dans l’empire colonial français au XVIIIe siècle. Avant la guerre de Sept Ans (1756-1763), cet empire compte le Canada, la Louisiane, la Guyane, la Martinique, la Guadeloupe, Saint-Domingue (Haïti), l’île Bourbon (la Réunion), des comptoirs indiens comme Pondichéry et Chandernagor – autant de colonies explorées dans l’ouvrage, ainsi que l’île de France (Maurice) et des comptoirs sur la côte ouest du continent africain. L’ouvrage s’appuie sur un corpus impressionnant d’archives produites par les institutions coloniales ou leurs agents dans ces différents territoires et en métropole : arrêts des conseils souverains (puis supérieurs) des différentes colonies ; divers documents privés, publics ou imprimés produits par des professionnels de la justice ; dossiers de procédure constitués par les tribunaux coloniaux et transmis au secrétariat d’État de la Marine. À partir de cette masse documentaire, Marie Houllemare met en série les décisions des juridictions pour comprendre la manière dont l’autorité de l’État impérial français (et plus largement celle de l’empire colonial français comme formation politique), a été consolidée par la mise en œuvre de la justice pénale.

2Justices d’empires. La répression dans les colonies françaises au XVIIIe siècle s’inscrit en cela dans des courants dynamiques au sein des études coloniales et de la nouvelle histoire impériale. L’ouvrage interroge ainsi la volonté et la capacité d’imposer la justice pénale du royaume de France aux espaces ultramarins, suivant une dynamique centre-périphérie marquée à la fois par les effets-retour des expérimentations coloniales (par exemple discussions à Paris sur le statut des esclaves, ou introduction de l’association entre emprisonnement et travaux forcés aux Antilles dans les années 1730 avant que le dispositif n’apparaisse en métropole en 1748) et par des formes de circulation voire de solidarités entre les colonies elles-mêmes (par exemple les personnes jugées indésirables et « renvoyées » d’un territoire peuvent être interdites de séjours dans différentes colonies). L’ouvrage s’attache en outre à documenter de manière systématique le fait que la racialisation des peines est la première caractéristique de la justice pénale dans les colonies, le droit étant un outil de la hiérarchisation coloniale. Marie Houllemare part pour cela du constat que « les habitants des possessions ultramarines françaises sont soumis à une hiérarchie de statuts individuels fondés sur l’absence de liberté (plus que sur le privilège), qui se fige en un ordre racial » (p. 12). Ce constat, s’il ne s’applique pas aux comptoirs français de l’Inde, permet d’aborder de manière globale et comparée l’ensemble des colonies de plantation sous domination française. Un des grands apports de l’ouvrage se situe précisément dans cette dimension comparative, alors qu’il existe encore peu d’études de cette ampleur sur la justice et le droit coloniaux, les travaux se focalisant le plus souvent sur une colonie ou un sous-ensemble géographique. Marie Houllemare mène ce délicat exercice comparatif avec clarté, en associant données quantitatives et cas détaillés. Cela lui permet d’insister sur le fait que la culture judiciaire et les significations sociales des peines diffèrent selon les colonies et en même temps de dégager des tendances communes. Elle éclaire ainsi deux dynamiques communes à toutes les colonies : celles-ci ont fait usage d’une grammaire pénale métropolitaine ajustée aux situations locales ; elles ont également connu un mouvement d’intégration impériale dans les années 1760, après la guerre de Sept Ans, à travers les réformes judiciaires engagées par la métropole.

3L’étude des dispositifs de répression dans l’empire français est menée à travers sept chapitres thématiques, qui articulent l’étude par le haut des différents espaces coloniaux, des décisions métropolitaines, et de très utiles points de comparaison avec des mécanismes judiciaires de la France moderne, dont Marie Houllemare est spécialiste. Le premier chapitre présente l’organisation de la justice, dans sa matérialité et dans la présence de personnels dédiés, à partir du dernier tiers du XVIIe siècle. Dans les années 1660, des conseils souverains (par la suite appelés conseils supérieurs) commencent à être créés dans les différentes colonies où des magistrats dépendant du secrétariat d’État à la Marine (et non du Chancelier comme en France métropolitaine), qui exerce sur eux un pouvoir de contrôle, rendent justice en dernière instance suivant la coutume de Paris. Ce milieu se professionnalise en partie à partir de réformes engagées dans les années 1760 : ossature institutionnelle et personnels contrôlés depuis Paris apparaissent alors comme des éléments constitutifs de l’empire colonial français. Le second chapitre, consacré à l’exercice de la justice criminelle, dresse le tableau des types d’affaires traitées par les juridictions et montre que la répression ne s’applique pas de la même manière en France métropolitaine et dans les colonies. Dans ces dernières, la justice, racialisée, s’inscrit « dans un régime de violence généralisée » (p. 101). Elle « sur-criminalise » les esclaves et leur réserve des peines d’une extrême brutalité comme des mutilations, des supplices et des exécutions, consolidant ainsi le système esclavagiste. À l’inverse, les Français ou les notables et membres des hautes castes des territoires colonisés, lorsqu’ils sont (rarement) condamnés, échappent aux peines afflictives ou sont condamnés à des peines allégées. Le troisième chapitre porte précisément sur cette « sous-criminalisation » des personnes blanches. Marie Houllemare montre que l’évitement pénal des blancs homicides (absence de condamnation, fuite, clémence royale etc.) permet de maintenir l’autorité du groupe social sur les autres catégories de populations. Les quatre chapitres suivants analysent la manière dont les mobilités, qui sont une préoccupation constante des autorités coloniales, sont saisies, empêchées ou forcées par le régime pénal impérial : d’abord, enchaînements et emprisonnements traduisent la hiérarchisation des condamné.e.s et visent à entraver la capacité de mobilité des esclaves (chapitre 4) ; ensuite, bannissements et « renvois » des colonies touchent les individus considérés comme indésirables ou constituant une menace pour le régime de propriété ou l’ordre politique, esclavagiste, social ou sexuel et dessinent des « circulations punitives » (chapitre 5), tandis que l’éviction de la colonie des planteurs considérés comme « fous » tend à éloigner ce qui est perçu comme une atteinte au fonctionnement des exploitations et au prestige des colonisateurs (chapitre 6) ; enfin, demandes et recours envoyés au Bureau des colonies et au Conseil du Roi en métropole marquent l’intégration des colonies dans un cadre impérial commun (chapitre 7).

4Pour accompagner la lecture de ces riches chapitres, on aurait souhaité que des éléments de contextualisation soient plus systématiquement apportés, à la fois sur les différentes colonies et sur le statut de leurs habitants (part de la population libre tant au début du siècle que dans les années 1760 et les années 1780 ; tableau des différentes catégories d’habitants concernées par les différentes peines selon les périodes, etc.). Cela aurait permis d’entrer plus en profondeur dans la compréhension des rapports de force sociaux ou politiques pesant sur la conception et l’infliction des peines (influence des planteurs dans les colonies esclavagistes soumises aux concurrences impériales ; spectre des révoltes d’esclaves, crainte des empoisonnements et réalité du marronage évoluant au cours du siècle ; poids des hautes castes et de la géopolitique du sous-continent indien dans les comptoirs de l’Inde où la souveraineté a été négociée avec les gouverneurs régionaux ; imposition de normes coloniales différenciées dans le domaine matrimonial et sexuel conduisant à des condamnations plus lourdes des personnes non blanches au Canada, etc.). Cela aurait également permis d’éclairer, comme le fait le très beau chapitre 6 sur la folie, la manière dont les normes sont forgées au sein des différentes sociétés coloniales.

5Mais il était difficile d’atteindre ce niveau de détail tout en brossant, comme ambitionne de le faire l’ouvrage, un tableau global de la répression dans l’empire français. Cette ambition est tenue, et Marie Houllemare fournit la démonstration empirique, à l’échelle de l’empire, de constats dressés par les historiennes et les historiens du colonial : l’exercice de la justice pénale est un moyen d’affirmation d’une part de l’autorité des colons blancs sur les autres catégories de population, et d’autre part de la souveraineté de la Couronne sur tous les habitants des colonies. Pour autant, ce geste d’affirmation du pouvoir métropolitain ne correspond pas à un projet politique construit et cohérent, mais, comme l’affirme l’ouvrage, à la somme de pratiques judiciaires empiriques, adaptées aux situations locales, et convergeant avec des efforts d’organisation initiés en métropole. L’ouvrage dégage ainsi d’utiles éléments de séquençage chronologique de ces efforts d’organisation, qui intègrent les colonies à l’espace pénal impérial de manière progressive : construction bâtiments dédiés aux tribunaux et aux prisons (années 1720-1760), réorganisation du système judiciaire et du personnel recruté dans les colonies (années 1760-1770), ou encore volonté de réforme des prisons (années 1780). Il constituera donc une ressource précieuse pour les historiennes et les historiens du colonial, de la justice, mais aussi de la construction de l’État.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Julie Marquet, « Marie Houllemare, Justices d’empires. La répression dans les colonies françaises au XVIIIe siècle »Criminocorpus [En ligne], Comptes-rendus, mis en ligne le 24 mars 2025, consulté le 20 avril 2025. URL : http://journals.openedition.org/criminocorpus/16560 ; DOI : https://doi.org/10.4000/13jzt

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Auteur

Julie Marquet

Julie Marquet est maîtresse de conférences à l’université du Littoral Côte d’Opale. Elle travaille sur le droit et la justice dans l’Inde sous domination coloniale, ainsi que sur la manière de catégoriser les populations dans les espaces coloniaux de l’Inde et de l’Océan Indien.

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