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Déconstruire la neutralité axiologique et l’androcentrisme

Histoire du droit et « théorie du gender ». Les approches critiques du genre

Pierre-Anne Forcadet

Résumés

L’article cherche à confronter et in fine faire dialoguer les études de genre avec les travaux académiques en histoire du droit qui sont très critiques envers elle et appuyés sur une supposée « théorie du genre ». Outre des remarques sur la légitimité formelle des recherches et la neutralité scientifique, le fond du débat semble s’axer autour d’une approche néo-jusnaturaliste, défendant un ordre symbolique ancestral qui entre en contradiction avec la société actuelle et donc le développement de la recherche juridique dans le champ des études de genre en France.

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Texte intégral

« Le Droit n’est pas l’expression d’une Vérité révélée par Dieu ou découverte par la Science ; il n’est pas davantage un simple outil qui pourrait se juger à l’aune de l’efficacité (…) il sert à approcher, sans jamais pouvoir l’atteindre, une représentation juste du monde »

Alain Supiot

« La nature n’est qu’un spectacle de bonté »

Arthur Rimbaud

  • 1 Dignitas infinita adopté le 8 avril 2024, cette mise à jour attendue depuis des années du dogme de (...)
  • 2 Analyses plutôt contradictoires, pour ne prendre que les plus récentes, dans Yascha Mounk, Le Piège (...)
  • 3 Voir notamment Roman Kuhar, David Paternotte (dir.), Campagnes anti-genre en Europe : Des mobilisat (...)
  • 4 Les ressorts politiques de ce concept, que nous discutons ici, sont déjà analysés de longue date cf (...)
  • 5 Coline Cardi, Anne-Marie Devreux (dir.), L’engendrement du droit, in Cahiers du Genre, vol. 57, n° (...)
  • 6 En octobre 2021 s’est tenue par exemple à Lorris-en-Gâtinais une rencontre de droit médiéval sur le (...)
  • 7 Notons qu’en ce sens a été organisée par Corinne Leveleux-Teixeira et l’auteur de ces lignes une jo (...)
  • 8 Souvent complexe, parfois violente, il est évident que la notion de controverse est inhérente à la (...)

1Le genre cause depuis quelques années beaucoup de trouble à l’université et bien au-delà. Ce n’est guère étonnant tant est immense le champ des questions soulevées. Nature et société, intimité et publicité, identité et communauté, tradition et éducation, idées reçues et non-dits, liberté et égalité et pour ce qui nous intéresse au premier chef : interdits, prérogatives, discriminations et droits. De la papauté, dans un texte récent1, aux enjeux de la « guerre culturelle » américaine2 en passant par la « croisade » de Vladimir Poutine ou Viktor Orban3, la soi-disant « théorie du genre4 » cristallise des tensions, voire structure les oppositions, à renfort d’accents complotistes et populistes, contre un Occident perçu comme littéralement dégénéré. Dangereuses pour ces opposants ou bien insuffisantes pour d’autres, le fait est que de nombreuses lois en faveur des droits LGBTQIA+ sont adoptées régulièrement en France et au-delà depuis environ une douzaine d’années. Il est somme toute naturel que ces clivages politiques, religieux et juridiques trouvent des répercussions sur le terrain, fort heureusement plus policé de la recherche académique. La recherche juridique s’est acclimatée progressivement5 aux études de genre avec notamment le programme REGINE et désormais en histoire du droit avec le projet HLJPGenre également soutenu par l’Agence nationale de la recherche. Un courant critique d’opposition assez ferme au genre est néanmoins apparu très tôt, avec en particulier le tout premier ouvrage touchant à la question publié en histoire du droit, nous allons le voir. Or, cet ouvrage comme d’autres n’ont connu aucune recension à ce jour et sont pour ainsi dire jamais repris et discuté dans les études de genre menées plus récemment en histoire du droit, comme d’ailleurs en droit généralement. Plutôt que d’opposer les chercheuses et chercheuses favorables aux études de genre et leurs détracteurs et détractrices, une voie médiane, que nous proposons d’adopter, est de favoriser le dialogue scientifique entre ces deux clans a priori inconciliables6. Le présent article est donc une modeste tentative d’historiographie critique ne prétendant pas à l’exhaustivité et qui n’entend en rien raviver ou appuyer les clivages, mais au contraire essayer de soutenir le dialogue et un débat renouvelé et apaisé7 en éclairant les arcanes de la controverse8.

  • 9 Joël Hautebert (dir.), Le droit à l’épreuve du genre, Limoges, PULIM, 2016 (ci-après cité Joël Haut (...)
  • 10 Anne-Marie Le Pourhiet, Aude Mirkovic, Mariage des personnes de même sexe : la controverse juridiqu (...)
  • 11 Aude Mirkovic, PMA, GPA, la controverse juridique, Paris, éd. Téqui, 2014
  • 12 Aude Mirkovic et Claire de Gatellier (dir.), Questionnements de « genre » chez les enfants et les a (...)
  • 13 Joël Hautebert, Le transhumanisme aboutissement de la Révolution anthropologique, Paris, éditions d (...)

2Le corpus de travaux pris en considération car critiquant ouvertement ce qui est désigné comme la « théorie du genre » reste relativement modeste en taille et remonte pour l’essentiel à une dizaine d’années. Des historiens du droit sont souvent les plus actifs, mais en associant également des juristes de droit positif. Nous nous focaliserons ainsi essentiellement sur l’ouvrage Le droit à l’épreuve du genre, issu d’une journée d’études, organisée par le Professeur Joël Hautebert et tenue à Angers en 20159. Plus récemment, le débat s’est déplacé et penche désormais moins contre le mariage des couples de même sexe comme à l’époque10, que contre l’extension de l’assistance médicale à la procréation, la gestation pour autrui11, la transidentité12, voire contre le transhumanisme, conçu comme étant en continuum anthropologique avec une supposée « idéologie de genre13 ».

3Nous allons distinguer les critiques, et même dans un premier temps les disqualifications, que l’on pourrait de qualifier de formelles, si ce n’est sémantiques, avant dans un second temps de se pencher davantage sur le fond théorique du débat, autour d’une approche conceptuelle abordant l’anthropologie et la philosophie du droit.

Les arguments de délégitimation du genre

  • 14 Voir notamment Guillaume Bernard, op. cit. et Aude Mirkovic et Claire de Gatellier, op. cit., p. 95 (...)
  • 15 Françoise Thébaud, Écrire l’histoire des femmes et du genre, Paris, ENS éditions, 2e éd., [1998], 2 (...)
  • 16 Éric Fassin, « L’empire du genre. L’histoire politique ambiguë d’un outil conceptuel », L’Homme, 18 (...)
  • 17 Laurie Laufer et Florence Rochefort (dir.), Qu’est-ce que le genre ?, Paris, Payot, 2014 contenait (...)
  • 18 Pierre‑Louis Boyer et Marc Dupré, « Les modes alternatifs de règlement des différends : un obstacle (...)
  • 19 Cf. notamment Vincent Martin, La paix du roi (1180-1328) : paix publique, idéologie, législation et (...)
  • 20 Cf. Christine Bard, Féminismes : 150 ans d’idées reçues, 2ème éd., Paris, Le cavalier bleu, 2020.

4L’un des arguments favoris souvent opposé au genre est de rejeter toute étude en la matière en considérant le phénomène comme une « mode » exogène, une invention anglo-saxonne récente, qui n’aurait ni légitimité, ni profit à être adoptée sous nos climats. En témoigne donc le fait souvent de refuser le mot français genre et de garder le terme gender14. Le constat n’est a priori pas dénué de fondement, depuis les américaines, l’anthropologue Margaret Mead jusqu’à la philosophe Judith Butler ou l’historienne Joan W. Scott, en passant par le psychologue australien John Money, les grandes figures à l’origine des études de genre sont certes à première vue rarement françaises, ni même originaires d’Europe. Et de fait, l’acclimatation en France des études de genre s’est révélée lente et progressive, y compris parfois chez les historiennes des femmes telle Françoise Thébaud15 ou au sein des recherches féministes, ainsi que le note Éric Fassin16. Le droit et plus encore l’histoire du droit sont peut-être les derniers champs des sciences humaines à y consacrer des travaux17. Ces constats objectifs ont pu conduire à l’illusion que la France rétive était en quelque sorte « immunisée » face à une mode anglo-saxonne et qu’il fallait maintenir ce rejet autant que possible. Comme dans bien d’autres domaines, il semble cependant qu’un certain anti-américanisme aveugle quelque peu ceux qui sont donc les tenants de cette idée. On oppose ainsi, dans un ordre d’idées tout à fait comparable, aux pratiques de médiation, conciliation et autres modes alternatifs de règlement des conflits, de transposer actuellement sans nuance l’alternative dispute resolution née de l’anthropologie états-unienne18, en occultant bien trop le fait que jusqu’au XIXe siècle, la culture judicaire française était éminemment portée vers la pratique de l’accord et ce, depuis le Moyen Âge19. On décèle donc plusieurs paradoxes sur lesquels nous revenons plus bas en évoquant la philosophie. Tout d’abord, il est bien connu que ce qu’on a surnommé précisément la french theory, à savoir les philosophes français comme Michel Foucault ou Jacques Derrida sont largement considérés comme inspirateurs des études de genre, sans compter évidemment sur les travaux pionniers de Simone de Beauvoir. D’autre part, et cela est bien plus occulté par les auteurs critiques, il existe de longue date un fort courant de féminisme matérialiste qui ne se revendique pas de cette supposée influence anglo-saxonne, avec notamment Monique Wittig laquelle est absente de notre corpus critique et d’ailleurs méconnue en France20.

  • 21 Marylène Patou-Mathis, L’homme préhistorique est aussi une femme, Paris, Allary Éditions, 2020 ; Pa (...)
  • 22 F. de Waal, Differents : Le genre vu par un primatologue, Paris, Éditions Les Liens qui libèrent, 2 (...)
  • 23 État de la bibliographie dans Heide Göttner-Abendroth, Les sociétés matriarcales. Recherches sur le (...)

5Quoi qu’il en soit en effet, nihil novi sub sole, il est certain que ce que l’on nomme aujourd’hui le genre a été pris en considération et même que les méthodes des études de genre ont pu être utilisées par des chercheuses et chercheurs de tous horizons, de longue date et s’appliquant à des périodes très reculées, sans aucunement s’en référer donc aux thèses honnies des « campus américains ». Notons tout d’abord que le genre a pu être mobilisé récemment par des figures respectées de ces disciplines pour la période préhistorique21 et même dans le domaine de l’éthologie22, démontant un grand nombre d’idées reçues. Alors que la plupart des anthropologues de la parenté mettent traditionnellement en doute par exemple la possibilité et l’existence de sociétés matriarcales, nombre de recherches récentes les détrompent récemment23.

  • 24 Norbert Rouland, « En quête d’identités », in Françoise Dekeuwer-Défossez, Anne Donval, Philippe Je (...)
  • 25 Jérôme Baschet, « Distinction de sexes et dualité de la personne dans les conceptions anthropologiq (...)
  • 26 Didier Lett, Être père au Moyen Âge, Cahiers de recherches médiévales et humanistes, 4, 1997 en lig (...)
  • 27 Voir en dernier lieu Valérie Toureille, Jeanne d’Arc, Paris, Perrin, 2010 et Claude Gauvard, Jeanne (...)
  • 28 Plus étonnant, et en un sens chagrinant tant cela illustre l’existence de clivages par trop creusés (...)

6Pour en venir au droit, l’anthropologue Norbert Rouland mobilise de son côté l’adéquation entre le genre et le sexe pour classer les réactions typiques que toutes les sociétés ont eu vis-à-vis de l’homosexualité, dans l’espace et dans le temps, entre coïncidences ou distinctions24. On peut d’ailleurs suivre ou non sa démarche et surtout les conclusions qu’il en tire, mais il s’agit bien là d’une preuve que le genre est un outil méthodologique en tant que tel utilisé en France et de longue date. Sur le terrain historique, Jérôme Baschet mène une remarquable étude de genre qui permet presque d’établir une généalogie du concept au travers des écrits de Saint Augustin, Hildegarde de Bingen ou Pierre Lombard portant sur la distinction entre les sexes et la place de l’homme et de la femme dans la société, mêlant analyses religieuses, biologiques et politiques25. Didier Lett montre également, de la même manière que l’avait d’ailleurs fait Margaret Mead en étudiant des peuples océaniens, que les pères du Moyen Âge s’occupent parfois de leurs petits enfants, telles de vraies nourrices ou tels certains « nouveaux pères » de nos jours26. Jeanne d’Arc, de toute évidence, est l’exemple même d’une figure historique qui a pu faire récemment l’objet d’une lecture renouvelée notamment de par son refus de l’assignation sociale et politique à un rôle genré lui interdisant a priori l’habit masculin et la pratique militaire27. En se gardant bien toutefois de réflexes téléologiques qui feraient repérer dans le passé des hérauts avant l’heure de notre modernité, beaucoup d’idées reçues peuvent être réévaluées en relisant l’histoire sous l’angle des études de genre. Nombre de travaux se sont d’ailleurs par le passé préoccupés de l’histoire des femmes, et plus spécifiquement du droit des femmes. Toutes ne sont pas des études de genre, en ce qu’elles ne raisonnent parfois qu’en termes purement juridiques, parfois essentialistes ou sans particulièrement se confronter aux réalités et représentations sociales, naturelles ou religieuses, mais beaucoup y tendent, sans avoir conscience de le faire, à l’instar du bourgeois gentilhomme produisant et sa prose28.

  • 29 Sur ce clivage méthodologique entre historien et historien du droit, cf. A. Boureau, « Droit nature (...)
  • 30 Joël Hautebert (dir.), p. 13.
  • 31 Ibid. p. 121, note 1.
  • 32 Ibid, p. 10.
  • 33 Notamment Bérénice Levet, La Théorie du genre ou Le Monde rêvé des anges : l’identité sexuée comme (...)
  • 34 Joël Hautebert (dir.), p. 43-57.

7En tout état de cause, l’Europe n’a pas attendu les premières théorisations du genre dans les années 1950 pour se préoccuper des sexualités, de la dialectique nature/culture, des rapports sociaux entre hommes et femmes et des discriminations ou inégalités. On touche au passage à l’une des clés de lecture probables du débat, à savoir de revenir à la conception même que l’on peut se faire de l’histoire de droit et en somme du droit en général : est-ce une réalité intrinsèque, neutre et objective ou un phénomène qui ne peut se déconnecter de l’époque et la population qui le fait naître29 ? Le droit fait-il la société ou la société fait-elle le droit ? Le débat est classique et en réalité quelque peu dépassé, tant il est évident qu’un juste milieu peut se trouver entre des vues par trop antinomiques et dogmatiques. C’est en tout cas peut-être un impensé dans l’ouvrage Le droit à l’épreuve du genre, dont la première partie s’intitule pourtant « Le genre et le droit. De quoi parlons-nous30 ? ». L’essentiel des argumentaires, souvent très solides et documentés, semblent toutefois parfois passer à côté de leur sujet en ce qu’ils n’évoquent pas toujours le droit. Si la chose est déroutante de la part de juristes, on ne peut toutefois complètement leur en faire le reproche dans la mesure où le droit n’est en effet ni à l’origine, ni très représentés parmi les principales études de genre. Sans surprise, c’est évidemment Judith Butler qui est la plus citée, alors même que ses écrits ne sont pourtant pas les plus accessibles. La professeure Catherine Labrusse-Riou confesse d’ailleurs sans ambages qu’elle a « mieux compris de quoi il est question dans cette théorie par la lecture des études critiques31 ». Outre les auteurs anglo-saxons, avec Pierre Bourdieu, Colette Guillemin, Christine Delphy, Elsa Dorlin, Éric Fassin ou Laure Bereni (dont la définition du genre est privilégiée et mise en exergue sans vraiment discuter ce choix32), ce sont essentiellement des philosophes ou sociologues qui sont lus et analysés, y compris en reprenant les conclusions de travaux très critiques, qui existent également dans ces champs des sciences humaines33. L’article du professeur Joël Hautebert prend consciemment le postulat de chercher les fondements intellectuels du genre, mais il ne fait que la moitié du chemin en ne démontrant concrètement pas la filiation entre les thèses critiquées et la pensée juridique censément contaminée par le genre. Les juristes de l’ANR REGINE ne sont pas même évoqués. Notons qu’ils le sont davantage notamment, aux côtés de Daniel Borrillo, dans l’article de Gilles Dumont qui critique, lui aussi, le postmodernisme qui caractériserait le genre, également sur le terrain davantage des idées politiques que du droit34. La confrontation au droit positif se fait plutôt dans la seconde partie de l’ouvrage, mais là encore à partir de présupposés plutôt issus d’autres sciences humaines que du domaine juridique.

  • 35 Ibid., p. 139.
  • 36 Ibid. p. 138.
  • 37 Ibid., p. 49.

8Dans le même ordre d’idées, le principal axe de raisonnement, qui suffit presque en soi à démonter une partie des conclusions, est la confusion faite, consciemment ou non, entre « théorie du genre » et « études de genre ». La professeure Anne-Marie Le Pourhiet a la transparence de le signaler expressément en introduction de son article35. La conscience de la différence entre l’outil conceptuel du genre et l’utilisation que l’on peut en faire est pourtant parfois présente. La professeure Catherine Labrusse-Riou par exemple, en faisant cette même assimilation, conclut toutefois son article avec plus de mesure : « Pourtant par ses excès mêmes et ses incohérences, la théorie donne naissance à des études à distance du militantisme idéologique qui peuvent aussi conduire à mieux comprendre notre existence commune et ses diverses dimensions, historique, sociologique, artistiques (sic), politique, et peut-être à redécouvrir la différence des sexes36 ». Le professeur Gilles Dumont, quant à lui, est bien forcé de reconnaître en évoquant la loi de 2014 sur l’égalité réelle entre hommes et femmes : « on serait bien en peine de trouver, dans ces dispositions éparses et sans grande cohérence collationnées en 77 articles, une quelconque « théorie du genre »37 ». Pour l’une et l’autre de ces analyses, le paradigme semble pouvoir être inversé, ce n’est pas par accident qu’émergent de la « théorie du genre » des études de genre, mais bien le contraire, c’est grâce à l’outil conceptuel du genre que l’on peut penser mieux les sociétés, les rapports humains et l’histoire du droit, quitte à produire in fine des analyses plus ou moins poussées sur des thèmes tels que la discrimination, la neutralité, la violence, la domination, etc.

  • 38 Ibid, passim., notamment p. 148, « … sous la pression commune des féministes et du lobby LGBT ».
  • 39 Alain Policar, Nonna Mayer, Philippe Corcuff, (dir.), Les mots qui fâchent. Contre le maccarthysme (...)
  • 40 Cf. Frédéric Audren, Anne-Sophie Chambost, Jean-Louis Halpérin, Histoires contemporaines du droit, (...)

9Si la réalité de son influence concrète n’est donc pas toujours documentée, l’accusation de militantisme opposée aux chercheurs en matière de genre est l’une des plus constamment mises en avant38. En opposition avec la neutralité de la méthodologie académique, les universitaires étudiant le genre ou avec le concept genre seraient biaisés par des opinions politiques radicales. Pascal Blanchard observe, dans un tout autre domaine, un mécanisme comparable de délégitimation, parfois porté contre toute recherche sur le colonialisme, en prenant pour argument le décolonialisme prôné notamment par le Parti des indigènes de la République39. D’autre part, alors qu’ils fustigent souvent une tendance à l’essentialisation qui ressortirait du genre, les critiques postulent ou laissent entendre, contre toute évidence, que seules des femmes sont féministes et seules les personnes homosexuelles défendent les droits LGBTQIA+. Il faudrait nécessairement y avoir un intérêt personnel pour mener des études de genre. Si quelques intellectuels il est vrai, revendiquent un tel militantisme personnel comme Paul B. Preciado ou Didier Eribon (que l’on s’étonne au passage de ne voir cités, tant leur thèses volontiers polémiques en feraient des « cibles faciles »), ce n’est de toute évidence pas le cas de la majorité des chercheurs, moins médiatiques. Du reste, faudrait-il encore avoir l’honnêteté de distinguer l’activité militante de l’activité académique et, dans le domaine du droit, de distinguer les différents moyens que l’on peut mobiliser, ne serait-ce que formellement40. Il n’y a pas grand-chose en commun en effet, tout le monde en conviendra, entre l’intervention dans un colloque et la signature d’une pétition ou d’une tribune, entre faire un cours et participer à une réunion politique ou associative.

  • 41 Max Weber, Qu’est-ce que les sciences de la culture ?, éd. et trad. Wolf Feuerhahn, Paris, Biblis, (...)
  • 42 Voir en dernier lieu l’avis du comité d’éthique du CNRS du 23 juin 2023, « Entre liberté et respons (...)

10Sur le fond, il semble qu’il faille revenir sur le lieu commun de l’abstraite et radicale « neutralité axiologique » qui aboutirait à un effacement de la subjectivité du chercheur. C’est ce qu’encourage à faire une récente réédition de Max Weber lui-même41. La neutralité qui s’impose aux enseignants-chercheurs dans les textes s’applique davantage par exemple au devoir de s’abstenir d’exprimer ou de faire valoir des opinions politiques ou religieuses lors de recrutements plutôt que dans la recherche à proprement parler42. Chacun est donc libre dans la carrière universitaire – pourvu d’ailleurs que cela dure et en dépit des contraintes toujours plus fortes en termes de postes et de financement – de choisir les thèmes qu’il étudie, y compris de discuter les évolutions législatives s’agissant des historiens du droit. Et quant au contenu de ces analyses, l’évaluation par les pairs reste la meilleure garantie de l’équilibre de la recherche. On ne peut d’ailleurs que souhaiter que les collègues critiques lisent les études de genre, qui sont enfin menées en matière d’histoire du droit ici-même ou ailleurs, pour se faire une opinion plus complète et plus juste.

  • 43 Aude Mirkovic par exemple dans l’association, proche de la Manif pour tous, Juristes pour l’enfance

11Dernières remarques, en guise de transition, il est pour le moins singulier de noter que les auteurs les plus virulents contre le supposé militantisme… sont eux-mêmes parfois engagés politiquement, ou tout ou moins médiatiquement, impliqués dans des associations et auteurs de tribunes ou pétitions43. L’ouvrage Le droit à l’épreuve du genre, alors là aussi que souvent l’accusation de sectarisme est faite aux « théoriciens du genre », comprenait sur huit articles, sept auteurs affirmant presque sans ambages leur hostilité ouverte aux questions relatives au genre. Il est bien évident que tel est leur droit le plus strict, mais affirmer sans rougir qu’il faut disqualifier les études de genre à cause de leur militantisme, voire leur sectarisme politique inhérent, quand, en somme, on milite résolument dans un sens inverse, est pour le moins insolite.

12La frontière est en réalité poreuse entre ces arguments mettant en cause la légitimité de la recherche sur le genre et le fond des critiques qui mettent en valeur plus nettement des clivages idéologiques majeurs.

Le genre face à une forme de néo-jusnaturalisme

13Il est difficile de faire complètement justice aux différents arguments présentés contre le genre dans les travaux évoqués, certains se répètent d’un article à l’autre et d’autres se contredisent, aussi nous en faisons une appréciation globale et qui n’ambitionne pas l’exhaustivité. Le cœur de la critique porte notamment sur le renversement d’un ordre symbolique réputé non seulement immuable, mais consubstantiel à notre histoire juridique. Tout en ayant bien conscience que le droit est une construction, les auteurs rejettent l’idée même d’une possible déconstruction ou reconstruction dans un sens inverse à cet ordre. Les « ruptures anthropologiques » qui sont constamment dégagées et décriées pour disqualifier les évolutions sociétales, notamment en matière de filiation, sont pourtant bien souvent à tempérer.

  • 44 Joël Hautebert (dir.), « Le droit comme symbole », p. 15-24 et « La fiction juridique à l’heure de (...)
  • 45 Aldo Schiavone, Ius. L’invention du droit en Occident, Paris, Belin, 2008.
  • 46 Yan Thomas, « Les artifices de la vérité en droit commun médiéval », L’homme. Revue française d’ant (...)
  • 47 Franck Roumy, « Adoptio naturam imitatur : étendue et portée d’une maxime aristotélicienne dans la (...)
  • 48 Cicéron, De domo sua, 14. 36.
  • 49 Gérard Minaud, « Adoption et transgression de la nature, de Rome à Byzance », Revue de la Recherche (...)
  • 50 Notamment l’empereur Léon VI le Sage cf. ibid., p. 1215.
  • 51 Cf. en dernier lieu Karen Fiorentino, Allison Fiorentino (dir.), Mater semper certa est ? Passé, pr (...)
  • 52 En dernier lieu sur la question, avec l’analyse des subtiles distinctions médiévales entre nature e (...)

14L’un des principaux arguments touche à la langue et à un sujet à la fois philosophique et juridique depuis les travaux de John Austin, à savoir la performativité, qui est effectivement l’un des thèmes privilégiés de Judith Butler. Nous reviendrons plus loin sur l’accusation de libertarisme, mais commençons par la question des fictions juridiques, à savoir la faculté qu’a le droit pas ses artifices de dépasser le sein (l’être) par le sollen (le devoir-être). Il est opposé, en résumé, notamment dans les articles des professeurs Alain Sériaux et Nicolas Warembourg44, que toute fiction doit, pour être valide à leurs yeux, s’inspirer de la nature d’une manière ou d’une autre, sans pouvoir véritablement s’en émanciper. Le droit romain est pourtant précisément crédité d’avoir inventé le droit45, au sens où il a créé des cadres de pensée qui dépassent la société et la nature, même s’il ne s’agit pour autant occulter tout à fait leur réalité. Le droit selon Yan Thomas, « loin de se référer au monde réel, produit un autre monde, un monde faux selon la nature, mais vrai selon le droit46 ». L’adoption est un excellent argument qui peut être mobilisé de façon diachronique… et en sens contraires. Certes, depuis Aristote, qui évoque déjà ce lien familial, jusqu’à l’adage consacré par Justinien et repris en droit savant médiéval, l’adoption imite la nature, en particulier pour les différences d’âge rendant vraisemblable la parenté47. Mais c’est occulter un peu que le principe même en est d’obtenir ce que la nature n’a pas pu fournir (quod natura iam adsequi non potest48) et aussi que le calque produit n’est pas conçu comme étant nécessairement servile. De même que l’on peut être qualifié de paterfamilias ou même de matrone à Rome sans avoir d’enfant, il était alors possible d’adopter en étant célibataire ou encore d’adopter son petit-fils49. L’évolution normative plus rigoureuse en la matière est postérieure à l’époque du droit classique romain, et correspond d’ailleurs à la christianisation de l’Empire, qui voit apparaître, dans un même ordre d’idées, le bannissement de l’homosexualité condamné comme étant « contre nature ». Inversement, contre le principe général jusqu’alors et appuyé par des arguments chrétiens de charité ou de chasteté, le droit romain byzantin après le vie siècle permettra à la femme d’adopter si elle a perdu un enfant ou même si elle est vierge et se refuse à des rapports sexuels50, alors pourtant que la femme n’a alors de prérogative que naturelle selon l’adage « Mater semper certa est »51. Il ne s’agit en somme pas d’aller jusqu’à affirmer que les Romains auraient légitimé la possibilité de l’homoparentalité, mais il est tout à fait discutable de considérer que l’outil conceptuel majeur de la fiction juridique52, qu’ils ont inventé, est trahi ou détourné de son objet dans le droit actuel de l’adoption homosexuelle.

  • 53 Stefan Glotzberg, « De quoi la fiction indique-t-elle l’absence ? », in Anne-Blandine Caire (dir.),(...)
  • 54 Voir notamment Irène Théry (dir), Mariage de même sexe et filiation, Paris, éditions de l’EHESS, 20 (...)

15Sur un autre terrain, c’est l’argument du mensonge que représenterait la législation inspirée de la supposée idéologie de genre qui est mis en avant. Tout d’abord, les fictions juridiques peuvent donc s’émanciper de la nature, de quelque façon que l’on se la représente, mais elles peuvent également s’éloigner de la vérité, sans pour autant tomber dans l’erreur ou la tromperie53. Irène Théry a fort habilement retourné l’argument du mensonge en cas d’adoption : c’est bien dans le couple hétérosexuel qu’il sera possible de cacher la réalité biologique à l’enfant adopté bébé, alors qu’à l’inverse le couple homosexuel sera contraint, pour d’évidentes raisons, d’expliquer en toute transparence la situation dès le plus jeune âge54. Le problème ne se situe donc pas tant sur le terrain de la vérité ou du mensonge juridique, que sur le rôle prescriptif qu’on donne à la nature et à l’acceptation politique de l’homoparentalité.

16Dans un même ordre d’idées, la procréation médicale assistée est constamment accusée d’introduire soudainement la technique dans les rapports de parenté et donc de les détruire. L’insémination est pourtant une invention ancienne, tentée dès le xviiie siècle et réussie par un médecin français Michel-Augustin Thouret qui féconde une femme avec le sperme de son mari et se targue dans un opuscule en 1803 de pouvoir « créer des enfants avec le concours des deux sexes mais sans leur approche ». L’Église n’a pas attendu que l’on envisage d’étendre la faculté de le faire aux femmes homosexuelles pour s’opposer par une encyclique à la « fécondation artificielle » dès 1897, position d’ailleurs constante jusqu’à nos jours. Les évolutions récentes en la matière sont donc davantage de degrés que de nature. Libre à chacun de s’opposer à toute intervention artificielle dans la procréation, mais à partir du moment où cela est légal et que l’on accrédite d’autre part l’égalité de droits entre personnes homosexuelles et hétérosexuelles, il devient incohérent et même intenable de s’opposer à l’ouverture de nouveaux droits.

  • 55 Daniel Borrillo, La famille par contrat. La construction politique de l’alliance et de la parenté, (...)

17S’agissant de même du mariage, on reste en droit de le déplorer, mais il est difficile de nier que le processus historique de désinstitutionalisation, voire de contractualisation qui a mené à la loi de 2013 a commencé il y a plusieurs siècles. Le passage du domaine religieux au civil et du primat de la famille à celui de l’amour, et donc ce qui rend non seulement concevable, mais d’une certaine manière logique, car conforme aux droits de l’homme, la loi dite Taubira, ce changement anthropologique, si l’on peut donc le qualifier comme tel, ne date pas de Judith Butler ni même de la french theory, mais de la loi de 1792, voire de la réappropriation par l’État de la question face au monopole ecclésiastique construit progressivement au Moyen Âge55.

  • 56 Gabriel Houbre, « Un “sexe indéterminé” ? : l’identité civile des hermaphrodites entre droit et méd (...)

18Si cela ne constitue pas en soi une défense sur le fond de ces différentes évolutions, car l’ancienneté d’ailleurs pas plus que la nouveauté d’un droit ne sont en soi des facteurs de légitimité absolus, force est de constater donc que ces supposées « ruptures anthropologiques » remontent parfois à plusieurs siècles. Les techniques juridiques de consentement conjugal, d’adoption ou encore de modification de l’état civil56 sont ancestrales et contiennent à proprement parler en elles-mêmes la possibilité logique de leur extension aux droits LGBTQIA+.

  • 57 Philippe Descola, Par-delà Nature et culture, Paris, Gallimard, 2005.
  • 58 Cf. également en histoire du droit Paolo Alvazzi del Frate, « Le droit et “l’invention” de la natur (...)
  • 59 Yvonne Knibielher, « Les médecins et la “nature féminine’' au temps du Code civil », Annales ESC, 1 (...)
  • 60 Cyrille Dounot, « Le droit naturel, un droit sacré ? », Les Cahiers du Littoral, 2022, n° 21. p. 29 (...)

19De la même manière, est donc critiqué le rapport à la réalité naturelle qui serait prôné par l’idéologie de genre. La question de la nature est des plus complexes et ne cesse d’être envisagée à nouveaux frais. Le professeur au Collège de France Philippe Descola a en effet montré de manière convaincante que la dichotomie forte entre nature et culture est une spécificité occidentale, qu’il appelle naturalisme et qu’il date de la modernité57. Il va plus loin même jusqu’à dire que la nature est une invention58, en somme proche de la fiction observée plus haut, et que les peuples qui vivent au plus proche d’elle n’ont pas même de mot pour la désigner. Cette analyse est donc révolutionnaire au sens propre, car elle met potentiellement à bas en un trait de plume toute théorie arguant purement et simplement de la naturalité, et donc de l’universalité incontournable d’un comportement, d’un phénomène, d’une hiérarchisation, d’une domination, etc. Pour notre sujet, il a pu être montré par exemple, que les législateurs de 1804 se sont inspirés des écrits médicaux de l’époque, en particulier ceux qui prônent que la femme est un être à part et inférieur à l’homme sur le plan tant physique que moral59. Le professeur Cyrille Dounot appelle à ne pas caricaturer le droit naturel, ni le réduire à une approche religieuse, car il a été et est toujours d’une inépuisable richesse et complexité au fil du temps60. Si cette vue se comprend parfaitement, il n’en demeure pas moins que la nature ne fournit indéniablement pas un modèle unique, simple et immuable conduisant à des solutions juridiques indiscutables, l’anthropologie est là pour l’attester. Or tel est bien pourtant ce que la plupart des auteurs tendent à penser. Ce faisant, ils sont en réalité engagés dans la défense d’un ordre symbolique, ce qui peut être légitime selon les convictions de chacun, mais qui ne peut se revendiquer dès lors d’une neutralité universelle. Tel est en somme l’apport fondamental du concept même de genre : la nature n’étant pas un système fixe et éternel, elle peut être reconfigurée au fil du temps par les sociétés et appréhendée ou interprétée en tout sens, quitte même in fine à être gommée, on y revient.

  • 61 Aude Mirkovic, PMA, op. cit., p. 2, « caractère flou, ou même fou de sa définition ».
  • 62 Alexandra Papageorgiou-Legendre, Filiation. Fondement généalogique de la psychanalyse, Paris, Fayar (...)
  • 63 Cf. sur le sujet Mathilde Briard, « La redéfinition de la norme comme gestion du divers dans le dro (...)
  • 64 Beaucoup de travaux du Professeur Xavier Martin le font avec talent.

20L’argument contre la performativité postule ensuite d’une survalorisation individualiste de l’auto-détermination de soi. Le vocabulaire, tant pour désigner l’orientation sexuelle que l’identité de genre, est alors celui du désir, du sentiment61, du choix libéral comme « conviction fantasmatique de toute-puissance62 », qui conduirait à une pure subjectivité délétère. Présentés ainsi, cela conduit à ce que, consciemment ou non, il soit possible de réduire ces phénomènes à de purs caprices, voire à des déviances ou des péchés délibérés telle que l’homosexualité a longtemps été conçue par les religions, et l’est d’ailleurs toujours s’agissant du christianisme, en dépit de récentes évolutions du Pape François. Cette réduction au désir individuel est a minima une caricature, d’autant qu’elle ne correspond pas, dans la grande majorité des cas à la réalité vécue par les personnes concernées. En l’état des connaissances dans les différents domaines des sciences humaines, il ne semble pas que l’orientation sexuelle, tout comme la transidentité, relèvent à proprement parler d’un choix, qui serait conçu sur le modèle d’une autonomie de la volonté purement libérale63. Et quand bien même ce sera le cas, cela ressortirait de l’idéologie dominante de la philosophie politique en Occident tout au moins depuis plusieurs siècles, ce que l’on en droit de critiquer64, mais difficilement de disqualifier d’emblée. La transition de genre ne peut donc évidemment pas être considérée comme un mensonge, qui irait contre la biologie, pas plus que l’homosexualité n’est « contre-nature », en raison précisément de la dimension profondément subjective de ladite nature. Ce qui relève plus indiscutablement d’un choix délibéré en revanche est d’accorder son mode de vie avec son identité profonde – si tant est qu’une identité fixe et intangible puisse s’observer – certains le font et d’autres répriment cette dernière pour différentes raisons, la plus évidente étant la répression légale qui a eu cours longtemps et est une réalité dans une soixantaine d’États encore de nos jours.

  • 65 Judith Butler, Ces corps qui comptent. De la matérialité et des limites discursives du « sexe », Pa (...)
  • 66 La discrimination alimentaire pour expliquer le dimorphisme sexuel a été proposée par Priscille Tou (...)
  • 67 Françoise Héritier, Michelle Perrot, Sylviane Agacinski, Nicole Bacharan, La plus belle histoire de (...)
  • 68 Thomas Walter Laqueur, La fabrique du sexe : essai sur le corps et le genre en Occident, Paris, Gal (...)
  • 69 Jean-Hugues Déchaux, « Laqueur Thomas, La fabrique du sexe. Essai sur le corps et le genre en Occid (...)
  • 70 Olivia Bui-Xuan, Le(s) droit(s) à l’épreuve de la non-binarité, Paris, Institut Francophone pour la (...)
  • 71 Il peut en effet se plaider que de naître dans un corps de femme et se sentir homme (ou vice-versa) (...)
  • 72 Le cas des personnes transgenre en prison est paradigmatique. Il est évident, et d’ailleurs documen (...)

21Une dernière question doit être traitée, qui est soulevée de manière constante par les critiques du genre, et c’est peut-être précisément ce qu’ils nomment « théorie du genre », à savoir la crainte de l’effacement de la différence sexuelle, qui serait l’agenda caché des études de genre. En premier lieu, il convient de noter que, quoi qu’en disent les critiques contre elles, les études de genre tant théoriques que pratiques ne nient pas l’importance du sexe biologique. En témoigne Judith Butler elle-même, qui écrit dans un ouvrage rarement cité : « le sexe est un présupposé nécessaire du genre, mais nous n’avons et n’aurons jamais accès au réel du sexe que médiatement, à travers nos schèmes culturels. Autrement dit, le sexe, comme le genre, constitue une catégorie normative, une norme culturelle, donc historique, régissant la matérialisation du corps65 ». Ce qui est en question est plutôt l’antériorité et la prédominance du sexe ou du genre et ce débat est d’une complexité infinie. Sur l’apparence capillaire comme vestimentaire ou même peut-être sur la taille et la force physiques66, et in fine sur l’ensemble des comportements humains, y compris normatifs, il paraît avéré que le genre, dans l’histoire des sociétés et cultures peut prévaloir sur les caractéristiques biologiques. Mais il n’en demeure pas moins que certaines données physiologiques de l’humain, telles la maternité, l’allaitement ou les menstruations préexistent probablement en termes d’évolution à l’appréhension sociale qui en est faite, ou tout au moins sont concomitantes. Cela touche à ce que Françoise Héritier a nommé la valence différentielle des sexes, bien résumée par cette phrase : « La plus importante des constantes, celle qui parcourt tout le monde animal, dont l’homme fait partie, c’est la différence des sexes. […] Je crois que la pensée humaine s’est organisée à partir de cette constatation : il existe de l’identique et du différent. Toutes les choses vont ensuite être analysées et classées entre ces deux rubriques67 ». Il semble ainsi que de considérer que le genre préexiste au sexe et le détermine en tout et, en somme, qu’il n’existe pas en soi de binarité sexuelle est à proprement parler une théorie scientifique, défendue notamment sur le plan philosophique par Christine Delphy ou sur le plan historico-médical par Thomas Laqueur68. De solides arguments sont présentés en ce sens, mais qui n’ont donc pas encore atteint un consensus scientifique, loin s’en faut69, et ce dans l’ensemble des champs de la recherche concernés. Il s’agit en tout état de cause d’un raisonnement théorique, correspondant précisément aux critiques de genre qui nous préoccupent. Dans la pratique, et récemment dans le domaine juridique, les questions touchant à la non-binarité sexuelle connaissent un fort développement70. C’est de toute évidence une clé de lecture essentielle pour penser en particulier l’intersexuation et d’une certaine façon la transidentité71, et en conséquence sur le plan législatif par exemple la question de l’opportunité d’abroger la binarité de l’état civil français. Mais la question majeure que posent en somme les critiques du genre en général est de savoir si ces cas particuliers, minoritaires du strict point de vue numérique, doivent conduire à modifier l’ordre symbolique ancestral dont ils se font les hérauts et, incidemment, si conférer des droits à ces minorités conduit à en retirer aux autres personnes qui ne sont ou ne se sentent pas concernés. Arguer du concept même d’égalité juridique, consubstantiel à la République, pourrait sembler suffire, mais il apparaît que ce n’est pas assez convaincant, en particulier dans nos sociétés clivées et travaillées par des tensions de toutes parts72.

  • 73 Émile Jalley, La « théorie du genre » dans le débat français. Butler, Freud, Lacan, Stoller, Chomsk (...)
  • 74 Voir peut-être Cyril Sintez, Le droit construit. Penser le droit par le constructivisme, Paris, Dal (...)

22Car ce qui est en jeu est donc bien la conception même du droit : a-t-il une fonction anthropologique ? S’il est constitutif d’un ordre symbolique de la société, peut-on alors imaginer qu’il puisse servir à renverser cet ordre des choses ? Plus concrètement, et tel est là l’ambigüité fondamentale, sans doute faut-il mieux appréhender le fait que le droit peut être tout autant et à la fois un outil de contrôle et de contrainte qu’un moyen de garantir l’égalité et les libertés des personnes, dans un équilibre qui est perpétuellement à trouver. Il semble ainsi possible, voire souhaitable, de réfléchir et œuvrer à cet équilibre pour dépasser les éternels clivages binaires et éculés entre nature et culture73 ou entre positivisme et jusnaturalisme, ainsi que les apories qui en sont les causes dans le champ de la pensée juridique74. Les études de genre permettent précisément de réfléchir posément et souvent à nouveau frais, sur l’identité de genre en effet, mais aussi sur bien d’autres sujets.

23Car, au risque de se répéter, et surtout pour sortir de ces propos qui nous ont peut-être trop éloigné de la recherche académique, mais de manière inévitable car les critiques portent sur ces questions, il semble opportun d’affirmer haut et fort qu’une distinction doit être faite entre les études de genre, utilisant le concept de manières diverses et variées et ce qu’in fine il n’est pas complètement absurde d’appeler, de ce point de vue, une « théorie du genre », à savoir la conviction de la prédominance absolue du genre social sur le sexe biologique. Les unes peuvent servir, ou pas, à défendre ou discuter l’autre ; la seconde pouvant aussi ne pas s’emparer de la méthodologie même des premières.

  • 75 L’article d’Éric Millard, « Droit et genre », in Sonia Leverd (dir.), Les nouveaux territoires du d (...)
  • 76 De la même manière récemment que sont bien identifiés les luttes contre le « wokisme », alors qu’il (...)

24En conclusion, « l’idéologie du genre » est accusée d’être tantôt matérialiste (de nier la spiritualité) ou idéaliste (niant la biologie), tantôt identitariste (menant à une guerre homme/femme) ou indifférencialiste (contre le corps), tantôt rétrograde ou post-moderne, tantôt communautariste75 ou totalitaire, etc. Si les critiques, de leur propre aveu, ont tant de mal à bien identifier une « théorie du genre » construite, l’accusant au contraire de multiples incohérences de forme et de fond, peut-être pourraient-ils reconnaitre que la raison en est qu’il n’en existe pas en tant que telle d’uniforme et définitive. Judith Butler elle-même, qui se consacre de préférence à d’autres travaux récemment, ne s’en fait d’ailleurs plus expressément la voix privilégiée, pas plus généralement que la plupart des personnes menant des études de genres76 ! Il y a en somme autant d’approches du genre et de son usage que de chercheurs ou chercheuses qui s’y intéressent, l’étudient… ou s’y opposent et il n’est pas interdit de penser qu’il s’agit là plutôt d’une vertu que d’un véritable problème.

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Bibliographie

Bibliographie indicative

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Notes

1 Dignitas infinita adopté le 8 avril 2024, cette mise à jour attendue depuis des années du dogme de l’Église en la matière évoque tant les difficultés des migrants et les violences faites aux femmes que ses positions contre l’avortement, l’euthanasie, etc. et pour ce qui nous intéresse la « théorie du genre », idéologie qui conduit à « envisager une société sans différence de sexe et sape la base anthropologique de la famille ». Notons pourtant que le Dicastère en charge des écoles et universités catholiques avait déjà publié le 10 juin 2019 un document intitulé Il les créa homme et femme qui distinguait nettement « idéologie de genre » conçue comme radicale et dangereuse et « études de genre » autour desquelles un dialogue était possible.

2 Analyses plutôt contradictoires, pour ne prendre que les plus récentes, dans Yascha Mounk, Le Piège de l'identité : comment une idée progressiste est devenue une idéologie mortifère, Paris, éd. de l'Observatoire, 2023 et Francis Dupuis-Déri, Panique à l’université. Rectitude politique, wokes et autres menaces imaginaires, Montréal, Lux, 2022.

3 Voir notamment Roman Kuhar, David Paternotte (dir.), Campagnes anti-genre en Europe : Des mobilisations contre l’égalité, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 2018.

4 Les ressorts politiques de ce concept, que nous discutons ici, sont déjà analysés de longue date cf. notamment Fanny Gallot et Gaël Pasquier, « L’école à l’épreuve de la “théorie du genre” : les effets d’une polémique. Introduction », Cahiers du Genre, vol. 65, n° 2, 2018, p. 5-16. URL : https://www.cairn.info/revue-cahiers-du-genre-2018-2-page-5.htm.

5 Coline Cardi, Anne-Marie Devreux (dir.), L’engendrement du droit, in Cahiers du Genre, vol. 57, n° 2, 2014, p. 5-156, URL :

https://www.cairn.info/revue-cahiers-du-genre-2014-2.htm

6 En octobre 2021 s’est tenue par exemple à Lorris-en-Gâtinais une rencontre de droit médiéval sur le thème « Femmes de pouvoir. Pouvoir de femmes ». Le terme « genre » n’était employé dans aucun titre de communication, mais quelques développements ont été présentés dans le sens des études de genre, suscitant alors certaines réactions de collègues assez ouvertement hostiles. Le public présent a notamment dû se manifester pour qu’une jeune intervenante puisse terminer son propos, alors que le président de séance souhaitait l’abréger, alors même que le temps imparti ne le justifiait pas. Les larmes et départs anticipés qui ont clôturé la rencontre ont laissé un souvenir amer à bon nombre des participants, comme au public de la petite agglomération qui nous faisait l’honneur d’accueillir cet évènement scientifique.

7 Notons qu’en ce sens a été organisée par Corinne Leveleux-Teixeira et l’auteur de ces lignes une journée d’étude fin 2021, intitulée Femmes, genre et droit au Moyen Âge, complétée par un colloque en juin 2024, actes à paraître.

8 Souvent complexe, parfois violente, il est évident que la notion de controverse est inhérente à la science du droit, ainsi que l’avait illustré un beau colloque de la Société d’Histoire du droit en 2015 à Rennes et un ouvrage, lesquels malheureusement ne s’étaient pas penchés sur le genre : Anthony Mergey, Sylvain Soleil, Nicolas Cornu Thénard (dir.), La controverse. Études d’histoire de l’argumentation juridique, Paris, Société de législation comparée, 2020.

9 Joël Hautebert (dir.), Le droit à l’épreuve du genre, Limoges, PULIM, 2016 (ci-après cité Joël Hautebert (dir.)). Voir aussi les travaux d’Aline Cheynet de Beaupré, François Chénedé ou plus explicitement de Guillaume Bernard, in Paul Salün (dir), « Théorie du gender et philosophie du droit, De la servitude du sexe au droit à la sexualité », La Révolution permanente, Paris, Presses de la Délivrance, 2019, p. 397-409 et Tony Anatrella, Gender la controverse, Paris, Pierre Téqui, 2011. Avec moins de droit, mais un appel ouvert au débat cf. aussi Gender qui es-tu ?, présenté par Pierre Clavier, Paris, éditions de l’Emmanuel, 2012. Plusieurs auteurs se placent sous les mânes de « l’ordre juridico-symbolique » pensé par Pierre Legendre, La question dogmatique en Occident, Paris, Fayard, 1999, passim., voir aussi Pierre Legendre, L’inestimable objet de la transmission, étude sur le principe généalogique en Occident, Paris Fayard, 1985 et ses articles de presse, sur un ton plus polémique.

10 Anne-Marie Le Pourhiet, Aude Mirkovic, Mariage des personnes de même sexe : la controverse juridique, Paris, Pierre Téqui, 2013 ; Aude Bertrand-Mirkovic et alii (dir.), De la théorie du genre au mariage de même sexe. L’effet dominos, Valence, 2013.

11 Aude Mirkovic, PMA, GPA, la controverse juridique, Paris, éd. Téqui, 2014

12 Aude Mirkovic et Claire de Gatellier (dir.), Questionnements de « genre » chez les enfants et les adolescents, Paris, Artège, 2022.

13 Joël Hautebert, Le transhumanisme aboutissement de la Révolution anthropologique, Paris, éditions de l’Homme Nouveau, 2018 ; Cyrille Dounot, « Les origines idéologiques du transhumanisme », in Yvonne Flour, Pierre-Louis Boyer (dir.), Transhumanisme : questions éthiques et enjeux juridiques, Paris, 2020, p. 63-107. Notons enfin que n’a pu être consulté en détail et à temps l’ouvrage, qui apporte certainement beaucoup de lumières en particulier sur la multiplicité et l’évolutivité du genre, de Pierre Michel, Le transfert des concepts sociologiques dans le droit : le cas du genre, Aix-Marseille, PUAM, 2024.

14 Voir notamment Guillaume Bernard, op. cit. et Aude Mirkovic et Claire de Gatellier, op. cit., p. 95-101.

15 Françoise Thébaud, Écrire l’histoire des femmes et du genre, Paris, ENS éditions, 2e éd., [1998], 2007.

16 Éric Fassin, « L’empire du genre. L’histoire politique ambiguë d’un outil conceptuel », L’Homme, 187-188, 2008, p. 375-392, URL : https://journals.openedition.org/lhomme/29322.

17 Laurie Laufer et Florence Rochefort (dir.), Qu’est-ce que le genre ?, Paris, Payot, 2014 contenait déjà des chapitres sur l’art, la médecine, la psychologie, la grammaire, la politique, la religion, etc., mais pas sur le droit.

18 Pierre‑Louis Boyer et Marc Dupré, « Les modes alternatifs de règlement des différends : un obstacle à une culture judiciaire européenne commune ? Regard historique, approche contemporaine », La Revue du Centre Michel de L’Hospital [En ligne], 24 | 2022, mis en ligne le 19 juillet 2022, consulté le 04 mars 2024. URL : http://revues-msh.uca.fr/revue-cmh/index.php?id=929.

19 Cf. notamment Vincent Martin, La paix du roi (1180-1328) : paix publique, idéologie, législation et pratique judiciaire de la royauté capétienne de Philippe Auguste à Charles le Bel, Paris, Institut universitaire Varenne, 2015 et plusieurs travaux sur la composition ; Laura Viaut, Fecimus concordiam. Les mécanismes de gestion des conflits dans l’espace aquitain au haut Moyen Âge, Paris, De Boccard, coll. Romanité et modernité du droit, 2022 ; Soazick Kerneis, « Les modes alternatifs de résolution des conflits. Droit pénal, histoire et anthropologie », Clio@themis n° 5, 2012, URL : http://www.cliothemis.com/IMG/pdf%20/TP_Kerneis.pdf et en dernier lieu Marie Dejoux, Pierre-Anne Forcadet, Vincent Martin et Liêm Tuttle, La justice de Saint Louis. Dans l’ombre du chêne, Paris, Puf, 2024, p. 181-189.

20 Cf. Christine Bard, Féminismes : 150 ans d’idées reçues, 2ème éd., Paris, Le cavalier bleu, 2020.

21 Marylène Patou-Mathis, L’homme préhistorique est aussi une femme, Paris, Allary Éditions, 2020 ; Pascal Picq, Comment la modernité ostracisa les femmes. Histoire d’un combat anthropologique sans fin, Paris, Odile Jacob, 2022.

22 F. de Waal, Differents : Le genre vu par un primatologue, Paris, Éditions Les Liens qui libèrent, 2022 ; Thierry Lodé, Tous les sexes sont dans la nature, Paris, HumenSciences, 2022.

23 État de la bibliographie dans Heide Göttner-Abendroth, Les sociétés matriarcales. Recherches sur les cultures autochtones à travers le monde, Paris, éditions des femmes, 2019.

24 Norbert Rouland, « En quête d’identités », in Françoise Dekeuwer-Défossez, Anne Donval, Philippe Jeammet, Norbert Rouland, Inventons la famille !, Paris, Bayard, 2001, p. 115-209.

25 Jérôme Baschet, « Distinction de sexes et dualité de la personne dans les conceptions anthropologiques de l’Occident médiéval », Irène Théry et Pascale Bonnemère (dir.), Ce que le genre fait aux personnes, Paris, éditions de l’EHESS, 2008, p. 175-195.

26 Didier Lett, Être père au Moyen Âge, Cahiers de recherches médiévales et humanistes, 4, 1997 en ligne URL : https://journals.openedition.org/crm/945. Sur le Moyen Âge encore cf. les travaux de Marta Madero, notamment « Note sur l’hermaphrodite dans le ius commune (xiiie-xive siècle) », Revue historique de droit français et étranger, 2021, n° 4, p. 547-557 et puis en histoire Luc Capdevila et alii (dir.), Le genre face aux mutations. Masculin et féminin, du Moyen Âge à nos jours, Rennes, PUR, 2003 

27 Voir en dernier lieu Valérie Toureille, Jeanne d’Arc, Paris, Perrin, 2010 et Claude Gauvard, Jeanne d’Arc : héroïne diffamée et martyre, Paris, Gallimard, 2022 qui montrent à nouveaux frais que le procès de la pucelle a fait un large place à la question du travestissement. Et sur le terrain plus revendiqué de l’étude de genre cf. Clovis Maillet, Les genres fluides. De Jeanne d’Arc aux saintes trans, Paris, Arkhé, 2020.

28 Plus étonnant, et en un sens chagrinant tant cela illustre l’existence de clivages par trop creusés, des recherches menées sur l’histoire des femmes constituant de convaincantes études de genre, de notre point de vue tout au mois, peuvent néanmoins ne pas se compter comme tel et au contraire critiquer « l’idéologie de genre », voir par exemple l’excellent article d’Anne Dobigny-Reverso, « Une remise en cause de l’absolutisme des hommes ou l’empire des femmes selon Mary Wollstonecraft », in Xavier Prévost, Nicolas Warembourg, Anne Dobigny-Reverso (dir.), Mélanges en l’honneur du Professeur Jean-Louis Thireau, in Revue d’histoire des facultés de droit, 2019, p. 145-168. Autant l’effet d’entraînement conduit peut-être des gens par militantisme (cf. infra sur le sujet) pour telle ou telle cause à se frotter aux études de genre, autant il serait dommage à l’avenir que des gens se détournent de certains sujets ou méthodes de recherche par crainte d’être « catalogués » gender studies.

29 Sur ce clivage méthodologique entre historien et historien du droit, cf. A. Boureau, « Droit naturel et abstraction judiciaire. Hypothèses sur la nature du droit médiéval », Annales HSC, 2002, 57, 6, p. 1463-1488.

30 Joël Hautebert (dir.), p. 13.

31 Ibid. p. 121, note 1.

32 Ibid, p. 10.

33 Notamment Bérénice Levet, La Théorie du genre ou Le Monde rêvé des anges : l’identité sexuée comme malédiction, Paris, Grasset, 2014 et plus récemment : Jean-François Braunstein, La philosophie devenue folle. Le genre, l’animal, la mort, Paris, Grasset, 2018 ; Sylviane Agacinski, L’homme désincarné. Du corps charnel au corps fabriqué, Paris, Gallimard, coll. Tracts, 2019. En dernier lieu cf. Kathleen Stock, Material girls. Nouveau féminisme : la théorie du genre à l’épreuve de la réalité, Paris, Éditions H&0, 2024. Voir d’autres essais avec une dimension souvent moins polémique : Éric Marty, Le Sexe des Modernes. Pensée du Neutre et théorie du genre, Paris, Seuil, Fiction & Cie, 2021 qui critique la réception faite de la french theory aux États-Unis en la matière ; Claude Habib, La question trans, Paris, Gallimard, 2021 ou Dana Kaplan et Eva Illouz, Le capital sexuel, Paris, Seuil, 2023 ; y compris dans le champ médical : Eva Roudinesco, Soi-même comme un roi. Essai sur les dérives identitaires, Paris, Seuil, 2021 ; Claudine Junien, Nicole Priollaud, C’est votre sexe qui fait la différence, Paris, Plon, 2023.

34 Joël Hautebert (dir.), p. 43-57.

35 Ibid., p. 139.

36 Ibid. p. 138.

37 Ibid., p. 49.

38 Ibid, passim., notamment p. 148, « … sous la pression commune des féministes et du lobby LGBT ».

39 Alain Policar, Nonna Mayer, Philippe Corcuff, (dir.), Les mots qui fâchent. Contre le maccarthysme intellectuel, Paris, L’Aube, 2022. Étonnamment, il n’y a pas d’entrée « genre » dans cet essai, mais on y trouve « néoféminisme » et « wokisme ». Les historiens du droit se sont d’ailleurs emparés de la question du colonialisme, voir entre autres les travaux de Florence Renucci, Éric de Mari, Bernard Durand ou Alexandre Deroche.

40 Cf. Frédéric Audren, Anne-Sophie Chambost, Jean-Louis Halpérin, Histoires contemporaines du droit, Paris, Dalloz, coll. Méthodes du droit, 2020, p. 119, sur les usages militants du droit : lutter pour une cause juridique, au moyen du droit ou encore contre des lois. Notons au passage que cet ouvrage ne consacre pas de développement au genre. Cf. par ailleurs sur le militantisme : Romy Sutra, Le Comité de jurisconsultes des congrégations. La mobilisation du droit républicain au service de la cause religieuse (1880-1905), thèse d’histoire du droit, Université de Toulouse, 2018. 

41 Max Weber, Qu’est-ce que les sciences de la culture ?, éd. et trad. Wolf Feuerhahn, Paris, Biblis, 2023.

42 Voir en dernier lieu l’avis du comité d’éthique du CNRS du 23 juin 2023, « Entre liberté et responsabilité : l’engagement public des chercheurs et chercheuses » qui distingue engagement et militantisme et prend l’exemple de la recherche en matière climatique, en ligne URL : https://comite-ethique.cnrs.fr/wp-content/uploads/2023/09/AVIS-2023-44.pdf

43 Aude Mirkovic par exemple dans l’association, proche de la Manif pour tous, Juristes pour l’enfance.

44 Joël Hautebert (dir.), « Le droit comme symbole », p. 15-24 et « La fiction juridique à l’heure de la rhétorique du Gender », p. 25-41.

45 Aldo Schiavone, Ius. L’invention du droit en Occident, Paris, Belin, 2008.

46 Yan Thomas, « Les artifices de la vérité en droit commun médiéval », L’homme. Revue française d’anthropologie, 2005, t. 175-176, p. 130. Voir par ailleurs Mikhaïl Xifaras, « Fictions juridiques. Remarques sur quelques procédés fictionnels en usage chez les juristes », Annuaire de l’institut Michel Villey, 2012, p. 451-510.

47 Franck Roumy, « Adoptio naturam imitatur : étendue et portée d’une maxime aristotélicienne dans la pensée juridique médiévale (xiie -xve siècles) », Médiévales, 35, 1998, p. 51-60.

48 Cicéron, De domo sua, 14. 36.

49 Gérard Minaud, « Adoption et transgression de la nature, de Rome à Byzance », Revue de la Recherche Juridique - Droit prospectif, 2013-3, p. 1199-1221.

50 Notamment l’empereur Léon VI le Sage cf. ibid., p. 1215.

51 Cf. en dernier lieu Karen Fiorentino, Allison Fiorentino (dir.), Mater semper certa est ? Passé, présent, avenir d’un adage, Bruxelles, Bruylant, 2018.

52 En dernier lieu sur la question, avec l’analyse des subtiles distinctions médiévales entre nature et réalité, action et intention, etc., cf. Sara Menzinger, Finzioni del diritto medievale, Macerata, Quodlibet, 2024.

53 Stefan Glotzberg, « De quoi la fiction indique-t-elle l’absence ? », in Anne-Blandine Caire (dir.), Les fictions en droit, actes du colloque du 20 mai 2014, Clermont-Ferrand, LGDJ, 2015.

54 Voir notamment Irène Théry (dir), Mariage de même sexe et filiation, Paris, éditions de l’EHESS, 2013. Voir aussi Agnès Fine (dir.), Adoptions : Ethnologie des parentés choisies, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 1998 ; Bruno Perreau, Penser l’adoption : La gouvernance pastorale du genre, Paris, Puf, 2012 ; Jérôme Corduriès, Flávio Luiz Tarnovski, Homoparentalités. La famille en question ?, Paris, éditions François Bourin, 2020.

55 Daniel Borrillo, La famille par contrat. La construction politique de l’alliance et de la parenté, Paris, PUF, 2018 et surtout avec une analyse beaucoup plus solide en matière d’histoire du droit, Irène Théry, Moi aussi. La nouvelle civilité sexuelle, Paris, Éditions du Seuil, 2022. Et bien sûr sur l’évolution historique de la conception sociale et juridique du mariage, voir les manuels d’histoire du droit de la famille tels ceux d’Antoine Leca ou Anne Lefebvre-Teillard.

56 Gabriel Houbre, « Un “sexe indéterminé” ? : l’identité civile des hermaphrodites entre droit et médecine au xixe siècle », Revue d’histoire du XIXe siècle, (48), 2014, p. 63-75 ; Sophie Paricard, « Du sexe par possession d’état à la consécration de l’identité de genre ? », in Jean-Jacques Lemouland, Daniel Vigneau (dir.), Personne et familles du XXIe siècle, Pau, Presses de l’Université de Pau et des Pays de l’Adour, 2018, p. 31-52 et David Deroussin, « Éléments pour une histoire de l’identité individuelle », in Blandine Mallet-Bricout, Thierry Favario (dir.), L’identité, un singulier au pluriel, Paris, Dalloz, coll. Thèmes & commentaires, 2015, p. 7-23. Notons que l’ensemble de ces travaux sont apparemment ignorés par nos auteurs critiques du genre.

57 Philippe Descola, Par-delà Nature et culture, Paris, Gallimard, 2005.

58 Cf. également en histoire du droit Paolo Alvazzi del Frate, « Le droit et “l’invention” de la nature au xviiie siècle », Historia et ius, n° 19, 2021 en ligne, URL : http://www.historiaetius.eu/num-19.html.

59 Yvonne Knibielher, « Les médecins et la “nature féminine’' au temps du Code civil », Annales ESC, 1976, 4, p. 824-845. Notons que l’on théorise aussi à la même époque la notion de race naturellement inférieure, dont la génétique, à tout le moins, a montré l’inanité depuis lors.

60 Cyrille Dounot, « Le droit naturel, un droit sacré ? », Les Cahiers du Littoral, 2022, n° 21. p. 29-41 et « Michel Villey, philosophe du droit naturel », Bulletin d’histoire du traditionalisme, t. 4, 2024, p. 3-12 et dans le même sens, Alain Sériaux qui en est l’un des éminents spécialistes et constate que l’on peut en trouver plusieurs dizaines de définitions. Une Revue de philosophie du droit, s’est très récemment créée (premier numéro en 2024) aux éditions Boleine et dirigée par Pierre-Hugues Barré. Il est sans doute tôt pour l’affirmer, mais elle semble ambitionner de creuser un tel sillon néo-jusnaturaliste.

61 Aude Mirkovic, PMA, op. cit., p. 2, « caractère flou, ou même fou de sa définition ».

62 Alexandra Papageorgiou-Legendre, Filiation. Fondement généalogique de la psychanalyse, Paris, Fayard, 1990, p. 166.

63 Cf. sur le sujet Mathilde Briard, « La redéfinition de la norme comme gestion du divers dans le droit à l'autodétermination de son corps », Jacqueline Guittard, Émeric Nicolas, Cyril Sintez (dir.), Foucault face à la norme, Paris, Mare et Martin, 2020, p. 252-261 et plus récemment Clovis Maillet et Benjamin Moron-Puech, « Regards comparés sur les pratiques d’identification du genre au Moyen Âge et de nos jours », Clio@Themis, 2023, 25, en ligne, URL : http://journals.openedition.org/cliothemis/3690.

64 Beaucoup de travaux du Professeur Xavier Martin le font avec talent.

65 Judith Butler, Ces corps qui comptent. De la matérialité et des limites discursives du « sexe », Paris, éditions Amsterdam, 2009, 4e de couverture.

66 La discrimination alimentaire pour expliquer le dimorphisme sexuel a été proposée par Priscille Touraille, Hommes grands, femmes petites : une évolution coûteuse. Les régimes de genre comme force sélective de l’évolution biologique, Paris, Éditions de la Maison des Sciences de l’Homme, 2008. Cette théorie est cependant loin de faire consensus, en particulier face à des biologistes comme Michel Raymond ou Jerry Coyne.

67 Françoise Héritier, Michelle Perrot, Sylviane Agacinski, Nicole Bacharan, La plus belle histoire des femmes, Paris, Seuil, 2011, p. 25-26. L’auteure n’est pas du tout pour autant opposée au genre, qu’elle considère au contraire comme le « butoir de la pensée humaine », cf. également Masculin, Féminin. La pensée de la différence. Paris, O. Jacob, 1996.

68 Thomas Walter Laqueur, La fabrique du sexe : essai sur le corps et le genre en Occident, Paris, Gallimard, 2013. La médecine a, depuis l’Antiquité, observé avec intérêt la proximité de conformation des organes génitaux féminins et masculins, ces derniers étant pour la différence essentielle surtout plus extérieurs que les premiers.

69 Jean-Hugues Déchaux, « Laqueur Thomas, La fabrique du sexe. Essai sur le corps et le genre en Occident », Revue française de sociologie, vol. 34, no 3,‎ 1993, p. 454-457.

70 Olivia Bui-Xuan, Le(s) droit(s) à l’épreuve de la non-binarité, Paris, Institut Francophone pour la Justice et la Démocratie, Coll. Colloques & Essais, 2023.

71 Il peut en effet se plaider que de naître dans un corps de femme et se sentir homme (ou vice-versa) met particulièrement et intimement en valeur la binarité sexuelle, étant entendu bien sûr que chaque individu a son appréhension propre de cela comme du reste des comportements humains.

72 Le cas des personnes transgenre en prison est paradigmatique. Il est évident, et d’ailleurs documenté par le contrôleur général des lieux de privation de liberté en France qu’elles sont là bien davantage en danger que dangereuses (contrairement à ce qu’affirment des militantes comme Dora Moutot ou Margurite Stern). Il n’en demeure pas moins qu’il est souhaitable, tout autant que de prévoir un meilleur accueil pour ces personnes, de se prémunir, dans la mesure du possible également contre les risques de viol commis par une femme trans ayant conservé un corps d’homme, tel qu’il s’en est produit deux fois en Angleterre et aux États-Unis ces dernières années. Disqualifier certaines préoccupations concernant des abus potentiels, qui pourraient paraître légitimes par ailleurs, en accusant celles ou ceux qui les expriment d’être transphobes ou TERF ne paraît guère constructif. Toutes proportions gardées (la transphobie est punie par la loi de son côté), cela rappelle les accusations indiscriminées de wokisme ou d’islamo-gauchisme.

73 Émile Jalley, La « théorie du genre » dans le débat français. Butler, Freud, Lacan, Stoller, Chomsky, Sapir, Whorf, Simondon, Wallon, Piaget, Paris, L’Harmattan, 2014.

74 Voir peut-être Cyril Sintez, Le droit construit. Penser le droit par le constructivisme, Paris, Dalloz, coll. Méthodes du droit, 2022.

75 L’article d’Éric Millard, « Droit et genre », in Sonia Leverd (dir.), Les nouveaux territoires du droit, Paris, L’Harmattan, 2013, p. 87-104 répond habilement sur l’accusation faite au genre de fissurer l’universalisme républicain en créant des catégories de populations indues : p. 90, « Méthodologiquement, le genre des théories du genre constitue donc purement un outil d’analyse critique de l’universalisme, qui dit si et jusqu’à quel point ce principe peut se réaliser ».

76 De la même manière récemment que sont bien identifiés les luttes contre le « wokisme », alors qu’il n’est pour ainsi dire personne pour se revendiquer expressément « woke », cf. Alain Policar, « Le wokisme n’existe pas », AOC, août 2024 https://aoc.media/analyse/2024/08/08/le-wokisme-nexiste-pas-2/.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Pierre-Anne Forcadet, « Histoire du droit et « théorie du gender ». Les approches critiques du genre »Criminocorpus [En ligne], 27 | 2025, mis en ligne le 27 mai 2025, consulté le 22 juin 2025. URL : http://journals.openedition.org/criminocorpus/17001 ; DOI : https://doi.org/10.4000/1407a

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Auteur

Pierre-Anne Forcadet

Pierre-Anne Forcadet est maître de conférences en histoire du droit et chercheur au Laboratoire POLEN à l’Université d’Orléans. Ses recherches portent notamment sur la justice médiévale sous un angle anthropologique. Il a publié, entre autres, sa thèse de doctorat Conquestus fuit domino regi Le recours au roi d’après les arrêts du Parlement de Paris (1223-1285), De Boccard, Paris, 2018 et La justice de Saint Louis. Dans l’ombre du chêne, Paris, Puf, 2024, avec M. Dejoux, V. Martin et L. Tuttle.

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