Isabelle d’Artagnan, Le pilori au Moyen Âge dans l’espace français, XIIe-XVe siècle
Isabelle d’Artagnan, Le pilori au Moyen Âge dans l’espace français, XIIe-XVe siècle, Rennes, PUR, 2024, 339 p.
Texte intégral
- 1 Martine Charageat, Mathieu Vivas (dir.), Les fourches patibulaires du Moyen Âge à l’Époque moderne. (...)
1L’historiographie récente de la justice médiévale s’intéresse notamment à sa spatialisation et à sa monumentalisation, comme le montrent les travaux menés sur les fourches patibulaires, mêlant l’histoire et l’archéologie1, ou les recherches menées sur les prisons. L’ouvrage d’Isabelle d’Artagnan s’inscrit dans la lignée de ces travaux, en se focalisant sur la place du pilori à l’époque médiévale. Cet ouvrage désormais indispensable est la publication remaniée de la thèse de doctorat soutenue par l’autrice en 2019. Après un point historiographique soulignant le manque d’étude à ce sujet, elle montre la nécessité d’analyser le pilori médiéval par une approche non seulement historique, mais aussi juridique et anthropologique. Il importe de rappeler la rareté des sources évoquant le pilori, qui permet tout de même à l’autrice de s’appuyer sur un corpus de plus de 500 condamnations à cette peine d’exposition, collectées à partir des dépouillements dans les archives parisiennes du Châtelet et du Parlement et de plusieurs seigneuries franciliennes, auxquelles s’ajoute un nombre conséquent de sources éditées lui permettant d’étendre l’aire de recherche à l’ensemble du territoire français, au-delà parfois du seul royaume de France, puisqu’on relève notamment des références à la ville de Metz. Sans prétendre à l’exhaustivité, on conviendra que la documentation réunie permet d’envisager une étude représentative des pratiques de la peine d’exposition durant la période médiévale.
2L’ouvrage s’articule en trois parties contenant huit chapitres. La première partie s’intéresse aux origines et développements du pilori. Il est ainsi montré dans un premier chapitre que l’apparition de ce signe de justice est intrinsèquement liée d’abord aux problématiques économiques, en l’occurrence le développement des marchés, et à l’essor communal dans une aire géographique restreinte courant de la Picardie au comté de Flandre. Afin de comprendre l’instauration du pilori et son développement, un point salutaire est réalisé sur les peines infamantes existant jusqu’alors, avec lesquelles il cohabite dans un premier temps. L’analyse lexicale et étymologique du terme permet d’établir qu’il vient bien de la langue vernaculaire de la France septentrionale, et qu’il a ensuite été latinisé dans diverses chartes et actes juridiques, y compris dans le Midi et en Provence comme à Uzès. L’autrice insiste bien sur le lien entre le développement de cet outil de justice et la création des communes et réseau des villes drapantes du Nord, où il est installé sur la place du marché. D’abord outil de répression seigneuriale, il est rapidement accaparé par les bourgeois dans de nombreuses villes, bien qu’il reste parfois du ressort de l’autorité comtale en particulier en Flandre, où le prince en garde le contrôle comme à Ypres et Lille, ce qui explique qu’il ne soit pas mentionné dans les keures de ces villes. Dans ses régions d’origine (Picardie, Ponthieu, Artois, Flandre), le pilori s’impose rapidement comme la principale peine d’exposition et se diffuse même dans l’espace rural, comme le montre l’exemple bien documenté du comté de Ponthieu. Il ne pénètre en revanche pas immédiatement dans les régions voisines comme le Hainaut, où l’on use encore principalement d’autres peines infamantes.
3Le deuxième chapitre porte sur la diffusion du pilori dans l’espace français, et montre que celle-ci s’est effectuée par divers moyens. Après sa pénétration en Normandie, l’usage du pilori est importé par les Plantagenêts dans leurs possessions du Sud-Ouest où la greffe prend réellement à partir du XIVe siècle, étant concurrencée par d’autres pratiques coutumières telles que la course. L’autrice voit une possible complémentarité entre les deux peines, qui expliquerait finalement l’assimilation du pilori également due à l’implantation de « pal » dans les nouvelles bastides au XIVe siècle, qui sont probablement des piloris installés par des sénéchaux comme Eustache de Beaumarchais, et dont la pratique est pleinement intégrée dans l’arsenal judiciaire méridional. Le second mode de pénétration du pilori dans les territoires royaux suit les réseaux d’échanges commerciaux et l’initiative de seigneurs comme le comte de Champagne, contrairement à la Bourgogne où son adoption relève davantage du mimétisme sans véritable corrélation des pratiques princières. L’adoption plus tardive du pilori dans des territoires comme l’Auvergne, en revanche, ne saurait résulter d’une forme d’enclavement de cette région mais plutôt de son organisation économique davantage tournée vers l’Empire que vers le royaume, tandis qu’en Bretagne il est possible que l’impression de sa diffusion tardive ne soit due qu’à un effet de source. Quoi qu’il en soit, le succès et la survie du pilori sont avérés au XVe siècle comme en témoigne son implantation dans l’ensemble des territoires étudiés, contrairement à d’autres peines infamantes qui disparaissent dans leur grande majorité même si certaines, comme celle des pierres de justice, subsistent jusqu’à la fin de l’Ancien Régime. Le succès du pilori serait ainsi lié à son acculturation et son adaptation aux besoins des justiciers locaux.
4Le troisième chapitre concerne l’évolution matérielle du pilori et la hiérarchisation des peines infamantes. L’autrice revient notamment sur la distinction opérante au XIIIe siècle entre le pilori et l’échelle, cette dernière concernant régulièrement des juridictions ecclésiastiques quand le premier est considéré comme le signe de justice de la juridiction la plus « prestigieuse » de la ville, témoignant de la monumentalisation de l’appareil judiciaire. Ce processus voit encore l’émergence du carcan, qui est parfois assimilable au pilori ou à une partie de celui-ci, étant parfois édifié devant un lieu de jugement pour souligner la réparation de la faute du coupable vis-à-vis de l’autorité en place. Le pilori est aussi l’enjeu de conflits de juridictions en ce qu’il incarne l’emprise territoriale d’un seigneur haut justicier ; à ce titre, la comparaison établie avec les fourches patibulaires est on ne peut plus pertinente. Une divergence émerge toutefois dans la perception de ce lieu de justice par les populations : si le gibet peut faire l’objet de craintes ou de critiques car il sert à exposer les cadavres des suppliciés, le pilori est pour sa part pleinement accepté par les populations et sert de point de repère dans la ville à travers diverses sources de la pratique, étant par exemple utilisé lors de manifestations civiques telles que les joyeuses entrées ou d’autres représentations théâtrales.
5La seconde partie débute par un point historiographique remarquable sur la notion de rituel selon les historiographies allemande et française, en proposant une définition au croisement de ces deux mouvements. Le quatrième chapitre décrit ensuite le rituel de la peine d’exposition, de la sortie de prison du justiciable jusqu’à son arrivée au pilori, en revenant notamment sur le rôle humiliant joué par la charrette sur laquelle il est transporté. On constate ainsi le caractère participatif de cette peine, qui est indispensable à son efficacité. La mise au pilori est préalablement annoncée par un cri public, puis les officiers de la juridiction ont pour vocation d’encadrer le bon déroulement du rituel, en veillant notamment à ce que le condamné ne soit pas blessé. C’est la participation active du public qui s’avère toutefois la plus importante, puisque la population présente est alors autorisée à jeter de la boue ou d’autres objets non contondants au visage de la personne exposée, pour symboliser la vengeance de la communauté contre celui ou celle qui y a semé le désordre, en insistant en outre sur l’importance de la sonorité du rituel qui passe entre autres par la profération d’injures. Il faut encore noter les évolutions matérielles de la peine d’exposition : si le condamné est, dans les premières décennies, exposé en portant autour du cou un objet en lien avec le crime qu’il a commis, dès le début du XIVe siècle celui-ci est remplacé par une « cédule » ou « couronne » généralement qualifiée de « mitre » à partir des années 1380, qui renvoient à un même objet de papier portant soit un dessin représentant le crime soit le nom de celui-ci. Il arrive aussi que d’autres humiliations s’ajoutent à la peine infamante de l’exposition, comme le dénudement du coupable, son assimilation à un animal ou encore le fait de lui brûler les cheveux (pour les femmes) ou de les lui couper (pour les hommes), qui confère à ce châtiment une véritable plasticité. Il est intéressant de noter le rôle d’encadrement joué par les officiers de justice lors de la peine d’exposition, ou la place minoritaire tenue par le bourreau auquel seraient régulièrement préférés les sergents, car l’exécution de la peine ne serait pas assez lucrative selon l’autrice ; cette position gagnerait probablement en nuance à la lecture des comptabilités urbaines ou d’autres juridictions laïques. Soulignons également un passage très intéressant sur la question des émotions exprimées lors de l’exécution de la peine avec encore une fois le rôle crucial du public, dont les rires et autres réactions ont pour but de mener le condamné à un sentiment de honte, recherché par l’autorité et qui permet aussi à la communauté de reconstruire sa cohésion en excluant le criminel. Pour l’autrice, l’exposition ne revêt aucun caractère pénitentiel – contrairement à l’amende honorable –, citations de coutumiers à l’appui. Néanmoins, il serait intéressant de se pencher, quand les sources le permettent, sur l’effectivité de l’infamie causée au criminel exposé, ainsi que sur sa durabilité. En dehors des cas où le coupable est banni après avoir été exposé, il peut normalement retourner dans son espace de vie, mais quel impact l’application de cette peine a-t-elle sur ses activités professionnelles et sur sa sociabilité dans le temps ?
6Le cinquième chapitre revient sur les modalités du déroulement de la peine, en insistant sur son caractère modulable en ce qui concerne le cadre spatio-temporel, la répétitivité, l’ajout d’autres peines, etc. qui en fait une des condamnations les plus adaptables, dans le respect toutefois des coutumes locales. Il faut souligner la variation dans le degré de description du châtiment relevée dans les sources, que l’autrice impute – comme le montrent d’autres travaux – à l’instruction juridique reçue par les personnels, ceux des juridictions centrales et ecclésiastiques étant souvent mieux formés que ceux des juridictions urbaines et seigneuriales, tout en précisant qu’il ne s’agit pas d’univers hermétiques. L’autrice établit par ailleurs un lien entre la peine d’exposition au pilori et celle de la décapitation, qui seraient peu à peu exécutées au même lieu, et qui constituerait un héritage lointain du châtiment hybride infligé en 1127 à Ypres à l’assassin du comte de Flandre. Si les quelques exemples fournis pour appuyer cette proposition sont concrets, il est toutefois difficile de généraliser cela à l’ensemble de l’espace étudié : il suffit de citer pour cela l’exemple de Dijon, où le pilori situé sur la place du marché au blé sert aux peines d’exposition tandis que les décapitations se déroulent sur l’échafaud dressé sur la place du Morimont. L’analyse anthropologique de l’hybridation des peines, notamment à travers l’exemple du port d’une corde au cou, témoigne encore de l’adaptabilité du châtiment d’exposition qui permet de perpétuer le rituel entre les générations afin qu’il reste compréhensible de tous, et d’éviter qu’il tombe en désuétude.
7La troisième partie explore enfin les usages pénaux de la peine d’exposition. Le sixième chapitre fait le point sur la diversité des cas punis du pilori, en insistant sur leur cohérence. Initialement développé pour protéger les transactions économiques des villes drapantes du Nord, le pilori sert de protection vis-à-vis des mauvaises personnes comme des mauvais produits. Instrument de coercition, il vise à l’exemplarité de la peine à l’instar des fourches patibulaires en ce qui concerne la peine de mort, tout en demeurant un outil accepté par les populations et un symbole de la protection seigneuriale. L’autrice propose une fréquence des peines d’exposition à Paris, avec les limites que cela suppose compte tenu des spécificités sélectives des registres du Parlement comme du Châtelet. Il en ressort, comme annoncé en introduction, que la peine est assez rarement appliquée mais qu’elle punit un certain nombre de crimes – vol, fraude, parjure, blasphème puis faux en général à partir du XIVe siècle – dont le point commun est d’appartenir au registre de la déloyauté, et dont la logique de punition répond davantage aux coutumes locales qu’à la redécouverte du droit romain. L’exposition est particulièrement utilisée lorsque des injures sont proférées à l’encontre de l’ensemble d’une communauté ou de ses représentants légaux, et sert dans ce cas à exprimer la vengeance de ladite communauté ou de l’autorité en place, encore que la prononciation de la peine peut toujours être suivie de négociations ou de l’obtention d’une lettre de rémission qui permettent d’échapper à son exécution.
- 2 Corinne Leveleux-Teixeira, La parole interdite. Le blasphème dans la France médiévale, xiiie-xvie s (...)
8Le septième chapitre s’attache à analyser l’évolution de la législation royale sur le blasphème, depuis le règne de Saint Louis, dont la fermeté était alors tempérée par les mises en garde papales, jusqu’à celui de Louis XII, s’appuyant largement sur les travaux menés par Corinne Leveleux-Texeira2. L’autrice montre en particulier l’usage politique qui est fait de ces ordonnances, sous Philippe VI qui cherche à légitimer son trône fragile en s’appuyant sur cette filiation législative, puis sous Charles VII dont l’ordonnance de 1460 montre le recul de la peine d’exposition pour ce crime, dans le cadre d’une complexification de la hiérarchisation des blasphèmes qui reflète mieux leur répression réelle. Cela permet au passage de souligner les influences des pratiques judiciaires locales sur l’élaboration de la législation royale, dans une logique bottom-up. L’autrice montre également que certains comportements, toujours apparentés à de la fraude, peuvent être criminalisés dans des contextes économiques extraordinaires (comme la guerre de Cent ans) qui justifient alors le recours à la peine d’exposition. L’essai d’analyse quantitative et qualitative effectué à partir des registres de la chambre criminelle du Parlement fait donc ressortir un emploi assez rare du pilori, partiellement dû à un effet de source, mais qui témoigne aussi du recul de cette peine au profit de l’amende honorable.
- 3 Claude Gauvard, « De grace especial ». Crime, État et société en France à la fin du Moyen Âge, Pari (...)
9Le dernier chapitre présente une sociographie des condamnés au pilori. Il en ressort, à l’instar de nombreux travaux effectués dans la lignée de ceux de Claude Gauvard3, que les criminels exposés sont dans l’écrasante majorité bien intégrés à la société, avec une part très faible de femmes, une quasi-absence de nobles et d’officiers. Signalons la particularité des justices ecclésiastiques qui condamnent quelques clercs au pilori, uniquement lorsque le scandale s’est répandu auprès d’un trop grand public, justifiant que l’Église doit ainsi rétablir sa réputation. Les marginaux sont quant à eux presque absents du pilori, ce que l’autrice interprète comme une conséquence intrinsèque à la peine : puisque le pilori a pour but de déshonorer le condamné, il ne sert à rien d’y exposer un individu déjà considéré comme infâme.
10Cette étude constitue une nouvelle référence sur l’arsenal du châtiment du crime au Moyen Âge, sur sa ritualisation comme sur sa matérialité. Elle appelle autant à des études plus localisées sur des juridictions bien documentées en ce qui concerne cette peine, qu’à des comparaisons approfondies avec d’autres châtiments, en particulier celui de la fustigation.
Notes
1 Martine Charageat, Mathieu Vivas (dir.), Les fourches patibulaires du Moyen Âge à l’Époque moderne. Approche interdisciplinaire, Criminocorpus, 5, 2015 ; Mathieu Vivas (dir.), (Re)lecture archéologique de la justice en Europe médiévale et moderne, Bordeaux, Ausonius éditions, 2019.
2 Corinne Leveleux-Teixeira, La parole interdite. Le blasphème dans la France médiévale, xiiie-xvie siècles : du péché au crime, Paris, De Boccard, 2001.
3 Claude Gauvard, « De grace especial ». Crime, État et société en France à la fin du Moyen Âge, Paris, Publications de la Sorbonne, 1991, 2 vol.
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Référence électronique
Rudi Beaulant, « Isabelle d’Artagnan, Le pilori au Moyen Âge dans l’espace français, XIIe-XVe siècle », Criminocorpus [En ligne], Comptes-rendus, mis en ligne le 23 mai 2025, consulté le 16 juin 2025. URL : http://journals.openedition.org/criminocorpus/17371 ; DOI : https://doi.org/10.4000/13zvf
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