• 1 Comme le souligne Jacques-Guy Petit, « le réalisme et la peur vont vaincre l’utopie ; dans la nouve (...)
• 2 Dans sa thèse, Léon Barthès résume parfaitement la confusion des genres induite par le système de l (...)

1La prison pénale vit le jour avec le Code du même nom en 1791 dans la mouvance utopiste dans laquelle baignait encore la jeune Révolution. Michel Le Pelletier de Saint Fargeau, son principal concepteur, confiant dans la possible rédemption de l’homme déchu, proposa aux députés de la Constituante que le temps de l’incarcération fût à la fois celui de la punition et de la guérison. Pour réaliser la première partie de ce nouveau programme pénal, la privation de liberté ferait l’affaire. En revanche, par quel moyen Le Pelletier et ses alliés entendaient-ils ramener sur le chemin de la vertu l’homme coupable, afin qu’il reprît sa place dans la communauté des hommes libres ? Pour ces hommes qui se voulaient aussi les promoteurs d’une société nouvelle, libérale et fondée sur le mérite individuel, il n’y avait qu’une réponse possible : le travail.
Cette pénalité nouvelle fondée sur le possible amendement de l’homme coupable écartait les châtiments définitifs. Mais les discours abolitionnistes de Robespierre et d’Adrien Duport achevèrent de décrédibiliser aux yeux des hommes de la Constituante un projet qu’ils jugeaient déjà trop utopiste. La prison pénale fut pourtant adoptée au terme de nombreux amendements. Le travail obligatoire fut maintenu non en raison de ses vertus moralisatrices, mais parce qu’on croyait qu’il inspirerait au voleur incorrigible une crainte salutaire1.
Une fois ce principe admis, à qui devait échoir l’organisation du travail pénal, la gestion des ateliers et l’entretien des détenus ?
Après bien des atermoiements, le système de la régie directe fut abandonné. Les raisons qui incitèrent l’État à renoncer à ses prérogatives et à faire appel à un industriel privé furent multiples, fondées parfois, contestables assurément. Au premier rang de celles-ci, l’incompétence avouée des agents de l’Administration qui refusèrent de faire travailler les détenus et de veiller à leur entretien, prétextant à juste titre que le maintien de la discipline à l’intérieur des établissements pénitentiaires serait une tâche amplement suffisante.
La montée en puissance du libéralisme fut l’autre facteur déterminant. La doctrine du « laisser faire » interdisait à l’État de s’immiscer dans les affaires économiques du pays. De surcroît, en ce XIX^e siècle naissant, la conduite des activités commerciales et industrielles était encore considérée comme une tâche infâmante. Était-il concevable que l’État pût condamner l’homme coupable en vertu de la Loi dont il était à la fois l’incarnation et le garant et dans le même temps l’exploiter pour son propre compte dès qu’il aurait franchi le seuil de la prison ? La symbolique n’aurait pas fonctionné2.
Dans ces conditions, plus rien ne s’opposait à ce que l’entrepreneur fît son entrée en prison et s’y installât durablement. La recherche du profit allait se substituer à l’œuvre de moralisation rêvée par les pères de la prison pénale. L’utopie carcérale n’avait vécu que dans l’esprit de Le Pelletier et de quelques autres.
Mais comment ce système pouvait-il s’adapter aux contraintes de la vie carcérale ? Le devoir des entrepreneurs était de faire travailler les détenus, quel que fût leur nombre ou leurs compétences et non de tirer un profit substantiel de l’exploitation des industries pénitentiaires. Ce fut le premier malentendu. Dès lors que les entrepreneurs crurent pouvoir faire fonctionner les ateliers des centrales sur le modèle de l’industrie libre, le système était condamné. Rien d’étonnant à ce que son agonie se soit déroulée sur fond de crise économique.

• 3 Le système qui prévalait était un système de régie mixte : l’État entretenait les détenus (régie éc (...)

2La chute de l’entreprise générale de la centrale de Poissy demeure, à tous égards, exemplaire. Sa prospérité économique sous le Second Empire fut une illusion et rien d’autre. Il n’y eut jamais à Poissy de dynastie régnante. Le but à peine dissimulé des entrepreneurs était d’obtenir un profit immédiat et non de créer un système économique et industriel durable et solide.
L’abandon des activités artisanales au profit de grandes industries, le morcellement du travail et la concentration d’une partie importante des effectifs sur quelques ateliers fragilisèrent considérablement l’édifice. L’invasion du département de la Seine-et-Oise par les armées prussiennes en 1870 et la récession économique de la fin du XIX^e siècle firent le reste.
La seule réponse possible consistait à sortir les prisons du système libéral et à confier leur gestion à l’État. Melun, l’autre centrale de la région parisienne, dont les deux principaux ateliers (tailleurs et imprimerie administrative) étaient passés en régie, ne fut pas touchée par la crise économique. Cette transition réussie suffirait-il à sonner le glas du système de l’entreprise générale ? La volonté politique triompherait-elle enfin des frilosités de l’Administration pénitentiaire ? En apparence, seulement. Le système de l’entreprise générale fut supprimé en 1895. Mais sur le terrain, les choses ne furent pas aussi radicales. À Poissy, l’entrepreneur dont le contrat était arrivé à son terme en 1897 reprit du service pour diriger seul (avec la bénédiction d’une Administration peu rompue aux affaires commerciales) les quatre plus importants ateliers de la centrale3.
Avant son extinction, le système de l’entreprise générale des prisons connut de nombreux adversaires. Les industriels du monde libre, d’abord, jaloux de la concurrence du travail pénal et des avantages consentis par l’État aux entrepreneurs, les détenus, mal nourris, affamés et laissés parfois sans travail. Le directeur, enfin, contraint de partager une gouvernance bicéphale avec un personnage dont le pouvoir empiétait sur le sien. Sur tous ces rapports chaotiques, difficiles et conflictuels, les témoignages abondent.

• 4 Cité par Léon Barthès, op. cit., p. 102-103.
• 5 « Cahier des Charges pour l’entreprise générale des services économiques et des travaux industriels (...)
• 6 On versait cinq dixièmes aux condamnés correctionnels, quatre aux réclusionnaires, et trois aux con (...)

3En abandonnant entre les mains d’un industriel privé « la santé, la vie, la religion, la mort du détenu » selon les mots d’Alexis de Tocqueville et de Gustave de Beaumont4, l’État se livrait, pieds et poings liés, à l’entrepreneur. Au terme d’une adjudication lancée par l’Administration, le candidat désigné s’engageait à fournir aux condamnés un travail régulier et à subvenir à l’entretien quotidien de l’ensemble de la population pénale moyennant « le payement d’un prix fixé par détenu et par journée (et) la concession de la part qui revient à l’État sur le produit de la main d’œuvre des détenus5 ».
La part payée au détenu était déterminée en fonction de sa catégorie pénale et pouvait être amputée s’il était prouvé qu’il avait été l’auteur de malfaçons volontaires dans l’exécution de son travail6. Ce pécule était lui-même divisé en deux parts : le pécule disponible dont le prisonnier pouvait disposer à sa guise pendant le temps de sa détention et le pécule réserve qu’il recevait le jour de sa libération.

• 7 Léon Barthès, op. cit., note (2), p. 148. Arrêté du 15 avril 1882.

4Mais le vrai point d’achoppement était la fixation des tarifs de main-d’œuvre : prétextant que la population pénale était composée d’ouvriers malhabiles ou de mauvaise volonté et toujours enclins à saboter un travail qu’ils n’avaient pas choisi, les entrepreneurs exigèrent que ces tarifs fussent revus à la baisse. En retour, les industriels crièrent au scandale et accusèrent l’Administration pénitentiaire de favoriser une concurrence déloyale entre les industries du monde libre et celles des prisons.
Un arrêté du 20 avril 1844 fixa à 20% le montant maximum des réductions autorisées, afin que la vente des produits fabriqués en prison ne puisse porter préjudice à l’industrie libre. Les tarifs déterminés par les entrepreneurs devaient être examinés par les chambres de commerce et des experts spécialement désignés à cette occasion. Mais l’Administration n’était pas au bout de ses peines. En 1882, il fut décidé de mettre en concurrence « d’un côté (le) prix de main d’œuvre, rendement, et frais généraux dans l’industrie pénitentiaire; de l’autre (le) rendement et frais généraux dans l’industrie libre7 ».

• 8 Lettre du directeur de la centrale de Poissy au Préfet en date du 16 mai 1877, ADY, 31Y3.
• 9 Lettre du président de la chambre de commerce de Paris au Préfet de la Seine en date du 10 novembre (...)
• 10 Lettre du directeur de l’Administration pénitentiaire au préfet en date du 3 février 1881, ADY, 31Y (...)

5Chaque camp contestait les propositions de la partie adverse. La question se compliquait lorsque l’activité exercée dans les prisons avait cessé de se pratiquer dans l’industrie libre. En l’absence de comparaisons fiables, la situation tournait à l’avantage de l’entrepreneur qui continuait d’appliquer les tarifs provisoires qu’il avait lui-même préalablement déterminés. Cet état de choses pouvait durer longtemps : en 1877, à la maison centrale de Poissy, les détenus de l’atelier de sellerie étaient toujours rémunérés sur la base des tarifs fixés en 18618. Si à la suite de plaintes déposées par les ouvriers de l’industrie libre, l’Administration s’avisait de vouloir mettre un terme à ces abus, l’entrepreneur menaçait aussitôt de fermer l’atelier et de laisser les condamnés au chômage.
Cependant de telles pratiques étaient plutôt rares et les chambres de commerce essayaient de traiter au mieux les affaires qui leur étaient soumises. Il fallait en priorité protéger les intérêts des travailleurs de l’industrie libre dont les salaires risquaient d’être dépréciés par ceux de leurs collègues détenus. Les comparaisons faisaient apparaître de flagrantes disparités : en 1892, la chambre de commerce de Paris dénonçait une différence de 40 à 45% entre les salaires des condamnés de l’atelier des abat-jour de Poissy et ceux des ouvriers libres et affirmait que les produits fabriqués par ces derniers se vendaient 10% plus cher. Son représentant suggérait donc aux entrepreneurs d’augmenter leurs tarifs dans des proportions identiques9.
Seul élément qui pouvait plaider en faveur de ces derniers : les chambres de commerce reconnaissaient volontiers que le travail exécuté par les détenus était « de si mauvaise qualité qu’il ne saurait faire une sérieuse concurrence aux articles confectionnés par l’industrie libre10 ». L’argument était de poids mais chacun continuait à camper sur ses positions.
En 1895, le directeur de la maison centrale de Poissy se crut obligé d’intervenir en faveur de son entrepreneur. Au plus fort d’une querelle qui opposait ce dernier aux fabricants de chaises de Magny-en-Vexin, il écrivit au préfet, le 3 mai :

• 12 Article publié dans le journal Le Temps le 28 janvier 1889.
• 13 Articles publiés dans Le Temps les 10 septembre, 12 octobre, 17 et 18 novembre 1891.

7Le conflit n’était pas prêt de s’éteindre. En 1889, les maîtres vanniers du département de l’Aisne se mettaient en grève, car leurs patrons avaient refusé de les augmenter sous prétexte que les entrepreneurs des prisons leur faisaient une concurrence déloyale. Certains députés profitèrent de l’occasion pour demander la suppression immédiate des ateliers de vannerie dans les établissements pénitentiaires civils et militaires tandis que les entrepreneurs réclamaient la mise en place d’une industrie aussi rentable12.
Pendant ce temps-là, le mouvement de protestation s’amplifiait. La révolte des maîtres vanniers avait donné naissance à la « Ligue contre le Travail des Prisons » à laquelle avaient adhéré 37 syndicats d’artisans ainsi que la « Ligue pour l’Émancipation de la Femme ». Tout ce que le pays comptait de libertaires ou de réformateurs semblait avoir rejoint le mouvement, certains anarchistes profitant même d’une réunion à la Bourse du Travail à Paris pour réclamer la suppression des prisons.
Dans plusieurs villes de province comme Nîmes et Montpellier, des conférences étaient organisées. Les ouvriers se regroupaient en délégations et demandaient aux députés et aux sénateurs présents d’appuyer leurs requêtes auprès de leurs Assemblées respectives. Les revendications exprimées étaient assez simples : faute d’obtenir la suppression du travail carcéral, on exigeait que les détenus soient payés en fonction de la valeur réelle de leur ouvrage et que des représentants des chambres syndicales soient admis dans les conseils des prisons pour contrôler les prix de main-d’œuvre. Enfin dernier point sur lequel tout le monde s’accordait : il fallait définitivement supprimer le système de l’entreprise générale, système haïssable entre tous, parce que mis en place dans le seul but d’exploiter le détenu livré à la merci d’industriels sans scrupules13.

• 14 À son réveil, le détenu recevait du pain accompagné d’une soupe maigre composée de légumes. Le soir (...)
• 15 Robert Badinter, La Prison Républicaine, Paris, Fayard, 1992, p. 390-391 : « Dans la conscience col (...)

8Assurés de pouvoir réaliser de confortables bénéfices grâce au fonctionnement des ateliers pénitentiaires, certains entrepreneurs choisirent également de spéculer sur les vivres qu’ils distribuaient à la population pénale.
Une fois encore, les normes établies par l’Administration pénitentiaire encouragèrent insidieusement cette fièvre spéculative. La nourriture réglementaire distribuée aux prisonniers n’avait pas d’autre but que de les maintenir en vie14. Cette logique terrifiante, « la loi d’airain qui pèse sur la prison » selon les mots justes de Robert Badinter15, ouvrit de nouvelles perspectives aux entrepreneurs.
Affamés les détenus étaient dans l’obligation de cantiner pour pouvoir survivre. L’entrepreneur devenu commerçant était assuré par ce biais de récupérer une partie des salaires qu’il avait versés aux ouvriers détenus et de réaliser en toute légalité de nouveaux bénéfices grâce à la marge de 10% que l’Administration l’autorisait à pratiquer sur les produits vendus à la cantine.

• 16 Lettre du directeur de la centrale de Poissy au préfet en date du 27 juillet 1882, ADY, 29Y1.

9Mais beaucoup d’entrepreneurs jugèrent cette marge insuffisante et tentèrent de faire pression sur l’Administration pour pouvoir l’augmenter. En cas de refus, la riposte était simple : les portions étaient automatiquement diminuées et le prix de vente maintenu en l’état.
Détenus et membres de l’Administration pénitentiaire s’accordèrent pour dénoncer les abus pratiqués par les entrepreneurs : « Je ne discute pas le prix des légumes et condiments qui entrent dans la composition de ce ragoût, écrivit Girard, le directeur de la centrale de Poissy, au Préfet en 1882, ces prix sont tous un peu forcés. En réalité, le prix de 0,20 francs assure aux entrepreneurs le bénéfice permis ; s’il ne donne pas plus, ce n’est pas un motif pour l’élever16 ».

• 18 Lettre d’Albert Choppin, directeur de l’Administration pénitentiaire, au préfet en date du 17 févri (...)
• 19 Lettre (expéditeur inconnu) adressée au sous-préfet le 25 septembre 1871, ADY, 64Y1.
• 20 Lettre du directeur de la deuxième circonscription pénitentiaire au Préfet en date du 23 septembre (...)
• 21 Rapport de la commission de surveillance d’Étampes en date du 22 janvier 1882, ADY, 59Y1. Les repré (...)

11Mais il y avait pire. Le prix de journée que l’État versait aux entrepreneurs pouvait aussi devenir une source de profit. Au moment de soumissionner, les candidats s’engageaient à distribuer à la population pénale du pain et de la soupe préparés selon des règles préalablement définies dans le cahier des charges. Mais une fois le contrat signé, certains entrepreneurs livrèrent aux détenus une nourriture trafiquée, souvent immangeable, parfois malsaine.
Dans ce domaine, les témoignages furent accablants. À Poissy les trois entrepreneurs refusèrent que le blé moulu par leurs soins fût soumis à un examen18. À Mantes le pain distribué aux détenus était de couleur grisâtre, possédait un goût acide et devenait poisseux aussitôt qu’on le pressait dans la main. L’analyse effectuée à la demande du sous-préfet révéla que la farine utilisée commençait à fermenter et que le levain était de médiocre qualité19.
Les détenus ne manquèrent pas de signaler ces nombreux abus mais, sauf cas exceptionnels, ils furent rarement écoutés. « Tous ces gens-là se trouvent à merveille du régime actuel, écrivit le directeur de la deuxième circonscription pénitentiaire au préfet, ils sont suffisamment nourris, trouvent le pain meilleur que celui qu’ils mangeaient au dehors, sont tout surpris d’être aussi bien soignés et tenus aussi proprement20 ».
Les membres des commissions de surveillance, chargés de visiter les prisons, firent entendre les premières notes discordantes. Allant jusqu’à goûter la nourriture distribuée aux détenus malgré les réticences du personnel de surveillance, ils furent les premiers avec les médecins et les hygiénistes à dénoncer les carences alimentaires dont souffrait la population pénale. « L’alimentation actuelle avec une seule ration de viande par semaine, conduit les détenus à l’anémie, après plus d’un an de détention, écrivit le rapporteur de la commission d’Étampes. Il serait désirable, qu’il leur fût donné trois rations de viande au lieu d’une21 ».

• 22 Michelle Perrot, « 1848 Révolution et Prisons » in Michelle Perrot (dir.), L’Impossible Prison, Rec (...)
• 23 Jacques-Guy Petit, Ces Peines Obscures, La prison pénale en France (1780-1875), Paris, Fayard, 1990 (...)

12Le scandale survenu à la maison centrale de Clairvaux en 1847 fut retentissant22. Les trois entrepreneurs furent traduits devant le tribunal correctionnel de Bar-sur-Aube et condamnés pour homicide involontaire. L’enquête révéla que la viande distribuée aux condamnés provenait d’animaux morts à la suite d’une épidémie d’épizootie. Le pain et les légumes ne valaient guère mieux. Pour les seuls mois d’avril et mai, on enregistra 117 décès sur une population de 1968 détenus23. La presse régionale et nationale se fit l’écho du calvaire enduré par les prisonniers.

• 25 Michelle Perrot, « Tocqueville méconnu » introduction aux Écrits sur le système pénitentiaire en Fr (...)
• 26 Cité par Jacques-Guy Petit, op. cit., p.408.

131848 fut une année charnière. La fièvre révolutionnaire qui agita le pays ne s’arrêta pas à la porte des prisons. Plusieurs établissements pénitentiaires furent le théâtre de mouvements séditieux. La centrale de Clairvaux, ébranlée par les agissements meurtriers de ses trois entrepreneurs, n’échappa pas à la règle. Le moment était-il venu de supprimer le travail en prison ?
Le décret promulgué le 24 mars y mit un terme provisoire. Le débat s’ouvrit : fallait-il maintenir le système de l’entreprise générale ou bien, à la faveur des événements, lui substituer le système de la régie ? Le très libéral Tocqueville tenta, une fois encore, de donner le coup de grâce aux entrepreneurs généraux dont il dénonça le pouvoir exclusif25.
En vain. Les députés partagés entre des intérêts divers adoptèrent un projet vague, aux contours flous. Ils demandèrent que les produits fabriqués en prison fussent consommés «autant que possible» par l’État.
De l’intérêt des détenus il ne fut quasiment jamais question. L’intervention de Victor Schœlcher, réclamant que le travail fût organisé « plus humainement, de telle manière, enfin, qu’il ne tue plus les prisonniers » ne fut pas entendue26.
Rappelés par la circulaire Persigny promulguée le 8 mars 1852, les entrepreneurs reprirent le chemin des prisons dont ils avaient été chassés quatre ans auparavant. Avec le Second Empire commençait une période de prospérité économique. Les entrepreneurs surent-ils en profiter pour faire taire leurs adversaires ? Rien n’est moins sûr.

• 27 À ce propos, Jacques-Guy Petit rappelle qu’il était très humiliant pour les hommes de devoir travai (...)

14Signe des temps : alors que la plupart des centrales autour des années 1830 s’étaient transformées en manufactures textiles27, les deux établissements de la région parisienne choisissaient de privilégier des activités plus techniques, copiant ainsi le modèle de l’industrie libre. Le métier à tisser avait été délaissé au profit d’un outillage plus perfectionné. Les tâches s’étaient progressivement diversifiées et le détenu avait perdu ses qualités d’artisan pour devenir un ouvrier à part entière. Le développement des activités industrielles s’accompagnait d’un morcellement du travail, assurant aux deux centrales une rentabilité incontestable, mais réduisant à néant les espoirs des hommes de la Pénitentiaire.

• 29 Statistique Pénitentiaire pour les années 1855 et 1865.
• 30 Ibid.

17Signe de l’incontestable réussite économique de la centrale de Poissy : toutes les industries offraient un produit moyen par journée de travail supérieur à la moyenne nationale (0,65 franc) à l’exception des travaux de tissage de chaussons et de cartonnage réservés aux vieillards et aux infirmes. Seule la centrale de Melun parvenait à se hisser à un niveau à peu près identique, réalisant même un produit moyen (1,02 franc) légèrement plus élevé que celui de Poissy (0,94 franc)29.
Cette domination des établissements de la région parisienne ne s’expliquait pas seulement par le choix des activités. La comparaison entre les résultats obtenus par certains ateliers exploités simultanément à Melun, Poissy et Clairvaux faisait apparaître de flagrantes disparités. Au cours de l’année 1865, le produit par journée de travail de l’atelier de cordonnerie était de 0,60 franc à Clairvaux contre 1,09 franc et 1,25 franc respectivement à Melun et à Poissy30. Cette suprématie était sans doute due à une meilleure exploitation de la force de travail des ouvriers détenus, mais il y avait autre chose. Car les établissements pénitentiaires vivaient aussi au rythme économique de leur région, subissaient les mêmes crises, ou au contraire, bénéficiaient, bien que dans une proportion moindre, des mêmes périodes de faste et de prospérité. Cette rupture entre deux établissements de pointe et les autres était à l’image des inégalités économiques qui divisaient le pays et qui ne feront que s’accentuer au fil des ans, lorsque la région parisienne aura définitivement affirmé sa suprématie industrielle.

• 31 Tarifs de main-d’œuvre pour la confection des articles de cordonnerie – année 1821, ADY, Dossier 30 (...)

18Lorsque les entrepreneurs renoncèrent aux travaux de tissage ou de filature, ils se tournèrent vers d’autres activités encore dérivées de l’industrie textile comme la cordonnerie ou la chaussonnerie pour les hommes, la ganterie ou la dentelle pour les femmes. Pas de véritable rupture, mais une timide tentative de diversification dans la nature des ouvrages destinés aux détenus.
À cet égard, la cordonnerie demeurait une industrie exemplaire. Si elle fut à l’origine de l’expansion économique de Poissy, elle fut aussi une des causes de son déclin. Les entrepreneurs comprirent rapidement tout le bénéfice qu’ils pouvaient tirer de son exploitation. En 1842, 51 types d’ouvrages différents sortaient de cet atelier contre 22 seulement en 182131. Dès la fin du Second Empire, l’activité fut scindée en deux : la cordonnerie clouée et la cordonnerie cousue.

• 32 Tarif des prix de main-d’œuvre établi en 1882, ADY, 31Y3.
• 33 Statistique pénitentiaire 1880 et 1882. Le 31 décembre 1880, 215 détenus étaient affectés à l’un ou (...)

19En 1882, lors du renouvellement du marché, les conditions de travail furent redéfinies. Le temps consacré à l’apprentissage se rallongea, atteignant jusqu’à soixante jours pour les ouvriers couseurs. Cette période d’initiation était divisée en trois phases au cours desquelles le détenu percevait d’abord le quart, puis la moitié et enfin les trois quarts d’un salaire normal. Les apprentis étaient placés sous la tutelle d’un ouvrier plus chevronné qui devait leur apprendre les rudiments du métier. Mais gare au détenu maladroit ou récalcitrant car il risquait d’être renvoyé sur rapport du contremaître. En revanche celui qui franchissait avec succès toutes les étapes accédait au grade de maître et pouvait à son tour former les nouveaux arrivants32.
Ce système éveilla pourtant la méfiance de l’Administration. L’entrepreneur avait intérêt à prolonger indéfiniment le temps consacré à l’apprentissage pour pouvoir sous-payer les détenus en toute légalité. Pour la déforme des chaussures, il demanda 35 jours d’instruction, le Préfet lui en accorda 15 seulement.
L’industrie devint rapidement prospère. Pour augmenter le rendement, l’entrepreneur choisit de diviser le travail. Le même ouvrage passait entre les mains de plusieurs ouvriers chargés tantôt de la déforme, tantôt du montage, tantôt de la pose des talons. L’introduction de nouvelles machines facilita le travail des condamnés en même temps qu’elle augmenta leur productivité. De 1880 à 1882, le produit net des deux ateliers passa de 61.520,10 à 118.074,96 francs, alors que les effectifs étaient demeurés relativement stables33.

• 34 « ... je suis absolument le seul de vos Entrepreneurs, écrivit Hyrvoix au préfet, ayant totalité de (...)
• 35 Lettre du ministre de l’Intérieur au Préfet en date du 16 juin 1880, ADY, 33Y1.
• 36 Ibid.

21L’invasion prussienne, consécutive à la défaite de 1870, ruina l’économie du département de la Seine-et-Oise. L’entrepreneur de la centrale de Poissy, incapable de subvenir à l’entretien des détenus, déserta la prison, laissant la population carcérale affamée et sans travail34. Le directeur, Émile Mariez, fut obligé de passer lui-même des marchés avec les fournisseurs et de traiter avec les concessionnaires pour favoriser la reprise des activités industrielles35.
Le conflit entre les deux parties commençait. L’Administration fit ses comptes : si elle reconnaissait devoir verser à l’entrepreneur le montant des prix de journée, les dixièmes concédés sur le produit des travaux industriels et les bénéfices venant de la vente des objets de la cantine, elle exigeait en retour le remboursement des frais occasionnés par l’entretien des bâtiments et par l’achat des vivres destinées à l’alimentation des détenus. Le solde des comptes était très largement défavorable à l’entrepreneur dont la dette était évaluée par l’Administration à 82.483,87 francs36.
Incapable de payer une somme aussi importante et dans l’espoir sans doute de freiner l’hémorragie, Hyrvoix acceptait de reprendre son service le 1^er juillet 1872. Dans les semaines qui suivirent son retour, les difficultés recommençaient. Le 13 septembre, le directeur lui reprocha de ne pas faire les provisions nécessaires pour subvenir à l’entretien des détenus et décidait de traiter directement avec ses fournisseurs.

• 38 Lettre de Jules Jaillant, directeur de l’Administration pénitentiaire au Préfet en date du 15 décem (...)
• 39 Voir note 34.

22Par mesure de représailles, l’Administration prenait la décision, dès le mois d’octobre, de surseoir au règlement des journées de détention. Acculé par les dettes, Hyrvoix tentait l’année suivante de retirer les provisions qu’il avait achetées pour le compte de la centrale et de les revendre à son profit38. En 1874, le tribunal de commerce de Versailles prononçait la mise en faillite de son entreprise ; le montant des dettes qu’il avait contractées envers l’État s’élevait à 224.570,62 francs39.

• 40 C’était la règle : lors d’une adjudication, l’Administration donnait le marché au candidat qui prop (...)

23Qui étaient les perdants dans cette affaire ? L’entrepreneur sûrement à cause d’une mauvaise gestion et de son imprévoyance qui l’avait conduit à soumissionner dans des conditions très désavantageuses. Mais de son côté l’Administration avait joué un très mauvais rôle. En donnant le marché à un candidat qui se proposait de subvenir aux besoins de la population pénale moyennant le versement d’un prix de journée de quatre centimes, alors que les autres entrepreneurs réclamaient une somme en moyenne cinq à dix fois supérieure, comment l’Administration pouvait-elle espérer que son entrepreneur fût en mesure de remplir toutes les clauses imposées par le cahier des charges40 ?

• 41 Notice établie sur E. Mariez le 24 août 1859 par l’ex directeur de Poissy Delarochette, ADY, 9Y1.

24De surcroît, pourquoi avoir laissé l’entrepreneur reprendre son service dès 1872 alors que son incompétence était manifeste ? Pourquoi avoir refusé de le laisser augmenter son prix de journée, afin de lui permettre d’assurer sa mission dans des conditions décentes ? Pourquoi enfin ne pas avoir profité de cette crise provoquée par l’invasion prussienne pour se passer définitivement de ses services ? Assurément le directeur de Poissy fit un mauvais choix. Mais Mariez avait commencé sa carrière de directeur à la centrale de Fontevrault en 1848, au moment où les entrepreneurs avaient été écartés des prisons41. Sans doute l’homme âgé qui présidait aux destinées de la centrale de Seine-et-Oise en 1870 n’eut-il pas le courage de renouveler une expérience similaire.

• 43 Véronique Gosse, De la Prison à la Manufacture d’État : la Maison Centrale de Melun 1871-1913, Mémo (...)

25Son collègue de Seine-et-Marne fit preuve de plus de témérité. Confronté aux mêmes difficultés (l’entrepreneur faisait défection dès septembre 1870), il avait eu l’audace de placer son établissement en régie directe43.
Les centrales de Melun et de Poissy avaient connu sous le Second Empire un développement industriel quasi similaire. Mais leurs trajectoires allaient diverger dès les débuts de la III^e République. Alors que l’imprimerie administrative de Melun bénéficiera d’une expansion foudroyante, la centrale de Poissy très affaiblie par la crise qu’elle venait de traverser se relèvera difficilement de la récession économique de la fin du XIX^e siècle.

• 44 Lettre d’Albert Choppin, directeur de l’Administration pénitentiaire, au Préfet en date du 15 juin (...)
• 45 Lettre du ministre de l’Intérieur au préfet en date du 19 juillet 1880, ADY, 31Y3.

26La reprise en main des activités économiques et industrielles de la centrale de Poissy fut confiée à trois hommes, les entrepreneurs Kahn, Martel et Potié. La politique choisie par ce nouveau triumvirat et poursuivie par leurs successeurs était simple : il fallait délaisser les productions artisanales, trop spécialisées, trop coûteuses parfois et favoriser l’expansion d’activités industrielles plus lucratives. Des ateliers, comme la serrurerie, l’ébénisterie et la gravure qui avaient autrefois contribué à la prospérité de l’établissement, ne survécurent pas à la crise des années 1870.
Conséquence immédiate : ce furent les industries dominantes comme la cordonnerie, les abat-jour ou plus tard les chaises qui absorbèrent une part importante de la population pénale. Pour vaincre les réticences de l’Administration, les entrepreneurs avançaient divers arguments : départ du sous-traitant, fabrication démodée. Mais les véritables raisons étaient économiques. Le 6 avril 1878, le directeur de Poissy décidait de réviser à la hausse les tarifs des ateliers d’ébénisterie et des papiers peints. La réponse des entrepreneurs ne se fit pas attendre. Dès le 1^er mai, les ouvriers ébénistes étaient mis au chômage et le 20 du même mois, l’atelier des papiers peints cessait son activité. L’épreuve de force fut de courte durée et les deux ateliers disparurent44. D’autres activités connurent un sort identique. En 1880, l’entrepreneur Lebègue demandait la fermeture de l’atelier des parapluies, car, disait-il, les articles fabriqués à la centrale n’étaient plus en vogue45.

• 46 Statistique pénitentiaire pour les années 1880 et 1882.
• 47 Lettre du directeur de l’Administration pénitentiaire au préfet le 16 juin 1894, ADY, 31Y3.
• 48 Lettre du directeur de la centrale de Poissy au préfet le 3 mai 1895, ADY, 31Y3.

27Cette marche forcée vers une industrialisation des établissements pénitentiaires eut d’heureux résultats. En poussant à l’extrême les processus de mécanisation et de division du travail aux dépens du savoir-faire individuel, les entrepreneurs parvinrent à redresser les affaires de la centrale. En deux ans, de 1880 à 1882, les bénéfices nets augmentèrent de 26%. Premiers ateliers concernés par cette hausse : l’industrie de la cordonnerie cousue et clouée et celle des chaises dont le produit moyen net s’accrut respectivement de 33, 26 et 24%46. C’était le modèle de l’industrie libre qui triomphait ici. Les entrepreneurs ou leurs sous-traitants ne lésinaient pas sur les investissements : en 1894, le directeur de l’Administration Pénitentiaire autorisa l’installation d’un moteur à gaz pour actionner l’outillage mécanique servant à la fabrication des bois de chaises47. Le directeur de Poissy reconnut lui-même que ce procédé dispensait « les ouvriers-détenus de la partie la plus pénible de la main-d’œuvre, tout en leur permettant une production importante48 ».

• 49 Statistique pénitentiaire pour l’année 1882.

28Les efforts de l’Administration pour maintenir des activités artisanales diversifiées furent réduits à néant : le 31 décembre 1882, les industries de cordonnerie et des chaises occupaient à elles seules 38% de la population active de l’établissement, soit au total 365 détenus, auxquels venaient s’ajouter les ouvriers payés à la journée pour assurer le fonctionnement des ateliers (entretien des locaux et des machines, comptabilité...). Les ateliers des abat-jour et de la vannerie fine destinés aux condamnés malades ou inexpérimentés occupaient en moyenne 228 ouvriers. Ce furent ces activités et elles seules qui permirent à la centrale de Poissy de retrouver la place dominante qu’elle occupait autrefois. Avec une population moyenne de 967 ouvriers et apprentis en 1882 (soit l’établissement de longues peines le plus peuplé après Clairvaux), la centrale de Seine-et-Oise réalisa les meilleurs résultats, parvenant même à surpasser sa voisine de Seine-et-Marne grâce à un produit moyen net légèrement plus élevé : respectivement 1,43 et 1,39 francs49.

• 50 Tableau des journées de chômage février 1890, ADY, 32Y1.
• 51 Tableau des journées de chômage mai 1891, ADY, 32Y1.

29Cette domination fut de courte durée. Avec les mutations économiques qui s’amorcèrent dès la fin des années 1880, commença le déclin des ateliers pénitentiaires. La crise qui gagna l’ensemble de la société porta un coup fatal aux entrepreneurs qui avaient sans doute surestimé le potentiel industriel de la centrale. Le système qui n’avait plus que quelques années à vivre s’essoufflait.
La crise économique frappa de plein fouet les ateliers de vannerie, de cordonnerie et des abat-jour, parmi les plus peuplés de la centrale. Crise de surproduction d’abord : les sous-traitants avouèrent qu’ils n’étaient plus en mesure d’écouler la marchandise qui continuait de s’entasser. En 1890, l’entrepreneur signalait que les articles fabriqués dans l’atelier des abat-jour pour la célébration du centenaire de la Révolution étaient toujours stockés dans les réserves de la centrale, faute d’avoir pu trouver preneur50. De son côté, le sous-traitant de la cordonnerie était contraint de parcourir la France pour vendre ses produits51.

• 52 Tableau des journées de chômage septembre et octobre 1888, ADY, 32Y1.
• 53 Tableau des journées de chômage octobre 1889, ADY, 32Y1.
• 54 Tableau des journées de chômage juin 1887, ADY, 32Y1.
• 55 Tableau de novembre 1890 : réponse du directeur à la demande de réduction des indemnités faite par (...)
• 56 Cette fabrication fut arrêtée dès le mois de décembre 1887. Les apprentis recevaient un salaire jou (...)

30L’entrepreneur reconnut que seule la diversification de la production aurait pu mettre un terme à l’oisiveté des condamnés. Mais insuffisamment formés, les ouvriers étaient dans l’incapacité de s’adapter aux nouvelles fabrications ou de se substituer à leurs collègues absents. À l’automne 1888, alors que le sous-traitant de la cordonnerie occupait les détenus à la confection de chaussures sans talons, les éboureurs et les déformeurs restaient inactifs52. Pire encore : en 1889, les ouvriers rempailleurs étaient au chômage, depuis que leurs collègues de l’atelier des chaises en bois avaient été libérés ou mis au repos53. Dans l’atelier des stores en bois, les détenus étaient contraints de travailler à deux sur une même machine : si l’un d’entre eux tombait malade ou était envoyé en cellule de punition, son camarade ne pouvait plus travailler54.
L’atelier de la cordonnerie fut particulièrement touché : « industrie (autrefois) florissante »55, elle accusait depuis la fin des années 1880 un déclin irrémédiable. Sous la pression de l’entrepreneur, le directeur consentit, dès le mois de mars 1888, à baisser les tarifs de main-d’œuvre. Pour enrayer la crise, le sous-traitant avait proposé dès 1887 de faire fabriquer un modèle de chaussures pour enfants dites « fafiots ». L’Administration se montra réticente, en partie à cause des faibles rémunérations versées aux détenus. Elle céda néanmoins devant l’insistance du confectionnaire qui promit de faire travailler en moyenne 50 à 150 détenus. En réalité 14 condamnés seulement furent affectés à la fabrication du nouveau modèle56.

• 57 Tableau de septembre 1890, ADY, 32Y1.

31Le bras de fer entre l’entrepreneur et l’Administration pénitentiaire commençait. En 1890 le directeur accusa les contremaîtres de ralentir les cadences des ouvriers pour diminuer les journées de chômage57.

• 59 Ibid., janvier 1891.
• 60 Ibid., juin 1891.
• 61 En 1890, 25 ouvriers de l’atelier des abat-jour furent transférés dans l’atelier des fleurs: le sal (...)

33Les activités artisanales furent durement touchées : en 1891, un article fabriqué dans l’atelier de bijouterie vendu autrefois 12 francs se négociait désormais à 4 francs. Le sous-traitant reconnut qu’il n’était plus en mesure de prélever sa commission59.
L’atelier de vannerie qui occupait encore, trois ans auparavant, 73 ouvriers et apprentis ferma définitivement ses portes en 1890. Celui des bronzes cessa son activité après quelques mois d’exploitation. En 1891, le sous-traitant de l’atelier des fleurs rompit brusquement le contrat qui le liait à l’entrepreneur, obligeant ce dernier à reprendre la gestion de son activité60.
Pour enrayer la croissance du chômage, l’entrepreneur essaya de reclasser les détenus dans des ateliers de fortune, créés à la hâte, en attendant des jours meilleurs. Apparurent, au gré des circonstances, les industries des couronnes mortuaires, du découpage des vieux corsets et des feuillages artificiels. Point commun entre toutes activités : les faibles rémunérations versées aux détenus61.

• 62 Ibid. Ce chiffre est la somme de toutes les journées de chômage comptabilisées sur les tableaux de (...)
• 63 Ibid. novembre 1888. Sur ce sujet, la réponse de la direction était assez simple : « l’Administrati (...)

34En 1890, véritable année noire pour la centrale de Poissy, 21 868 journées de chômage furent enregistrées. Aucun atelier n’avait été épargné62.
L’entrepreneur était contraint, par le cahier des charges, de verser des indemnités compensatrices pour toutes les journées de chômage comptabilisées mensuellement. Il tenta dès le début de la crise de faire pression sur l’Administration pour obtenir une réduction, voire l’exonération totale. Les arguments invoqués étaient assez simples. Il ne fallait pas accabler le sous-traitant de la cordonnerie dont les efforts pour maintenir son industrie étaient constants et qu’une sanction trop sévère risquait de décourager. « Le mauvais état des affaires, écrivit-il, apporte énormément de difficultés dans la marche du travail ; nous espérons néanmoins voir bientôt cesser ce fâcheux état de choses si préjudiciable à nos intérêts et digne en tous points de l’attention de l’administration qui peut constater nos efforts et ceux de nos fabricants pour arriver à faire cesser le chômage63. »

• 64 En décembre 1888, l’entrepreneur signala que « le nommé Pezet auteur de ce chômage l’a provoqué lui (...)
• 65 Ibid., octobre 1888.
• 66 Ibid., février 1889.
• 67 ADY, 32Y1.

35Mais il y avait aussi les cibles favorites : les fournisseurs d’abord qui tardaient à livrer les matières premières. L’industrie libre surtout dont les produits, de meilleure qualité, se vendaient mieux en période de crise. Les détenus enfin accablés de tous les maux : indisciplinés, paresseux, violents, inaptes, rebelles à toute forme de travail, trop âgés, ne gagnant pas assez d’argent pour rembourser les dégâts commis, changeant constamment d’atelier et ne donnant satisfaction dans aucun64. Pourquoi payer 60 centimes d’indemnités, s’insurgea-t-il, « pour des ouvriers incapables la plupart de gagner dix centimes par jour65 » ?
Cet argument récurrent ne sembla pas émouvoir le directeur de la centrale. « Ce n’est pas quand des détenus sont au chômage qu’on peut se rendre compte s’ils sont incapables de travailler66 », répondit-il. Néanmoins il se laissa fléchir. Pour l’année 1887 et le premier semestre 1888, les indemnités furent réduites de 40%. Le rappel à l’ordre de la direction de l’Administration pénitentiaire fut immédiat. Dès le 27 septembre 1888, Louis Herbette envoya une lettre au directeur de la centrale, mit en cause « une indulgence qui paraît excessive » et exigea que les tarifs fussent revus à la hausse67.

• 69 Tableau des journées de chômage août 1887, ADY, 32Y1.

37Ce vœu pieux ne fut jamais exaucé. Dès le début des années 1890, le chômage s’accrut et l’indulgence ne fut plus de mise. Depuis 1887 l’entrepreneur constatait avec stupéfaction que les heures de chômage étaient additionnées en journées. Il tenta de protester mais cette fois-ci le directeur fit la sourde oreille : « que Monsieur l’entrepreneur médite le vieil adage : les petits ruisseaux font les grandes rivières69 ».

• 70 Cité par Véronique Gosse, voir note 43.

38Tandis que la centrale de Poissy s’enfonçait dans une crise inexorable, sa voisine de Seine-et-Marne connaissait une tranquille prospérité. Les deux ateliers placés en régie directe (l’imprimerie administrative et les tailleurs) occupaient près d’un tiers de la population pénale. Assurément l’État s’était montré meilleur gestionnaire. Mais surtout en consommant lui-même les produits fabriqués par les détenus, il offrait à ces derniers un travail régulier et bien rémunéré et il évitait les pièges de la crise économique. De surcroît les moyens furent à la hauteur des ambitions initiales. Le 28 juillet 1889, une note de service demandait « à messieurs les directeurs des circonscriptions pénitentiaires de signaler d’urgence... tous les individus condamnés à la réclusion ayant exercé dans la vie libre une profession libérale ou possédant une bonne instruction primaire, susceptibles d’être employés à l’imprimerie administrative de Melun70 ».

• 71 Louis Herbette, L’Œuvre Pénitentiaire. Études présentées à l’occasion de l’organisation du musée sp (...)
• 72 Léon Barthès, op. cit., p. 195.

39À l’Exposition universelle de 1889, les échantillons des imprimés fabriqués à Melun figuraient en bonne place dans les salles réservées à l’Administration pénitentiaire. Le visiteur curieux ne pouvait rien ignorer de la diversité de sa production, ni de la configuration des lieux où elle était exécutée puisqu’une maquette de la centrale était également exposée. De Poissy, en revanche, il n’était guère question, à l’exception d’une reproduction en miniature de ses ateliers71.
À la Chambre, le jeune député socialiste Alexandre Millerand rappela à ses collègues que les bénéfices réalisés par les deux ateliers placés en régie de Melun avaient permis d’abaisser le prix de journée à 24 centimes, au lieu des 70 centimes réclamés par les entrepreneurs des autres centrales72.

• 73 Ibid., p. 206.

40L’heure de la réforme était arrivée. Par ailleurs, le solidarisme de Léon Bourgeois avait entamé une brèche dans la théorie libérale du « laisser faire » qui écartait l’État de la gestion des affaires économiques et industrielles du pays. En chassant les entrepreneurs des prisons, ce dernier entendait à son tour recueillir les bénéfices provenant de l’exploitation de la main-d’œuvre pénale. « L’État a tout intérêt à devenir le fabricant d’un certain nombre de produits industriels nécessaires à ses services, écrivit Léon Barthès. Cinq mille condamnés sont à sa disposition dans les maisons centrales ; il peut les rétribuer à un taux modéré et par conséquent obtenir un prix de revient peu élevé73 ».
La mise en régie des établissements pénitentiaires fut adoptée le 19 février 1895. Une page de l’histoire carcérale se tournait.

• 74 Correspondance diverse 1897, ADY, 31Y3.
• 75 Lettre du ministre de l’Intérieur au préfet en date du 30 décembre 1897, ADY, 31Y3.

41Sur le terrain les résistances furent particulièrement vives. Rien ne disposait les directeurs des prisons, déjà surchargés de travail, à prendre en main la gestion des ateliers et à devenir des négociants. Pour ne rien arranger, c’était à eux qu’incombait désormais la tâche de veiller à l’entretien des détenus. De leur côté, les fournisseurs étaient ravis de traiter directement avec les agents de l’Administration dont ils flairaient l’incompétence.
À Poissy, l’arrivée en 1892 d’un nouvel entrepreneur, Ferrary, avait permis de redresser péniblement les affaires de la prison. Mais en 1898, date à laquelle son contrat arrivait à expiration, la centrale de Seine-et-Oise était toujours convalescente. Le temps n’était pas à l’audace. Pour faire bonne figure, on tenta timidement de copier l’exemple de Melun. L’atelier des brosses militaires passa sous la tutelle de l’État. Pour les autres industries, le directeur proposa aux concessionnaires de traiter directement avec lui. Tous sans exception, acceptèrent74. Preuve que le système avait fini par redevenir rentable. Quant à l’ex-entrepreneur Ferrary, il offrit de nouveau ses services à l’Administration et mit la main sur les plus gros ateliers de la centrale, ceux des chaises en bois et des chaises en paille, de la sculpture sur bois et du cannage75.

• 76 Léon Barthès, op. cit., p. 199.

42En renouvelant le contrat des anciens sous-traitants, le directeur était dispensé de lancer lui-même des adjudications, dont le résultat demeurait toujours incertain. Au risque de ne pas remplir pleinement la mission qu’on attendait de lui, il avait délibérément choisi ce qu’il croyait être la voie de la prudence. Léon Barthès, alors contrôleur de la centrale de Poissy et farouche adversaire du système de l’entreprise générale, reconnut que la méthode avait ses avantages. « Le système des confectionnaires, écrivait-il, est très instructif pour les administrateurs dont la mission est de veiller au bon fonctionnement des travaux ; il les familiarise aux affaires industrielles et commerciales ; il contribue à les rendre très aptes à l’organisation des régies directes76 ».
La réalité fut plus nuancée. Pour convaincre les sous-traitants du « défunt » entrepreneur de passer de nouveaux marchés avec l’Administration, le directeur avait été obligé de concéder de nombreux avantages. Ainsi les dépenses de gaz et d’électricité qui auraient dû leur incomber étaient-elles à la charge de l’Administration. L’heure des concessionnaires avait-elle sonné ? Certes pas. Il fallait attendre que la situation économique de Poissy fût stabilisée.

• 77 Lettres de Louis Herbette au préfet des 5 décembre 1889 et 2 août 1890, ADY, 28Y1.
• 78 Procès-verbal de l’adjudication lancée le 19 avril 1898, ADY, 28Y1.
• 79 Lettre du directeur de l’Administration pénitentiaire au préfet du 15 mars 1898, ADY, 28Y1.

43L’atelier des brosses fonctionnait déjà en 1855. Il avait connu une brève interruption vingt ans plus tard, puis avait réapparu au début des années 1880. Industrie de faible importance, elle avait retrouvé un regain d’activité grâce à l’introduction de nouvelles fabrications : la brosserie en matière végétale en 1889 et la brosserie en soie de porc, l’année suivante77. Grâce à cette impulsion, l’entrepreneur avait pu reclasser les détenus au chômage.
L’atelier passa en régie directe dès le mois de juin 1898. On en profita pour lancer de nouveaux produits : brosses à habits ou à boutons, brosses pour le nettoyage des armes78... L’État, de son côté, versa une subvention de 2481,98 francs pour permettre l’achat d’un nouveau matériel79.

• 80 Lettre du préfet au ministre de l’Intérieur du 6 octobre 1898 et lettre du ministre de l’Intérieur (...)
• 81 Lettre du ministre de l’Intérieur au préfet du 2 février 1899, ADY, 28Y1.
• 82 Bulletin des travaux effectués à la maison centrale de Poissy en juillet 1903 : il n’y avait aucun (...)
• 83 Léon Barthès, op. cit., p. 202-203.

44Mais l’exemple de l’imprimerie de Melun n’était pas facile à reproduire. Certes l’armée devenue le client exclusif de l’atelier fit preuve de bonne volonté et passa toutes les commandes nécessaires pour favoriser le développement de l’atelier. Les premiers résultats furent à la hauteur des investissements réalisés. Les effectifs de l’atelier passèrent de 145 détenus le 6 octobre 1898 à 300 en juin 189980. Un deuxième poste de contremaître fut créé81. Mais l’espoir fut de courte durée. Les effectifs retombèrent à 156 ouvriers, le 31 juillet 190382.
D’autres difficultés surgirent. La direction de Poissy eut maille à partir avec ses propres fournisseurs. La campagne menée contre le travail des prisons faisait encore recette auprès des petits fabricants qui n’entendaient pas se laisser dépouiller des marchés qu’ils avaient passés autrefois avec l’armée. Certains artisans essayèrent de perturber le cours des adjudications lancées par l’Administration : les commandes ne furent pas respectées, les livraisons étaient effectuées avec retard. L’Administration dut quelquefois passer des marchés de gré à gré pour combler les défaillances – volontaires ? – de ses fournisseurs83.

• 84 Lettre du directeur de Poissy au préfet du 3 septembre 1898, ADY, 28Y1.

45À dire vrai, les représentants de l’État étaient une proie facile pour des négociants expérimentés. L’ignorance des prix pratiqués sur le marché ou plus généralement des conditions d’achat des matières premières expliqua les erreurs commises. L’Administration dut recommencer l’adjudication de plusieurs lots, parce qu’elle avait trouvé entre-temps des fournisseurs livrant des marchandises à des prix moins élevés.
De son côté, le directeur de Poissy entra en conflit direct avec certains négociants qui soumissionnaient « à bas prix dans l’espoir de livrer une qualité inférieure grâce à l’incompétence professionnelle des agents de l’État, chargés de la réception ». Pour obvier à cet inconvénient, une clause du cahier des charges stipula que les produits livrés seraient examinés par une commission présidée par le directeur de la centrale auquel seraient adjoints deux représentants des ministères de l’Intérieur et de la Guerre et des experts spécialement désignés pour l’occasion84.
L’atelier de brosserie militaire ne parvint jamais à égaler les résultats de l’imprimerie de Melun. Une fois les soldats équipés, les commandes diminuèrent. Il faudrait attendre 1914 et l’imminence du premier conflit mondial pour que l’atelier connût une véritable expansion.

• 85 Statistique pénitentiaire 1899 et 1905.

46Mais à l’aube du XX^e siècle, un autre problème surgit. La baisse de la délinquance et de la criminalité eut des effets immédiats sur les effectifs carcéraux. À Poissy la décrue commença dès les années 1905. Au 31 décembre 1899 la centrale renfermait encore 1012 ouvriers et apprentis contre 675 six ans plus tard85.
Le directeur et les concessionnaires allaient désormais se disputer une main-d’œuvre pénale devenue plus rare.

• 87 Ibid.
• 88 En juillet 1903, le salaire moyen gagné par un détenu employé dans l’atelier des chaussons était de (...)

47Ainsi l’Administration, par la voix de Galinier, alors directeur de Poissy, reconnaissait-elle après bien des années les difficultés pratiques posées par l’adoption de la régie. Mais depuis le nouveau système avait fait ses preuves et le directeur entendait mettre un terme aux privilèges concédés aux confectionnaires. La tactique employée fut assez simple : au cours d’un entretien qui fut sans doute assez orageux, Galinier reprocha pêle-mêle au concessionnaire de l’atelier des chaussons de laisser le chômage s’accroître, de verser un faible salaire au chef-ouvrier détenu et surtout de ne pas assurer le rendement minimum exigé. « Tout, dans l’attitude du confectionnaire, ajouta-t-il, dissimulait mal le désir d’arriver à diminuer les charges considérées par lui comme laissant un trop léger bénéfice87 ».
La sanction fut sévère : le directeur somma le concessionnaire d’augmenter ses tarifs de 20% et lui fit comprendre que l’Administration n’entendait plus payer les charges de son atelier. Devant la menace, Pathier céda. Mais l’entreprise demeurait quasiment désespérée : l’industrie des chaussons avait toujours été la moins rentable de l’établissement, les condamnés percevaient en moyenne le tiers du salaire versé aux autres détenus88 et pour obéir aux injonctions du directeur, le concessionnaire avait promis de doubler ses effectifs. L’issue était presque fatale : au bout de quelques mois, Pathier renonça à poursuivre l’exploitation de son atelier.

• 89 Lettre du directeur de Poissy au préfet le 14 juin 1908. Ancien contremaître, Vasseur avait repris (...)
• 90 Ibid.
• 91 Lettre de Vasseur au ministre de l’Intérieur le 10 juin 1908, ADY, 1Y13.
• 92 Lettre du sous secrétaire du ministère de la Justice au préfet, ADY, 1Y13

48Mais l’affaire avait eu des précédents. Un an auparavant, Galinier s’était retourné contre Vasseur, le concessionnaire de l’atelier des tailleurs, dont les affaires périclitaient depuis quelque temps déjà89. L’atelier n’employait plus que neuf détenus, laissés le plus souvent au chômage, faute d’obtenir des commandes régulières. Cette fois-ci, le directeur ordonna au confectionnaire d’abandonner son marché90. Dans une lettre adressée au ministre de l’Intérieur, Vasseur protesta en accusant l’Administration de ne pas tenir compte des engagements qu’il avait contractés auprès de ses clients91. Galinier riposta aussitôt en lui conseillant d’aller poursuivre son exploitation ailleurs. Le 20 mars 1911, le concessionnaire fut obligé de rompre son contrat et de céder son atelier à un autre industriel92.

• 93 Lettre du directeur de Poissy au préfet du 8 juillet 1903, ADY, 1Y13.
• 94 Ibid. Les 28 détenus qui travaillaient dans l’atelier des stores en bois furent immédiatement recla (...)

49Entre 1898 et 1907, sept ateliers furent également fermés ; certains fabricants, comme celui des stores en bois, prétextant de mauvaises affaires, partirent de leur propre gré93. L’Administration, de son côté, ne dissimulait nullement sa satisfaction : non seulement elle se défaisait des industries à faible rendement, mais surtout elle espérait récupérer la main-d’œuvre ainsi libérée pour accroître les effectifs de l’atelier des brosses militaires94. Car c’était là le véritable problème auquel étaient confrontés tous les directeurs depuis la diminution du nombre de condamnés incarcérés dans les centrales. À Poissy la bonne marche des ateliers s’en était immédiatement ressentie : le concessionnaire de la cordonnerie avait dû renoncer à la moitié de ses effectifs et accélérer le processus de mécanisation pour conserver le même rendement. Les industries les plus fragiles avaient cessé leur activité.

• 95 La lettre du concessionnaire est datée de 1902 sans plus de précision, ADY, 1Y13. Ses arguments éta (...)
• 96 Statistique pénitentiaire 1905 et 1910.

50Dans la vague qui emporta bon nombre d’industriels incapables de répondre aux attentes de l’Administration, seul l’ancien entrepreneur Ferrary put à loisir s’opposer à la direction. À dire vrai, les circonstances s’y prêtaient davantage. Depuis la mise en place de la régie en 1898, les ateliers qu’il dirigeait réalisaient d’importants bénéfices : il n’avait pas à craindre les foudres de l’Administration. Au contraire : au moment où chaque concessionnaire songeait à réduire ses effectifs, il n’hésita pas à réclamer 70 ouvriers supplémentaires pour faciliter l’introduction d’une nouvelle fabrication. Le directeur refusa pour ne pas porter préjudice aux autres industries. La riposte de Ferrary fut cinglante : « je réponds que je n’ai pas à me préoccuper de l’argument et qu’il est et sera toujours facile à l’Administration de me fournir l’effectif de 180 ouvriers ; c’est à elle à s’arranger avec les autres confectionnaires dont la plupart n’ont d’ailleurs de marché passé95 ». Ses vœux ne furent exaucés que tardivement. En 1905 plus de 160 détenus travaillaient à la fabrication des chaises au lieu des 120 initialement prévus par le cahier des charges de 1898. Ils seront près de 220 en 1910, permettant à l’ancien entrepreneur de diriger l’industrie la plus importante de l’établissement96.

• 97 Claire Depambour, « L’impossible protection sociale du détenu : l’échec de l’extension de la loi su (...)
• 98 En tête desquels Lantin et Galinier directeurs des maisons centrales de Melun et Poissy.
• 99 Les mutilations dont les détenus étaient victimes pouvaient s’assimiler à une condamnation perpétue (...)

53À l’aube du XX^e siècle, un autre problème plus dramatique surgit. La recrudescence des accidents du travail dont les détenus furent victimes incita plusieurs députés à demander que la loi du 9 avril 1898 fût aussi appliquée dans les prisons97. En vain. Etait-il admissible, s’insurgèrent les pourfendeurs du projet de loi98, qu’un condamné puisse avoir des droits contre l’État ? L’image du « mauvais coupable », préméditant un accident dans le seul but de recevoir une rente à sa libération, triompha des beaux principes humanistes défendus par Léon Barthès, le député socialiste Léon Mirman et Émile Cheysson99.