Olivier Caporossi, Exercer la justice du roi à Madrid. La juridiction royale d’une ville de cour pendant le règne de Philippe IV (1621-1665)
Olivier Caporossi, Exercer la justice du roi à Madrid. La juridiction royale d’une ville de cour pendant le règne de Philippe IV (1621-1665), Pessac, Presses Universitaires de Bordeaux, 2019.
Texte intégral
- 1 Anne Dubet, « L'arbitrisme : un concept d'historien ? », Les Cahiers du Centre de Recherches Histor (...)
- 2 José Deleito y Piñuela, La mala vida en la España de Felipe IV, Madrid, Alianza, 1989 [première édi (...)
1Cette monographie tirée d’une thèse de doctorat est une étude systémique des mécanismes juridictionnels à l’œuvre dans une société de cour sous le long règne de Philippe IV (1621-1665). Nous sommes à Madrid au temps de Velázquez, des fastes de la cour et de ses favoris dans une monarchie catholique qui s’enfonce inexorablement dans un long déclin que les arbitristes tentent en vain de conjurer1. La jeune capitale qui draine courtisans, hidalgos et plumitifs accompagnés d’une foule de fricoteurs ne cesse de grossir – plus de 143 000 habitants en 1660 –, fait imploser ses limites anciennes et exhibe les plus opulentes richesses dans un océan de misère, des contrastes qui se traduisent par une inévitable hausse de la criminalité que José Deleito y Piñuela avait, en son temps, analysé avec brio2.
- 3 Par exemple, Beatriz Rojas (dir.), Cuerpo politíco y pluralidad de derechos. Los privilegios de las (...)
- 4 Michel Porret, Vincent Fontana et Ludovic Maugué (dir.), Bois, fers et papiers de justice, Genève, (...)
- 5 Bartolomé Clavero, La grâce du don. Anthropologie catholique de l’économie moderne, Paris, Albin Mi (...)
2Depuis une vingtaine d’années, l’histoire du droit pénal a été considérablement enrichie de perspectives variées notamment grâce au paradigme juridictionnel3. Elle s’est échappée des facultés de droit où elle s’était assoupie et s’est revigorée au contact de l’histoire sociale du crime, d’une approche matérielle du droit de punir4 et d’une histoire anthropologique de la justice dans les sociétés d’Ancien Régime. Dans une société chrétienne fortement marquée par le don et la libéralité, la justice cherche avant tout au maintien de la pax urbana. C’est dans cette dernière perspective et en s’appuyant sur les incontournables travaux de Bartolomé Clavero que s’inscrit cette monographie solide et exigeante5. L’auteur, Olivier Caporossi, maître de conférences à l’Université de Pau, cherche à comprendre les logiques qui sous-tendent les conflits de juridiction auquel les historiens des sociétés de l’époque moderne ont si souvent confrontés. Plutôt que d’y voir un signe de défaillance, une entrave au bon gouvernement ou le simple stigmate d’une société obnubilée par la préséance, le conflit est ici envisagé comme un ressort fondamental pour comprendre comment fonctionnent au quotidien les institutions d’Ancien Régime, si cette expression pouvait encore avoir un sens en dehors des manuels universitaires. Pour condenser le propos, « le conflit de juridiction entre les tribunaux […] a été le chaudron d’une véritable fabrique du droit » (p. 215).
3Il n’y a guère de gras dans ces 300 pages rédigées dans un style sec. Même les illustrations sont arides comme la Meseta castillane : un plan schématique de Madrid, des listes d’assesseurs ou d’alguazils (auxiliaires de police et de justice) sanctionnés. Mais la présentation des différents tribunaux et de leurs officiers, des compétences et des procédures est limpide et sera d’une grande utilité pour les jeunes chercheurs. On peut regretter l’absence d’iconographie. Les peintures du roi en son conseil, de gravures de tribunaux ou de châtiments, de frontispices arborant les emblèmes de la justice ne manquaient pourtant pas ; ils auraient sans doute donné plus de chair à l’ouvrage. C’est sans doute la seule critique que l’on peut formuler à l’encontre de cette étude dense et très bien documentée.
4Il faut dire que le paysage juridictionnel de la capitale castillane n’est pas des plus aisément pénétrables. L’horizon – l’auteur reprend justement le vocable de « nébuleuse » – est barré d’un entrelacs de juridictions où les surgeons des différents corps d’une monarchie composite prolifèrent au gré des rapports de force, des réseaux de clientèle et des évolutions géopolitiques. On progresse sur un sol meuble composé de couches sédimentées où rien n’est supprimé et où toute nouveauté ne fait que se surajouter à l’existant. Sans doute plus que dans les autres monarchies, la justice royale en Espagne est-elle « plurielle » et s’exerce dans un environnement juridictionnel lui-même modelé par une société où chaque corps dispose de ses propres droits et privilèges.
5Madrid compte ainsi plus d’une soixantaine de juridictions distinctes. Pour le seul espace palatin formé par l’Alcazar et le Buen Retiro, on compte à la fois les gardes royales – elles-mêmes composées de compagnies hétéroclites –, la chapelle et la maison royale, la junte royale du bureau tentant d’arbitrer les frictions entre ces différents corps. Il ne s’agit pas ici de faire la liste des compétences de chaque juridiction mais de saisir les dynamiques qui les animent à travers les situations de conflit : « la juridiction devient une mécanique de règlements sociaux chargée d’assurer la bonne entente et l’ordre entre les différentes familles qui composent la société […] À chacun ses droits, ses actes de défense et d’attaque, en fonction du moment, en fonction de l’adversaire et du lieu » (p. 49). L’ensemble forme un système empirique d’une grande plasticité que Olivier Caporossi parvient à rendre compte tout en soulignant les dynamiques profondes : l’affirmation progressive du Conseil de Castille sur les tribunaux ecclésiastiques, militaires et palatins, la répression policière croissante exercée par les alguazils des alcaldes de cour (juge en dernière instance), le polissage (tout relatif) des mœurs ou encore la résistance des nobles à la percée d’une justice royale toujours plus technique.
6Soulignons le travail de collecte patiente d’éléments épars tirés des chroniques de la cour, des livres de pratique judiciaire, de traités législatifs, politiques ou moraux ou puisés dans les inventaires, les mémoires et les consultes des différents dépôts d’archives castillans. Il faut également saluer l’effort de synthèse et de restitution dans une langue qui n’est pas celle de la documentation consultée, ce dont les chercheurs français travaillant sur la France n’ont pas toujours à l’esprit. La traduction d’un vocabulaire technique et judiciaire du XVIIe siècle a tout d’une gageure, le glossaire final venant utilement compléter certains vocables intraduisibles.
7L’ouvrage est solidement construit en trois parties et douze chapitres. Dans la première partie, l’auteur dresse un panorama limpide des tribunaux royaux en charge de l’administration de la justice : le Conseil de Castille dont l’importance ne cesse de croître au cours du règne de Philippe IV qui est la tutelle à la fois des alcaldes de cour d’une part et d’autre part du corregidor, représentant du roi au sein de la municipalité, qui dispose lui-aussi de son personnel de plume et de sa propre famille armée. À ces juridictions royales, il convient d’ajouter les puissantes juridictions ecclésiastiques (Inquisition, l’Université d’Alcala, la nonciature, l’archevêché, les ordres militaires et religieux) qui bénéficient d’immunités judiciaire – asile des églises – et fiscale mais aussi les juridictions militaires toujours promptes à faire valoir le for de leurs soldats sans oublier les ambassades et l’immunité diplomatique.
8La deuxième partie, sans doute la plus croustillante et la moins descriptive, s’intéresse à la « guerre des justices » (p. 161), des conflits qui se jouent autour du for militaire, du droit ecclésiastique ou des désordres engendrés par des courtisans intimement persuadés d’être protégés par leur maison. Rappelons que les 150 familles nobles disposent notamment du « privilège de la dépense » qui exonère les maisons des droits d’octroi et qui se traduit dans les faits par de la contrebande de viande ou de vin. Le devoir de protection du seigneur ne se limite pas à sa propre famille mais à toute la maisonnée. Dans cette partie, l’auteur livre une myriade d’exemples qui auraient pu fournir matière à autant de romans à la Arturo Pérez-Reverte. Les litiges ont pour origine un refus de saluer, une insulte, un simple soufflet ou une rixe avec sang versé qui dégénère parfois en homicides voire en mutineries. C’est ainsi par exemple qu’en 1628 (p. 156-157), à la suite d’une rixe entre un alcalde de cour et des soldats de la garde espagnole, les militaires encerclent la prison de cour, en font le siège et donne l’assaut. Dans certains contextes, le conflit de juridiction prend la forme d’un devoir de révolte, caractéristique d’une défense de l’honneur et de son rang.
9La dernière partie est dédiée à la politique judiciaire de Philippe IV et se focalise sur le rôle du roi en tant que justicier suprême dans l’arbitrage de ces conflits. La création de nouveaux outils visant à contenir les privilèges des autres juridictions tels que la « voie de force » aussi appelé « l’appel comme d’abus » ou encore la grande junte de compétence, les limitations des pouvoirs du nonce, la répression de la fraude fiscale exercée par les ecclésiastiques ou encore les entourages des diplomates, bref la normalisation de l’administration de la justice bénéficie au roi, ultime arbitre et au Conseil de Castille. L’étude de l’économie de la grâce royale (chap. 11 et 12) réalisée à partir d’un corpus de 205 demandes de pardon conservées aux archives historiques nationales de Madrid est particulièrement réussie. Le pardon royal est la marque de la clémence du monarque dans laquelle les sujets reconnaissent le Christ. La grâce vient finalement « rappeler la nature juridictionnelle de la puissance royale » ; mais elle est à double tranchant pour le roi car elle comporte un part d’arbitraire. La rémission des peines, parcimonieuse, était octroyée collectivement à certains délinquants lors d’un événement royal ou du Vendredi saint une fois que ceux-là aient obtenu le pardon de la partie offensée et versé un dédommagement.
- 6 Pour une mise au point historiographique, Marie Houllemare, « Legal Culture », Oxford Bibliographie (...)
10Exercer la justice du roi à Madrid est finalement une solide monographie pour les chercheurs qui s’intéressent aux sociétés urbaines d’Ancien Régime ou qui se lancent – c’est la tendance actuelle – dans des approches comparatives avec d’autres espaces du même ensemble politique (dans les Indes occidentales) ou dans d’autres configurations impériales (histoire atlantique) où le roi est si distant6.
Notes
1 Anne Dubet, « L'arbitrisme : un concept d'historien ? », Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques [En ligne], 24 | 2000, consulté le 25 août 2020. URL : http://journals.openedition.org/ccrh/2062
2 José Deleito y Piñuela, La mala vida en la España de Felipe IV, Madrid, Alianza, 1989 [première édition en 1947].
3 Par exemple, Beatriz Rojas (dir.), Cuerpo politíco y pluralidad de derechos. Los privilegios de las corporaciones novohispanas, Mexico, CIDE/Instituto Mora, 2007.
4 Michel Porret, Vincent Fontana et Ludovic Maugué (dir.), Bois, fers et papiers de justice, Genève, Georg Editeur, 2012.
5 Bartolomé Clavero, La grâce du don. Anthropologie catholique de l’économie moderne, Paris, Albin Michel, 1996.
6 Pour une mise au point historiographique, Marie Houllemare, « Legal Culture », Oxford Bibliographies in Atlantic History, Trevor Brunard (ed.), New York, Oxford University Press, 2016.
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Référence électronique
Arnaud Exbalin, « Olivier Caporossi, Exercer la justice du roi à Madrid. La juridiction royale d’une ville de cour pendant le règne de Philippe IV (1621-1665) », Criminocorpus [En ligne], Comptes-rendus, mis en ligne le 21 septembre 2020, consulté le 16 mars 2025. URL : http://journals.openedition.org/criminocorpus/7657 ; DOI : https://doi.org/10.4000/criminocorpus.7657
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