- 1 Un cartulaire est un recueil d'actes et de documents concernant une personne physique ou morale et (...)
1La violence seigneuriale est un élément structurant de la société du Languedoc des xie et xiie siècles. Elle est très présente dans les cartulaires1 laïcs comme ecclésiastiques, que ce soit dans le cadre des guerres seigneuriales ou d’exactions envers les paysans ou les clercs. Ces violences peuvent être mentionnées de plusieurs manières : elles sont évoquées dans les serments de fidélité où le vassal promet de ne pas nuire aux biens de son seigneur ou à sa personne, et sont décrites plus en détail dans de nombreux actes de médiation ou d’arbitrage clôturant un conflit entre deux parties. Ceux-ci nous informent le plus souvent des sujets de discorde à l’origine du conflit et des dégâts causés par chaque belligérant, pour ensuite établir un compromis accompagné de compensations mutuelles. Ils n’entrent que très rarement dans les détails du déclenchement et du déroulement de ces conflits, qui restent bien souvent dans l’ombre.
- 2 Le Liber Instrumentorum Memorialium est le cartulaire de la famille des Guilhem de Montpellier, où (...)
- 3 Alexandre Germain (éd.), Liber Instrumentorum Memorialium. Cartulaire des Guillems de Montpellier ( (...)
- 4 LIM 125, p. 258-259.
- 5 Mireille Castaing-Sicard, Monnaies féodales et circulation monétaire en Languedoc : xe-xiiie siècle (...)
- 6 L’obscurité des sources rendant difficile toute certitude sur les raisons exactes de cette situatio (...)
2Nous allons nous attacher ici à étudier un cas assez exceptionnel en raison du récit qui nous en est parvenu : celui de la guerre entre le comte de Melgueil Bernard IV et Guilhem VI de Montpellier en 1124-1125. En effet, le Liber Instrumentorum Memorialium, le cartulaire des seigneurs de Montpellier2, a conservé quatre documents traitant de cet événement : le premier, le plus original, est un témoignage du seigneur de Montpellier faisant un récit assez précis, même si très probablement biaisé, des événements. Ce type de transcription sous la forme d’un récit est rarissime dans les cartulaires méridionaux qui nous sont parvenus, les actes se limitant le plus souvent à donner une liste des dommages subis par les parties. Les deux actes suivants concernent l’arbitrage subséquent et sont plus classiques dans leur contenu3. L’un présente le tribunal d’arbitrage qui tranche la longue liste des litiges opposant Guilhem V de Montpellier et Bernard IV de Melgueil. L’autre acte, complétant le premier énumère les dommages causés mutuellement par le seigneur de Montpellier et Bernard Gandalmar, un vassal du comte, avec promesses de compensations mutuelles sur l’injonction des arbitres. Le dernier acte, rédigé alors que le conflit faisait rage, ne fait pas partie de sa résolution et est donc séparé des trois précédents. Écrit entièrement en occitan, c’est une alliance entre Guilhem V de Montpellier et Bérenger Airra, un coseigneur du castrum de La Roquette qui en a été éjecté par le comte au cours des hostilités4. Ces quatre actes sont les seules mentions que nous ayons de cette guerre. Celle-ci s’inscrit dans un contexte particulier : les comtes de Melgueil, bien que moins puissants que les plus grands princes régionaux, sont entièrement indépendants et bénéficient de la large diffusion de leur monnaie, le denier melgorien, utilisé du Rhône jusqu’aux portes de Toulouse5. Malgré ces sources de richesse, la dynastie comtale déclina au cours des xie et xiie siècles jusqu’à ce que le comte de Toulouse Raimond V s’empare du comté en 1171. Cet affaiblissement a plusieurs causes, mais les plus importantes sont sans doute l’échec du développement d’une cité comtale polarisant le comté et l’ascension parallèle des seigneurs de Montpellier6.
- 7 Sur la fondation de Montpellier, voir Henri Vidal, « Aux origines de Montpellier : la donation de 9 (...)
- 8 Aujourd’hui Mauguio.
- 9 Alexandre Germain, Étude historique sur les comtes de Maguelone, de Substantion et de Melgueil, Mon (...)
- 10 Laurent Schneider, « Cité, castrum et « pays » : espace et territoires en Gaule méditerranéenne dur (...)
3En effet, comtes et évêques résidaient aux ixe et xe siècles à Substantion, antique cité située sur la Voie Domitienne, mais celle-ci périclita au cours du xie siècle sans qu’ils puissent enrayer ce déclin de l’ancienne capitale comtale, directement lié au développement de la ville nouvelle de Montpellier. Située à peine à quatre kilomètres, elle apparaît pour la première fois dans les sources en 985 et s’impose au cours du xie siècle comme la plus grande ville du comté, puis au cours du xiie siècle comme un important centre marchand du Languedoc7. Entérinant la déchéance du site de Substantion, le comte et l’évêque le quittèrent tous les deux au cours du xie siècle : l’évêque s’installa à Maguelone dont il releva l’antique cathédrale, alors que le comte fixa sa résidence au castrum de Melgueil89. Chacun avait donc un centre de pouvoir différent, et aucun des deux ne parvint à le développer face au dynamisme de Montpellier. Le comté se retrouve ainsi dans une situation multipolaire rare dans le contexte languedocien10.
- 11 Deux vers 1080 (LIM 57 et 58, p. 98-100) deux vers 1103 (LIM 63 et 64, p. 111-113), un vers 1122 (L (...)
- 12 LIM 59, p. 100. Voir Henri Vidal, « Les mariages dans la famille des Guilhems, seigneurs de Montpel (...)
4Appuyés sur le développement rapide de leur cité, les Guilhem de Montpellier gagnèrent en puissance au cours du xie siècle et commencèrent à mettre en cause de plus en plus régulièrement le pouvoir de leurs suzerains, le comte de Substantion/Melgueil et l’évêque de Maguelone. Nous avons ainsi la trace de plusieurs conflits armés ayant opposé le comte au seigneur de Montpellier et cinq accords ou serments entre eux ont été conservés entre 1080 et 1120, indiquant une accumulation des sujets de litige11. Une réconciliation par mariage est même tentée en 1120 lorsque Guilhem V de Montpellier donne sa fille à Bernard IV de Melgueil12, sans succès : les tensions accumulées explosent finalement en une guerre ouverte en 1124 entre Guilhem VI de Montpellier et Bernard IV de Melgueil.
- 13 Barrage ou digue sur un cours d’eau, fait de pièces de bois.
5Tout commence lorsque Guilhem VI de Montpellier décide de construire une payssière13 sur le Lez, fleuve côtier proche de Montpellier, pour détourner un de ses bras vers le lit principal afin d’augmenter le débit du fleuve et faciliter la navigation depuis la mer. À cette époque la ville de Montpellier est en pleine croissance et se développe en un important centre marchand. Il est crucial pour son seigneur de faciliter le commerce maritime.
6Ce faisant, il a détourné l’eau alimentant un moulin appartenant à Bernard Gandalmar, un chevalier vassal du comte. Sans surprise, celui-ci vient protester contre cette décision auprès du seigneur de Montpellier et lui demande de rétablir le cours du fleuve dans son lit d’origine. Cette plainte ne fut pas satisfaite et la situation dégénéra en une guerre qui déchira le comté pendant près d’un an.
- 14 LIM 60, p. 101. Traduction d’Alexandre Vergos, revue par Hélène Débax.
Témoignage de Guilhem VI de Montpellier (1125)14
Bernard Gandalmar a porté plainte contre Guilhem de Montpellier au sujet de la payssière. Ayant entendu cela, Guilhem de Montpellier vint à la payssière, accompagné de Bernard d’Anduze, de Décan [de Posquières] et d’autres de ses amis ; il offrit de se réconcilier avec lui, déclarant ainsi : « Tout ce que tes ancêtres avaient avec les miens, et toi avec mon père, ainsi je veux que tu l’aies de même [avec moi] ; et si le droit établit que je te doive davantage que cela, je te le confèrerai entièrement quand je serai fait chevalier. »
Après cette réponse, Guilhem de Montpellier apprit que Bernard Gandalmar comptait lui faire la guerre pour cela.
Entendant cela, Guilhem de Montpellier se présenta devant le comte de Melgueil, et dit : « J’ai entendu dire que Bernard Gandalmar veut me faire la guerre pour la payssière, et pour qu’il ne le fasse pas, puisque je veux qu’il ait les mêmes accords que ses ancêtres avaient avec les miens, et que lui-même avait avec mon père ; si le droit établit que je lui doive davantage que cela, une fois chevalier, je me présenterai à votre cour, et j’accomplirai ce que toi et ta cour auront décidé à ce propos. » À cela, le comte répondit : « Je vous remercie pour cela, je vous accorde une sûreté, de telle sorte que personne ne vous fasse de mal à ce propos avec mon château ou avec mes hommes. » Guilhem de Montpellier, confiant dans la sûreté que lui a donnée le comte, ne se méfie plus de Bernard, ni lui, ni ses hommes. Après cela, le comte étant à Melgueil, Bernard Gandalmar sortit de Melgueil avec les chevaliers du comte et attaqua Montpellier, et dans cet assaut il tua des mules et des chevaux. C’est pour cela que les milites et d’autres hommes de Montpellier les ayant poursuivi en armes rencontrèrent le comte de Melgueil sur la route ; il leur dit de rentrer chez eux, et parce qu’il reconnaissait cet acte comme injuste, il en ferait réparation. A la suite de cet ordre, ils retournèrent.
Mais les milites qui avaient commis l’assaut rentrèrent aussitôt à Melgueil. Le jour même ledit Bernard sortit de Melgueil avec les milites et hommes de ce castrum, et ils infligèrent des dommages aux hommes de Guilhem de Montpellier : ils ont détruit des maisons, répandu du vin, incendié des vignes et des oliveraies. Même après avoir subi de tels maux, Guilhem proposa de faire droit au comte, et à Bernard Gandalmar et à Bernard Gombald, ce qu’ils refusèrent de recevoir. Après que cette offre de règlement par le droit fut faite, les hommes du comte tendaient des embuscades aux hommes de Guilhem de Montpellier et quand ils les rencontraient, seulement s’ils étaient sans escorte, ils menaçaient de les décapiter, sans toutefois les poursuivre. Même après toutes ces agressions Guilhem de Montpellier ne se vengeait toujours pas de ses ennemis, jusqu’au jour où ils capturèrent ses hommes, et tuèrent des juments. À cause de cela, Guilhem de Montpellier se mit en route afin d’aller faire du dommage dans les biens de ses ennemis.
Alors que Guilhem en revenait par la route publique avec ses hommes, le comte de Melgueil sortit, avec sa suite armée depuis le castrum, et ils lancèrent un assaut contre lui (Guilhem) et les siens, et ils blessèrent ses hommes et ils tuèrent ses chevaux. Un autre jour, le comte sortit armé pour faire du dommage aux hommes de Guilhem de Montpellier, et il détruisit leurs demeures, arracha des vignes et coupa des oliveraies et se cacha en embuscade afin de pouvoir faire prisonniers Guilhem de Montpellier ou ses hommes.
De tout cela Guilhem de Montpellier a des preuves idoines.
- 15 Il est notamment mentionné dans la composicio entre Guilhem VI de Montpellier et Bernard Gandalmar (...)
7La forme du texte, entièrement narrative et informelle, est exceptionnelle. Il n’existe aucun autre acte similaire dans le cartulaire des seigneurs de Montpellier, ni dans les autres cartulaires régionaux contemporains. De nombreux autres conflits et violences y sont mentionnés, mais seulement par des accords ou des arbitrages dont le dessein est la résolution des litiges et l’indemnisation des parties lésées, pas le récit des événements. Cet acte offre des détails remarquables sur les mécanismes de négociations, leur échec, sur le déclenchement et le déroulement des violences et expose le point de vue sur la question d’un seigneur important. Pour autant, ce récit est à aborder avec prudence : le seigneur de Montpellier se présente sous un jour exagérément conciliant et pacifique, rejetant la responsabilité des violences sur ses adversaires. La réalité est probablement plus nuancée. On peut deviner en filigrane son refus de rétablir le cours du Lez dans son lit originel et il a lui-même causé son lot d’actes de guerre15. Cette guerre continue pendant plusieurs mois à coup de marches, de contre-marches et d’embuscades où chacun saccage le domaine de l’autre. Montpellier et Melgueil n’étant qu’à une dizaine de kilomètres de distance, la proximité géographique rend ces attaques d’autant plus aisées à mener.
8Les hostilités causent de tels ravages que l’évêque de Maguelone, Gautier, qui ne parvient pas à faire cesser le conflit, en appelle au pape qui ordonne l’arrêt des hostilités et la réunion d’un tribunal arbitral pour régler la querelle. Ce tribunal est formé de deux archevêques (Vienne et Tarragone) et de trois évêques (Grenoble, Carpentras et l’évêque local de Maguelone). Sa composition est très prestigieuse, donnant au tribunal l’autorité nécessaire pour imposer son jugement aux belligérants, qui sont eux-mêmes d’importants aristocrates. Après avoir écouté les plaintes des deux parties, les arbitres ordonnent à Guilhem de rétablir le bras du Lez dans son lit originel, et à tous les belligérants de payer des réparations à leurs adversaires pour les dommages qu’ils leur ont causés.
9Les juges statuent ensuite sur une longue liste de contentieux entre le seigneur de Montpellier et le comte de Melgueil n’ayant rien à voir avec le moulin de Bernard Gandalmar, égrenant pêle-mêle la question des droits de justice à Montpellier, de la vente de poissons sur les marchés, de l’exemption de la taille des Montpelliérains, des dettes d’Almodis, grand-mère du comte, envers Guilhem, de la démolition de fortifications érigées dans une villa, du serment de fidélité réclamé par le comte à Guilhem, de la monnaie frappée à Melgueil, etc… Guilhem V de Montpellier et Bernard IV de Melgueil jurent de respecter les termes de l’arbitrage, chacun suivis d’une liste d’hommes faisant de même : treize hommes jurent sur l’ordre du comte, seize sur celui du seigneur de Montpellier. L’acte est clôturé par deux listes de témoins, chacune au nom de l’un des belligérants : onze pour Bernard IV de Melgueil, vingt pour Guilhem VI de Montpellier. Les sujets de litige entre les deux familles sont nombreux et anciens, la vivacité des tensions empêchant tout compromis entre les deux. Seul un arbitrage aux décisions exécutoires peut trancher ces différends, et cette guerre a servi à forcer les deux hommes à en accepter le principe. Cela mène à un apaisement et à la résolution d’une partie des différends, mais la situation conflictuelle sous-jacente, celle d’un vassal en pleine ascension et d’un suzerain déclinant, n’est pas résolue pour autant.
- 16 Concernant la coseigneurie, voir Hélène Débax, La Seigneurie collective : pairs, pariers, paratge : (...)
10Contrairement à l’idée stéréotypée que nous pouvons avoir d’un seigneur régnant seul sur un château et ses environs, le Languedoc à cette époque est une mosaïque de possessions, terres et droits possédés par de multiples individus, nobles ou pas. Ce phénomène est accentué par le droit de succession en vigueur dans le sud de la France. Issu du droit wisigothique et du droit romain, il est fondé sur un principe d’égalité entre héritiers. Cela provoque un fractionnement progressif des possessions des familles aristocratiques au rythme des générations et des mariages instituant un système généralisé de coseigneurie, où les possessions et les droits se retrouvent fractionnés entre de multiples propriétaires16. Il est ainsi commun de voir des châteaux possédés par une dizaine d’individus différents, ou un fils cadet vendre un quart de moulin hérité de son père. À cela s’ajoute le système féodal, au sein duquel beaucoup de ces possessions sont tenues en fief de tel ou tel suzerain, le tout entraînant un nombre presque sans fin de sujets de disputes, qui génèrent régulièrement des violences.
- 17 Ce conflit régional, qui a duré près d’un siècle, a été nommé par les historiens la Grande guerre m (...)
- 18 Hélène Débax, La féodalité languedocienne, xie-xiie siècles : serments, hommages et fiefs dans le L (...)
- 19 Cette mutation du système judiciaire vers un système de médiation et de plaids aux xie et xiie sièc (...)
11Avec l’affaiblissement du pouvoir royal aux xie et xiie siècles, aucun pouvoir ne parvient à imposer son autorité sur la région de manière ferme. La domination sur le Languedoc est alors disputée entre les deux principales puissances régionales de l’époque, le comte de Toulouse et le comte de Barcelone, sans qu’aucune des deux ne parvienne à prendre l’avantage17. De cette situation ressort un fait important : il n’y a pas de pouvoir supérieur dans le Midi à cette époque. La haute aristocratie elle-même a des difficultés à imposer un contrôle ferme sur une bonne part des territoires qu’elle domine, et doit composer avec une aristocratie de rang inférieur avec laquelle les conflits sont réguliers18. Il n’y a ainsi pas d’instance judiciaire incontestée permettant de traiter les nombreuses disputes entre aristocrates et dont les décisions seraient exécutoires. Cela ne veut pas pour autant dire que le Midi était un pays sans droit : il fonctionnait par arrangement, médiation ou arbitrage19.
12Cela apparaît dans le témoignage de Guilhem VI de Montpellier. Le premier réflexe lorsqu’une dispute éclate est l’ouverture de négociations : à la suite des protestations de Bernard Gandalmar, le seigneur de Montpellier vient à sa rencontre, et il semble vouloir régler cette situation pacifiquement. Malheureusement dans ce cas, la situation semble bloquée. Bernard Gandalmar souhaite évidemment que la payssière soit détruite, car le bras du Lez qu’elle a détourné alimentait son moulin, et la réponse du seigneur de Montpellier ne le satisfait pas, malgré ses paroles pleines d’apparente bonne volonté : il refuse de la détruire et renvoie un éventuel règlement à plus tard. Ce n’est qu’après ce refus que Bernard Gandalmar se prépare à la guerre. Celle-ci est le prolongement direct de l’échec de négociations censées régler la querelle : la partie lésée n’ayant aucune instance supérieure à laquelle s’adresser, la violence se trouve être la dernière option pour faire valoir ses droits. La cour comtale ou vicomtale peut éventuellement être appelée à trancher un litige, mais elle ne peut l’être que si les deux parties sont d’accord pour remettre leur dispute entre ses mains, elle est incapable d’imposer un arbitrage du conflit. La violence devient la seule option pour forcer la partie adverse à faire des concessions, ou a minima à accepter que la dispute soit jugée et tranchée par des tiers.
13Dans notre cas, si le seigneur de Montpellier se déclare disposé à passer par la cour comtale, il dit ne vouloir le faire qu’après avoir été fait chevalier, ce qui est probablement une question de mois voire d’années. Bernard Gandalmar n’a alors pas de moyen immédiat de rétablir le cours du fleuve, mais il est inacceptable pour lui que la situation reste en l’état. Un moulin est en effet une source de revenus non négligeable, en particulier pour un chevalier de statut modeste comme lui. L’usage de la violence est le moyen le plus simple pour essayer de forcer le seigneur de Montpellier à reconsidérer sa position.
- 20 Dominique Barthélemy, Chevaliers et miracles : la violence et le sacré dans la société féodale, Par (...)
14Cette guerre de 1124, qualifiée de violente par ses contemporains, ne déroge pas au schéma classique des guerres seigneuriales à cette époque. On déclare la guerre au seigneur ennemi, mais ce n’est pas sa personne que l’on vise en priorité : ce sont ses domaines, ses possessions matérielles, ses paysans que l’on va frapper20. Chaque belligérant va ainsi rassembler ses hommes à partir de son château et faire des chevauchées sur les terres de son adversaire, sorte d’expéditions visant à piller et saccager, avant de rentrer chez soi. On va ainsi chercher à voler ou tuer le bétail ou les animaux de son adversaire, saccager ses champs et ses récoltes, démolir ses propriétés (maisons, moulins, bâtiments agricoles…), détruire ses marchandises. L’affrontement direct, potentiellement meurtrier, est évité, et les coups de mains, embuscades et escarmouches sont privilégiés. Les sièges pour s’emparer des place-fortes adverses ou les détruire sont également un fait militaire commun dans ces guerres féodales, en tout cas pour les belligérants ayant les capacités militaires de les soutenir.
15Ces conflits se déclenchant, pour la plupart d’entre eux, à partir de querelles sur des questions de droits ou de possessions, l’objectif de la guerre pour les deux seigneurs étant de faire valoir leurs droits et d’imposer par la force à leur adversaire un accord qui leur est favorable. Ainsi l’exemple des hommes du comte tendant des embuscades à ceux sans escorte du seigneur de Montpellier pour les menacer de mort puis les laisser partir est éloquent. La guerre prend ici une forme presque ritualisée, il s’agit de faire peser sur son adversaire une pression suffisante pour l'amener à plier, mais les limites des violences sont clairement établies.
16Si on désire s’attaquer aux hommes de son adversaire (ou à sa personne même), c’est par la capture pour rançon, et non par la blessure ou l’homicide. On ne se tue pas dans une guerre féodale. Ces hommes appartiennent au même milieu, ils se connaissent bien et pour certains sont liés par des liens de sang ou de mariage (Bernard IV de Melgueil est ainsi le beau-frère de Guilhem VI de Montpellier).
- 21 Claude Devic et Joseph Vaissète, Histoire Générale de Languedoc, T. V, Toulouse, Privat, 1872, p. 1 (...)
- 22 Ibid, T. III, Toulouse, Privat, 1872, p. 793.
17En cas de capture du seigneur ennemi, le conflit prend fin, le vainqueur étant en mesure de lui imposer les conditions de sa libération. Le vaincu est en général forcé de renoncer à ses prétentions et doit payer la rançon de sa libération, pour une somme parfois astronomique. On peut ainsi citer, parmi les exemples célèbres, la capture du comte de Toulouse Alphonse Jourdain par le vicomte de Carcassonne Roger Ier en 1143, forçant le comte de Toulouse à de lourdes concessions et à payer une rançon de 60 000 sous melgoriens21. En 1154 c’est le comte de Toulouse Raimond V qui capture son ennemi le vicomte de Carcassonne Raimond Trencavel et ne le libère que contre une rançon colossale de 3000 marcs d’argent22. En 1181, le vicomte de Nîmes Bernard Aton VI est capturé par Raimond Gaucelm de Lunel, seigneur allié du comte de Toulouse. Le vicomte étant dans l’incapacité de payer sa rançon, il est contraint de vendre sa vicomté de Nîmes à son ennemi toulousain pour pouvoir la payer. On le voit, les conséquences peuvent être lourdes. Ce genre de conclusion unilatérale ne met souvent qu’un terme provisoire au conflit, l’absence de compromis laissant intacts les litiges originels.
- 23 LIM 184, p. 326.
- 24 LIM 143, p. 276.
18Une capture n’est pas un acte anodin, et le seigneur capturé ou sa famille peut en garder souvenir pendant des années. Cela peut donner lieu à un acte de réconciliation a posteriori, parfois grâce au paiement d’une compensation. Ainsi en 1161, Guilhem VI de Montpellier, qui s’est alors fait moine et a laissé sa seigneurie à son fils, donne cent sous à Gaviosa, veuve de Guilhem Rostaing Corta Sola et à leur fille Marie en compensation de la capture de celui-ci23. Cette capture datait probablement de plus de quinze ans. À l’inverse, il peut également y avoir des témoignages de reconnaissance envers un ami qui a aidé à la libération d’un captif. En 1152 Raimond Gaucelm, seigneur de Lunel, rend ainsi à Guilhem VII de Montpellier la villa de Lansargues en remerciement pour l’avoir fait libérer de captivité24. La capture est ainsi de loin privilégiée entre guerriers nobles. Les morts violentes sont rarement évoquées, et ne le sont en général que lorsque la victime est d’un rang élevé. Ainsi pour cette guerre, il n’y a pas une seule mention d’un mort, noble comme paysan. On cite des blessés ou des menaces de mort, mais pas de tués. Cela ne veut évidemment pas dire qu’il n’y en a pas eu, mais on ne peut que constater leur absence tant dans le récit des événements que dans l’arbitrage final, alors même que les blessures sont comptées dans celui-ci. Les arbitres ont ainsi condamné Guilhem VI de Montpellier à donner la somme substantielle de 300 sous à Bernard Gombald, chevalier au service du comte de Melgueil, pour l’avoir blessé.
19Autre exemple de cette relative retenue des belligérants entre eux : la guerre de 1160 entre Guilhem VII de Montpellier et le comte de Melgueil Bernard Pelet. Outre le comte, les principaux meneurs du camp anti-montpelliérain étaient trois frères coseigneurs de Pignan, un castrum situé à une dizaine de kilomètres à l’ouest de Montpellier. Ces frères faisaient partie d’une branche des seigneurs de Pignan hostile au seigneur de Montpellier depuis des décennies, l’inimitié était donc fortement ancrée de part et d’autre. Ce conflit dura près de deux ans et fut relativement violent, Guilhem VII ne l’emportant finalement qu’avec l’aide du vicomte de Carcassonne, Albi et Béziers, Raimond Trencavel. Au cours des hostilités, Guilhem VII détruisit le castrum de Pignan, saccagea les terres de ses seigneurs et captura un des trois coseigneurs ennemis. L’accord de paix se fit sans arbitre mais fut imposé par le vainqueur. Malgré la dureté du conflit et l’antagonisme ancien entre les belligérants, Guilhem VII chercha la réconciliation : il libéra le coseigneur qu’il avait capturé et donna 1000 sous de réparation à deux des trois frères pour les pertes qu’ils avaient subies25.
20Les morts violentes ne sont pas pour autant entièrement absentes des sources. On peut citer par exemple la mort du comte de Provence Raimond Bérenger II, tué en 1144 lors d’un combat contre des Génois dans le port de Melgueil ou la mort de son fils Raimond Bérenger III en 1181 dans une embuscade tendue par Adhémar de Murviel. Mais celles-ci restent rares comparé à la régularité des épisodes de violence et à la fréquence des captures.
21Ce schéma se répète dans les autres guerres menées par les seigneurs languedociens. Même des ennemis jurés ne cherchent pas à se tuer. La violence ne fournit qu’un poids supplémentaire pour appuyer ses prétentions, et le conflit se termine souvent par un accord de réconciliation. Bien sûr, cela ne veut pas pour autant dire que ces actes de violence n’ont que peu de conséquence et que les belligérants en sortent bons amis. Les accords de réconciliation n’effacent que rarement la rancœur du vaincu, et un accord de paix peut planter les germes d’un conflit futur.
- 26 Le mot “ami” au xiie siècle n’a pas le sens que nous lui attribuons et est plus synonyme d’allié qu (...)
22Les réseaux d’alliance et de parenté développés par les seigneurs ont un rôle de première importance dans les nombreux épisodes de violence auxquels ils étaient confrontés. En cas de différend entre deux seigneurs, leurs amis26 interviennent à tous les stades du conflit.
- 27 Aujourd’hui Vauvert.
- 28 Une de ses filles, Faydide, est l’épouse du comte de Toulouse Alphonse Jourdain.
23Ainsi on peut voir qu’après la plainte de Bernard Gandalmar concernant la payssière, Guilhem VI de Montpellier vient à sa rencontre, accompagné d’un groupe de ses amis. Deux sont mentionnés : son demi-frère Bernard d’Anduze et Décan de Posquières27. Ce sont tous deux de puissants seigneurs voisins du comté de Melgueil. La famille d’Anduze, d’origine comtale, contrôle toute la partie occidentale du diocèse de Nîmes et son influence s’étend partiellement sur la partie nord du comté de Melgueil. Quant à Décan de Posquières, il est issu de la famille des seigneurs d’Uzès, elle aussi très influente28. Tous deux ont fait le déplacement pour afficher leur soutien à Guilhem VI de Montpellier. C’est clairement une démonstration de force, d’autant plus frappante que Bernard Gandalmar, n’étant que chevalier au service du comte de Melgueil, est de statut beaucoup plus modeste que chacun des trois hommes susnommés. Rassembler ses amis pour accentuer son poids dans la négociation est une pratique régulière au sein de l’aristocratie, bien que cela n’empêche pas forcément le déclenchement des violences.
24Évidemment, les amis s’investissent en général dans les opérations militaires elles-mêmes, si elles ont lieu : ils soutiennent leur allié avec leurs propres troupes, aident à payer sa rançon en cas de capture, intercèdent en sa faveur en cas de besoin… C’est ainsi que les conflits entre membres de la haute aristocratie ressemblent souvent à des guerres opposant deux coalitions seigneuriales, chacun mobilisant tout son réseau d’alliance face à son adversaire.
25Il est parfois difficile de faire une distinction claire entre la violence, ou la menace de violence, et le cadre des négociations. Pour les seigneurs assez puissants pour se le permettre, la menace suffit pour parvenir à leurs fins, et une déclaration de guerre n’est qu’un moyen de mettre son adversaire au pied du mur. Ainsi en 1132, lorsque le comte Bernard IV de Melgueil meurt en laissant comme unique héritière une fille en bas âge, le comte de Toulouse Alphonse Jourdain revendique la régence du comté contre Guilhem VI de Montpellier, régent désigné par le comte selon un accord antérieur, qui refuse de céder. Le comte de Toulouse rassemble alors son armée et marche contre lui pour faire valoir ses prétentions par les armes. C’est à ce moment que leurs amis communs interviennent pour les inciter à la négociation, et un traité est signé sans effusion de sang qui stipule que la régence est partagée entre les deux hommes29.
- 30 Maïté Billoré, Isabelle Mathieu, Carole Avignon, La justice dans la France médiévale, VIIIe-XVe siè (...)
- 31 Patrick Geary, « Vivre en conflit dans une France sans État : typologie des mécanismes de règlement (...)
26Les amis ont également un rôle très important dans la fin des violences. Quand le conflit a trop duré, ce sont souvent eux qui sont la principale force de pression sur les belligérants pour les inciter à ranger les armes30. Dans cette société sans instance judiciaire supérieure, c’est la pression sociale des pairs qui joue le rôle de régulation et de pacification31. Même si la violence est un fait régulier de la vie féodale, la paix est néanmoins toujours vue comme préférable. Plus la guerre est longue et violente, plus les pressions sont fortes pour forcer les belligérants à ranger les armes.
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- 33 Valérie Fortunier fait une analyse diplomatique des convenientiae, accords libres entre deux indivi (...)
27Il n’existait alors pas de procédure ni de modèle reconnu régissant le règlement des conflits. Les nombreux accords de réconciliation qui nous sont parvenus sont ainsi très divers dans la forme comme dans le fond32. Au cours d’une querelle ayant pris une tournure violente, à moins que l’une des deux parties ne parvienne à capturer l’autre pour lui imposer unilatéralement un traité, accorder les belligérants nécessite bien souvent l’intervention de tiers33. Cela ne peut être fait qu’avec l’accord des différentes parties, les cours comtales ou épiscopales ne pouvant se saisir d’elles-mêmes pour juger un litige. Il est néanmoins régulier que les amis ou le suzerain des belligérants fassent pression pour aboutir à une résolution du conflit, en particulier dans le cas d’une guerre violente ou si elle menace de l’être, comme en 1132 quand les amis communs du comte de Toulouse et du seigneur de Montpellier les ont convaincus de s’asseoir à la table des négociations.
28Ces accords obtenus par l’intercession de tiers peuvent être répartis en deux catégories : la médiation, et l’arbitrage. Si la situation a dégénéré violemment mais qu’elle peut être réglée avec suffisamment de bonne volonté de part et d’autre (ou que l’épuisement de la guerre se fait sentir), les deux parties en conflit peuvent faire appel à des médiateurs. Ces médiateurs n’ont pas d’autorité exécutoire mais ont pour rôle d'inciter les belligérants à s'accorder sur une solution de compromis, il est donc nécessaire que les deux parties aient confiance en leur impartialité et leur jugement.
- 34 Julien Rouquette et Augustin Villemagne, Cartulaire de Maguelone, t. 1 (819-1202), Montpellier, Lou (...)
29Le rôle des amis est ici souvent prépondérant, en particulier s’il existe des amis communs. Ainsi lors de l’accord de paix entre le seigneur de Montpellier et le comte de Melgueil après leur guerre de 1160, c’est Raimond de Montferrier, châtelain d’un âge assez avancé, vassal et proche des deux hommes, qui fit office de médiateur34. C’est une solution sans risque pour les deux parties car ils ont la maîtrise de tout le processus : si l’un des deux n’est in fine pas satisfait de la médiation il peut s’en retirer à tout moment ou refuser de l’appliquer.
30Dans le cas où la situation est tellement bloquée qu’aucun compromis ne semble possible, il existe un second type d’accord de règlement de conflit : l’arbitrage. Un ou plusieurs individus sont alors établis comme juges, et ils trancheront tous les litiges entre les deux parties de la manière la plus équitable possible. Contrairement à la médiation, leur décision est dans ce cas exécutoire. À partir du moment où les deux parties acceptent le principe d’un arbitrage et désignent les arbitres, ils ne sont plus maîtres du processus et s'engagent à se plier aux décisions.
- 35 Hélène Couderc-Barraud, La violence, l’ordre et la paix : résoudre les conflits en Gascogne du xie (...)
31Ils ont toutefois voix au chapitre concernant la sélection des arbitres. Plusieurs modèles se dégagent : il peut s’agir d’un seigneur supérieur extérieur au conflit ou de sa cour, un ou plusieurs ecclésiastiques importants, tels des évêques ou des abbés, des juristes reconnus (leur présence dans les arbitrages est de plus en plus régulière au fil du xiie siècle), des amis communs ou encore des aristocrates reconnus pour leur sagesse et leur impartialité35. Cet arbitrage doit parfois être imposé aux belligérants, soit par un individu ayant un pouvoir suffisant pour les forcer à cesser les hostilités, soit par la pression sociale exercée par leurs pairs et leurs amis.
- 36 Dominique Barthélémy « La vengeance, le jugement et le compromis », in Actes des congrès de la Soci (...)
- 37 Bruno Lemesle, Conflits et justice au Moyen-Âge..., op. cit. p. 114-121.
32Dans tous les cas, l’objectif de ces accords, médiations et arbitrages n’est pas d’établir une décision de justice objective, mais d’arriver à un compromis satisfaisant les deux parties en fonction du rapport de force entre eux36. Pour un aristocrate revendiquant des droits envers un autre, l’usage de la violence permet non seulement de faire valoir ses droits et de forcer l’adversaire à accepter un compromis, mais elle peut également lui permettre de modifier le rapport de force en sa faveur. Même dans le cas où la partie plaignante est peu légitime dans sa plainte, elle obtient la plupart du temps quelque chose, ne serait-ce que le paiement d’une compensation pour renoncer définitivement à ses revendications37.
- 38 Stéphen Weinberger, « Les conflits entre clercs et laïcs dans la Provence du XIe siècle », Annales (...)
- 39 Cartulaire de l’abbaye de Valmagne, tome 2, Archives Départementales de l’Hérault, 9 H 38, fol. 145
- 40 Hélène Couderc-Barraud, La violence, l’ordre et la paix..., op. cit., p. 206.
33La violence seigneuriale, bien que s’exprimant régulièrement par les guerres entre seigneurs, n’était certainement pas limitée à ces cas-là. Églises et abbayes, bénéficiaires de nombreuses donations au fil des siècles, doivent, elles aussi, faire face à des actes de violence réguliers. Les cartulaires monastiques qui nous sont parvenus en conservent maints témoignages38. Ces violences sont quasi-systématiquement dues à une dispute entre une abbaye et des héritiers sur des questions de droits ou de terres, cédées au monastère par un parent dans un acte de donation, de vente ou un testament. Si conflit il y a entre moines et héritiers, il n’est pas rare que ces derniers fassent usage de violence pour faire valoir leurs droits. Ces violences peuvent prendre la forme de menaces, de voie de fait et d’intimidation envers les moines, voire de vol. Le cartulaire de Valmagne nous en donne un exemple : en 1186, un homme, contestant la succession de Geniès de Veyrac en faveur du monastère de Valmagne, se rend à Veyrac les armes à la main et vole avec violence les bœufs du monastère39. Ces coups de mains et faits de violence en cas de conflit pour des questions de droits sont monnaie courante de la part des laïcs. C’est en effet le meilleur moyen pour affirmer leurs prétentions sur le droit en question. Comme le dit bien Hélène Couderc-Barraud : « La considération d’être dans son droit débouche souvent sur la prise parce que l’expression du droit se fait prioritairement par les gestes. Avoir un droit, c’est montrer qu’on l’a. Ne pas le faire, c’est reconnaître celui de l’autre40 ». Ces cas de menace et de vol visant les moines du monastère sont un des moyens utilisés par les laïcs dans le cadre de leur contestation d’une vente ou d’une donation. Par ces actes, ils montrent clairement leur opposition à cette situation et font pression sur le monastère pour la remettre en cause ou au moins obtenir une compensation.
34Dans d’autres cas, quand il s’agit d’un droit contesté comme par exemple la dîme d’une église, les héritiers vont continuer à la percevoir, parfois par la force, et ce malgré les revendications du monastère. Souvent, ces situations sont ambiguës et il est assez difficile de distinguer le vol ou le pillage d’une simple perception de droits contestée par le monastère. Les moines ont en effet tendance à qualifier de violence tout acte des laïcs remettant en cause des droits qu’ils revendiquent. Une action desservant les droits du monastère est par définition illégitime, donc violente41.
- 42 Cartulaire de l’abbaye de Valmagne, tome 2, France, Montpellier, Archives Départementales de l’Héra (...)
35Là encore, on peut noter que ces violences, bien que régulières, ne vont pas jusqu’au meurtre. Il n’y a pas de trace de meurtre d’ecclésiastique ni de blessure grave dans les actes des abbayes d’Aniane, Gellone et Valmagne au xiie siècle, malgré de nombreuses mentions de conflits avec divers laïcs. Ceux-ci, pour faire valoir leurs droits, se sont limité dans les situations les plus graves aux menaces, au vol et aux rapines, sans aller plus loin. Dans la majorité des cas, une querelle entre un monastère et des héritiers mécontents se solde par un accord de compromis, parfois arbitré par l’évêque ou le suzerain local, où les héritiers abandonnent leurs prétentions sur le droit contesté en échange d’une somme d’argent. C’est ainsi que le conflit entre l’abbaye de Valmagne et les héritiers de Geniès de Veyrac est finalement arbitré par la cour du seigneur de Montpellier. Cette dernière juge que les héritiers doivent rendre les biens qu’ils ont volés au monastère et qu’ils doivent abandonner leurs prétentions sur l’héritage en question contre une compensation de 500 sous, somme non négligeable42. Les abbayes peuvent ainsi se retrouver à indemniser de multiples héritiers d’une donation qui leur a été faite il y a plusieurs années pour réduire au silence toute revendication potentielle.
36Les actes de violence sont donc le plus souvent la prolongation logique d’une dispute concernant des questions de droits, de terres ou d’héritages qui n’a pu être réglée par la négociation entre les différentes parties. Celles-ci ont recours à la violence pour obtenir satisfaction dans leurs disputes, ou pour, a minima, obliger la partie adverse à accepter un accord favorable. Dans un conflit entre un monastère et des laïcs, ceux-ci utiliseront la violence pour faire valoir leurs droits et faire pression sur les moines par des menaces, des vols ou des séquestrations, mais en allant rarement plus loin, jusqu’à ce qu’un accord avec des compensations satisfaisantes soit trouvé. Dans une société où un droit non réclamé est un droit perdu, la violence est souvent le meilleur moyen pour les aristocrates pour affirmer la légitimité de leurs prétentions sur un droit et faire pression sur la partie adverse. De ce fait, elle se rencontre dans toutes les strates de la noblesse, des plus grandes familles comtales au plus humble des chevaliers. Quand une querelle dégénère en conflit armé, les belligérants n’ont pas pour but de détruire leur adversaire mais de faire pression sur lui ou de le mettre suffisamment en difficulté pour le forcer à faire des concessions. Le seigneur en guerre s’attache ainsi à viser les possessions matérielles de son adversaire plutôt que sa personne, à capturer plutôt qu'à tuer. On garde une certaine retenue envers son adversaire noble, on évite de lui causer des dommages irréparables. En cas de victoire, le vaincu est souvent ménagé et est libéré en échange de concessions ou d’une rançon, et il est même régulier que le vainqueur donne des compensations dans un objectif de réconciliation. Si un conflit dure trop longtemps sans vainqueur, les deux parties se laisseront convaincre de cesser les hostilités par les pressions croissantes de leurs amis ou de leur suzerain, qui prendront le rôle de médiateur ou d’arbitre pour établir un accord satisfaisant les deux camps et leur permettant de ranger les armes la tête haute. Dans un Languedoc sans instance judiciaire supérieure ni puissance éminente capable d’arbitrer les conflits, la violence au sein de l’aristocratie languedocienne est à la fois omniprésente et structurante. Elle fait partie à part entière du processus de règlement des conflits mais ceux qui l’utilisent obéissent à des limites permettant le bon fonctionnement de la société.