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L’Art d’après le capitalisme

Sophie Cras
p. 30-42
Traduction(s) :
Art After Capitalism
Désirs postcapitalistes
Mark Fisher, Désirs postcapitalistes

Paris : Audimat, 2022, 397p. 20 x 13cm

ISBN : 9782492469169. _ 20,00 €

Préf. et trad de Louis Morelle. Trad. de Julien Guazzini

Post-Capital: A Reader
Post-Capital: A Reader

Milan : Mousse Publishing, 2022, 188p. ill. en noir et en coul. 29 x 22cm, eng

ISBN : 9788867494774. _ 40,00 €

Sous la dir. de Michelle Cotton

Art and Postcapitalism: Aesthetic Labour, Automation and Value Production
Dave Beech, Art and Postcapitalism: Aesthetic Labour, Automation and Value Production

London : Pluto Press, 2019, 160p. ill. 22 x 14cm, eng

Bibliogr. Index

ISBN : 9780745339245

Photography After Capitalism
Ben Burbridge, Photography After Capitalism

London : Goldsmiths Press, 2022, 228p. ill. 23 x 16cm, eng

Index

ISBN : 9781913380830. _ 33,00 €

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Texte intégral

  • 1 Les références les plus citées sont : Gibson-Graham, J.K. A Post-Capitalist Politics, Minneapolis : (...)

1A quoi ressemblerait un monde d’après le capitalisme ? L’art peut-il nous aider à l’imaginer, si ce n’est à le faire advenir ? Le postcapitalisme s’est imposé au cours des années 2010 dans les débats critiques qui ont suivi les mouvements militants catalysés par la crise financière, de Occupy aux Indignés ou à Nuit Debout. Par opposition à l’anticapitalisme, le postcapitalisme suggère l’ambition renouvelée de se donner un futur émancipateur, au-delà de la lutte elle-même. Pour autant, ce futur n’est plus formulé comme un socialisme ou un communisme ; de ce point de vue, le terme de postcapitalisme charrie avec lui toute la défiance des militants d’aujourd’hui vis-à-vis des partis de la Gauche traditionnelle, de l’histoire du mouvement ouvrier et de la pensée marxiste. Le modèle du révolutionnaire – un ouvrier masculin, blanc et européen – n’a guère résisté aux accusations d’eurocentrisme, de sexisme et de racisme latents, sans compter les griefs de défaitisme et de compromission. La révolution elle-même, comme projet de prise de pouvoir étatique par une organisation hiérarchique, est suspectée d’engendrer de nouvelles formes de domination et d’oppression. Les transformations du travail en régime postfordiste, et notamment celles induites par les technologies numériques, qui brouillent les frontières entre travail et temps libre, sont perçues comme un terrain essentiel par où penser l’après capitalisme. Rejetant la valorisation du travail et le productivisme, partagés à la fois par le capitalisme et le communisme, les revendications postcapitalistes se portent le plus souvent sur un usage renouvelé des technologies associé à un revenu de base universel, pour permettre le développement de réseaux de décision horizontaux, réduire voire abolir certaines formes de travail et laisser s’épanouir des pratiques économiques et sociales non-capitalistes1.

  • 2 Beech, Dave. Art and Value: Art’s Economic Exceptionalism in Classical, Neoclassical and Marxist Ec (...)
  • 3 Cet argument est développé dans : Beech, Dave. Art and Labour: On the Hostility to Handicraft, Aest (...)
  • 4 Dans un vocabulaire qui peut prêter à confusion, Beech préfère substituer à l’expression de « surva (...)
  • 5 Beech, Dave. Art and Postcapitalism: Aesthetic, Labour, Automation and Value Production, Londres : (...)

2La traduction récente, sous le titre Désirs postcapitalistes, du séminaire donné par Mark Fisher à l’université Goldsmiths de Londres en 2016-2017 – interrompu par le décès de l’auteur – nous plonge au cœur de ces débats. Art and Postcapitalism de Dave Beech, paru en 2019, en offre une autre perspective, elle aussi nourrie de théorie et de retours historiques. Fisher et Beech, respectivement du point de vue d’un critique musical et d’un acteur de l’art contemporain, se proposent tous deux de remettre l’art et la culture au centre du postcapitalisme. Dans le livre de Beech, l’art est avant tout mobilisé comme objet théorique. Il ne s’agit pas tant de s’arrêter sur telle ou telle réalisation artistique spécifique, que de considérer l’art comme un espace discursif, où le problème du capitalisme, du travail et de leur dépassement a été diversement pensé par les théoricien·ne·s au cours des siècles. Développant une thèse déjà soutenue dans son précédent ouvrage, l’auteur défend l’idée d’une persistante « hostilité de l’art au capitalisme » en dépit de son évidente marchandisation2. Selon lui, cette hostilité repose, d’abord, sur une construction intellectuelle ancienne, qui a façonné le concept d’art en opposition aux formes de travail artisanales et industrielles3. Elle tient, ensuite, au fait que, contrairement aux représentations véhiculées par le mythe de « l’artiste en travailleur », l’art, en général, n’est pas produit dans le cadre d’une relation de production – du type salariat – par laquelle le capitaliste extrait du travail une « survaleur » réinvestie pour l’accumulation du capital4. Ces considérations l’amènent à regarder avec prudence les revendications d’un salaire artistique formulées par des groupes tels que W.A.G.E. ou la Precarious Workers Brigade. Elles le conduisent également à une critique sévère du postcapitalisme pensé comme une émancipation de certaines formes de travail par la technologie. L’idée du « robot en brave serviteur des humains, les libérant du labeur et des corvées », reconduit selon lui une hiérarchie élitiste des formes de travail, similaire à celle qui oppose la noblesse du (non-)travail artistique et la bassesse des arts mécaniques, de l’artisanat et du travail industriel5. Pour Marx, l’automatisation ne conduit qu’à augmenter la survaleur qu’il est possible d’extraire du travail humain ; la sortie du capitalisme n’est pas affaire de technologie mais de rapports sociaux de production.

  • 6 Ibid., p. 97

3L’approche de Beech pose question par son caractère doublement abstrait. Premièrement, l’argumentation historique est essentiellement fondée sur une histoire des idées sur l’art, et non des pratiques des artistes – ce qui est somme toute paradoxal pour un marxiste, et, surtout, ce qui ne permet pas de saisir les manières très concrètes et diverses dont les artistes ont composé avec les contraintes économiques qui étaient les leurs. Deuxièmement, en concentrant toute son argumentation sur ce qu’il appelle « l’épreuve décisive » (litmus test) du capitalisme, c’est-à-dire, si oui ou non le travail produit de la « survaleur » captée par le capital, Beech transfère le débat sur le plan technique de l’organisation des rapports sociaux, au détriment des conditions concrètes de travail. Comme il le reconnaît lui-même, l’élimination de la survaleur provoquerait la fin du capitalisme (tel que défini par Karl Marx, du moins), mais pas nécessairement celle de l’exploitation et encore moins de la pénibilité du travail, qui ne sont pas le problème ici6. Avec une telle approche peut-on vraiment rendre le postcapitalisme désirable ?

  • 7 Fisher, Mark. Désirs postcapitalistes, Paris : Audimat, 2022, p. 105. Trad. Louis Morelle, Julien G (...)

4Telle est précisément la question qui réside au cœur de Désirs postcapitalistes. Fisher a la même exigence théorique que Beech, mais contrairement à ce dernier, il ne s’embarrasse pas d’orthodoxie marxiste. L’art, dans l’argumentation pédagogique du séminaire, intervient de façon très simple et empirique, par exemple : « Là, je pense aux Beatles. A quoi ressemblerait une société post-travail ? Ça ressemblerait à la vie qui était la leur, non ? Ils n’avaient aucune obligation de travailler. Ils avaient accumulé assez d’argent, clairement, au début des années 1960, pour juste s’arrêter de travailler. C’est à ce moment-là qu’ils ont commencé à faire émerger des choses intéressantes, expérimentales […] quand ils se sont trouvés libérés de toute pression, de toute inquiétude quant à leur salaire7. »

  • 8 Ibid., p. 274-275
  • 9 Ibid., p. 278
  • 10 Ibid., p. 55

5Plus fondamentalement, Fisher donne à l’art et à la culture un rôle essentiel dans l’avènement du postcapitalisme : celui de susciter le désir d’une vie différente, à l’heure où le capitalisme sait si bien monopoliser la production du désir. La contre-culture – notamment musicale – des années 1960-70, ici relue sans nostalgie ni animosité, offrait « une vision d’un monde libéré », susceptible d’alimenter les luttes tout en étant alimentée par elles8. Dans cette « anticipation performative d’un monde radicalement transformé9 » produite par l’art et la culture, Fisher refuse de voir une exception historique. Au contraire, il considère que le capitalisme est constamment menacé par l’émergence spontanée du « spectre d’un monde qui pourrait être libre » (Herbert Marcuse), qu’il lui faut constamment réprimer. Au fil des séances du séminaire, en traversant avec ses étudiants les lectures proposées par Fisher, on voit néanmoins se dessiner l’ambiguïté profonde du postcapitalisme. Avec Gilles Deleuze et Félix Guattari ou Jean-François Lyotard, il s’agit bien de renoncer à la possibilité d’une issue au capitalisme qui se situerait en-dehors de lui : « Le concept de postcapitalisme est quelque chose qui est développé à partir du capitalisme, en son sein, pour passer au-delà du capitalisme10 », explique Fisher. D’un côté, le parti pris est libérateur au sens où il ne suppose plus de concevoir une altérité radicale mais d’agir avec l’existant. De l’autre, on voit bien qu’à force de toujours parler depuis le capitalisme, le risque est de ne pas en sortir.

  • 11 Wark, McKenzie. Capital Is Dead: Is this Something Worse?, Londres : Verso, 2019
  • 12 Olson, Maria. « Post-Internet », Foam Magazine, n° 29, 2012, p. 59-63
  • 13 Cotton, Michelle. « Tout ce qui est solide se dissout dans l’air », Post-Capital: A Reader, Luxembo (...)

6Comment ces problèmes se posent-ils aujourd’hui dans la création artistique elle-même ? Deux publications récentes nous permettent d’y réfléchir. Post-Capital: A Reader est le catalogue qui accompagne l’exposition Post-Capital: Art & Economics of the Digital Age organisée au Mudam de Luxembourg en 2021-22. Elle s’articule autour d’une conception techno-centrée du postcapitalisme, à partir du texte de McKenzie Wark, « Le capital est mort. Faut-il s’en inquiéter11 ? ». Selon cette vision des choses, le postcapitalisme est en réalité déjà advenu, sous la forme d’un capitalisme « de surveillance » ou « de l’attention », qui a rompu avec les modalités de propriété, d’accumulation du capital et la nature des classes sociales qui caractérisaient le capitalisme traditionnel. Nombre des œuvres au catalogue laissent, de fait, l’impression dérangeante qu’ici le postcapitalisme est au capitalisme ce que l’art post-Internet est à Internet12 : la voie d’expression plus ou moins spontanée ou critique d’artistes digital capitalist natives, et non un réel projet de renoncement au capitalisme (ou à Internet). Les œuvres les plus intéressantes sont celles qui laissent paradoxalement affleurer l’ancien capitalisme prétendument déclassé par le digital, telle la vidéo the ideal de Yuri Pattison, qui révèle le « bruit assourdissant de la mine » où travaillent des centaines d’ordinateurs produisant industriellement des bitcoins près de Kongyuxiang13.

  • 14 Burbridge, Ben. Photography After Capitalism, Londres : Goldsmiths Press, 2020, p. 162-163
  • 15 Ibid., p. 20

7L’ouvrage du critique d’art et théoricien Ben Burbridge, Photography after Capitalism, offre en la matière des clefs essentielles. La pensée féministe du travail, à l’aune du travail domestique, a provoqué dans le champ de l’art une réflexion nouvelle sur toutes les formes de travail invisibles mobilisées par la création, de l’assistant non crédité au fabricant délégué, en passant par le contributeur anonyme des œuvres participatives. Burbridge propose de se concentrer non tant sur la ou le photographe, que sur « l’opérateur photographique », par quoi il entend le réseau d’acteurs humains et non-humains impliqués dans le processus de réalisation et de circulation des photographies. Cette méthodologie est appliquée à un corpus de travaux récents, de grands noms comme Nan Goldin ou Richard Prince à des collectifs d’artistes comme Molleindustria ou le Cercle d'Art des Travailleurs de Plantation Congolaise. Si toutes les œuvres étudiées questionnent avec une certaine réflexivité, depuis l’intérieur du capitalisme contemporain, le rôle des pratiques photographiques en son sein, leur capacité à ouvrir vers un après du capitalisme est inégal. On peut en prendre pour preuve l’analyse passionnante que Burbridge consacre à l’œuvre Libyan Oil Fields (2011) de Mishka Henner, qui reproduit les images en haute résolution de gisements pétroliers trouvées sur Google Earth, au milieu des images en très basse résolution du désert libyen. Si fascinant soit-il, ce dévoilement du système d’intérêts économiques et politiques qui dicte l’économie de production du visible en régime capitaliste ne suffit pas, pour Burbridge. Il est même contre-productif dans l’efficacité et la toute-puissance qu’il dénonce. « Incapable de changer le système, ou d’envisager qu’il puisse être changé, Libyan Oil Fields s’offre comme une leçon sur la logique opérationnelle du capitalisme », écrit Burbridge. « Mais, en transposant les leçons du présent dans l’avenir et en anticipant le prochain mouvement du capital, ne renonce-t-il pas également à l’espoir que les choses puissent se dérouler différemment14 ? » Si Burbridge était parti en quête d’œuvres qui ne se contentent pas de critiquer le capitalisme, mais qui font « miroiter la possibilité d’un monde après le capitalisme15 », force est de constater que sa moisson est assez maigre. La vidéo Movement Materials and What We Can Do (2012) d’Andrew Norman Wilson, commentée dans le dernier chapitre, est convaincante. Mais on est bien loin des Beatles – bien loin de la vision désirable d’un monde libéré.

8Une dernière remarque s’impose. De manière stupéfiante, la question de savoir comment le désastre écologique annoncé affecte sérieusement notre perception de l’avenir du capitalisme – et du postcapitalisme – est quasiment absente de toutes ces publications. Au début des années 2000, Fredric Jameson écrivait, dans une formule restée célèbre, qu’il est « plus facile d’imaginer la fin du monde que la fin du capitalisme ». A l’aune de ces lectures, on en vient à en douter.

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Notes

1 Les références les plus citées sont : Gibson-Graham, J.K. A Post-Capitalist Politics, Minneapolis : University of Minnesota Press, 2006 ; Mason, Paul. Post Capitalisme : le guide de notre futur, Paris : Diateino, 2021 ; Srnicek, Nick. Williams, Alex. Inventing the Future: Postcapitalism and a World Without Work, Londres : Verso, 2015.

2 Beech, Dave. Art and Value: Art’s Economic Exceptionalism in Classical, Neoclassical and Marxist Economics, Leiden : Brill, 2015

3 Cet argument est développé dans : Beech, Dave. Art and Labour: On the Hostility to Handicraft, Aesthetic Labour and the Politics of Work in Art, Leiden : Brill, 2020.

4 Dans un vocabulaire qui peut prêter à confusion, Beech préfère substituer à l’expression de « survaleur » celle de « production de valeur » par opposition à la « production de richesse matérielle ».

5 Beech, Dave. Art and Postcapitalism: Aesthetic, Labour, Automation and Value Production, Londres : Pluto Press, 2019, p. 77

6 Ibid., p. 97

7 Fisher, Mark. Désirs postcapitalistes, Paris : Audimat, 2022, p. 105. Trad. Louis Morelle, Julien Guazzini

8 Ibid., p. 274-275

9 Ibid., p. 278

10 Ibid., p. 55

11 Wark, McKenzie. Capital Is Dead: Is this Something Worse?, Londres : Verso, 2019

12 Olson, Maria. « Post-Internet », Foam Magazine, n° 29, 2012, p. 59-63

13 Cotton, Michelle. « Tout ce qui est solide se dissout dans l’air », Post-Capital: A Reader, Luxembourg : Mudam Luxembourg – Musée d’Art Moderne Grand-Duc Jean ; Milan : Mousse Publishing, 2021, p. 27

14 Burbridge, Ben. Photography After Capitalism, Londres : Goldsmiths Press, 2020, p. 162-163

15 Ibid., p. 20

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Pour citer cet article

Référence papier

Sophie Cras, « L’Art d’après le capitalisme », Critique d’art, 60 | 2023, 30-42.

Référence électronique

Sophie Cras, « L’Art d’après le capitalisme », Critique d’art [En ligne], 60 | Printemps/été, mis en ligne le 01 juin 2024, consulté le 08 novembre 2024. URL : http://journals.openedition.org/critiquedart/104311 ; DOI : https://doi.org/10.4000/critiquedart.104311

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Auteur

Sophie Cras

Sophie Cras est historienne de l’art à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Elle s’intéresse aux savoirs économiques développés au sein du champ de l’art, dans les œuvres, les discours et les pratiques des artistes. Elle a publié L’Economie à l’épreuve de l’art : art et capitalisme dans les années 1960 (Les presses du réel, 2018) et a édité l’anthologie Ecrits d’artistes sur l’économie, une anthologie. De modestes propositions (B42, 2022). 

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