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Imager le pouvoir

Nicolas Liucci-Goutnikov
p. 34-44
Traduction(s) :
The Images of Power
Hito Steyerl: I Will Survive
Hito Steyerl: I Will Survive

Leipzig : Spector Books ; Paris : Ed. du Centre Pompidou ; Dusseldorf : Kunstsammlung Nordhein-Westfalen, 2021, 281p./231p. ill. en noir et en coul. 29 x 20cm, fre/eng

Biogr.

ISBN : 9783959054195

Sous la dir. de Florian Ebner, Susanne Gaensheimer, Doris Krystof, Marcella Lista

lire aussi

La Fin du salut par l’image et autres textes
Eric Michaud, La Fin du salut par l’image et autres textes

Paris : Flammarion, 2020, 414p. ill. 18 x 11cm, (Champs arts)

ISBN : 9782081508002. _ 15,00 €

Seconde éd.

La Tyrannie des bouffons : sur le pouvoir grotesque
Christian Salmon, La Tyrannie des bouffons : sur le pouvoir grotesque

Paris : Les Liens qui Libèrent, 2020, 221p. 19 x 13cm

ISBN : 9791020908988. _ 16,00 €

Fictions de Trump : puissances des images et exercices du pouvoir
Dork Zabunyan, Fictions de Trump : puissances des images et exercices du pouvoir

Cherbourg-en-Cotentin : Le Point du Jour, 2020, 136p. ill. en noir et en coul. 21 x 14cm, (Situations des images)

ISBN : 9782912132925. _ 16,00 €

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Texte intégral

1Le 20 janvier 2021, les images filmées en direct de l’avion présidentiel de Donald Trump quittant le tarmac de l’aéroport de Washington D.C. pour la Floride, porté vers les cieux par la voix profonde de Frank Sinatra, auront sans doute apporté du soulagement et peut-être aussi l’envie d’en rire. Un dénouement – sans doute provisoire – venait clore le spectacle d’une présidence qui avait fini par jeter des foules de « derniers hommes » à l’assaut du Capitole, suscitant l’étonnement malgré la torpeur du toujours-semblable sanitaire. La pandémie était parvenue à contrarier le tour inquiétant pris par le monde depuis plusieurs années ; elle avait interrompu pour un temps les attaques portées depuis l’intérieur contre la démocratie par des dirigeants prêts à tous les mensonges pour se maintenir au pouvoir ; elle avait imposé un retour au réel propice à la réflexion et à la mobilisation.

  • 1 Salmon, Christian. La Tyrannie des bouffons : sur le pouvoir du grotesque, Paris : Les Liens qui Li (...)
  • 2 Ibid., p. 20
  • 3 Ibid., p. 20
  • 4 Ibid., p. 23-24
  • 5 Ibid., p.134
  • 6 Ibid., p. 30
  • 7 Ibid., p. 40
  • 8 Bakhtine, Mikhaïl. L’Œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen-âge et sous la Ren (...)

2Différents ouvrages parus en 2020 en témoignent. Christian Salmon dans La Tyrannie des bouffons et Dork Zabunyan dans Fictions de Trump constatent tous deux la place fondamentale tenue par l’image dans les manœuvres déployées par Trump (et autres Ubu du temps) dans la conquête et la conservation du pouvoir. Quoique tendus par des problématiques et des perspectives disciplinaires différentes, leurs livres questionnent de façon directe ou indirecte la possibilité d’une résistance par les images – ou plutôt par de contre-images – dans la lignée des stratégies mises en œuvre par les avant-gardes depuis le début du XXe siècle, à propos desquelles le recueil augmenté d’essais d’Eric Michaud, La Fin du salut par l’image et autres textes, apporte de fines et précieuses lumières historiques. Dans La Tyrannie des bouffons, Christian Salmon décortique sur d’impeccables prémices journalistiques le règne de quelques-uns des nouveaux « tyrans » : Donald Trump, Jair Bolsonaro, Boris Johnson ou Recep Tayyip Erdoğan. Il observe combien la crise sanitaire constitue le « théâtre grotesque » des « outrances de (leur) pouvoir »1. Se référant aux recherches de Mikhaïl Bakhtine – dont l’ouvrage sur François Rabelais reste incontournable en matière de grotesque – il montre combien ces envahissants personnages bouleversent les usages dans une logique proprement carnavalesque d’inversion des valeurs. Salmon note à bon droit que le pouvoir d’un Bolsonaro ou d’un Trump constitue une « force obscure qui ne vise pas à instituer, mais à désinstituer le pouvoir politique »2. Le « pouvoir grotesque institué »3 permettrait aux tyrans-bouffons de s’imposer comme des figures du « discrédit généralisé », fondant paradoxalement leur crédibilité sur le discrédit du système. Leur discours rencontrerait la « puissance » par nature « indifférenciée » des masses – décrite par Georg Simmel et évoquée par Salmon –, qui « ne sont fortes que de ce qu’elles expulsent, de ce qu’elles nient »4. Excitant le rejet, cette tyrannie des bouffons utiliserait ainsi « les ressorts du grotesque pour orchestrer le ressentiment des foules et réveiller les vieux démons sexistes, racistes, antisémites »5. Après Michel Foucault, Salmon rappelle que cette forme de « souveraineté grotesque », déjà à l’œuvre dans la Rome impériale sous Caligula ou Héliogabale, « opère non pas en dépit de l’incompétence de celui qui l’exerce mais en raison même de cette incompétence et des effets grotesques qui en découlent »6. Loin de constituer une aberration, le grotesque est « un des rouages qui font partie inhérente des mécanismes de pouvoir »7 ; il en présente une variante extrême et manifeste son « inévitabilité ». Il resterait sans doute ici à préciser que le « grotesque » dont il est question à travers les figures de Trump ou Bolsonaro ne correspond pas parfaitement à la définition qu’en donne Bakhtine dans l’ouvrage susmentionné : le bouffon grotesque décrit par ce dernier ne se tient pas à l’extérieur de ce dont il rit. Il braque avant tout le rire sur lui-même et engendre un rire qui « nie et affirme à la fois »8, à l’instar d’un Salvador Dalí, mais à la différence de Trump, qui braque le rire et la dérision sur ses ennemis réels ou imaginaires. Quoi qu’il en soit, si la parole « bouffonne » d’un Dalí et d’un Trump a certes en commun d’être privée de valeur de vérité, la première ne produit d’autre effet qu’esthétique, au sens du plaisir, tandis que l’autre se voit dotée en plus d’une puissance exécutoire, pour ne pas dire performative, par la seule « magie » du pouvoir.

  • 9 Jacques Rancière cité par Zabunyan, Dork. Fictions de Trump : puissances des images et exercices du (...)
  • 10 Zabunyan, Dork. Op. cit., p. 9
  • 11 Ibid., p. 12
  • 12 Ibid., p. 21
  • 13 Ibid., p. 14
  • 14 Ibid., p. 76
  • 15 Ibid., p. 80
  • 16 Ibid., p. 15
  • 17 Ibid., p. 111
  • 18 Ibid., p. 113

3Fictions de Trump se place plus résolument du point de vue de la théorie de l’image. Il se propose d’examiner les effets des « fictions » produites par Donald Trump sur la psyché collective, adoptant l’approche de la fiction par Jacques Rancière comme « construction d’un cadre au sein duquel des sujets, des choses, des situations sont perçues comme appartenant à un monde commun »9. Jugeant nécessaire de prendre au sérieux les fictions de Trump, Dork Zabunyan veut les « penser » pour « envisager à quoi ressemble le "monde commun" que [Trump] construit »10. Structuré en trois parties, l’ouvrage analyse dans les deux premières les mécanismes de la fabrique à images de Trump, avant d’élucider, dans la dernière, de possibles contre-images. L’auteur commence par montrer comment Trump organise un « présent complexe, feuilleté, qui se combine avec d’autres flots d’information »11; un présent continu, dense, sans ordre, « constitué de pointes »12, ritualisé à coup de tweets et de formules toutes faites. Le modèle est celui, exacerbé, du direct télévisuel dont Trump est la personnification. Concevant ses messages comme des spots publicitaires, « le » Donald fait usage de procédés de propagande classiques, entre principe de répétition et usage immodéré des superlatifs. Il fait aussi preuve d’un génie consommé de la « fictionnalisation » télévisuelle, transformant ses rivaux comme ses contradicteurs en des personnages réduits à quelques traits de caractères caricaturaux, dans un déplacement quasi littéral du modèle de l’« industrie culturelle » au spectacle de la politique. De fait, c’est bien comme un « authentique créateur d’images »13 que Dork Zabunyan veut considérer Trump, afin de comprendre la façon dont, à partir d’une « imagerie hétéroclite », se forge un « désir grégaire » trouvant son incarnation dans le vote14. Car loin d’être trompées par Trump, souligne Zabunyan à la suite de Deleuze, les masses le désirent : Trump est un « opérateur » qui fait fonctionner les « agencements du désir » dans lesquels il s’insère. Se référant à la critique du pouvoir de Silvio Berlusconi menée par Paolo Sorrentino dans son film Silvio et les autres (2018), Dork Zabunyan postule que Trump, après Berlusconi, ouvre une nouveau chapitre de la saga de cet « amour pour le pouvoir » évoqué par Michel Foucault. Après un moment « JFK » et « VGE », caractérisé par une « érotisation du pouvoir » renouant peu ou prou avec les rituels monarchiques, Berlusconi et Trump auraient inauguré l’ère de la pornographie du pouvoir, celle puissamment décrite d’une « cruauté pathologique »15 à laquelle s’assujettiraient des sujets croyant y trouver leur jouissance, sur le mode libéral du contrat. Or, après Jean-Luc Godard, la pornographie a pour effet collatéral une « perte de réel » qui accentue d’autant l’efficacité des fictions de Trump. L’ultime partie de l’ouvrage, plus nettement inscrite dans une dimension éthique, au sens de l’action, s’interroge sur la meilleure façon de mener le combat contre les images. Dork Zabunyan tente de dessiner de possibles « contre-images » du pouvoir politique, des « contre-feux filmiques »16. Pour ce faire, il propose de se saisir des « images-clichés dont il faut se délester si l’on veut parvenir à les percer ou à y ouvrir une brèche pour s’en libérer »17. Il s’agirait, à partir des archives visuelles massives de Trump, de « cartographier […] l’imagerie contemporaine »18 et d’en produire la critique, à l’instar de Federico Fellini ou de Nanni Moretti, efficacement commentés par l’auteur. La riche analyse de ce livre pourrait être prolongée dans la sphère des arts visuels. L’exposition d’Hito Steyerl, I Will Survive, actuellement en sommeil au Centre Pompidou, conçue avec l’artiste par Florian Ebner et Marcella Lista, montre dans une veine ironique comment les pratiques d’un certain art critique développé dans le lointain sillage de Bertolt Brecht participent à la construction/déconstruction d’une telle cartographie des images à l’ère numérique. L’installation Mission Accomplished: Belanciege (2019) y interroge l’usage des algorithmes dans la publicité politique. Jouant de la surenchère spectaculaire plutôt que la réduction sémantique, les contre-images de Steyerl répondent « coup pour coup » à l’obscénité de l’imagerie du présent.

  • 19 Michaud, Eric. La Fin du salut par l’image et autres textes, Paris : Flammarion, 2020, (Champs arts (...)
  • 20 Ibid., p. 11
  • 21 Ibid., p. 12
  • 22 Ibid., p. 105
  • 23 Ibid., p. 88
  • 24 Ibid., p. 88
  • 25 Ibid., p. 277
  • 26 Ibid., p. 267
  • 27 Ibid., p. 280
  • 28 Ibid., p. 291

4La lecture du brillant ouvrage d’Eric Michaud, La Fin du salut par l’image et autres textes, recueil initialement publié en 1992 et désormais augmenté de nouveaux articles, permet un précieux recul historique en même temps qu’un retour à l’activité artistique. L’ouvrage est divisé en trois parties : « Sauver » examine la façon dont, au XIXe siècle, « l’activité artistique prétend assumer [des] fonctions de protection et de promesse de salut »19; « Unifier », le désir de l’artiste de rassembler les « fragments de son « moi » en éclats »20 ; « Dévorer », le renoncement à tout « mythe de rédemption et d’unification future »21. A priori éloignés de Trump et de ses fictions, nombre des articles publiés dans ce recueil questionnent les « pouvoirs » de l’art et sondent l’idéal d’une esthétique assumant un rôle de « transformateur social »22. S’appuyant sur divers penseurs des sciences et du social, Eric Michaud s’intéresse à des œuvres censées émouvoir leur public, non par leurs sujets, mais par les moyens de l’art lui-même ; des œuvres parlant une « langue universelle qui, pour être comprise, n’a qu’à être perçue »23 ; une langue s’adressant à « l’homme de la rue » et à la « foule sensible, impressionnable, plastique et malléable »24. Les fondements scientifiques du postimpressionnisme sont ainsi abordés à travers les écrits de Charles Blanc ou de Charles Henry, qui souhaitent tous deux constituer un « savoir esthétique » pouvant permettre l’optimisation des effets de la peinture sur le spectateur. Dans d’autres articles, Eric Michaud interroge le caractère essentiellement présentiste des avant-gardes – susceptible d’ailleurs d’éclairer par contraste le présentisme trumpien décrit par Dork Zabunyan. Futuristes, expressionnistes allemands, cubistes orphiques, Francis Picabia, tous voient en un « présentisme radical » le moyen de combattre la représentation et d’abolir le passé à travers les images d’une vie nouvelle. Les images, de fait, tiennent une place primordiale voire « obsessionnelle » dans le Futurisme, en tant que moyen de « mise en mouvement des masses ». Présentées dans de grands tableaux dont la « fonction hypnotique était d’absorber le spectateur dans le tourbillon de leurs "lignes-forces" colorées »25, celles-ci sont « d’autant plus efficace[s] qu’elles s’imposent sans discussion », ayant « absorbé le langage articulé »26. Convoquant Gustave Le Bon et Georges Sorel, l’auteur relève combien, pour ceux-ci, les foules sont promptes à se laisser « impressionner » par les images. Mais Eric Michaud rappelle également que, dans cette « réduction de la pensée langagière à l’image »27, dans la primauté du sensible sur l’intelligible, Walter Benjamin voyait l’humanité « vivre son propre anéantissement comme une jouissance esthétique de premier ordre »28. Voilà que s’approche à nouveau l’ombre des images de Trump…

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Notes

1 Salmon, Christian. La Tyrannie des bouffons : sur le pouvoir du grotesque, Paris : Les Liens qui Libèrent, 2020, p. 12

2 Ibid., p. 20

3 Ibid., p. 20

4 Ibid., p. 23-24

5 Ibid., p.134

6 Ibid., p. 30

7 Ibid., p. 40

8 Bakhtine, Mikhaïl. L’Œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen-âge et sous la Renaissance, Paris : Gallimard, 1970, p. 20

9 Jacques Rancière cité par Zabunyan, Dork. Fictions de Trump : puissances des images et exercices du pouvoir, Cherbourg-en-Cotentin : Le Point du Jour, 2020, (Situations des images), p. 9

10 Zabunyan, Dork. Op. cit., p. 9

11 Ibid., p. 12

12 Ibid., p. 21

13 Ibid., p. 14

14 Ibid., p. 76

15 Ibid., p. 80

16 Ibid., p. 15

17 Ibid., p. 111

18 Ibid., p. 113

19 Michaud, Eric. La Fin du salut par l’image et autres textes, Paris : Flammarion, 2020, (Champs arts), p. 10

20 Ibid., p. 11

21 Ibid., p. 12

22 Ibid., p. 105

23 Ibid., p. 88

24 Ibid., p. 88

25 Ibid., p. 277

26 Ibid., p. 267

27 Ibid., p. 280

28 Ibid., p. 291

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Pour citer cet article

Référence papier

Nicolas Liucci-Goutnikov, « Imager le pouvoir », Critique d’art, 56 | 2021, 34-44.

Référence électronique

Nicolas Liucci-Goutnikov, « Imager le pouvoir », Critique d’art [En ligne], 56 | Printemps/été, mis en ligne le 04 juin 2022, consulté le 17 juin 2025. URL : http://journals.openedition.org/critiquedart/76124 ; DOI : https://doi.org/10.4000/critiquedart.76124

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Auteur

Nicolas Liucci-Goutnikov

Nicolas Liucci-Goutnikov est conservateur au Centre Pompidou, musée national d’Art moderne. Il a coordonné diverses expositions de recherche déployées au sein des collections modernes, notamment Politiques de l’art (2016), L’Œil écoute (2017) ou Histoire(s) d’une collection (2018). Il a été notamment le commissaire des expositions Haegue Yang : Lingering Nous (2016), KOLLEKTSIA! Art contemporain en URSS et en Russie 1950-2000 (2016), Daniel Buren : Projections/Rétroprojections. Travaux in situ (2017), Jean-Jacques Lebel : l’Outrepasseur (2018), Isidore Isou (2019), Rouge : art et utopie au pays des Soviets (2019) et James Coleman (2021). Il est actuellement responsable du programme de recherche Russie 20-21.

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Droits d’auteur

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