Entre vitalisme, métaphore et sublimation : le matérialisme dans tous ses états

Hamburg : Felix Meiner Verlag, 2021, 483p. ill. 24 x 16cm, (Zeitschrift für Asthetik und Allgemeine Kunstwissenschaft), eng/ger
ISBN : 9783787339525
Sous la dir. de Christian Berger, Annika Schlitte

Oakland : University of California Press, 2021, 220p. ill. en noir et en coul. 24 x 19cm, (Studies on Latin American Art), eng
Index
ISBN : 9780520356221

Leiden : Brill, 2021, 192p. ill. 24 x 16cm, (Studies in Art & Materiality), eng
Bibliogr. Index
ISBN : 9789004460218
Notes de l’auteur
L’auteure remercie Valérie Mavridorakis.
Texte intégral
- 1 Pour un bon aperçu du champ, lire : Rosler, Martha. Walker Bynum, Carolin. Eaton, Natasha. et al., (...)
- 2 Pour une introduction, voir : New Materialisms: Ontology, Agency, and Politics, Durham: Duke Univer (...)
- 3 Du nom de la journée d’études organisée à Goldsmiths, University of London en 2007 avec la particip (...)
- 4 Voir, par exemple, Andrew Cole, dans David Joselit, Carrie Lambert-Beatty et Hal Foster, « A Questi (...)
1L’importance, pour l’histoire de l’art, de ce qu’il est convenu d’appeler le material turn n’est plus à démontrer. Ce « tournant », qui a connu plusieurs vagues depuis les années 19801, s’est renforcé dernièrement avec la vogue des « nouveaux matérialismes », ensemble hétéroclite d’approches philosophiques dont le dénominateur commun, pour simplifier, est de repenser la matérialité hors du dualisme esprit-matière et de contester la centralité du sujet humain2. Ces positions, auxquelles on agrège parfois le « réalisme spéculatif »3, vont de l’affirmation d’une vitalité propre de la matière, voire même d’un animisme, jusqu’au constat de l’altérité absolue des choses, perspective qui propose plutôt une vision d’un monde matériel hermétique et inanimé. Les contours du champ ainsi décrit sont donc quelque peu flous, ce qui n’est pas sans poser problème. D’aucuns ont aussi mis en doute l’originalité de ces nouveaux matérialismes4. Sans entrer dans cette querelle, il est clair que, pour qui s’intéresse à l’art des années 1950-1970, la constellation des idées néo-matérialistes résonne fortement avec les réflexions alors mises en œuvre par des artistes, au point que certains peuvent faire figure de précurseurs.
- 5 Bennett, Jane. Vibrant Matter: A Political Ecology of Things, Durham : Duke University Press, 2010, (...)
- 6 Barad, Karen. Meeting the Universe Halfway: Quantum Physics and the Entanglement of Matter and Mean (...)
- 7 Bynum, Caroline Walker. Christian Materiality: An Essay on Religion in Late Medieval Europe, New Yo (...)
2Tel est, en tout cas, l’un des enseignements qui ressort de deux ouvrages récents sur l’art et la matérialité de cette période : Immanent Vitalities: Meaning and Materiality in Modern and Contemporary Art de Kaira M. Cabañas et Metaphorical Materialism: Art in New York in the Late 1960s de Dominic Rahtz. Le premier offre une étude de l’art au Venezuela et au Brésil dans les années 1950-1970, tout en ménageant des ouvertures sur l’art actuel. Non sans emphase, le titre annonce son ancrage dans la pensée de deux figures clés des nouveaux matérialismes, Jane Bennett et Karen Barad. L’idée de « vitalités immanentes » rejoint la manière dont Bennett tient à distinguer sa conception d’une matière en elle-même animée et « vibrante » de celle du vitalisme classique, dans lequel un souffle extérieur est la source de cette animation5. Quant à l’association de la signification et de la matérialité, elle renvoie à l’affirmation centrale chez Barad de « l’intrication » de ces deux notions6. Cabañas se sert de ces approches comme révélateur de la façon dont se manifeste, dans les contextes vénézuélien et brésilien, une conception de l’objet d’art comme entité vivante, dotée d’une animation propre. Cette vision n’étonnera pas les médiévistes7, mais il est plus rare de la trouver dans l’historiographie de l’art du second XXe siècle où, ainsi que le souligne Cabañas, l’accent a été mis sur l’activation du spectateur, l’objet servant surtout à celle-ci de prétexte. Pour étayer sa proposition, l’auteure développe une série d’études de cas, abordant successivement la vitalité de la couleur chez le peintre Alejandro Otero ; la manière dont les sculptures de Gego rendent sensible la vie inorganique du métal ; l’approche affective de l’œuvre d’art moderne par le critique Mário Pedrosa et la façon dont elle a nourri la peinture de l’artiste autodidacte Djanira ; le rôle central des objets dans la pratique de thérapeute par laquelle Lygia Clark a prolongé son travail artistique ; et, pour finir, les œuvres de deux artistes actuels, Alessandro Balteo-Yazbeck et Matheus Rocha Pitta, dont l’un revisite le contexte moderniste des travaux vus précédemment, tandis que l’autre réactive leur héritage pour aborder le problème de la précarité. La focalisation sur les domaines vénézuéliens et brésiliens se justifie, pour Cabañas, par les parallélismes dans l’histoire compliquée de leur rapport à la modernité. Dans les deux cas, le vitalisme d’artistes et de critiques d’art peut apparaître comme une forme de résistance à un modernisme rationaliste et idéaliste dont le progressisme s’est trouvé associé à des politiques oppressives. En même temps, une des préoccupations de Cabañas est de critiquer les classifications géopolitiques en histoire de l’art (comme celle d’un art latino-américain) qui tendent à essentialiser la création artistique de régions autrefois considérées comme périphériques. De manière générale, la perspective adoptée trace de nouvelles cartographies du champ artistique. Les distinctions faites entre le subjectivisme de l’art de la performance et des approches comme celle de Clark sont stimulantes. De même, le contraste entre le scientisme de l’Art optique et l’approche intuitive et incarnée de la couleur chez Otero ou encore celui entre le mouvement littéral de l’art cinétique et les vibrations à peine perceptibles de la « matière-mouvement » du métal chez Gego. Les aspects politiques tiennent aussi une place importante, alors même que l’attaque menée par les nouveaux matérialismes contre la subjectivité est critiquée comme un vecteur de dépolitisation. On relèvera l’analyse des tableaux de Djanira, mélange singulier d’art naïf et de formalisme moderniste, qui, sous leur apparente innocence, rendent visibles les contradictions inhérentes aux inégalités sociales, économiques et raciales dans le Brésil de la modernité. Cependant, l’ouvrage ne parvient pas totalement à écarter le problème du monisme qui affecte la vulgate néo-matérialiste. Ainsi des affirmations répétées sur la façon dont les approches étudiées brouilleraient les limites entre le sujet et l’objet, l’animé et l’inanimé, la vie et la matière, la nature et la culture : programme inspirant mais dont on peut se demander s’il ne débouche pas sur un nivellement des différences.
3Si le principe vivant de la matière est au cœur de la réflexion de Cabañas, Dominic Rahtz, quant à lui, se penche sur différentes manières dont la matérialité a pu être conceptualisée par des artistes dans le contexte du postminimalisme. Empruntant, pour son titre – Metaphorical Materialism – une formule de Robert Smithson, l’auteur détaille en quoi le matérialisme revendiqué diversement par des figures comprenant aussi Carl Andre, Richard Serra, Eva Hesse et Lawrence Weiner relève non pas du littéralisme mais du registre de la métaphore. Par cela, Rahtz n’entend nullement minorer la matérialité des œuvres. S’il s’intéresse à des imaginaires de la matérialité, il ne s’agit pas d’évacuer les pratiques concrètes des artistes, mais de montrer comment cette notion est problématisée en lien avec différents matérialismes philosophiques et politiques. Se fondant majoritairement sur les sources utilisées par les artistes, Rahtz reconstitue les multiples sens que recouvre le qualificatif de « matérialiste » pour les figures de son étude, exposant à chaque fois la complexité, voire les paradoxes de leurs positions. Ainsi, dès l’abord, de l’œuvre d’Andre, dans laquelle l’historien, suivant la piste marxiste fournie par l’artiste lui-même – aspect connu mais rarement examiné en détail – , identifie une « suspension » entre art et travail. D’une part, les matériaux industriels choisis par Andre renvoient à la définition du travail chez Karl Marx comme activité vivante de formation de la matière. D’autre part, la forme donnée par l’artiste à ses sculptures évoque la dévitalisation que subit ce même travail dans le contexte du capitalisme. De manière plus radicale, la matière, chez Smithson, apparaît comme ce qui est absolument extérieur à la conscience. Rahtz développe ici des parallèles convaincants entre la vision « entropique » de l’artiste et le « bas matérialisme » de Georges Bataille, ainsi qu’entre sa conception de la matérialité du langage et l’approche derridienne. La relation compliquée de l’activité artistique à l’univers du travail est reprise dans le chapitre consacré à Serra mais, cette fois, en se détachant des interprétations qui voient dans la démarche du sculpteur une critique de l’aliénation du travailleur industriel. S’il ne s’agit pas de récuser cette lecture, Rahtz montre comment l’artiste, de façon plus productive, propose de repenser le rapport de la matière et de la forme en substituant à l’hylémorphisme un modèle processuel. Pour cela, l’auteur convoque une source de Serra qui n’a pas été explorée jusqu’ici, la philosophie d’Alfred North Whitehead. S’appuyant également sur Dan Graham et Gilbert Simondon, dont il révèle au passage les affinités fortuites, Rahtz montre en quoi la prise de forme est abordée par Serra tel un processus d’« in-formation » où il n’y pas d’imposition de la forme à la matière mais plutôt réversibilité, les deux se constituant dans leur relation même. La possibilité pour la matière de s’auto-former se retrouve autrement chez Hesse. Cette préoccupation, jointe à la dimension affective de l’œuvre, pourrait évoquer un rapprochement avec les vitalismes mobilisés par Cabañas, ne serait-ce le « paradoxe constitutif » chez l’artiste entre les aspects organiques et inorganiques que Rahtz éclaire par référence à la philosophe Elizabeth Grosz, pour qui la vie, dans son émergence même à partir de la matière, demeure toujours en partie du côté de la matérialité inerte. Les Statements de Weiner, dont l’étude vient clore l’ouvrage, peuvent sembler a priori correspondre le mieux à une version « métaphorique » du matérialisme, au sens ordinaire de « figurée ». A partir d’une analyse méticuleuse du rapport ambigu entre acte de langage et énoncé – ce dernier pouvant être aussi vu performativement comme un acte –, Rahtz démontre néanmoins en quoi Weiner parvient à ancrer ses œuvres linguistiques dans le réel. Adoptant la forme grammaticale du passif, ses énoncés conservent l’impersonnalité du constat tout en laissant ouverte la possibilité de l’action, en conformité avec le matérialisme politique de l’artiste. Faisant preuve d’une rigueur et d’une subtilité exemplaires, Rahtz produit un ouvrage indubitablement destiné à faire référence tant pour l’art des années 1960 que pour les études sur la matérialité et dont les développements dialectiques tranchent avec ce qui sonne parfois comme une fétichisation de la matière et de la matérialité dans le discours actuel de l’art.
- 8 Dans lequel figure aussi un article de Dominic Rahtz.
- 9 Schlitte, Annika. « Sublimierung und materielleImagination in Bachelards Philosophie der Elemente »(...)
- 10 Nisbet, Jame. « Nowhere and Everywhere at the Same Time: Robert Barry’s Inert Gas Series », ibid., (...)
- 11 Berger, Christian. « “Soll ich das ernst nehmen?”: Keith Arnatts Verunreinigung der Konzeptkunst », (...)
- 12 Krause-Wahl, Antje. « Dry Ice – A Matter of Politics: Judy Chicago und James Rosenquists sublime En (...)
- 13 Robbins, Christa Noel. « Kenneth Noland’s Reichian Paintings », ibid., p. 413-428
- 14 Voir, par exemple, Immaterial Materialities, numéro thématique dirigé par Sandra Karina Löschke et (...)
- 15 Grosz, Elizabeth. The Incorporeal: Ontology, Ethics, and the Limits of Materialism, New York : Colu (...)
4L’importance que Rahtz accorde aux philosophies du processus invite aussi à considérer non plus « la » matière mais ses différents états. C’est cette approche qui guide Sublimation/Sublimierung dirigé par Christian Berger et Annika Schlitte8. Croisant philosophie et histoire de l’art, cet épais volume propose de revenir au sens alchimique de la sublimation comme opération de transformation de la matière pour jeter un nouveau jour sur des pratiques artistiques décrites par la formule problématique de « dématérialisation de l’art ». Le sens psychanalytique de la sublimation n’est pas négligé, mais les interprétations biographiques laissées de côté. L’imagination matérielle de Gaston Bachelard est bien sûr convoquée. Ainsi que le rappelle Annika Schlitte9 dans son bon résumé de la pensée du philosophe, la sublimation est une notion d’autant plus fertile chez lui qu’elle « n’implique en aucun cas le triomphe de l’esprit sur la matière, cette dernière ne disparaissant pas dans le processus ». De fait, la plupart des contributions se dissocient de tout idéalisme en envisageant conjointement la sublimation et son inverse, la désublimation. James Nisbet10 montre de la sorte comment Inert Gas Series de Robert Barry associe la sublimation au sens physique et la désublimation au sens psychologique dans la mesure où les sites choisis écornent l’image mythique de Los Angeles. De même, Christian Berger11 avec Keith Arnatt examine un artiste singulier qui ne recule devant aucun moyen, y compris scatologique, pour mener de l’intérieur une critique de l’Art conceptuel. Centrant son propos sur l’usage par Judy Chicago et James Rosenquist d’un matériau spécifique, la glace carbonique, Antje Krause-Wahl12 déroule avec brio ses implications politiques dans un contexte marqué par la menace atomique, indiquant comment la sublimation physique ici résiste à toute expérience du sublime. Un fil rouge du volume est la relation antagoniste entre modernisme et désublimation dont Christa Noel Robbins13 révèle un versant original en se penchant sur la façon dont la psychanalyse de Wilhelm Reich a inspiré la peinture de Kenneth Noland. Il n’est pas possible de rendre compte de façon exhaustive de cet ouvrage touffu, présenté comme étant lui-même « le résultat d’une expérimentation » au sens physico-chimique. Malgré un ensemble un peu inégal – certains articles s’écartent de la thématique –, la publication témoigne d’une évolution qui semble poindre dans les approches de l’art et de la matérialité : moins exclusivement centrée sur le matériel, mais reprenant à nouveaux frais la question de son articulation avec l’immatériel14. Car, comme l’a écrit Elizabeth Grosz, pourtant reconnue comme une des figures de proue des nouveaux matérialismes, il est peut-être temps de faire émerger un « nouvel idéalisme »15.
Notes
1 Pour un bon aperçu du champ, lire : Rosler, Martha. Walker Bynum, Carolin. Eaton, Natasha. et al., « Notes from The Field: Materiality », Art Bulletin, vol. 95, no 1, mars 2013, p. 10-37.
2 Pour une introduction, voir : New Materialisms: Ontology, Agency, and Politics, Durham: Duke University Press, 2010. Sous la dir. de Diana Coole, Samantha Frost
3 Du nom de la journée d’études organisée à Goldsmiths, University of London en 2007 avec la participation de Ray Brassier, Iain Hamilton Grant, Graham Harman et Quentin Meillassoux.
4 Voir, par exemple, Andrew Cole, dans David Joselit, Carrie Lambert-Beatty et Hal Foster, « A Questionnaire on Materialisms: 41 Responses », October, no 155, hiver 2016, p. 23-25, et McKenzie Wark, dans ibid., p. 103.
5 Bennett, Jane. Vibrant Matter: A Political Ecology of Things, Durham : Duke University Press, 2010, p. xiii
6 Barad, Karen. Meeting the Universe Halfway: Quantum Physics and the Entanglement of Matter and Meaning, Durham : Duke University Press, 2007
7 Bynum, Caroline Walker. Christian Materiality: An Essay on Religion in Late Medieval Europe, New York: Zone Books, 2011
8 Dans lequel figure aussi un article de Dominic Rahtz.
9 Schlitte, Annika. « Sublimierung und materielleImagination in Bachelards Philosophie der Elemente », Sublimation/Sublimierung: Redefining Materiality in Art after Modernism/Neubestimmungen von Materialität in der Kunst nach dem Modernismus, Hamburg : Felix Meiner Verlag, 2021, (Zeitschrift für Ästhetik und Allgemeine Kunstwissenschaft), p. 289-311
10 Nisbet, Jame. « Nowhere and Everywhere at the Same Time: Robert Barry’s Inert Gas Series », ibid., p. 89-113
11 Berger, Christian. « “Soll ich das ernst nehmen?”: Keith Arnatts Verunreinigung der Konzeptkunst », ibid., p. 133-160
12 Krause-Wahl, Antje. « Dry Ice – A Matter of Politics: Judy Chicago und James Rosenquists sublime Environments », ibid., p. 199-217
13 Robbins, Christa Noel. « Kenneth Noland’s Reichian Paintings », ibid., p. 413-428
14 Voir, par exemple, Immaterial Materialities, numéro thématique dirigé par Sandra Karina Löschke et Desley Luscombe, Interstices: Journal of Architecture and Related Arts, no 14, 2013. Egalement, dans le domaine philosophique, Harman, Graham. Immaterialism: Objects and Social Theory, Cambridge (MA) : Polity Press, 2016. Je me permets de renvoyer aussi à mes travaux sur l’antimatière dans l’art.
15 Grosz, Elizabeth. The Incorporeal: Ontology, Ethics, and the Limits of Materialism, New York : Columbia University Press, 2017, p. 13
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Référence papier
Larisa Dryansky, « Entre vitalisme, métaphore et sublimation : le matérialisme dans tous ses états », Critique d’art, 57 | 2021, 38-50.
Référence électronique
Larisa Dryansky, « Entre vitalisme, métaphore et sublimation : le matérialisme dans tous ses états », Critique d’art [En ligne], 57 | Automne/hiver 2021, mis en ligne le 30 novembre 2022, consulté le 17 juin 2025. URL : http://journals.openedition.org/critiquedart/85162 ; DOI : https://doi.org/10.4000/critiquedart.85162
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