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L'Histoire revisitée

Enchevêtrements : race et architecture moderne

Martin Bressani
Traduction de Phoebe Hadjimarkos Clarke
p. 152-164
Cet article est une traduction de :
Entanglements: Race and Modern Architecture
Race and Modern Architecture: A Critical History from the Enlightenment to the Present
Race and Modern Architecture: A Critical History from the Enlightenment to the Present

Pittsburgh : University of Pittsburgh Press, 2020, 438p. ill. 26 x 18cm, (Culture, Politics, and the Built Environment), eng

Bibliogr. Index

ISBN : 9780822966593

Sous la dir. d’Irene Cheng, Charles L. Davis II, Mabel O. Wilson

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Texte intégral

  • 1 Cheng, Irene. Davis II, Charles L. Wilson Mabel O. « Introduction », Race and Modern Architecture: (...)

1Pour de nombreux chercheurs postcoloniaux, il existe un lien originel et inextricable entre la classification, les concepts des Lumières et la domination, formant un appareil de contrôle social opérant dans le monde occidental depuis le XVIIIe siècle. Si dans une historiographie plus ancienne, les Lumières étaient associées aux notions émancipatrices d’universalité, d’égalité et de démocratie, dans les histoires plus récentes, elles sont perçues comme ayant fait la promotion d’une vérité et d’une rationalité uniques légitimant, entre autres pratiques, l’assujettissement fondé sur la race. Race and Modern Architecture reprend cette position postcoloniale et affirme que « les processus de racialisation ont façonné la définition même de ce que signifie être moderne. » La race, ou, plus précisément, une « blanchité » soi-disant indifférente à la couleur de la peau, est la norme sous-jacente aux mythologies universalistes des Lumières. L’ouvrage propose de redéfinir les arguments postcoloniaux en se concentrant sur l’architecture et en suivant la manière dont elle a été et continue d’être impliquée dans cette modernité racialisée, sous-jacente à l’impérialisme occidental, au colonialisme et aux pratiques concomitantes de l’esclavage et du racisme. Pour reprendre les mots des trois directeurs de la publication, Irene Chang, Charles L. Davis II et Mabel O. Wilson, ce recueil de dix-huit essais est une tentative audacieuse pour voir « la race dans tous les contextes possibles, et pas simplement dans les champs d’études typiques des historiens de l’architecture. » « La race est là, même quand nous pensons qu’elle ne l’est pas »1.

  • 2 Kosofsky Sedgwick, Eve. Between Men: English Literature and Male Homosocial Desire, New York : Colu (...)
  • 3 Chakrabarty, Dipesh. Provincialiser l’Europe : la pensée postcoloniale et la différence historique, (...)
  • 4 Ibid., p. 19

2Partant de cette hypothèse et de cet objectif, comment éviter la circularité qui consiste à confondre les prémisses et la réponse ? Dans Between Men: English Literature and Male Homosocial Desire (1985), la théoricienne queer Eve Kosofsky Sedgwick annonçait déjà que « l’attrait pour les tautologies fonctionnalistes est probablement inévitable dans l’histoire écrite du point de vue des groupes opprimés » 2. C’est particulièrement vrai dans les arguments élaborés au niveau systémique : toute situation peut être expliquée comme servant les intérêts d’un système pour se maintenir en place. Dans Race and Modern Architecture, les Lumières tiennent lieu à tout un ensemble de concepts supposément européens (la raison autonome, la science, la citoyenneté, le sécularisme, etc.), rassemblés sous le nom de « sujet universel des Lumières ». Intimement liées à l’impérialisme, ces notions qui se réclament de « l’universalité », ne servent qu’à dissimuler les visées de l’homme blanc colonisateur. Mais comme le rappelle l’historien postcolonial Dipesh Chakrabarty au début de son influent ouvrage Provincialiser l’Europe, « sans ces concepts [européens] […] il est tout simplement impossible de penser la modernité politique […] [Ils] impliquent inévitablement, et en un sens indispensablement, une vision universelle et séculaire de l’humain »3. Comment discuter de concepts qui servent à voiler les réalités de la société occidentale racialisée tout en fournissant les bases d’une critique des pratiques sociales ? Il n’y a qu’une façon de sortir de ce paradoxe : séparer les idées abstraites de leurs manifestations concrètes. Comme l’écrit Chakrabarty, « Il n’existe pas d’exemple concret d’une abstraction qui puisse prétendre être seulement l’incarnation de cette idée abstraite, et rien de plus »4. La pensée se rapporte toujours à des situations. L’architecture, de par ses relations complexes et souvent douteuses avec les réalités économiques et matérielles, est le véhicule idéal pour révéler le caractère concret de certains concepts.

  • 5 Osterhammel, Jürgen. « Underdogs in Dialogue », History and Theory, vol. 54, no 1, 2015, p. 138-147

3Les auteurs de Race and Modern Architecture utilisent souvent le terme « enchevêtrement » pour décrire ces interactions troubles avec la réalité brute des situations sociales. Ils stipulent dès l’introduction que la visée de l’ouvrage est de mettre au jour « le long enchevêtrement du modernisme avec la pensée raciale » – chaque essai présentant une histoire ou une vignette de cet enchevêtrement. Le terme est fréquent dans les études postcoloniales, même s’il ne s’agit pas d’une catégorie analytique bien définie – ce qui peut être vu comme un avantage. L’historien Jürgen Osterhammel suggère qu’en tant que concept historique, l’enchevêtrement tire ses origines du premier programme d’histoire croisée développé à l’EHESS de Paris. Celui-ci se penche sur les dynamiques de circulation et de transfert culturel, dans le but d’examiner les véritables connexions entre des communautés initialement opposées et en produisant un « contre-récit » à une histoire eurocentrique5. Osterhammel précise que l’enchevêtrement « se réfère habituellement à un rapport particulièrement intense et durable entre des entités préservant leurs propres identités », comme lorsqu’une société s’impose à une autre par la conquête militaire, l’occupation ou le colonialisme. L’enchevêtrement suggère l’entrelacement de différents réseaux sociaux, mais en tant que relation compromettante ou inappropriée. Il désigne les interactions fonctionnelles étroites et inextricables entre des groupes sociaux opposés qui répondent à des besoins et des intérêts politiques spécifiques, mais aussi coercitifs et même inadmissibles.

  • 6 O. Wilson, Mabel. « Notes on the Virginia Capitol: Nation, Race, and Slavery in Jefferson’s America (...)

4Comment l’architecture s’entremêle-t-elle à la pensée ou à la politique raciale moderne ? Cette question ne concerne pas seulement la domination d’un groupe sur un autre, mais aussi la manière dont se forgent les liens entre ces groupes. Historiquement, l’imbrication des races s’est principalement configurée autour de la question du travail, car la lutte raciale portait originellement sur le contrôle de la main-d’œuvre – et le travail est évidemment un élément clé dans tout ce qui a trait à l’architecture. La figure de Thomas Jefferson est paradigmatique à cet égard, et apparaît en effet en bonne place dans Race and Modern Architecture. Sa vision de la démocratie étant basée sur l’idée d’un sujet « universel », mais « homogénéisé », la question de la race occupe une place importante dans sa pensée. Il ne pouvait pas facilement intégrer les Noirs dans son idée d’une nouvelle nation, non seulement en raison de leur « infériorité naturelle » mais aussi parce qu’ils introduisaient un élément hétérogène. La différence raciale ainsi que les répercussions d’années d’esclavage et d’assujettissement des Noirs provoquaient une fissure sociale qui, selon lui, ne pourrait jamais être réparée. Pourtant, à ses débuts, la société américaine dépendait entièrement du travail des esclaves noirs pour sa prospérité, comme en témoigne l’exploitation agricole de Jefferson lui-même. Celui-ci alla même jusqu’à aménager la route donnant accès à son domaine de Monticello de façon à cacher la présence des esclaves qui travaillaient dans ses champs, exemple d’enchevêtrement s’il en est. Dans le texte d’ouverture de Race and Modern Architecture,6 Mabel O. Wilson met en avant la question du travail dans la construction du capitole par Jefferson à Richmond, montrant comment tous les problèmes raciaux auxquels étaient confrontés les premiers Américains s’y trouvent représentés. Pour Jefferson, qui en fut l’architecte, le Capitole de Virginie devait ouvrir la voie au classicisme et au bon goût européen, en montrant au pays comment dépasser les pratiques architecturales incohérentes et « barbares » caractérisant les premiers temps de la colonie. Mais comme aucune force de travail aux Etats-Unis n’était en mesure d’exécuter l’architecture hautement codifiée du néoclassicisme, Jefferson avait dû embaucher des artisans européens pour guider les bâtisseurs locaux et leur enseigner le grand « art de bâtir ». Ces derniers à leur tour firent venir leurs esclaves sur le chantier. S’y retrouvaient donc regroupés, des Européens, des colons blancs et des esclaves noirs, tous liés dans cette entreprise, travaillant de concert à l’édification de l’un des symboles clés de la nouvelle République, et donc de la suprématie blanche. Cette histoire du travail témoigne de la façon dont de nombreux groupes sociaux dépendent et ont besoin les uns des autres tout en restant étrangers – et donc de la manière dont ils sont « enchevêtrés ». Le caractère concret du chantier et la description de ses déboires et négociations quotidiennes sont essentiels ici – car eux seuls permettent d’éviter les abstractions et les généralisations.

  • 7 Martin, Reinhold. « Drawing the Color Line: Silence and Civilization from Jefferson to Mumford », i (...)

5La question du travail est également au centre de l’essai de Reinhold Martin7, qui traite de la volonté de diminuer les interférences et contaminations raciales dans le discours « civilisation/technique », via les mécanismes de travail automatisés. Martin montre comment Jefferson avait installé à Monticello des monte-plats reliant la salle à manger à la cave à vin et même mécanisé le service, pour mieux camoufler la présence des esclaves noirs – stratégie de dissimulation semblable à celle utilisée dans l’aménagement paysager de son domaine. Monticello fonctionne ainsi comme une « automatisation du silence », contrôlant les points de contact entre les esclaves et leurs maîtres « civilisés ». L’architecture, à travers ses mécanismes spécifiques, empêche, minimise ou privatise les relations entre maîtres et esclaves. Monticello promeut les valeurs et la civilisation des Lumières, mais en tant qu’appareil sociotechnique, dont la ségrégation raciale est la condition préalable.

  • 8 Herscher, Andrew. « Black and Blight », ibid., p. 291-307
  • 9 Harris, Dianne. « Modeling Race and Class: Architectural Photography and the U.S. Gypsum Research V (...)
  • 10 Voir également l’étude classique de Dianne Harris, Little White Houses: How the Postwar Home Constr (...)

6Cette même automatisation du silence en lien avec le travail se retrouve dans l’essai d’Andrew Herscher sur le « Urban Blight », c’est-à-dire la vétusté urbaine aux Etats-Unis avant et après la Seconde Guerre mondiale.8 Le « blight » est le processus de dégradation des quartiers populaires surpeuplés et plus ou moins abandonnés, composés principalement de travailleurs noirs « de réserve ». Définies comme « vétustes », ces zones urbaines troubles sont ciblées par les promoteurs pour être restaurées, détruisant ainsi l’expression spatiale des inégalités raciales dont le capitalisme dépend pour fonctionner de manière productive. Le revers de la médaille de ces zones urbaines vétustes est la ségrégation hétéro-normative des quartiers « blancs » soigneusement cloisonnés, occultant les liens structurels et institutionnels qui relient le travail noir aux activités des hommes blancs. Dans son essai9, Dianne Harris se penche sur les étranges scènes de voyeurisme domestique dans les photographies de Hedrich Blessing de maisons modèles produites pour l’U.S. Gypsum Research Village en 1955, montrant avec ces images de bonheur domestique la manière dont les identités raciales sont façonnées pour la classe moyenne blanche, tout en effaçant toute trace de liens possibles avec la violence raciale à une époque où émergeait le mouvement des droits civiques10. Selon la lecture qu’en fait Harris, ces photographies de familles blanches confortablement installées dans leurs maisons scientifiquement conçues sont hantées par une violence raciale latente, associant identité raciale et racisme. Mais comment la communauté noire était-elle concrètement impliquée dans ces quartiers blancs ? Suivant quelle chorégraphie d’enchevêtrement ? En l’absence de réponses à ces questions, l’article de Harris, bien qu’évocateur, ne parvient pas à surmonter les difficultés méthodologiques évoquées plus haut : la racialisation tautologiquement posée à la fois comme description et comme cause. Mais comment la description d’une domesticité racialisée peut-elle faire office d’explication ? Si un mécanisme n’est pas circonscrit, il ne nous reste plus qu’à affirmer que la blanchité produit toujours plus de blanchité ; mais pourquoi en serait-il autrement ?

7Ce bref recensement ne peut se pencher sur toutes les contributions réunies dans cet ouvrage riche en contenu, couvrant plus de deux siècles, de nombreuses zones géographiques et des modes de production architecturale très variés. L’ambition et le caractère révisionniste de Race and Modern Architecture amène une certaine opiniâtreté, mais l’ouvrage rend accessible pour la première fois et en un seul volume un panorama des multiples façons dont la race infiltre l’architecture. Le fait de mobiliser l’attention sur cette seule question est inestimable. Il faudra peut-être davantage de connaissance des voix de la communauté noire et de ses activités dans le champ de l’architecture et de la construction pour saisir les linéaments de la dialectique raciale plus finement et plus concrètement. Etudier l’intersection de la race et de l’architecture est exigeant méthodologiquement, car il faut débusquer des dispositifs insidieux souvent difficiles à documenter et aussi parce que ces études recoupent les questions de classe et de genre. Il s’agit toutefois d’un projet crucial, qui, à maturité, éclairera la question toujours renouvelée de savoir comment l’architecture illustre et construit le social.

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Notes

1 Cheng, Irene. Davis II, Charles L. Wilson Mabel O. « Introduction », Race and Modern Architecture: A Critical History from the Enlightment to the Present, Pittsburgh : University of Pittsburgh Press, 2020, p. 3-20

2 Kosofsky Sedgwick, Eve. Between Men: English Literature and Male Homosocial Desire, New York : Columbia University Press, 1985, p. 86

3 Chakrabarty, Dipesh. Provincialiser l’Europe : la pensée postcoloniale et la différence historique, Paris : Ed. Amsterdam, 2009, p. 33

4 Ibid., p. 19

5 Osterhammel, Jürgen. « Underdogs in Dialogue », History and Theory, vol. 54, no 1, 2015, p. 138-147

6 O. Wilson, Mabel. « Notes on the Virginia Capitol: Nation, Race, and Slavery in Jefferson’s America », Race and Modern Architecture: A Critical History from the Enlightment to the Present, op. cit., p. 32-42

7 Martin, Reinhold. « Drawing the Color Line: Silence and Civilization from Jefferson to Mumford », ibid., p. 59-78

8 Herscher, Andrew. « Black and Blight », ibid., p. 291-307

9 Harris, Dianne. « Modeling Race and Class: Architectural Photography and the U.S. Gypsum Research Village, 1952-1955 », ibid., p. 218-238

10 Voir également l’étude classique de Dianne Harris, Little White Houses: How the Postwar Home Constructed Race in America, Minneapolis et Londres : University of Minneapolis Press, 2013.

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Pour citer cet article

Référence papier

Martin Bressani, « Enchevêtrements : race et architecture moderne », Critique d’art, 57 | 2021, 152-164.

Référence électronique

Martin Bressani, « Enchevêtrements : race et architecture moderne », Critique d’art [En ligne], 57 | Automne/hiver 2021, mis en ligne le 30 novembre 2022, consulté le 13 juin 2025. URL : http://journals.openedition.org/critiquedart/85497 ; DOI : https://doi.org/10.4000/critiquedart.85497

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Auteur

Martin Bressani

Martin Bressani occupe la chaire William C. Macdonald à l’université McGill de Montréal. Il a publié Architecture and the Historical Imagination: Eugène-Emmanuel Viollet-le-Duc (Ashgate, 2014) et co-dirigé Gothic Revival Worldwide. A.W.N. Pugin’s Global Influence (Leuven University Press, 2017), The Companions to the History of ArchitectureNineteenth-Century Architecture (Wiley Blackwell, 2017). Il co-dirige présentement World Histories of Architecture: The Emergence of a New Genre in the Nineteenth Century à paraître chez MIT Press en 2022.

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