Vers un art post-racial dans l’Atlantique noir : actualité d’un ajournement narratif

Berlin : Hatje Cantz, 2020, 127p. 19 x 12cm, eng
ISBN : 9783775747806. _ 18,00 €

Munich : C.H. Beck, 2021, 256p. ill. en noir et en coul. 22 x 15cm, ger
Index
ISBN : 9783406766961

New-York : Phaidon : New Museum, 2020, 263p. ill. en noir et en coul. 30 x 26cm, eng
Biogr.
ISBN : 9781838661298
Préf. d’Okwui Enwezor, Massimiliano Gioni. Postf. de Lisa Phillips
Texte intégral
1Au cours de l’année écoulée, d’importantes publications ont pointé la survivance des théories et croyances racialistes qui, du XVIIe siècle aux années 1960, ont donné corps à l’Atlantique noir et y ont justifié des systèmes coloniaux, plantationnaires et/ou ségrégationnistes au nom d’idéaux politiques égalitaristes. Cette réflexion transnationale explore les possibles futurs d’une histoire partagée qui, entre l’Afrique, les Etats-Unis et l’Europe, s’est durablement fondée sur l’infériorisation et la déshumanisation des vies noires. Sous quels modes narratifs, selon quels imaginaires, systèmes de pensée et de représentation, est-il désormais possible d’écrire ce que serait le commun d’après la séparation raciale ? A quelles conditions cette histoire et son héritage sont-elles audibles ? C’est à ces questions que se sont notamment attachés trois récents ouvrages essentiels. Et à travers eux, ce sont les possibilités d’énoncer des problématiques ethno-historiques dans le champ de l’art contemporain, de l’histoire de l’art, des pratiques muséales, curatoriales et critiques, qui sont concrètement éprouvées.
2Souffrance noire et complainte blanche
3Parmi ces ouvrages, le catalogue Grief and Grievance était probablement le plus attendu. Dernier projet d’Okwui Enwezor, cette publication posthume aborde très directement la question du racisme systémique aux Etats-Unis et s’enquiert de ses traces dans la création artistique contemporaine. Réalisée à partir des notes d’intention, des listes d’artistes laissées par Enwezor, mais aussi des discussions qu’il avait entamées avec ses proches, Grief and Grievance a pris la forme d’une exposition présentée au New Museum durant l’hiver 2020-2021 et de ce catalogue-testament. Y sont réunies les œuvres de 37 artistes africain∙es-américain∙es de renom, dont Terry Adkins, Latoya Ruby Frazier, Theaster Gates, Rashid Johnson, Simone Leigh, Julie Mehretu, Okwui Okpokwasili, Kara Walker ou Nari Ward. Dans leur quasi intégralité, ces œuvres ont été produites dans les années 2010, alors que les Etats-Unis voyaient resurgir leurs vieux démons racialistes sous ses formes les plus extrêmes et mortifères : réaffirmation violente du suprématisme blanc, banalisation des brutalités policières, incarcérations de masse et élection d’un président ayant fait campagne sur la revanche que l’Amérique blanche aurait à prendre sur ses « minorités » ethniques. Depuis la position d’autorité du défunt Enwezor, Grief et Grievance avance un postulat très clair montrant comment une « complainte blanche » s’est systématiquement élevée pour revendiquer son droit à exercer la domination et pour faire taire la « souffrance noire » qu’elle participait à engendrer. Comme l’explique Enwezor dans une concise introduction, cette plainte n’est en rien nouvelle. Elle émane d’une part de l’Amérique qui considère avoir été déclassée en devenant l’égal des afrodescendant∙es, et qui conteste le récit fondateur de la nation écrit au lendemain de la guerre de Sécession et de la défaite des Confédérés. Cette plainte fut suffisamment forte après l’abolition de l’esclavage pour permettre la mise en place des lois Jim Crow, puis de la ségrégation. Elle a donné naissance au KKK et, comme le rappelle Enwezor, elle menace actuellement l’intégrité physique et l’existence même de nombreux∙ses Américain∙es.
4En écho au mouvement Black Lives Matter, les œuvres réunies dans Grief and Grievance concernent l’expérience spécifique d’être Africain-américain au XXIe siècle, dans un contexte où le racialisme est officiellement mort, mais où il endeuille avec constance une part des Etats-Unis. Cette publication est l’histoire, narrée par l’art, d’une perte qui invente un espace pour se manifester, pour se nommer. La force de Grief and Grievance repose tant sur cette prise de position curatoriale que sur l’appareil théorique mobilisé pour la porter. Ce catalogue rassemble en effet un remarquable corpus de textes, notamment signés par Judith Butler, Juliet Hooker, Ta-Nehisi Coates, Christina Sharpe et Saidiya V. Hartman. Et jusque dans ses notices biographiques, il expérimente une manière des plus abouties de puiser dans les œuvres les bases d’une langue affinée pour parler de l’art contemporain africain-américain, dépouillée de ses atours exotiques et de ses accents essentialistes. Bien évidemment, Grief and Grievance n’est pas exempt des ambiguïtés hagiographiques propres à toute édition posthume. Cependant, derrière le prestigieux flambeau d’Enwezor, les générations à venir auront probablement beaucoup gagné pour faire entendre la nécessité de reconsidérer cette question cruciale de la perte et du déni qui entend la minorer. Objet d’une querelle qui ne dit pas son nom depuis la fin officielle de l’organisation raciale du monde, elle demeure le point d’achoppement de l’histoire contemporaine de l’Atlantique noir, comme le démontrent également les deux passionnantes publications allemandes qui suivent.
5Luttes africaines et amnésies européennes
- 1 Ce rapport, réalisé à la demande du président Emmanuel Macron, a été publié sous le titre Restituer (...)
6Publié en mars 2021 à Munich, et pour l’heure non traduit en français, Afrikas Kampf um seine Kunst est un ouvrage saisissant de Bénédicte Savoy, historienne de l’art et coautrice, en 2018 avec Felwine Sarr, du retentissant « Rapport sur la restitution du patrimoine culturel africain »1. Dans ce nouveau livre, Savoy sort la question des restitutions africaines de l’actualité politique pour en retracer l’histoire transnationale, ainsi mettre aussi en exergue la vertigineuse résistance que lui a continuellement opposé l’Europe. En effet, en 2018, Savoy et Sarr pensaient engager une recherche pionnière. Or, ils découvrirent rapidement qu’il n’en était rien. Un rapport daté de 1982 avait déjà été commandité en France sur cette même question et ses conclusions étaient rigoureusement identiques à celles auxquelles Savoy et Sarr parvenaient vingt-six ans plus tard : la restitution était inévitable. Pourtant, en 2018, personne en France ne paraissait se souvenir de l’existence de ce premier rapport. Bien qu’ayant été largement discuté, commenté et médiatisé, il avait été totalement oublié. Afrikas Kampf um seine Kunst est l’histoire d’une amnésie collective, celle d’un récit contemporain inaudible. Aussi concis que richement documenté, le livre s’organise en seize courts chapitres qui, dans leur continuité, rétablissent la chronologie des débats panafricains et européens engagés depuis 1965 autour des appels à la restitution. A l’appui d’un important corpus d’archives, pour certaines inédites, pour d’autres issues des grands médias internationaux, B. Savoy souligne que cette question émerge avec force dès les mouvements de décolonisation. Dans un éloquent cahier-couleur sont reproduits quelques-uns des documents qui attestent combien cette préoccupation avait occupé les couvertures de magazines, les programmes des festivals panafricains, les journaux télévisés européens, ou encore les sommets de l’Unesco qui dès 1974 fit de la restitution un de ses axes de réflexion prioritaire. En exhumant cette archive visuelle, ce livre présente le mérite de renverser la perspective depuis laquelle est pensée la restitution. C’est, en effet, depuis l’inquiétude d’une part de l’Europe quant au devenir de ses musées qu’elle est ordinairement abordée, c’est-à-dire au regard de la privation que représenterait pour les anciennes puissances impériales le retour des objets africains aux mains desquelles ils ont été arrachés. Pour reprendre l’équation formulée par Enwezor, Afrikas Kampf um seine Kunst montre comment une perte éminemment préjudiciable pour les nations africaines a été transformée en une complainte européenne depuis les années 1960. Or, comme le rappelle B. Savoy, l’histoire de la restitution est avant tout celle d’une lutte postcoloniale que l’Europe s’attache inlassablement à mettre – ou simplement à prétendre – en défaite. Trois ans après la remise du rapport de Savoy et Sarr, force est de constater que les stratégies d’entrave, de résistance ou de ralentissement mises en œuvre par les musées pour contrer les restitutions n’en demeurent pas moins ordinaires.
7Un futur post-ethnographique
8Les enjeux engagés par les demandes de restitution sont tout aussi complexes que cruciaux. Néanmoins, leur déni relève d’un inconscient bien enraciné qui peine à historiciser ces objets sans reconduire les logiques anthropologiques classificatoires, racialistes et d’asymétrie civilisationnelle – qui ont amené à les placer sous vitrine en Europe au XIXe et XXe siècles. Prétendre que ces catégories n’ont pas bougé depuis la fin des colonisations serait certainement exagéré. Le Conseil international des musées [ICOM], lui-même, a consacré depuis 2019 une grande partie de ses débats internationaux à évaluer la nécessité ou non de « décoloniser » ses propres pratiques. Cependant, la transformation des institutions muséales s’avère un processus qui, par un doux euphémisme, pourrait être qualifié de difficile et douloureux. Tel est précisément le sujet de la publication incisive de Clémentine Deliss. Personnalité respectée des milieux internationaux de l’art, C. Deliss a été directrice du Weltkulturen Museum de Francfort de 2010 à 2015 avant d’en être brutalement renvoyée pour des raisons à ce jour inavouées. The Metabolic Museum, publié en 2020 à Berlin, revient sur ces cinq années de travail pionnier et peu consensuel qu’elle a menées au sein de cette collection d’objets ethnographiques, en collaboration étroite avec des artistes, des écrivain∙es, des anthropologues, des avocat∙es, des designers, des historien∙es, etc. Cette édition anglophone très soignée est à la fois une autobiographie, un carnet de recherches, une biographie intellectuelle, un manifeste muséologique, une fiction visionnaire, un pamphlet et un essai sur le rôle de l’art et sur l’anthropologie culturelle au XXIe siècle. The Metabolic Museum jette un pavé dans la mare et dit combien il est urgent de repenser les objets et les collections dans des perspectives transnationales et post-ethnographiques afin de les réhabiliter pour les générations futures. Aujourd’hui, des acteur∙es culturel∙les à l’éducation internationale, et venant de tous les points du monde globalisé, travaillent à sortir des régimes narratifs mortifères, à inviter un futur qui ne soit pas une « nécropolitique » mais capable, grâce à la recherche, d’élaborer de nouveaux cadres conceptuels pour repenser l’institution et, avec elle, l’histoire de l’art, ses langues, les relations sociales qu’elle engage, les savoirs qu’elle mobilise et produit. Quand bien même se prolongerait la longue ère de l’atermoiement, les implicites de l’histoire sont désormais partout exposés.
Notes
1 Ce rapport, réalisé à la demande du président Emmanuel Macron, a été publié sous le titre Restituer le patrimoine africain, édité par Le Seuil en 2018.
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Référence papier
Sandra Delacourt, « Vers un art post-racial dans l’Atlantique noir : actualité d’un ajournement narratif », Critique d’art, 57 | 2021, 176-186.
Référence électronique
Sandra Delacourt, « Vers un art post-racial dans l’Atlantique noir : actualité d’un ajournement narratif », Critique d’art [En ligne], 57 | Automne/hiver 2021, mis en ligne le 30 novembre 2022, consulté le 30 novembre 2023. URL : http://journals.openedition.org/critiquedart/85514 ; DOI : https://doi.org/10.4000/critiquedart.85514
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