1L’Art en sida de Thibault Boulvain est tiré de la thèse éponyme (sous la direction de Philippe Dagen) qu’il a soutenue avec succès. Le livre en a, en tout cas, le poids, celui des 840 pages qui le constituent. Il arrive aujourd’hui, aux temps de la reconsidération historique – par des films, des livres, des expositions – de la catastrophe planétaire de l’épidémie du VIH/sida, quarante ans après ses supposés débuts en 1981 (comme en a décidé le récit canonique). A cette expression implacable et totalisante, Thibault Boulvain répond par un discours mené par une soif inextinguible de connaître – et de faire connaître – chaque éclat, chaque tension, chaque veinure particulière de toutes les images artistiques qui sont, dans leur singularité, une manière de bricoler avec la catastrophe et de s’opposer à elle. Ainsi Thibault Boulvain ouvre-t-il le récit par l’œuvre épidermique d’Izhar Patkin, Unveiling of a Modern Chastity (1981) « peau de caoutchouc et de latex boursouflée, crevée de lésions purulentes violacées, comme déjà putréfiée », réalisée dans la foulée de sa visite d’un centre de soins gratuits du West Village – le quartier gay – à Manhattan, et de sa vision, dans la salle d’attente, de deux hommes dont « la peau était couverte de lésions cutanées ». Dans le temps de sa résurgence, l’œuvre de Patkin devient événement, c’est-à-dire, dérangement. L’ouvrage se place en effet sous l’égide méthodologique de l’historien d’art Millard Meiss et de La Peinture à Florence et à Sienne après la peste noire, (préfacée dans sa traduction française, en 1996, par Georges Didi-Huberman) montrant comment l’épidémie produit un contretemps, déréglant le cours des arts. Si les images sont dérangées par l’histoire, alors il s’agit pour Thibault Boulvain de se fixer sur elles, de « migrer » du côté de leur temporalité, de ne pas les quitter et de s’inscrire ainsi dans le tourbillon d’un iconographisme dévorant (qui oublie peut-être de penser son intrication matricielle avec l’Art conceptuel, comme l’a magistralement montré Group Material (1979-96) ; ou avec les protagonistes d’une théorie queer qui naît dans le même temps). Il n’est pas anodin que cette inflammation imagière inclue des œuvres qui ne sont généralement pas associées à l’épidémie quoiqu’elles leurs soient contemporaines, par exemple les Disasters de Cindy Sherman (certaines de leurs purulences sont affiliées à celles du Retable d’Issenheim) ; la Medusa’s Head (1990) de Chris Burden, ou Made in Heaven de Jeff Koons et Ilona Staller (1990). Le livre opère en quatre parties, titrées successivement : « L’esprit de catastrophe » ; « Les corps innombrables » ; « Violence exaspérée » ; et « "La solidarité des ébranlés" ». Elles sont encadrées par un prologue et un épilogue. Le choix de la photographie de couverture, également parmi les 78 illustrations, représente pour l’auteur « toute l’histoire du temps, recouvrant, jusqu’à l’étouffer, celle de son modèle ». Datée de 1987, elle montre frontalement un jeune homme au canotier, le visage et le cou minés de lésions de Kaposi, portant, épinglés et entre autres sigles, une étoile de David et le badge d’ACT UP, « Silence = Death ». Selon l’auteur, la photographe Rosalind Solomon a orchestré un face à face, où deux regards se rencontrent, s’identifient et s’échangent. Entrer dans l’image et lui donner histoire, c’est aussi, pour Thibault Boulvain, entrer en image.