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Quand les mondes entrent en collision

Alice Carabédian
p. 34-44
Traduction(s) :
When Worlds Collide
Archéologies du futur : le désir nommé utopie et autres sciences-fictions
Fredric Jameson, Archéologies du futur : le désir nommé utopie et autres sciences-fictions

Paris : Amsterdam, 2021, 559p. ill. 22 cm, (Les Prairies ordinaires)

ISBN : 9782354802189. _ 28,00 €

Trad. de Nicolas Vieillescazes

L’Altération des mondes : versions de Philip K. Dick
David Lapoujade, L’Altération des mondes : versions de Philip K. Dick

Paris : Ed. de Minuit, 2021, 152p. 22 x 14cm, (Paradoxe)

Bibliogr.

ISBN : 9782707347060. _ 16,00 €

Sur Robert Smithson : variations dialectiques
Olivier Schefer, Sur Robert Smithson : variations dialectiques

Bruxelles : La Lettre volée, 2021, 284p. ill. 18 x 12cm, (Palimpsestes)

ISBN : 9782873175818. _ 25,00 €

Nathaniel Mellors: Permanent Presents
Nathaniel Mellors: Permanent Presents

Rennes : Frac Bretagne, 2021, 156p. ill. en noir et en coul. 28 x 21cm, fre/eng

ISBN : 9782906127661. _ 15,00 €

Sous la dir. de Chris Bloor. Textes de Marie de Brugerolle, Clayton Eshleman, N. Mellors, Mattia Tosti

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Texte intégral

  • 1 Jameson, Fredric. Archéologies du futur : le désir nommé utopie, Paris : Max Milo, 2007, (L’inconnu (...)

1Imaginons une île surgissant de l’océan, n’en déplaisent aux cartes existantes ; deux hommes de Néandertal poussant un caddy sur un parking triste et gris ; une spirale colossale de pierres noires s’enroulant au-dessus de flots rougeâtres ; une navette spatiale se transformant en avion à hélices. Ces images dénotent d’un choc des mondes, d’une configuration spatio-temporelle des plus étranges et intrigantes. Il s’agit : de l’île d’Utopie telle qu’analysée par Fredric Jameson dans la republication de son ouvrage si important pour les Utopian et Science Fiction Studies, Archéologies du futur : le désir nommé utopie et autres sciences-fictions1 ; d’une image tirée du film Ourhouse, Episode 1 : ‘Time’ (2015-2016) de l’artiste britannique Nathaniel Mellors ; de la fameuse œuvre de Land Art Spiral Jetty (1970), que nous présente le philosophe Olivier Schefer dans son essai Sur Robert Smithson : variations dialectiques issu d’un travail dans les archives de l’artiste américain ; enfin d’une expérience paradoxale dans le roman Ubik de Philip K. Dick que nous remémore David Lapoujade dans L’Altération des mondes : versions de Philip K. Dick. L’ensemble indique un rapport à la transformation, une relation à l’altérité comprise comme processus, et enfin une temporalité mise en mouvement dont les répercussions débordent sur la notion même d’espaces : variations, versions, altération, archéologie, permanence. Quelles ruses et quels stratagèmes présents dans l’utopie et la science-fiction permettent à ces artistes et auteurs de complexifier notre rapport au réel, au monde, à ses devenirs ?

  • 2 Brugerolle, Marie de. « Nathaniel Mellors : la substance des images, pour une (h)erméneutique conte (...)

2On conçoit volontiers la science-fiction comme un genre s’intéressant aux devenirs historiques, technologiques et scientifiques de nos « sociétés tempérées ». Telle nouvelle technologie, tel cataclysme inattendu y transforment généralement le monde et y occasionne une conséquence sociale, politique et/ou environnementale. La science-fiction est politique par essence, même si elle est toujours idéologiquement située, plus ou moins conservatrice, plus ou moins révolutionnaire. Or, représenter le futur n’est pas forcément son rôle. Elle n’a besoin d’être ni futurologue, ni précise dans ses visions, comme le serait un oracle, pour faire sens. Sa puissance réside plutôt dans sa capacité à nulle autre pareille de créer des variations, des mutations, des rencontres inédites qui viendront mettre en branle la réalité, le monde, les idées reçues. En somme, la science-fiction crée des failles, des ruptures d’où surgissent des mondes, d’autres possibles. Ce n’est pas tant qu’elle soit anticipation, spéculation ou encore prospection qui fait d’elle un genre et un état d’esprit si riche et important pour le XXIe siècle naissant. Son rapport au réel est celui d’un regard critique sur notre ici et maintenant. Par le récit ou par l’image, elle propose la visibilisation et la problématisation de pans entiers de notre réalité. Parce qu’elle introduit des décalages, des écarts, la science-fiction nous fournit des outils pour nous étrangéiser. Par ce processus singulier de rencontre avec l’étrange, l’inconnu ou le non-familier, elle nous permet de renouveler notre rapport aux savoirs. Cette expérience a été appelée cognitive estrangement par le théoricien Darko Suvin et est reprise par Fredric Jameson pour qualifier ses lectures et analyses d’un corpus large d’œuvres littéraires science-fictives dans le but d’éprouver ce que pourraient être ces archéologies du futur. La science-fiction troublant le continuum spatio-temporel pour introduire réflexions et critiques, Nathaniel Mellors y a volontiers recours pour remettre en cause la notion de progrès – technique et social. Lui aussi produit une paradoxale archéologie comme l’écrit Marie de Brugerolle dans Permanent Presents : « Nathaniel Mellors déjoue la linéarité historique par son usage anachronique de figures de style appartenant à un imaginaire cinématographique et d’objets indiciels relevant d’une archéologie contemporaine. Il s’agit de la mise en perspective de la crise du système moderne, tant dans sa nature artistique que dans son économie. L’hybridation du contemporain et du paléolithique en est le reflet »2. L’artiste entend déstabiliser l’ordre établi et le système de classe en déconstruisant le pouvoir et la façon dont celui-ci a pu ordonner les savoirs. Il a ainsi créé un personnage de Néandertalien, dont l’apparition dans une autre temporalité que la sienne, et donc dans un autre monde, est le vaisseau de ce discours. L’approche de Robert Smithson est semblable : par la pratique de la dialectique, il décortique le temps, il crée un espace d’instabilité et de mobilité, de rencontre entre la technique et la préhistoire, entre la ruine et le devenir, qu’il ne s’agit pas d’unifier, de réunir ou d’uniformiser, mais de laisser ouvert. Ces variations sont des hybridations, des mutations, des processus et des dynamiques plutôt que des états.

  • 3 Jameson, Fredric. Archéologies du futur : le désir nommé utopie et autres sciences-fictions, Paris (...)

3L’utopie et la science-fiction – mais nous pourrions aussi écrire, suivant Jameson et les amateurs de disruptions, la science-fiction et à sa suite l’utopie – entretiennent des liens ténus avec la notion de progrès, et d’une certaine façon avec l’histoire linéaire du devenir de l’humanité et de son environnement. Il y est question de transformations de la société, dans lesquelles les avancées scientifiques aussi bien que techniques jouent un rôle crucial, pour le meilleur ou pour le pire. Le mythe du post-humain est un de ses résultats, tout comme le rêve des smart cities ou autres villes verdoyantes ayant réussi la jonction entre haute technologie et naturalisation des espaces ; ou pour le versant plus négatif et dystopique, les villes croulant sous la pollution, les environnements morbides et ruinés, et les humains perdus dans des réseaux numériques en proie avec des entreprises multinationales toutes puissantes. Mais nous nous rendons vite compte que l’utopie et la science-fiction ne peuvent se réduire à des images figées ou à des représentations devenues mythes. Elles débordent le cadre qui les a vues naître, à savoir la modernité. Fredric Jameson note que la vocation utopique, qui vise à critiquer une réalité jugée injuste en projetant des images de possibles transformations sociales, politiques, économiques ou écologiques, « semble en effet avoir un lien de parenté avec celle de l’inventeur moderne et déployer une combinaison nécessaire de l’identification d’un problème à résoudre et de l’ingéniosité inventive qui permet de proposer une série de solutions et de les mettre à l’épreuve » 3. Il en tire trois caractéristiques : le jeu ; le regard extérieur qui permet de voir sous un jour renouvelé une réalité trop familière et qui induit un rapport à l’altérité mais aussi à l’étrange ; enfin, le plaisir de construire et d’imaginer un univers que l’on aurait transposé au format d’une maquette et qui permettrait d’observer ce qui se joue dans ce nouveau monde, tel un scientifique au-dessus d’une fiole dans son laboratoire.

  • 4 Schefer, Olivier. Sur Robert Smithson : variations dialectiques, Bruxelles : La Lettre volée, 2021, (...)

4On retrouve dans l’actualité éditoriale un aspect critique, mais surtout un usage de l’ironie et de l’humour, ou du moins une pratique du détournement et du décentrement. Ce sont par ces pratiques que les mondes transpercent les frontières du réel. Ironie et humour se retrouvent chez Nathaniel Mellors, Robert Smithson, bien sûr chez le K. Dick que nous fait découvrir David Lapoujade, et dans nombre d’œuvres étudiées par Fredric Jameson. L’humour permet de parler de choses sérieuses en empruntant des voies obliques, en pratiquant le détour. Peut-être plus qu’une réflexion sur le progrès technique (celui-ci va-t-il nous émanciper ou, au contraire, nous aliéner ?), la science-fiction mobilisée est une expérience des mondes, de leur construction ou de leur destruction. Ces mondes sont des variations mais surtout des compositions, des bidouillages, des bricolages, des collages, aussi bien formellement que conceptuellement. Cette dimension du simulacre se retrouve dans l’attention de Robert Smithson à la culture pop ou à ses références aux images et aux mythes de la science-fiction issus des pulp magazines. Ces derniers ont popularisé le genre dès les années 1920, dans les films de séries B ou encore dans les romans de Brian Aldiss. Smithson en propose une interprétation dans des œuvres comme Honeymoon Machine, The Machine Taking a Wife et Radio Cyclops (1964) en invitant à un voyage dans le temps ou dans l’espace, à une découverte de l’entropie, du rapport à la ruine et aux catastrophes. « […] Smithson fait du bricolage, en branchant physiquement et imaginairement flux et objets fragmentés, explique Olivier Schefer. Le flux circule du corps à la machine, produisant un être hybride dont la raison d’être n’est pas autre chose que de permettre ce passage : le branchement permet une constante circulation d’énergie vitale et de désir » 4. L’attention porte donc bien sur la mise en mouvement et la rencontre plutôt que sur l’état statique, l’identité même ou l’unité.

  • 5 Lapoujade, David. L’Altération des mondes : versions de Philip K. Dick, Paris : Ed. de Minuit, 2021 (...)

5Philip K. Dick (1928-1982) s’attaque lui-aussi à cette idée du simulacre, du factice, du « toc », en entrecroisant des réalités différentes, ce qui donne souvent lieu à des expériences de paranoïa et de délire. Ces simulacres critiquent une culture consumériste et un capitalisme dévorant. L’excès et le jeu sont parties prenantes de la composition de ces mondes. Ils ne sont ni meilleurs ni pires et visent à faire vaciller toute notion englobante et totalisante de « Réalité », de « Progrès » ou de « Nature ». David Lapoujade note que cette notion de simulacre est l’un des principaux processus de création de mondes chez Philip K. Dick – qui ne fait qu’extraire de sa société « réelle ». Il possède un fort pouvoir « d’altérisation ». « […] Le "toc", analyse David Lapoujade, a la puissance de propagation d’un virus ; et comme un virus, il est porteur de maladie, celle d’une réalité artificielle qui se propage jusqu’à devenir la seule et unique réalité. / De proche en proche, la prolifération de ces images atteint une telle puissance qu’elles en viennent à constituer de véritables mondes. Du moins est-ce là ce qui intéresse l’auteur de SF, le fait que tous ces artefacts conduisent à la création de mondes totalement artificiels. Une fois encore, Dick n’est pas seulement contemporain du Pop, il est aussi contemporain de l’urbanisation délirante de Los Angeles, des reconstitutions en carton-pâte de Las Vegas, de la création de parcs d’attractions type Disneyland. »5

  • 6 Jameson, Fredric. Op. cit., p. 13

6Jouant avec les temporalités, ces quatre ouvrages mettent à bas les idées reçues et les ordres établis. Ils ouvrent des portes en proposant par la distanciation et par le médium artistique et littéraire des points de vue sur le monde à partir d’autres mondes imaginaires. Ces mondes s’entrecroisent, se superposent, se rencontrent et s’interrogent mutuellement grâce à la science-fiction. « On ne peut imaginer de changement fondamental dans notre existence sociale qui n’ait d’abord projeté des visions utopiques comme une comète des étincelles. »6

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Notes

1 Jameson, Fredric. Archéologies du futur : le désir nommé utopie, Paris : Max Milo, 2007, (L’inconnu). Relire à ce propos l’article que nous avions publié dans Critique d’art, n° 31, printemps 2008.

2 Brugerolle, Marie de. « Nathaniel Mellors : la substance des images, pour une (h)erméneutique contemporaine », Nathaniel Mellors: Permanent Presents, Rennes : Frac Bretagne, 2021, p. 25

3 Jameson, Fredric. Archéologies du futur : le désir nommé utopie et autres sciences-fictions, Paris : Les Prairies ordinaires, 2021, p. 34

4 Schefer, Olivier. Sur Robert Smithson : variations dialectiques, Bruxelles : La Lettre volée, 2021, (Palimpsestes), p. 91

5 Lapoujade, David. L’Altération des mondes : versions de Philip K. Dick, Paris : Ed. de Minuit, 2021, (Paradoxe), p. 89-90

6 Jameson, Fredric. Op. cit., p. 13

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Pour citer cet article

Référence papier

Alice Carabédian, « Quand les mondes entrent en collision », Critique d’art, 58 | 2022, 34-44.

Référence électronique

Alice Carabédian, « Quand les mondes entrent en collision », Critique d’art [En ligne], 58 | Printemps/été, mis en ligne le 01 juin 2023, consulté le 19 avril 2024. URL : http://journals.openedition.org/critiquedart/91710 ; DOI : https://doi.org/10.4000/critiquedart.91710

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Auteur

Alice Carabédian

Alice Carabédian est diplômée de Lettres modernes et docteure en Philosophie politique. Elle travaille à une reconceptualisation de l’utopie politique au sein de la science-fiction contemporaine. Elle enseigne les imaginaires techniques et anime des ateliers d’écriture à l’Ecole d’architecture de la ville & des territoires (ENSA) Paris-Est à l’Université Gustave Eiffel. Ses travaux de recherches sont polymorphes et tissent des liens avec des artistes, chercheur·e·s, auteur·e·s, architectes. Elle vient de publier un essai, Utopie radicale : par-delà l’imaginaire des cabanes et des ruines (Le Seuil, 2022).

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