• 2 Le premier volume paru aux éditions L’Echappée s’intitule La Vie algorithmique.
• 3 Sadin, Eric. La Silicolonisation du monde : l’irrésistible expansion du libéralisme numérique, Pari (...)
• 4 Sadin, Eric. L’Intelligence artificielle ou l’enjeu du siècle : anatomie d’un antihumanisme radical(...)
• 5 Simondon, Gilbert. Du Mode d’existence des objets techniques, Paris : Aubier-Montaigne, 1958
• 6 Sadin, Eric. La Silicolonisation du monde : l’irrésistible expansion du libéralisme numérique, op. (...)

2Les ouvrages sur le sujet fleurissent aujourd’hui et ceux d’Eric Sadin illustrent certainement l’une des approches les plus catégoriquement opposées au développement de l’intelligence artificielle (IA) dans de multiples secteurs. En 2021, il publie trois essais sous la forme d’une trilogie2 sur la condition humaine à l’âge du libéralisme numérique et de l’intelligence artificielle. Dans La Silicolonisation du monde : l’irrésistible expansion du libéralisme numérique, deuxième temps de la trilogie, l’écrivain et philosophe décrit une nouvelle forme de « colonisation »3. Celle-ci viendrait des entreprises de la Silicon Valley, qui tendraient à imposer leur modèle au service du « technolibéralisme ». Eric Sadin propose d’analyser les mécanismes par lesquels ce « technopouvoir » vise à déposséder l’humain de sa capacité de jugement et de décision, de sa liberté et de son destin. Il s’attache à explorer ce processus en décrivant son histoire, son idéologie, sa structure, ses ressorts psychologiques, économiques et politiques. Cette privation de liberté est envisagée dans le titre-même du troisième volume, L’Intelligence artificielle ou l’enjeu du siècle : anatomie d’un antihumanisme radica^l4. L’essai approfondit la question de l’IA déjà abordée dans un chapitre du volume précédent. Cette fois-ci, ce sont les systèmes qui dépossèdent l’humain de sa liberté et de sa capacité de jugement. Il y explique que la technè logos, le discours de la technologie, vise précisément à imposer une vérité qui contribuera à déposséder l’humain de sa liberté. Eric Sadin étudie les discours portés par la technologie en citant régulièrement Gilbert Simondon5. Cependant, en se qualifiant lui-même comme un « lanceur d’alerte » et en adoptant une rhétorique alarmiste, il range son propre argumentaire dans la catégorie des discours émotionnés technocritiques et non dans celle de l’analyse scientifique. Son propre discours se construit à charge contre les nouvelles technologies à partir de déclarations comme « Nous sommes entrés dans le temps des catastrophes »6. L’utilisation du terme de « colonisation » mériterait également une véritable contextualisation pour expliquer le lien qu’entretient son propos avec les colonisations passées. Les affirmations catastrophistes et l’usage de termes à forte signification historique et politique s’accompagnent de références régulières à la fiction à laquelle l’auteur a recours au début de La Silicolonisation du monde et de L’Intelligence artificielle ou l’enjeu du siècle. Eric Sadin y cite plusieurs séries télévisées telles que Real Humans (Äkta människor, 2012) réalisée par Lars Lundström ou Black Mirror (2018) scénarisée par Charlie Brooker. La fiction y est uniquement utilisée à des fins illustratives, ce qui déplace son intérêt et en fait un outil rhétorique au lieu d’une véritable source d’analyse. Après avoir traité une très large palette de sujets qui requièrent tous une expertise particulièrement pointue, l’auteur termine en exposant une suite de « stratégies » conseillées aux lecteurs dans l’espoir de faire face à la dépossession de leurs pouvoirs juridico-politiques. Le recours au catastrophisme et à la fiction illustrative offre là encore un exemple de discours source d’émotions sur les supposés enjeux de la technologie montrant combien le catastrophisme constitue un mode d’existence de la technologie dont le caractère sensible ne peut être ignoré.

• 7 Turner, Fred. L’Usage de l’art : de Burning Man à Facebook, art, technologie et management dans la (...)
• 8 Turner, Fred. « Google et Burning Man : une infrastructure culturelle pour la production des nouvea (...)
• 9 Turner, Fred. « L’Art chez Facebook : une infrastructure pour le capitalisme de surveillance”, ibid (...)

3Fred Turner, Julie Sermon et Peter Szendy nous invitent à reconsidérer le rôle de l’image au sein des questionnements sensibles que soulève le développement de la technologie. Professeur associé en Sciences de la communication et histoire des médias à l’université Stanford, Fred Turner propose une analyse rigoureuse du rôle que l’art occupe dans la Silicon Valley7. La première partie de L’Usage de l’art se concentre sur l’attrait des technologues pour Burning Man, ce grand rassemblement annuel organisé dans le désert de Black Rock (Nevada)8. Fred Turner choisit de se concentrer sur les employés de Google en s’intéressant à la manière dont Burning Man s’inscrit dans la logique qui assure le fonctionnement de l’entreprise à partir de « communs », c’est-à-dire d’occasions renouvelées de partager son travail en échange de rémunérations monétaires et autres. Il démontre que l’événement contribue à récompenser les employés par un système de reconnaissance mutuelle et de socialisation par le travail qu’il reconnecte à l’histoire du management. Dans un second temps, Fred Turner s’intéresse à l’iconographie progressiste qui décore les locaux de Facebook9. Son enquête sur les commandes artistiques mises en place par l’entreprise confirme que les affiches et les œuvres ainsi créées procurent de véritables outils de management qui instrumentalisent les mouvements politiques et artistiques au service de Facebook. Ces images créent un système de valeurs, qui brouille les frontières entre les objectifs personnels et professionnels des employés. Fred Turner réinscrit ces méthodes dans la chronologie de la théorie managériale des années 1990 plaçant désormais l’art à son service.

• 10 Illouz, Eva. Benger Alaluf, Yaara. « Le Capitalisme émotionnel », Histoire des émotions : de la fin (...)

4Ces deux chapitres, issus de deux articles initialement publiés en langue originale en 2009 et en 2018, développent une méthodologie rigoureuse mêlant enquêtes ethnographiques, analyses de textes, d’images et de contenus numériques. Les sources utilisées sont d’une grande variété, ce qui n’empêche pas l’auteur de considérer leur nature et leurs limites. Les hypothèses et les conclusions évoquent un rapprochement très intéressant et plutôt rare entre l’histoire de l’art et le domaine des STS, autrement dit, l’étude sociologique des sciences et des techniques. Malgré son exigence académique, la fluidité de l’écriture de l’ancien journaliste qu’est Fred Turner fait de ce recueil une lecture passionnante. Tous lecteurs, y compris un lectorat non avisé, situera efficacement le propos parmi les théories précédemment évoquées. Les conclusions amenées par Fred Turner se rapprochent très nettement du concept de capitalisme émotionnel développé par Eva Illouz et Yaara Benger Alaluf dans L’Histoire des émotions10. Il serait alors intéressant d’analyser les images que décrit Fred Turner au prisme des émotions que leurs créateurs ont cherché à susciter dans un contexte managérial.

• 11 Sermon, Julie. Morts ou vifs : pour une écologie des arts vivants, Paris : B42, 2021, p. 11, (Cultu (...)

5Si Fred Turner explique le rôle institutionnel de l’image dans un contexte de développement technologique, la chercheuse et dramaturge Julie Sermon démontre a contrario que les images ne sont pas uniquement au service des institutions et qu’elles contribuent à imaginer une nouvelle approche du vivant. Dans Morts ou Vifs, elle propose d’identifier les leviers que peuvent activer les arts du spectacle pour contribuer à la « revitalisation de la pensée et des imaginaires collectifs »11 qu’impose la crise écologique. Elle procède donc à une analyse du champ de l’écocritique dans lequel elle affirme s’inscrire en soulignant les débats et les limites qui le caractérisent. L’autrice reprend ses propres recherches passées pour étudier les effets réciproques qui existent entre l’écologie et les arts de la scène. Cette première partie du livre décrit en quelque sorte l’état de la relation entretenue entre l’écologie et les arts du spectacle aussi bien dans la pratique que dans la littérature scientifique. Une seconde partie plus expérimentale propose plusieurs façons de contribuer à l’écologie à travers les arts du spectacle. Elle se conclut par un chapitre sur la définition même du théâtre à l’aune de l’écologie en interrogeant les dichotomies caractéristiques du théâtre occidental, telles que la frontalité et l’immersion ou l’intérieur et l’extérieur. Le propos de Julie Sermon est nuancé et comporte de nombreuses références qui attestent d’une fine connaissance du sujet. Son livre ouvre un champ de réflexion jusque-là peu étudié et considérablement important puisqu’il démontre comment les images contribuent au changement du rapport que l’humain entretient avec le non-humain. Une réflexion sur le robot ou l’IA en tant que non-humain dans les arts du spectacle aurait cependant été intéressante dans ce contexte de réévaluation du rapport entretenu avec le non-humain, à l’exemple de Leonel Moura qui proposait en 2010 une mise en scène inédite de R.U.R. (Rossum’s Universal Robots) écrite par Karel Čapek en 1920, mêlant robots et acteurs humains.

• 12 Szendy, Peter. Pour une écologie des images, Paris : Ed. de Minuit, 2021, (Paradoxe)
• 13 Szendy, Peter. « Vers une iconomie du non-humain », ibid., p. 17-55

6Dans un essai intitulé Pour une Ecologie des images12, le philosophe et musicologue Peter Szendy s’interroge lui aussi sur ce contexte de crise écologique en observant le débordement numérique des images, et ses retombées environnementales. Le titre fait référence au concept ébauché en 1977 par Susan Sontag dans Sur la photographie pour faire face au consumérisme de l’image. Le partage instantané et démultiplié d’images par les réseaux sociaux redimensionne ce concept que l’auteur choisit d’analyser sous le prisme de l’immédiateté du visible. Le regard de musicologue que porte Peter Szendy explique peut-être son intérêt pour les « temporalités dissonantes » qui caractérisent ces images. La circulation globalisée des images implique que celles-ci connaissent de multiples durées d’existence. En cela, l’« écologie des images » se donne l’ambition de nous réapprendre à voir, mais également à entendre. Commençant par souligner que l’image existe dans différentes temporalités, Peter Szendy la décrit comme un « transformat » accentué par le médium numérique – faisant subir aux images un nombre infini de transformatages. Peter Szendy considère toutes les images, y compris celles qui ne sont pas produites par les humains : les images achiropoïètes, nées de la nature, du divin ou de la machine. Il propose alors de sortir de l’économie des images produites par l’humain pour s’intéresser à « l’iconomie du non-humain »13 et se demander si ces images non-humaines peuvent être conçues comme hétérochrones, c’est-à-dire comme « résultant d’une tension ou d’une élasticité temporelle » ? Après un historique du concept d’écologie des images et une confrontation des écrits de Gilbert Simondon et de Roger Caillois, Peter Szendy précise que les images naturelles et achiropoïètes, dont celles issues du mimétisme animal, s’inscrivent elles aussi dans une hétérochronie, autrement dit, dans des temporalités dissonantes qui rendent l’image toujours « en avance (ou en retard) sur elle-même » (p. 11). Appliquant ensuite le concept d’hétérochronie au ralenti, Peter Szendy élargit sa réflexion à l’univers et au monde vivant dans son ensemble donné à voir dans un espace doté de satellites et de câbles sous-marins contribuant à la circulation de ces images.

• 14 Schlesser, Thomas. L’Univers sans l’homme, Paris : Hazan, 2016, (Beaux-arts). Lire ce que nous avio (...)

7Cette conception élargie du sujet dépasse celle de l’anthropologie de l’image du fait de son approche philosophique qui l’inscrit dans la remise en question de l’ontologie naturaliste et de l’opposition humain/non humain. Alors que l’historien de l’art Thomas Schlesser s’était intéressé aux représentations humaines d’un monde débarrassé de l’humain14, Peter Szendy pousse le dépassement de la dichotomie humain/non humain jusqu’à penser l’iconomie des images achiropoïètes. L’art génératif aurait pu compléter cette réflexion sur les images achiropoïètes, mais le débat sur l’authorship [la paternité] de ces œuvres le rendait peut-être difficile à traiter. Pour une écologie des images demande une lecture attentive et néanmoins facilitée par l’auteur qui prend soin de définir avec précision chaque terme ou concept employé. Peter Szendy mène ainsi son lecteur au bout de sa réflexion grâce à un enchaînement structuré d’idées clairement définies. Il lui apprend à entendre les images.