1Haletant et éclatant, Cruiser l’utopie compte certainement parmi les ouvrages qu’avec Elisabeth Lebovici on « dévore ». Dans sa préface (p. 7-17), cette dernière exprime avec la même intensité une expérience de l’ecsta(se) que José Esteban Muñoz loue lui-même en conclusion (« "Take Ecstasy with Me" », p. 311-318). L’intacte vivacité de cette contribution, traduite par Alice Wambergue plus de dix ans après sa publication originale, tient sans doute à sa dialectique spatio-temporelle. Le théoricien queer invite en effet à se tourner vers un passé – le « non-plus-conscient » pour emprunter à la pensée d’Ernst Bloch animant ici toute la réflexion – qui, performatif, laisse entrevoir un futur, le « pas-encore-conscient ». « Le futur est dans le présent » (p. 97-123), nous démontre José Esteban Muñoz, soit dans un ici et maintenant frappé d’un manque. Cet horizon qu’est la queerness apparaît alors au combien désirable, présenté comme un après et un ailleurs aux potentialités de « monde[s]queer » (p. 95) [« queerworld[s] »]. Ces cartographies, mappemondes et généalogies qu’esquisse José Esteban Muñoz doivent permettre de fuir la linéarité du temps straight. A la lecture de l’introduction (p. 19-46), on comprend toutefois que la critique du présent ne porte pas seulement sur un temps hétéro étouffant mais aussi sur un agenda homonormatif et homonationaliste. Deux raisons, non sans corrélation d’ailleurs, suffisant à motiver un tel projet avancé par son auteur comme une réponse « à la pensée queer qui ouvre grand les bras à une politique de l’ici et maintenant mise en relief par ce qu’[il] estime être le programme pragmatique gay corseté d’aujourd’hui » (p. 33). Ce constat lucide guide José Esteban Muñoz dans sa volonté de déceler l’impulsion utopique dans un moment précédent les émeutes de Stonewall en juin 1969, événement qu’il identifie comme un tournant restrictif vers l’identitaire. Pour cela, son étude regarde du côté de la production culturelle new-yorkaise des décennies 1950-1960 : l’Ecole de New York, les danseur·se·s de la Judson Memorial Church et la Factory d’Andy Warhol. Elle nous propose de nous désaltérer de la fraîcheur de la bouteille de Coca-Cola d’un Andy Warhol s’entrechoquant à l’évocation poétique de la même boisson par Frank O’Hara ou encore de nous pencher sur Fred Herko, chorégraphe « du surplus en même temps que […] des mouvements mineurs », « comme autant de traces utopiques qui témoignent d’autres manières de se mouvoir dans le monde » (« Un grand jeté par la fenêtre », p. 253-285). Le travail théorique de José Esteban Muñoz est parcouru de lien intime queer, d’amitié, de promiscuité entre démarches et entre artistes. Le récit autobiographique de John Giorno drague ainsi dans les pissotières les images de Tony Just au bénéfice d’une réflexion sur « Le sexe en public et ses fantômes » (p. 71-95). L’occasion de rappeler que l’utopie est pour José Esteban Muñoz une méthodologie critique affective et sensible, et la queerness, à l’inverse des théories antisociales et antiutopiques – il cite à ce propos Leo Bersani et Lee Edelman –, est relationnelle et collective (p. 35). A la suite de Fred Moten pointant l’exclusion des artistes racisé·e·s relégué·e·s à « la face-B » de l’histoire de l’avant-garde, José Esteban Muñoz s’intéresse à des figures invisibilisées et minorées dans l’historiographie telles que LeRoi Jones, Mario Montez et Samuel Delany (« Cruiser les toilettes. LeRoi Jones/Amiri Baraka, les traditions noires radicales et l’advenir queer », p. 153-174). Partant d’un souvenir d’enfance d’une remarque moqueuse et blessante d’un cousin sur sa façon de marcher, de « balancer son cul », José Esteban Muñoz reçoit les performances de Kevin Aviance sous l’angle du geste queer comme ephemera, c’est-à-dire comme preuve de la queerness nécessaire à son analyse (« Le geste, les ephemera et le sentiment queer. Pour une approche de Kevin Aviance », p. 125-152). Ce procédé qui consiste à entrelacer son histoire personnelle à des pratiques artistiques est caractéristique de la façon dont José Esteban Muñoz raisonne. La détestation par son père de la couleur verte, réveillant chez lui la souffrance du camp de travail forcé, est en ce sens le préambule d’un développement sur le camouflage et l’ornement dans les œuvres d’Andy Warhol et Jim Hodges (« Just Like Heaven. L’art utopique queer et la dimension esthétique », p. 229-251). José Esteban Muñoz met en outre en partage son attachement à la musique punk rock avec son ami Kevin McCarty, auteur d’une série photographique sur les scènes des clubs de Los Angeles (« Scènes. Les queers, les punks et le performatif utopique », p. 175-201). Autres esthétiques utopiques queer, et non des moindres, que l’échec et la virtuosité sur lesquels se clôt l’ouvrage. Intitulé « Après Jack. Echec queer, queer virtuosité » (p. 287-309), le dernier chapitre examine l’héritage de Jack Smith dans les performances queer plus récentes de Dynasty Handbag et du collectif My Barbarian.