1Yves Michaud nous explique que l’art se meurt en accouchant de l’esthétique, au cours du XIX^e et du XX^e siècle, et soutient qu’une deuxième rupture est aujourd’hui consommée, par laquelle l’esthétique à son tour se meurt en basculant dans l’hyper-esthétique. « L’art, dit-il, c’est bien fini », selon la formule qui fait le titre de son ouvrage. Il était fini une première fois en quittant la légitimité politique que lui attribuait une certaine bourgeoisie et en se localisant dans les lieux spécialisés du musée, de la galerie ou de l’université, il est bien fini une deuxième fois en quittant la légitimité scientifique et les lieux qui lui étaient institutionnellement consacrés, pour envahir l’espace ordinaire et le temps quotidien dans un processus de marchandisation radicale et généralisée (inscrivant les désormais « productions artistiques » sous le psittacisme triple de la valeur, du divertissement et de la bien-pensance). L’art ainsi courrait à sa perte (belle définition peut-être) et il serait voué à scier la branche sur laquelle il est assis. Le grand art du moins serait vraiment fini, et l’on se demande si l’auteur en fin d’ouvrage ne réactiverait pas à son propre insu un brin de la nostalgie si bien critiquée dans l’épaisseur du livre, d’une érudition sans pareille.

2Mais pourquoi ne pas appeler justement « grand Art » celui qui franchit ces catastrophes ou ces ruptures, celui qui résiste aux sirènes de la sécularisation, de l’institutionnalisation, de la commercialisation ? On voit bien l’histoire de l’art remonter le temps pour nous conter la naissance de chaque nouveau genre comme une émancipation des tutelles successives de la religion, du politique ou du marché, bientôt rattrapé par la récupération d’une autre tutelle, encore inaperçue, celle qui fatalement réduit le geste créatif (par définition hors norme) à une « production » artistique (alors normalisée). Mais qu’à l’inverse on descende le cours de l’histoire jusqu’aux dites « productions » contemporaines, et l’on remarque que d’autres auteurs, critiques et poètes, repèrent et différencient de manière non moins obstinée ce qui dans la production du moment relève de l’ordre d’une création inédite, authentique, ineffable – surprenante. Dans le premier cas, le grand Art n’est grand que rétrospectivement : il n’est identifiable comme tel que parce qu’il a été valorisé par une instance de pouvoir qui lui attribue après coup une valeur symbolique, sociale ou marchande (ou les trois à la fois d’ailleurs) ; et cela nous conduit nécessairement sur une pente nostalgique (car c’est toujours trop tard qu’on s’aperçoit que l’art était du grand Art). Dans le second, l’art n’est identifiable comme « grand » que sous l’angle paradoxal du minuscule, encore invisible ou pour le moins méconnu, que comme indice de l’émergence de nouveauté, de singularité et de morphogenèse inattendues, qu’en tant que vision prospective – ce qui suppose de le placer sur une pente fondamentalement projectuelle.

3La différence n’est donc pas d’opinion mais de posture. Il ne s’agit pas de prendre le contre-pied de la thèse d’Yves Michaud. Car, oui, au sens où il l’explicite, l’art est bien « fini », l’art, tel qu’on se le représentait, est bel et bien achevé. Mais il l’est un peu, peut-être, comme on dit de la Terre qu’elle est désormais finie. Il s’agit plutôt de révéler un contrepoint possible que l’expression, par bonheur, permet aussi d’entendre : si l’art (d’avant) est « bien fini », au sens cette fois où l’on dit d’une pièce qu’elle est bien faite, c’est qu’il reste appréciable, précieux et digne d’attention. Le patrimoine au moins n’est pas perdu pour tout le monde ! Et ce n’est pas parce que la Terre est finie que l’on doit céder aux sirènes de la collapsologie. Au contraire. Mais il faut alors croiser les deux sens (de la finitude et de la finition) et montrer le passage, critique s’il en est, de la posture analytique à la posture de projet.

4Deux exemples illustrent ce changement de posture. Si l’on gardait au mot « atmosphérisation » le sens faible de la critique première de Michaud, il faudrait en contrepoint rapatrier celui d’« imprégnation » cher à Jean-Paul Thibaud, pour redonner à un certain art son sens fort. Ou encore : s’il est facile de repérer les formes visibles dominantes de l’espace public international façonné par les paysagistes, avec ses graminées, ses plantes fétiches et son mobilier design, il faut aussi savoir repérer, dans d’autres projets, des écologies singulières et des situations, locales et circonstancielles, dans lesquelles le ménagement du territoire entre en résonance avec le récit des lieux.

5Envoi. S’il est toujours possible de traquer la mort dans l’art, il faut aussi chercher où se réinvente, et peut-être aujourd’hui plus encore qu’en d’autres temps, un certain art du vivant.