• 1 ALVAREZ-FERNANDEZ, Miguel, La radio ante el micrófono. Voz, erotismo y sociedad de masas, Bilbao : (...)

1La Radio devant le microphone : voix, érotisme et société de masse (éd. Consonni, 2021, 240 pages1) est un essai critique écrit en espagnol par Miguel Alvarez-Fernández, artiste sonore, musicologue, conservateur et directeur de l’émission hebdomadaire Ars Sonora sur Radio Clásica (RNE). C’est à la suite de l’événement « Radio Show Consonni », qui s’est tenu à Azkuna Zentroa, le Centre de la société et de la culture contemporaines de Bilbao en 2018, et des nouvelles interrogations sur les pratiques sonores et ce média qui ont été esquissées dans ce cadre, que l’auteur décide d’écrire ces pages. Le livre doit être lu comme une réponse à l’absence de pensée théorique et de matériel bibliographique pour s’aventurer dans l’écoute radiophonique, à travers le prisme de la membrane, offrant de nouvelles perspectives et revisitant les terminologies.

• 2 Idem, ibid., p. 32-33. Le philosophe et critique culturel Slavoj Žižek avait lancé cette hypothèse (...)

2Partant des fonctions sensibles, sonores et physiques de la membrane du microphone, d’une part, Miguel Alvarez-Fernández s’interroge sur les espaces et les corps qui sont « devant » la radio et qui conditionnent l’expérience d’écoute de ce média. D’autre part, s’analyse le caractère liminal, amplificateur et adimensionnel de la radio, le tout dans un jeu continu de résonances avec sa capacité de séduction et de domination de la société de masse. Pour ce faire, l’auteur expose un ensemble d’œuvres dites « radio-performatives », accompagnant sa réflexion de références bibliographiques de la pensée critique française et espagnole, mais aussi de musicologues et sociologues, d’artistes sonores et de poètes intéressés par les questions de vocalité et de « bocalité ». Le tout est une compilation de voix contextualisées et de micro-histoires prêtes à être revisitées et réécoutées. Chaque chapitre introduit de nouvelles notions, accompagnées d’un commentaire de l’auteur, sous la dynamique de la ritornelle, c’est-à-dire en revenant toujours au point de départ de cet essai : les potentialités de la triple membrane (le tympan, le microphone et les haut-parleurs) comme espace et corps poreux, avec l’intention d’alerter le lecteur sur le fait qu’« avec la musique, nous ne pouvons jamais être sûrs2 ».

• 3 KIM-COHEN, Seth, In the Blink of an Ear: Toward a Non-Cochlear Sonic Art, Londres : Bloomsbury Publ (...)
• 4 Idem, ibid., p. 59. Cette expression est empruntée à Gaston Bachelard dans son ouvrage La Poétique (...)
• 5 Idem, ibid., p. 64.
• 6 Idem, ibid., p. 41.

3Le sous-titre « Voix, érotisme et société de masse » fait référence aux trois composantes qui, pour l’écrivain, répondent aux principaux enjeux de l’écoute radiophonique. En premier lieu, à travers la voix, présentée à partir de sa condition sonore, physique, sémantique et performative, il introduit ce qu’on pourrait nommer la « trilogie » de la membrane et « l’agnosticisme du microphone » pour reprendre les termes du théoricien spécialisé dans l’art conceptuel Seth Kim-Cohen3. Ce terme désigne la capacité de la membrane du microphone à filtrer et faire vibrer les éléments sonores et verbaux, sans opérer aucune distinction culturelle ou symbolique et sans se questionner sur son origine ou sa nature. L’érotisme, deuxième notion fondamentale, fait référence ici au sentiment « d’immense intimité4 » de la nostalgie radiophonique que nous procure l’écoute de ce média à travers le microphone. Pour reprendre les termes de l’auteur, l’érotisme radiophonique a son épicentre dans le microphone, « une surface de friction avec l’extérieur, avec l’autre [...] où le langage se désarticule, tombe en morceaux. Il abandonne ses contours sémantiques pour devenir une succession d’intensités pures5. » Séduction et domination apparaissent comme les deux caractéristiques du langage radiophonique qui agit, sans signifier, à travers le prisme du microphone. Enfin, la société de masse, catégorie sociologique qui s’est constituée parallèlement à ce moyen de communication et de « formation », reprenant le terme du philologue Agustín García Calvo6, sert à l’auteur à cerner l’ambiguïté que ce média incarne, plaçant son récepteur entre l’écoute et l’obéissance (du latin oboedire).

• 7 Idem, ibid., p. 111.

4Au long du livre sont analysés les « paradis perdus » antérieurs au langage7, c’est-à-dire ces voix érodées qui anticipent la construction de la parole, tandis que le langage – structuré de manière logocentrique et phallocentrique – perd sa centralité en tant que voie d’appréhension et de communication de l’expérience. Tout cela alertant le lecteur sur le fait que la voix radiophonique, vue comme un organe physique et d’émission de sons, à la fois instrument et interprète qui opère sur la sensation, la perception et le corps « devant » la membrane, a la capacité d’émerger et envoûter comme les sirènes de l’Odyssée. Dans l’intimité radiophonique, le microphone et la membrane tympanique, incarnation de la frontière et du corps vibrant, jouent un rôle fondamental dans la conception de la mémoire et dans l’expérience de l’écoulement du temps. Au bout du compte, il s’agit de constater comment ce média de masse a forgé une nouvelle forme de subjectivité contemporaine.

• 8 Idem, ibid., p. 22. Citation d’Henri Chopin issue de l’article publié dans l’IRCAM : « Poésies sono (...)

5Dans le premier chapitre, « Henri Chopin. Vers Le Corpsbis », Miguel Alvarez-Fernández présente l’un des pionniers de la poésie sonore française à travers la pièce radio-performative Le Corpsbis (1966), conçue dès l’origine pour l’oralité. Cette œuvre lui permet d’approfondir sur le caractère performatif et agnostique du microphone, mais aussi sur les qualités matérielles et acoustiques de la voix radiophonique, en contrepoint au caractère symbolique et sémantique de la parole. L’auteur reprend la célèbre citation d’Henri Chopin lorsqu’il dit que « le poète […] doit atteindre ses protestations temporelles8 » pour se plonger dans ces pratiques fondées sur l’exploration de la relation entre la membrane du microphone avec les corps et les voix qui sont au-delà de la frontière. Ces voix en devenir, selon la conception deleuzienne de l’entre-temps, opèrent à travers la membrane dans un espace entre, c’est-à-dire entre le corps et la parole, entre l’intime et l’abstrait impersonnel, interférant dans l’écoute.

• 9 Idem, ibid., p. 51.

6Dans les pages qui suivent, l’auteur nous présente le pouvoir révélateur de la membrane microphonique en tant que « dispositif », reprenant les termes foucaldiens, mais aussi en tant que vecteur de sensations et d’interférences, à travers les figures de Charles Chaplin (Le Dictateur, 1940), Walter Ruttmann (Wochenende, 1930) et Mauricio Kagel (Le Tribun, 1979). A partir de là, des notions clés sont introduites pour comprendre la dimension transfrontalière du microphone en termes politiques comme contenant, barrière et frein, à partir desquelles se forge une nouvelle forme de subjectivité. Comme un « vouloir-se-dire », en deçà du langage articulé et rationalisé qui s’exprime par des voix acousmatiques. À travers l’agnosticisme de la membrane radiophonique, l’auteur présente les différences, temporelles et spatiales, entre les médias cinématographiques et radiophoniques. A cet effet, Miguel Alvarez-Fernández utilise la notion de « tournage radio » du compositeur et critique de cinéma Michel Chion pour soutenir que « dans la membrane du microphone toutes les vibrations sont reçues, fusionnent et se confondent dans une égalité objective malgré les désirs subjectifs de ceux qui captent leurs sons9 ».

• 10 DELEUZE, Gilles, L’Image-Temps, Cinéma vol. 2, Paris : Minuit, 1985.
• 11 BACHELARD, Gaston, La Poétique de l’espace, op. cit.
• 12 BARTHES, Roland, Fragments d’un discours amoureux, coll. « Tel Quel », Paris : Seuil, 1977.

7A partir de « Interférence I », Miguel Alvarez-Fernández se sert de certaines formulations des philosophes Gilles Deleuze10, Gaston Bachelard11 et Roland Barthes12 pour s’aventurer dans l’ambiguïté de l’espace radiophonique dans ce qu’il appelle « érotisme et domination dans l’immensité intime radiophonique ». Il est vrai que, comme nous le montre l’auteur de ces pages, l’auditeur, dans sa relation amoureuse aveugle (et sourde) avec la voix de la radio, court le risque de s’abîmer.

• 13 SCHAFER, Murray R., The Soundscape: Our Sonic Environment and the Tuning of the World, New York : K (...)

8Plus tard, il s’agit de réactiver des voix féminines liquides et même « gazeuses », reprenant l’expression de l’auteur, qui incarnent la nostalgie de ces « paradis perdus » constitués par des traces et érodés par le temps. A travers les travaux de Julio Estrada (Doloritas, 1992), Anna Raimondo (Mediterraneo, 2014) et Gerhard Rühm (Ophelia and the Words, 1969), entre autres, est analysée l’intimité « schizophonique13 », c’est-à-dire la dissociation entre un son et sa transmission ou reproduction électroacoustique, au cœur de la réalité virtuelle de ce média qui brise les voix, laissant émerger un corps organique et atomisé sans visage.