• 1 Voir l’introduction de Joana Masó à son anthologie de fragments de textes de Tosquelles, initialeme (...)

3Dans cette histoire, le travail réalisé pendant la guerre et après la Libération par Tosquelles à l’hôpital psychiatrique de Saint-Alban-sur-Limagnole (Lozère) a valeur de point nodal. Il prolonge en ce sens les expériences menées lors de la guerre d’Espagne alors que le psychiatre catalan et membre du POUM (Parti Ouvrier d’Unification Marxiste) exerçait sur le front, puis au sein du camp de réfugiés de Septfonds suite à la Retirada. Tosquelles n’a eu de cesse de répéter à quel point le climat de la guerre facilitait paradoxalement le travail du psychiatre1. A Saint-Alban, l’ethos anarchiste qui gouverna toute son activité, sa vie même, lui permit de mettre à profit son expérience de l’autonomie pour que soignants et patients puissent continuer de se nourrir alors que la famine asilaire régnait. En réorganisant l’hôpital, en intégrant de fait les malades à la vie même de l’institution et à ses activités (maraîchage, marché du village, ergothérapie, presse avec composition du journal de l’institution, fêtes, etc.), Tosquelles a su mettre en déroute l’esprit eugéniste qui sévissait alors en Europe, en pensant l’aliénation à la jonction des optiques de Karl Marx et de Sigmund Freud. L’enjeu est de taille à l’heure où la psychiatrie est dominée par des conceptions organicistes de la folie, et que l’hypothèse de l’atavisme permet de conserver la ségrégation sociale et les rapports de domination. C’est qu’alors une révolution épistémique est en train de se faire, et Saint-Alban en est l’un des théâtres. Caché à l’hôpital par le psychiatre d’obédience surréaliste Lucien Bonnafé, supérieur hiérarchique de Tosquelles, Georges Canguilhem, résistant, médecin et philosophe, parfait sa thèse consacrée au normal et au pathologique, décrivant non la discontinuité mais le lien ténu qui relie ces deux notions, deux états déterminés par la société. Institués devrait-on dire : l’aliénation mentale ne peut se penser sans la question de l’aliénation sociale.

• 2 Robcis, Camille. « The Hospital as a Laboratory of Political Invention », Disalienation: Politics, (...)
• 3 « La fonction de l’Etat est d’empêcher qu’il y ait des institutions. Entretien de Miquel Bassols et (...)

4Fort de ce constat partagé et de la nécessité de la parole, de l’écoute et d’une relation qui soit déhiérarchisée entre patients et soignants attentifs à la possibilité du transfert, Tosquelles et les siens opèrent une transformation de l’institution, lieu social par excellence où les interactions doivent être privilégiées dans un esprit de coconstruction. Le moment de Saint-Alban inaugure à proprement parler ce que Camille Robcis qualifie à juste titre de « laboratoire d’invention politique2 » où des personnalités comme Jean Oury ou Frantz Fanon se forment et confirment tour à tour leur pratique. A la clinique de La Borde (Cour-Cheverny) pour le premier, à Blida pour le second – au cœur même de la guerre d’Algérie – ils déterritorialiseront les acquis de Saint-Alban. Comme l’écrit Tosquelles, l’enjeu consiste à « activer » les « personnes qu’on ne peut pas allonger sur un divan3 ». Il s’agit dès lors de créer des situations qui soient propices au soin, le mot d’ordre étant le souci du milieu de vie des malades en prise avec leur culture, tout comme la réalité de la condition asilaire : Tosquelles introduit à Saint-Alban un club des malades qui fait écho au bistrot, lieu de socialisation populaire par excellence ; Fanon met en place à Blida un café maure et des veillées de conteurs.

• 4 Robcis, Camille. Op. cit., p. 127-136
• 5 Tosquelles, François. L’Enseignement de la folie (1992), Paris : Dunod, 2014, p. 148
• 6 Masó, Joana. In Tosquelles, François. Soigner les institutions, op. cit., p. 113

5On comprend qu’il est une attention toute particulière portée au dispositif qu’est l’hôpital – tout comme Fernand Deligny, Tosquelles préfère d’ailleurs à ce terme celui d’« asile », pris au pied de la lettre – lieu de vie dont les usagers, soignants en tête, doivent avoir conscience des déterminations institutionnelles pour éviter à tout prix qu’il ne se referme sur lui-même. L’institution peut toujours, par dérive, par indifférence, par inertie, se muer en établissement concentrationnaire, comme Gilles Deleuze l’avait noté. Là, la différence de point de vue entre la pensée foucaldienne de portée antipsychiatrique et celle de la psychothérapie institutionnelle est de taille. C’est que Foucault, en philosophe systémique, voit l’institution comme total exercice du pouvoir et de la domination4. Tosquelles, en praticien anarchiste, pense qu’il est possible de la transformer de manière continue. A ce point, la psychiatrie est d’ordre politique. Et Tosquelles de glaner çà et là ce qui peut l’être dans une écologie soutenue de l’attention5. Car tout est à prendre en considération lorsqu’on ose « tire[r] parti de l’informel et de l’amateurisme6 » : même l’insignifiant peut se révéler remarquable.

• 7 Perret, Catherine. Le Tacite, l’humain : anthropologie politique de Fernand Deligny, Paris : Seuil, (...)
• 8 Catherine Perret insiste néanmoins sur ce qu’elle considère comme une différence de fond que creuse (...)

6La stimulante étude entreprise par Catherine Perret d’une « anthropologie politique » de Fernand Deligny fait écho à cette attention soutenue qui permet de déjouer les poncifs ressortant de la distinction entre le normal et le pathologique, en déplaçant la focale. Dans son livre, la philosophe tente de dresser le « paysage théorique7 » au sein duquel se déploie la pensée et la pratique de l’expérimentateur prolifique que fut Deligny, éducateur de « débiles mentaux » avant et pendant la guerre, de jeunes gens assignés à la délinquance à l’heure de l’expérience de La Grande Cordée dans les années 1950, puis observateur d’enfants autistes dont il partage le quotidien dans les Cévennes à partir de 1963. Ce que Deligny appelle « la tentative » consiste à déjouer l’imaginaire social que trahit l’impératif de rééducation ou de réadaptation des enfants « arriérés » ou « délinquants » qui domine le monde de la pédagogie et du soutien à la jeunesse depuis les années 1930. L’attention se porte sur le milieu qui, avance Deligny, fait défaut aux enfants et aux adolescents pour qu’un « en-commun » puisse être ménagé. De manière analogue à Tosquelles et Oury, avec qui les échanges sont féconds, Deligny se concentre non pas seulement sur les sujets de la clinique, ces enfants objectivés par la science psychiatrique du diagnostic, mais enjoint à travailler sur le « nous » qui les assigne à la différence8.

• 9 Ibid.

7En explorant avec une grande rigueur le substrat théorique qu’emprunte Deligny à la pensée du développement d’Henri Wallon, aux techniques du corps de Marcel Mauss, à l’ethnologie de la préhistoire d’André Leroi-Gourhan, ou aux réflexions de Claude Lévi-Strauss sur la distinction à opérer entre culture et société, l’autrice cerne surtout ce qui dans la « tentative » met en évidence les éléments appartenant à un « en-deçà » du langage chez des enfants qui ne parlent pas. L’attention au corps et aux gestes trahit-elle l’attente d’une adresse à saisir ? Des dispositifs sont mis en place pour tenter de capter, sinon cette adresse du moins quelque chose de subreptice, de tacite qui s’ancre dans le « tracer » de ces jeunes gens, au cœur même des stéréotypies apparentes que saisit la caméra-outil de ce que Deligny nomme dans ces textes traitant du cinéma comme médium : le « camérer ». Le beau livre portant ce nom, tout juste publié par les éditions L’Arachnéen, cheville ouvrière de la transmission des textes de Deligny depuis quinze ans, permet de saisir plus avant ce qu’il entendait par cet infinitif dont Perret montre bien qu’il désigne plus le fait de produire un film pour établir une relation au moment même du tournage (mode actif) que de consommer des images à l’heure de la projection (mode passif) : « le désir d’une technique émancipée et promesse d’émancipation9 ».

• 10 Sur la Biennale de São Paulo et la présence des cartes et lignes d’erre du réseau Deligny, voir : C (...)
• 11 Klee, Paul. « Compte-rendu d’une exposition du Blaue Reiter » [1912], Journal [1957], Paris : Grass (...)

8Quid de l’art dans tout ça ? L’exposition des lignes d’erre dans un cadre artistique comme lors de la 30^e Biennale de São Paulo en 2012, les travaux séminaux réalisés par l’équipe curatoriale du LaM de Villeneuve-d’Ascq depuis 2007 autour de l’aventure de Saint-Alban et de La Borde, ou la célébration de Tosquelles en 2021 aux Abattoirs de Toulouse, manifestent l’emprise et les analogies que ces démarches partagent avec le champ des pratiques artistiques contemporaines10. Avec des fortunes diverses, de la mise en avant d’œuvres apparentées à l’Art brut à celle de productions artistiques ou documentaires hétéroclites, cette histoire semble tracer l’écho de la proposition fondamentale de Paul Klee qui, scrutant les formes produites dans le champ de la folie, affirmait qu’il y avait là matière à révéler quelque chose de tacite, et « que l’on ne saurait user avec malveillance des termes de puérilité ou de folie pour déterminer exactement ce qui cherche à s’exprimer ici11 ». Il s’agit encore aujourd’hui, plus d’un siècle après, de le rappeler. Encore faudra-t-il résister à l’effet d’esthétisation des acteurs et actrices parfois mythifiés de cette histoire, et aux formes qu’elles et ils ont suscitées ou révélées, sans quoi l’on risquerait de perdre l’activité de transformation qui en ressort, à proprement parler politique.