1Les frontières du domaine de l’art sont mouvantes, et l’esthétique, comme discipline, contribue à leur traçage. Ainsi de l’intervention de Jennifer Ponce de León avec son livre Another Aesthetics is Possible. Le traçage nouveau qu’elle propose est revendiqué comme résolument politique et se conçoit comme un brouillage : les pratiques qu’étudie l’autrice sont autant de points d’indiscernabilité volontaire entre la production d’œuvres et l’intervention politique, de points de fusion entre l’art rebelle et l’art de la rébellion. Evidemment, on connaît la propension du champ artistique à se donner bonne conscience à bon compte. Mais Ponce de León ne pèche pas par naïveté politique : sa perspective se définit d’emblée comme matérialiste, anticapitaliste et anticolonialiste. Après avoir posé une acception large de l’esthétique comme formation sociale de la perception (comprenant les productions culturelles ainsi que les pensées et les valeurs qui les appréhendent), Ponce de León en fait un terrain de lutte sur lequel interviennent des artistes face à ce qu’elle nomme « la Dictature du capital néolibéral » et du monde sensible que celui-ci impose. Les pratiques artistiques étudiées par l’autrice sont politiques pour deux raisons fondamentales et liées. D’abord, parce qu’elles s’articulent dialectiquement à des luttes concrètes, en l’occurrence au Mexique, aux Etats-Unis (Los Angeles) et en Argentine (à la fin du XX^e et au début du XXI^e siècle) ; ensuite, par leur exigence de penser le mode de production et de réception de l’art comme aussi important que le contenu, et par leur refus de s’inscrire dans le marché de l’art et les institutions de la classe dominante. Cette « politicité » nouvelle de l’art lui confère ainsi une portée double : d’une part, il intervient comme vecteur de subjectivation, lequel interroge et redéfinit les rapports des sujets à l’histoire, à l’espace ou à la violence ; d’autre part, l’œuvre peut être appréciée non plus selon les critères du marché, mais bien à l’aune de la créativité déployée pour participer aux luttes émancipatrices. A cette esthétique autre, Ponce de León apporte des concepts (« expérimentation paradisciplinaire », « esthétique de l’histoire », « esthétique de la violence ») pour rendre compte de ces pratiques artistiques politiquement radicales et les encourager. Avec dans le viseur : un autre monde.