Yann Beauvais, Agir le cinéma : écrits sur le cinéma expérimental (1979-2020)

Dijon : Les presses du réel, 2022, 969p. 24 x 17cm
Index
ISBN : 9782378962692. _ 38,00 €
Sous la dir. d’Antoine Idier. Postf. de Jean-Damien Collin
Texte intégral
1Agir le cinéma : écrits sur le cinéma expérimental (1979-2020), recueil critique d’une sélection de textes, présente le parcours de plus de quarante ans d’engagement de yann beauvais avec le médium qu’il privilégiera toute sa vie : le cinéma expérimental. En parcourant cet imposant volume, la démarche singulière de l’artiste s’entretisse indéniablement avec le devenir de cet art marginal, incompris et peu étudié jusqu’à présent en France. Dans une édition établie par Antoine Idier, le traitement chronologique a laissé place à un découpage thématique permettant de déceler les axes qui ont façonné et défini le cinéaste.
2Dans son avant-propos intitulé « Construire, détruire : l’art comme sport de combat », Antoine Idier décortique avec finesse les combats menés par yann beauvais et souligne le caractère minoritaire de son projet, pratique artistique en lutte à l’intérieur du cinéma, située entre le cinéma dominant et le cinéma d’auteur, mais aussi se frayant avec difficulté un chemin dans les arts plastiques et l’art contemporain. Bâtisseur du cinéma expérimental en France dans les années 1980 – tout en l’inscrivant dans le champ de l’art –, très à l’écoute des expériences de cinéastes dans d’autres contextes, yann beauvais est perçu par Antoine Idier comme mettant en œuvre une perversion du cinéma narratif, décrite comme « un travail d’infiltration ». S’appuyant sur Gilles Deleuze et Félix Guattari, Birgit Hein, Monique Wittig ou Guy Hocquenghem, Antoine Idier oriente le lecteur vers un terrain politique complexe, celui des luttes que yann beauvais entreprendra tout au long de cet ouvrage.
3Grand connaisseur et spécialiste de l’histoire de l’art moderne et contemporain, yann beauvais développe également un travail de recherche approfondi. Le livre, scandé en huit chapitres, transmet les enjeux majeurs de la pratique cinématographique expérimentale de l’artiste depuis les années 1970, et en présente les principaux axes : la place du cinéma dans l’art ; la définition des problématiques communes et des généalogies ; les expériences de déconstruction de l’image, du son et des pratiques dites « mineures » ; ses revendications et son travail activiste pour les droits des homosexuels, ses engagements, mais aussi ceux de cinéastes dans d’autres contextes, à des périodes et en des lieux divers (en Europe, en Amérique du Nord, en Amérique latine et en Asie). A travers le temps, les réseaux rhizomiques que l’artiste contribuera à nouer lors de ses contacts avec des confrères et des consœurs, des structures et des coopératives de diffusion de films, dans d’autres régions du monde, rendent compte des efforts remarquables, du dynamisme et de la singularité de yann beauvais dans le panorama artistique français. La diversité de ses pratiques – il est à la fois réalisateur, auteur, critique, activiste, programmateur, fondateur de Light Cone (coopérative de distribution), commissaire d’expositions, théoricien, éditeur et enseignant – renforce la dimension constitutive de son engagement, déployé sur différents terrains dans un enjeu de survie : « Faire un film, une installation, impose de s’attacher aux conditions d’existence, c’est-à-dire de créer les outils et les lieux qui pourront les faire exister. Cela revient à se poser la question de l’engagement sur plusieurs fronts, de la résistance à la promotion en passant par la diffusion et la distribution. Faire du cinéma ne se limitait pas, ne se limite toujours pas à faire uniquement des films. Mais résister et proposer sans cesse d’autres regards, d’autres visions. » (p. 8, p. 504) Si pour des artistes activistes, tels que Gloria Anzaldúa ou Guillermo Gómez-Peña, leurs caractères identitaires, de genre, sexuel et marginal les ont obligés à repousser et à déplacer constamment les frontières des notions de domination/soumission, centre/périphérie, subjectivité/spéculation et à privilégier la puissance d’un langage hybride dans lequel aucun exercice de traduction n’est possible, pour yann beauvais, ses propres terrains de luttes sont inconciliables et antinomiques : le cinéma expérimental ne doit pas être perçu comme une tentative visant à contaminer le cinéma dominant ou la sphère de l’art, il doit être compris comme une entité à part entière, jouissant d’un terrain instable, lequel se constitue tout en se définissant lui-même, et lui permettant d’asseoir sa révolte.
- 1 La version originale de ce film confronte deux textes, l’un en anglais et l’autre en français, qui (...)
- 2 Cette installation work in progress s’actualise selon l’espace de sa projection. Elle a été présent (...)
- 3 Les textes du film ont été publiés dans l’ouvrage dirigé par Diane Watteau, Vivre l’intime (dans l’ (...)
- 4 Quinze versions ont été actualisées et présentées dans différents espaces. Pour connaître l’évoluti (...)
4Précieux est le partage de textes tirés de deux de ses films : la version française de VO/ID1 (1985) (p. 167), manifeste revendiquant sa conception cinématographique première, et Tu, Sempre #92 (2009) (p. 649), avec ses textes en anglais et en français3, qui interroge les représentations du VIH et du sida dans le temps et dans différents contextes4. L’intrusion de ces extraits permet de souligner l’importance du texte dans la démarche du cinéaste et d’appréhender autrement son travail filmique en plongeant le lecteur au cœur même de ses inquiétudes majeures.
- 5 Ce collectif opère de 1982 jusqu’à 2000, il est constitué de Richard Martel, Jean-Yves Fréchette, A (...)
5Le chapitre consacré à la généalogie du cinéma traitant de la question homosexuelle et queer depuis ses origines, en France, mais aussi dans d’autres contextes notamment aux Etats-Unis ou au Brésil, permet de suivre les développements de ce cinéma en même temps que le cinéaste accompagne et participe à son évolution, dont il sera un acteur et un témoin privilégié. Ces efforts renforcent sa double posture minoritaire, en œuvrant pour un cinéma expérimental mais aussi « gay, queer, séropositif et féministe » (p. 9), comme l’avait souligné pertinemment Antoine Idier dans sa préface. Dans ce chapitre, le lecteur découvrira les premiers textes caustiques du jeune critique de cinéma, publiés notamment dans la revue emblématique de la communauté homosexuelle Gai Pied depuis sa fondation en avril 1979, et qu’il quittera plus tard pour cause de dissensions idéologiques. Le titre de ce chapitre, « Parler en son nom, ne pas être dit par autrui : cinéma gay et queer » évoque les luttes à l’œuvre depuis la fin des années 1970 et les années 1980 pour la reconnaissance des marges et des expressions non occidentales, menées par des artistes en Amérique latine lors de la IIIe Biennale de la Havane, dans le Sud-Est asiatique, notamment par l’artiste plasticien et performeur Lee Wen, ou à Québec par le collectif d’artistes Inter/Le Lieu5 à la même période. Les récits sur les transformations de la pratique du cinéma expérimental et ses rapports aux questionnements identitaires, sexuels, raciaux et de genre sont au cœur de ce chapitre. La notion d’intimité jouit aussi d’une place prépondérante, elle permet de nouvelles possibilités temporelles dans l’écriture du récit, le « je filmé » nous est transmis à travers les expériences et les propos d’une constellation de cinéastes hétéroclites : « Le journal filmé est le cinéma à la première personne : le je filmé. […] C’est une documentation de faits et d’événements qui n’ont pas droit de cité, parce qu’anodins, interdits ou tabous. » (p. 744) Par ailleurs, les pratiques de recyclage, d’appropriation et de détournement propres aux techniques du collage sont possibles grâce à l’utilisation des found footages et permettent de comprendre les stratégies infinies et la dextérité des cinéastes expérimentaux dans la disjonction et la construction de sens.
6Au fur et à mesure, yann beauvais choisit de défendre une voie épineuse ouverte par les cinéastes avant-gardistes du début du XXe siècle, en passant par les lettristes et les situationnistes, et consolidée par les artistes plasticiens et cinéastes des années 1960, celle qui se fait dans le réel, afin de privilégier l’expérience du cinéma élargi grâce à des films multi-écrans, des installations in situ et des « performances » au moment de la projection de ses films : « La projection devient un événement unique et quitte le registre du cinéma pour entrer dans la sphère des arts vivants. » (p. 191) Cette condition propice à l’interaction, changeante et aléatoire, souligne l’insoumission de tout cinéaste expérimental plaidant pour un caractère irréductible de son art : la liberté.
7Le lecteur est ici le témoin des transmutations matérielles, techniques et épistémologiques, souvent douloureuses pour les artistes, qui ont mené à la dématérialisation de l’image, comme par exemple l’évolution qui a suscité le passage de la vidéo analogique à la vidéo numérique. yann beauvais nous rappelle aussi que les cinéastes expérimentaux ont souvent travaillé « selon des formes et des structures qui seront largement utilisées par les nouveaux médias » (p. 389).
8Le rapport entre la musique et le cinéma est capital pour lui, ainsi que pour une grande partie des cinéastes expérimentaux. Différentes contaminations et filiations sont revendiquées. Le poids de la musique sous toutes ses formes, mouvements et styles (savante, populaire, baroque, opéra, punk, techno, rap, électroacoustique) dépassera l’influence musicale d’atmosphère, de transcription, de partition, et imprégnera certains cinéastes qui s’approprieront les stratégies métriques, rythmiques ou atonales de la composition musicale, en les transposant vers leurs propres processus de création, de composition et de montage de films.
9Dans la postface « Postscratch », Jean-Damien Collin évoque les textes publiés comme constituant, selon lui, « un manifeste d’une pensée » : « yann beauvais est un artiste majeur de l’histoire du cinéma d’artiste en France et à l’international. Son engagement pour ce cinéma dépasse une simple question d’esthétique d’un cinéma expérimental qui serait une école d’une période. Il lui a redonné sa valeur de mouvement social et d’histoires artistiques à construire. » (p. 944) En parcourant l’ouvrage, les lecteurs et les lectrices sont avides de textes récents et des luttes énoncées, et se projettent sur les combats, s’ils sont encore actuels, et les nouvelles possibilités tactiques d’infiltration. Agir le cinéma : écrits sur le cinéma expérimental (1979-2020) nous donne envie de (re)découvrir ces films, en espérant que leur accès pour le public aille, dans l’avenir, en s’élargissant. Ce livre, imposant et nécessaire, amorce de nouveaux questionnements et de nouvelles perspectives. Il constitue un témoignage riche de celui et de ceux qui s’obstinent à transformer nos manières de voir.
Notes
1 La version originale de ce film confronte deux textes, l’un en anglais et l’autre en français, qui questionnent le cinéma expérimental, la formation des critères esthétiques ou la politique. Les textes et les sons utilisés cherchent à perturber le spectateur et à créer de nouvelles grilles de lecture des discours hégémoniques.
2 Cette installation work in progress s’actualise selon l’espace de sa projection. Elle a été présentée pour la première fois au CRAC Languedoc-Roussillon, à Sète, du 16 janvier au 8 mars 2009.
3 Les textes du film ont été publiés dans l’ouvrage dirigé par Diane Watteau, Vivre l’intime (dans l’art contemporain), Paris, Thalia, coll. « Conversations », 2010, p. 65-72.
4 Quinze versions ont été actualisées et présentées dans différents espaces. Pour connaître l’évolution de ce travail qui commença lors de l’exposition Tu Sempre : Thomas Köner et Yann Beauvais à La Criée, à Rennes, du 8 au 17 novembre 2001, voir le site de l’artiste : https ://yannbeauvais.com/?p=362 (Consulté le 30 novembre 2022)
5 Ce collectif opère de 1982 jusqu’à 2000, il est constitué de Richard Martel, Jean-Yves Fréchette, Alain-Martin Richard, Nathalie Perreault, Jean-Claude Saint Hilaire et le sociologue d’origine amérindienne Guy Sioui Durand.
Haut de pagePour citer cet article
Référence électronique
Mildred Durán Gamba, « Yann Beauvais, Agir le cinéma : écrits sur le cinéma expérimental (1979-2020) », Critique d’art [En ligne], Toutes les notes de lecture en ligne, mis en ligne le 01 décembre 2023, consulté le 08 février 2025. URL : http://journals.openedition.org/critiquedart/98120 ; DOI : https://doi.org/10.4000/critiquedart.98120
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