1L’histoire de la littérature professionnelle et scientifique de l’éthique de l’information (IE) au cours de ses 20 premières années est de plus en plus liée à l’éthique des bibliothèques, à l’éthique des systèmes d’information, à l’éthique informatique, à la cyberéthique, à l’éthique du journalisme, de la communication et des médias, à l’éthique de l’Internet et à l’éthique du Web. Chacun de ces domaines partage des origines et des relations avec d’autres et avec une grande variété de domaines plus émergents, y compris l’éthique de l’ingénierie (Didier 2008) et l’éthique des affaires. Il est toutefois essentiel de distinguer la recherche relative à l’IE du vaste domaine de l’éthique de l’OC et de sa littérature toujours croissante. Le concept d’éthique couvre de nombreux aspects en bibliothéconomie et en sciences de l’information. Certains d’entre eux sont liés au passage à un environnement d’information largement numérique. Il est davantage lié à l’explosion des technologies de l’information et de la communication (TIC) et à l’accès à l’internet. À cet égard, il est important de souligner le concept d’infosphère de Floridi qui englobe ces différentes écologies de l’information.
2Le terme infosphère est un néologisme formé par (Floridi 1999) sur la base du terme « biosphère », qui fait référence à la région limitée de notre planète abritant la vie. Il ajoute : « au minimum, il désigne l’ensemble de l’environnement informationnel constitué par toutes les entités informationnelles (y compris les agents d’information), leurs propriétés, leurs interactions, leurs processus et leurs relations mutuelles. Il s’agit d’un environnement comparable, mais différent du cyberespace, qui n’est pour ainsi dire qu’une de ses sous-régions, puisqu’il comprend également des espaces d’information hors ligne et analogiques ». Il distingue l’information en tant que quelque chose (par exemple, une structure), pour quelque chose (par exemple, un algorithme), et à propos de quelque chose (par exemple, une nouvelle) (Floridi 2011 ; 2013). À cet égard, les principaux domaines de préoccupation de l’éthique de l’information, comme l’a souligné Floridi (2013), comprennent la contradiction entre la censure et la liberté intellectuelle ; la vie privée, la confidentialité et la protection des données ; la propriété de l’information et l’utilisation commerciale possible de l’information publique ; l’accès universel, la pauvreté en matière d’information et la fracture numérique ; le respect de la propriété intellectuelle combiné à l’utilisation équitable ; et les questions d’équilibre et de partialité dans la fourniture d’informations, le développement des collections et la création de métadonnées. En ce qui concerne les bibliothèques et les sciences de l’information, ces questions éthiques ont été identifiées et typiquement regroupées par Floridi sous le terme d’« éthique de l’information ». Ce concept a été initialement développé dans l’étude des activités des bibliothécaires et des spécialistes de l’information pour couvrir une préoccupation plus large pour l’information dans la société dans son ensemble, pour laquelle les spécialistes de l’information se sentent évidemment une responsabilité particulière. Ces préoccupations sont prises en compte par des lois telles que les droits d’auteur et les règles et réglementations en matière de censure, tandis que d’autres sont couvertes par des codes de conduite professionnels. Une autre dimension, qui sera au cœur de ce numéro spécial, concerne l’éthique de l’organisation des connaissances dans différents lieux de savoirs tels que les archives, les bibliothèques, les musées ainsi que les centres de documentation. En ce qui concerne l’OC, il s’agit d’un processus dans lequel les dimensions éthiques sont intimement liées à la langue et à la culture. Nous avons donc sollicité des propositions examinant l’éthique dans ses cadres culturels, linguistiques et sociaux. L’intérêt des communautés de l’ISKO pour l’éthique dans l’OC trouve son origine dans les premières critiques des systèmes de classification (Olson 1999 ; 2002). Une grande partie de ces critiques portait sur le fait que ces systèmes n’offrent pas de représentation de la langue et que leur structure modifie notre interprétation de la langue d’une manière qui est superflue ou fausse. Pour cette raison, nous devons prendre en compte le poids des cultures et des langues dans la conception des KOS, comme le suggère Tennis (2013). Les questions éthiques ont été abordées par les bibliothèques, les archives, les musées et autres institutions culturelles, les entreprises, les institutions à but non lucratif, les universités, les agences gouvernementales à tous les niveaux, la recherche en sciences de l’information et les médias. De plus en plus, les chercheurs de la discipline des sciences de l’information posent des questions plus spécifiquement liées à l’information et à son cycle de vie. L’éthique des bibliothèques se concentre plus particulièrement sur les questions de vie privée, de censure, d’accès à l’information et de protection de la vie privée. Il traite des droits d’auteur, de l’utilisation équitable et des meilleures pratiques pour le développement des collections. Dans les sciences de l’information, l’éthique est encadrée par la philosophie de l’information, un domaine qui étudie la nature conceptuelle et les principes de base de l’information, y compris ses conséquences éthiques, par exemple l’impact éthique des TIC sur la vie humaine et la société (Floridi 2011).
3L’expérience a montré que les auteurs qui écrivent sur l’éthique de l’information traitent principalement de l’impact des TIC et de l’internet sur les flux d’information et que seules quelques études sont consacrées aux dimensions culturelles, sociales et linguistiques de l’éthique dans l’organisation de l’information et de la connaissance. Il n’est pas surprenant que cet aspect ait été pris en charge depuis des décennies par la communauté ISKO qui considère l’éthique comme une composante des activités de recherche sur l’organisation des connaissances. Les chercheurs de la communauté ISKO (Beghtol, Olson, Fox, Tennis, Guimarães, Pinho, Smiraglia, Mai, Bolfarini Tognoli, Martínez-Ávila, parmi beaucoup d’autres) ont été extrêmement actifs dans la recherche sur l’éthique de l’OC. Au-delà des conférences de Milwaukee sur l’éthique de l’organisation de l’information et l’éthique de l’organisation des connaissances, de nombreuses conférences et publications ont été consacrées à l’éthique, en particulier sous l’égide du Knowledge Organization Research Group dirigé par Richard Smiraglia et Hope Olson
4Hope Olson a montré à travers ses publications que les principes fondamentaux des classifications occidentales reflètent une culture particulière peut mésestimer d’autres identités culturelles. Les travaux d’Olson sur la marginalisation et l’exclusion de sujets spécifiques et de groupes de personnes dans les classifications des grandes bibliothèques ont inspiré de nombreux auteurs tels que Fox (2016) ; Mai (2016). D’autres chercheurs ont suivi l’approche d’Olson en matière d’éthique, par exemple l’équipe brésilienne de l’Université d’État de São Paulo (UNESP) à Marilia ou, à l’Université de Lille, l’Axe 4 Geriico qui organise un séminaire sur l’éthique de l’information et de l’OC depuis 2018. En juin 2021, l’axe a fondé le « Réseau thématique international sur l’éthique en sciences humaines et sociales ». L’éthique était également le thème principal de la dernière conférence bisannuelle de l’ISKO-UK : « La position humaine dans un monde artificiel : Creativity, Ethics, and AI in KO », Londres, juillet (voir Haynes et Vernau 2019 pour les actes).
5Dans le domaine de l’archivistique, par exemple, les dilemmes éthiques portent principalement sur deux questions : la protection de la vie privée et l’accès à l’information. Ces deux aspects sont étroitement liés à l’organisation des connaissances, car les questions de protection de la vie privée impliquent, dans une large mesure, la représentation des individus dictée par des normes et des lignes directrices, et l’accès à l’information et la recherche d’informations font partie intégrante de l’organisation des connaissances. Ces liens ont été largement, mais jamais suffisamment, explorés dans les bibliothèques et autres unités d’information, mais sont parfois négligés dans les archives. La communauté des OC devrait explorer les possibilités théoriques et les défis pratiques que pose ce type spécifique d’unité d’information.
- 1 La Revue Knowledge Organization a publié les actes dans deux numéros du Vol. 50 : KO Volume 50 (202 (...)
6L’objectif des numéros spéciaux KO (Revue de l’ISKO dans laquelle 10 articles issus de la conférence sont publiés1) et la Revue de La SIC ( qui publie 9 articles) est de renouveler la recherche en éthique de l’organisation de l’information et de la connaissance et d’élargir son champ d’application aux sciences humaines et sociales (SHS).L’éthique dans les SHS est une question fondamentale et répond aux problématiques d’une société médiatisée par les technologies de l’information et de la communication. Dans le domaine des sciences humaines, par exemple, la notion d’éthique est tout à fait pertinente pour notre positionnement. Elle est envisagée de manière aussi variée que le sont les sciences humaines : nous pouvons traiter des questions éthiques en littérature ou en philosophie en abordant la critique de la production de textes, en histoire culturelle avec l’analyse d’images concernant le détournement d’images par exemple, et ainsi de suite. Ce qu’il semble intéressant de souligner, c’est que toutes les sciences - expérimentales ou humaines - partagent des questions, des interrogations et des enjeux éthiques qui, bien entendu, convergent ou, à tout le moins, entrent en résonance les uns avec les autres. Plutôt que de supposer une dimension éthique propre à chaque science, il semble que les questions éthiques soient abordées de manière plus globale, et que toutes participent à l’éthique de la science en général.
7Les changements significatifs qui ont actuellement influencé le domaine des sciences de l’information ont conduit à une remise en question, dans la littérature internationale, du rôle du professionnel de l’information, en particulier en ce qui concerne les aspects éthiques de sa pratique, dans le cadre d’une conception plus large du bien agir ou du bien faire. De nombreux auteurs (Guimarães 2006 ; Froehlich 2008) soutiennent que les problèmes découlent des préjugés, des catégorisations dichotomiques, d’une vision trop spécifique du monde, d’un manque de précision terminologique et d’un usage inconsidéré du politiquement correct dans les représentations. Certaines approches théoriques peuvent être mises en avant pour relever le défi de promouvoir des processus, des outils et des produits qui ne sont pas liés à une idéologie dominante donnée et qui respectent les diverses formes de connaissance : l’éthique transculturelle de la médiation, la dimension multiculturelle des SOC multilingues, la caution culturelle (cultural warrant de Clair Beghtol) basée sur un fondement multi-éthique pour les SOC mondialisés, l’utilisation éthique du « pouvoir de nommer » parce que la représentation de l’information elle-même présuppose un pouvoir qui conduit à construire des produits qui agiront comme un semblant de document ou comme un substitut de document. En ce sens, bien que les SOC puissent refléter la culture dominante d’une société, ils doivent être constamment ouverts à de multiples approches culturelles afin d’éviter la marginalisation et les impérialismes culturels (Olson 2002).
8Le traitement automatisé de l’information n’est pas neutre. La pratique humaine, avec ses orientations morales et idéologiques, est au cœur de l’utilisation des données, de la conception des algorithmes et de l’utilisation des informations qui en résultent. Le traitement de l’information dans ces écosystèmes semble donc relever à la fois de questions éthiques et techniques à partir desquelles une réglementation juridique peut être élaborée. La délégation croissante de nos choix et de nos décisions à des algorithmes montre que la notion d’« écosystème de l’information » est plus pertinente que jamais. L’avènement de machines autonomes basées sur l’apprentissage profond (big data-driven) a révélé de manière plus cruciale les conséquences de cette délégation de pouvoir aux algorithmes. Elle a entraîné le récent débat sur « l’éthique des algorithmes », qui s’est essentiellement concentré sur deux questions éthiques : d’une part, la responsabilité répartie entre les humains, les algorithmes et les concepteurs d’algorithmes pour les effets négatifs que ces traitements peuvent avoir, et, d’autre part, la transparence, entendue comme la possibilité d’expliquer aux utilisateurs les principes de classement des algorithmes et les résultats qui en découlent. Ce numéro spécial aborde les questions éthiques liées aux décisions biaisées produites par l’apprentissage automatique à partir des big data, à travers deux domaines principaux : la transparence des algorithmes pour les rendre explicables et la gestion de la qualité des données pour nettoyer les données afin d’améliorer le résultat des opérations de traitement.
9Ce numéro spécial de la Revue de la SFSCI se concentre sur les caractéristiques et les approches théoriques qui permettent de construire un modèle méthodologique efficace pour examiner l’éthique et pour mettre en évidence les différentes questions récurrentes liées aux dimensions éthiques de l’organisation de l’information et des connaissances. Dans une perspective interdisciplinaire, ce numéro spécial vise à rassembler des chercheurs et des enseignants de différentes disciplines SHS travaillant sur l’éthique : archives, intelligence artificielle, sciences humaines (littérature, linguistique, muséologie, théologie...), etc. Le numéro spécial Revue de la SFSIC comporte 9 et articles traitant des sujets suivants :
10Fox fournit, à partir de sa conférence invitée, un résumé informel des trois premières conférences de Milwaukee sur l’éthique dans l’organisation de l’information, en identifiant les thèmes qui ont été mis en pratique, les interrogations éthiques auxquelles l’organisation des connaissances continue de faire face, et les nouveaux défis qui ont émergé, démontrant qu’un catalogue « bienveillant » est toujours un travail en cours.
11Heyens examine la récente promotion de l’utilisation du métaverse qui a soulevé des inquiétudes quant aux risques encourus par les utilisateurs. Ceux-ci incluent la fraude, le vol d’identité, la perte de vie privée et les abus en ligne. En examinant les questions éthiques, l’auteur explore les voies de réglementation appropriées.
12Baujard examine les profondes mutations subies par les musées depuis une vingtaine d’années : le recul des financements publics les contraint à développer de nouvelles ressources afin de diversifier la dimension participative auprès des visiteurs nationaux et internationaux. Les expositions patrimoniales encouragent de nouvelles logiques territoriales qui entraînent une interrogation sur la médiation culturelle dans l’accessibilité du patrimoine. La question qu’elle pose est la suivante : en quoi l’éthique muséale peut-elle encourager la démocratisation culturelle auprès des visiteurs ?
13Koren étudie la question de l’engagement éthique du chercheur et les valeurs éthiques telles que le bien, le juste, la rectitude éthique, la responsabilité, qui donnent lieu à des jugements de valeur cognitifs impliquant un régime de rationalité différent, mais tout aussi crucial. Le cadre théorique construit afin de justifier son point de vue servira de garantie à deux études de cas emblématiques.
14Mahmoudi choisit d’analyser les discours institutionnels (1998-2019) et s’appuie sur une posture de recherche et de questionnement éthique. Sa contribution a comme objectif d’interroger la posture de l’analyste de discours face à son objet de recherche qui l’implique sur le terrain professionnel. Cette recherche tirée de sa thèse de doctorat vise à mettre au jour la force d’évidence de la formule « esprit critique » et les schèmes idéologiques qui soutiennent son usage dans les discours institutionnels. En retraçant les étapes qui ont jalonné son parcours de recherche, elle soulève des questionnements d’ordre éthique inhérents à sa posture de « praticienne-chercheuse ». Entre prétendue neutralité descriptive comme gage de scientificité et positionnement critique de la praticienne impliquée, quelle posture éthique pour l’analyste de discours ?
15Rusquart présente l’ontogenèse du sujet comme approche d’évaluation éthique des systèmes de classification, appliqué à un domaine précis : celui de la santé mentale. Aujourd’hui, le concept de santé mentale dans nos systèmes d’organisation des connaissances interpelle, que cela relève de la classification dans laquelle un nouveau paradigme de la santé mentale elle-même émerge et se concrétise ou bien de la terminologie. L’auteur entreprend une étude empirique portant sur la description historique du sujet et de son contexte et explore deux types de classification : la classification encyclopédique (la CDD) et les classifications médicales telles que la Classification Internationale des Maladies (CIM). L’analyse éthique du sujet est contenue dans la mise en évidence des causes principales et générales et des résultats qui suscitent cette révision. La discussion se focalise sur d’éventuelles solutions et perspectives.
16Schopfel et Otman proposent un examen complet des considérations éthiques entourant la gestion de l’information sur la recherche au sein d’une organisation. Une attention particulière est accordée aux normes éthiques relatives à la qualité des données, aux modèles de données et aux formats de données, qui sont des facteurs essentiels de l’organisation des connaissances issues de la recherche. À mesure que la science ouverte gagne en importance, l’éthique de la recherche - telle que l’intégrité, l’ouverture et la transparence - devient de plus en plus cruciale. L’adhésion à ces principes de la science ouverte jouera un rôle essentiel dans la détermination du financement futur de la recherche.
17Toursel, Labour et Scoyez présentent une étude qui s’appuie sur une approche descriptive de la justice informationnelle. Au sein de leur équipe interdisciplinaire, ils ont élaboré une méthodologie pour analyser les problématiques associées à la justice organisationnelle et à l’éthique en lien avec la circulation, le traitement et l’organisation de l’information dans un contexte d’intérêt accru pour le bien-être des salariés et pour l’utilisation du numérique. Un premier apport de l’étude est la mise en perspective de plusieurs dimensions de l’éthique qui émergent à partir de ce qui est vécu comme juste ou injuste par des acteurs de terrain. Un deuxième apport est celui de la conceptualisation de la justice organisationnelle comme une forme de médiation qui permet de faire le lien entre les différentes dimensions de l’éthique. Un troisième apport identifie la particularité de la justice informationnelle
18Boudjema traite de ses expériences muséales en Australie en termes d’éthique et de protocoles lors d’exposition d’art aborigène. Il met en exergue deux expériences muséales et illustre les protocoles d’usage à travers une exposition qu’il avait codirigée en 2010, Authentic, qui regroupait sept artistes urbain Aborigènes au Fairifield City Museum and Gallery.