1Dans la postface de son ouvrage L’intelligence artificielle ou l’enjeu du siècle, Sadin E. (2021) souligne que « l’intelligence artificielle se dresse comme une puissance habilitée à expertiser le réel de façon plus fiable que nous-mêmes. Elle est appelée à orienter la conduite des affaires humaines… ». D’une certaine manière, l’analyse de la pensée de Sadin conduit à voir en l’IA une entité antagonique à l’humain. Cet antagonisme n’est pas moins alimenté par le fait qu’une intelligence artificielle concède à une machine « des capacités de calcul très élevées, bien supérieures à l’humain » (Kant, 78). Dès lors, s’il « semble très dangereux de confier à une machine des décisions » (Ibidem), la question fondamentale qu’on pourrait poser est celle de savoir à quel degré faire confiance à l’IA dans certaines prises de décision et à quel moment. Cette approche sous-tend le problème de la construction d’un modèle éthique autour de l’IA, afin de favoriser un climat de confiance, d’autant plus que « l’IA a remis en question la façon dont nous pensons l’Humanité et son avenir » (Boden, 15).

3Si pour Canguilhem la normativité est cette capacité organique à s’instituer de nouvelles normes, il convient que l’on puisse, par analogie, penser à une forme de normativité éthique qui serait la capacité d’élaborer des normes éthiques propres à l’IA pour une confiance en celle-ci. L’objet de cette contribution est donc de montrer, à partir d’une analyse des perspectives évolutives de l’IA et de la normativité canguilhémienne, la nécessité de faire co-évoluer éthique, confiance et Intelligence Artificielle. Cela doit passer par une normativité éthique qui conduirait à développer une confiance éclairée en cette technologie d’une manière générale, et particulièrement en Afrique subsaharienne qui s’ouvre de plus en plus aux solutions de cette dernière.

1. L’évolution exponentielle de l’Intelligence Artificielle

4Comme le souligne Johanna Diaz, « l’une des spécificités les plus caractéristiques des technologies émergentes est leur nature exponentielle » (Diaz, 3). Il va sans dire que l’IA, qui alimente ces technologies émergentes et qui en constitue une, ne déroge pas à cette caractéristique. Elle ne cesse de connaître une évolution qui semble ne pas faire l’objet d’une quelconque interruption cette dernière décennie. Il se pourrait qu’elle n’en connaisse pas, en tout état de cause, à l’heure actuelle où le numérique connaît des avancées assez notables.

5Le constat frappant est que « l’IA, discipline avant tout scientifique, mêle mathématique et informatique pour produire des systèmes traitant des problèmes complexes là où ceux-ci requièrent usuellement de l’intelligence lorsque nous cherchons à les résoudre. » (Cypel, 10). En effet, de plus en plus, des traitements complexes qui nécessitent des capacités élevées de calculs sont résolus par des algorithmes d’IA. Certes, « une large partie des algorithmes d’intelligence artificielle est connue depuis plus de 50 ans. Cependant, ceux-ci s’améliorent chaque jour grâce à des puissances de calcul toujours plus importantes, des masses de données croissantes et une communauté open source de plus en plus large et active. » (Forien, 18). La production crescendo de données massives, véritables matières premières, joue un rôle prépondérant dans l’expansion fulgurante de l’IA.

7Là où l’homme prendrait un temps important pour traiter une énorme quantité d’informations, l’IA n’en a pas besoin. Par exemple, « l’IA examine aujourd’hui un scanner mieux qu’un radiologue, établit un diagnostic en cancérologie mieux qu’un cancérologue, conduit une automobile mieux qu’un chauffeur… » (Barraud, 21). Ces prouesses, qui n’étaient guère possible à reconnaître et à envisager 50 années plus tôt, forcent l’admiration et démontrent son évolution considérable et vertigineuse. De plus, il faut noter qu’une « IA peut être capable de restructurer son système de connaissances ou de perception de données à l’aune de nouvelles informations reçues » (Barraud, 20). C’est dire qu’elle peut, aujourd’hui, présenter une certaine forme d’autonomie dans la manière dont elle traite les informations. Dès lors, l’on se rend à l’évidence de la puissance exponentielle qu’acquiert l’Intelligence Artificielle. Il y a, à cet effet, de quoi susciter des réflexions (enthousiastes ou craintives) en ce qui concerne son potentiel qui pourrait ne pas être anodin.

8Lorsque Jean-Gabriel Ganascia souligne que « notre monde devient incontrôlable, même, et peut-être surtout, pour ceux qui en tirent le plus de profit et qui, de ce fait, paraissent le dominer » (Ganascia, 112), il soulève implicitement la question d’un probable manque de mainmise sur ce que l’homo-technologicus aurait lui-même créé. Pourtant, il ne manque pas de considérer que le pessimisme de certains acteurs des technologies de l’information tient lieu dans « leurs propres incertitudes sur le futur » (Ganascia, 113). Certes, cela peut être le cas, en considérant que c’est l’« incertitude qui alimente les paniques » (Ellul, 213) et que, face aux incertitudes liées au futur de l’IA, plusieurs scénarios, parfois plus funestes que reluisants, sont envisageables. Néanmoins, ces incertitudes demeurent, si elles ne sont pas dissipées, elles-mêmes certaines, vu que l’avenir de l’humanité est en question. « Le cauchemar souvent évoqué serait celui d’une IA supérieure en tous points à l’être humain, se substituant à lui pour la prise de décisions – remplaçant la supposée faiblesse biologique par une tout autant supposée impartialité informatique – et aboutissant à en faire l’esclave de la machine. » (Mazzucchi, 148). Cette conception ahurissante de la plausible substitution des hommes par des IA n’est pas moins fondée, tant qu’elle n’est pas clarifiée.

9Que l’on adopte une posture optimiste ou pessimiste de l’IA, il faut reconnaître que les avancées considérables de cette discipline ne sauraient lui concéder d’échapper à toute critique. Si l’on entrevoit de passer de l’approche « d’écriture des programmes informatiques par des humains à celle de la mise à contribution d’agents d’Intelligence Artificielle au préalable entraînés pour remplacer les humains dans des activités comme le développement d’applications informatiques. » (Ruiz, 2023), la question du sens et de la place de l’humain en rapport avec le développement de l’IA se pose. De la sorte, l’idée d’un antagonisme entre l’homme et les possibilités ouvertes par l’IA pointent à l’horizon, impliquant davantage la nécessité d’une réflexion éthique polarisée sur cette technologie et ses potentialités.

2. Des perspectives époustouflantes de l’IA à l’exigence d’un accompagnement éthique

10L’évolution exponentielle de l’IA a ouvert des perspectives que l’homo-technologicus n’avait, peut-être pas entrevues. L’idée d’un antagonisme entre IA et humain ne cesse d’être alimentée. Les tendances à croire ou à ne pas envisager la possibilité d’une supplantation de l’homme par des IA semblent bien équilibrées. Des optimistes aux pessimistes, les récentes applications et déploiements de l’Intelligence Artificielle, qui suscitent enthousiasmes et craintes à la fois, exigent de ne pas occulter le problème éthique prégnant. En tout état de cause, « le grand débat – éthique, mais pas seulement – qui agite le milieu des chercheurs en sciences informatiques et les législateurs est celui de savoir si l’IA a vocation à remplacer l’homme de manière totale dans certaines tâches. » (Mazzucchi, 148). À une telle problématique, la réponse n’est pas toute faite. Elle nécessite que l’on saisisse la réalité de ce que c’est que l’IA par-delà les apparentes suspicions.

11L’IA peut-elle se passer de l’homme ? Même si les capacités d’analyse, de tri de grandes masses de données rendent obsolète l’intervention humaine en ce sens, il n’en demeure pas moins que l’homme a toujours sa place qui ne saurait être remise en cause. Et c’est bien à ce niveau que se pose le problème. Ce n’est pas une sorte d’anthropocentrisme qui l’exige, mais, en tout état de cause, la responsabilité humaine de l’IA ne saurait être évacuée de toute réflexion éthique. Au fond, tout porte à croire qu’avec la superpuissance qu’on suppute à l’IA, c’est seulement à cette dernière qu’il faut faire référence en matière d’évaluation éthique. Pourtant, même si l’Intelligence Artificielle présente une certaine autonomie, n’empêche qu’elle est élaborée par l’homme. En effet, « de nombreux usages de l’IA – la majorité, eu égard à la maturité réelle des technologies disponibles – se réalisent en fait sur un mode coopératif plus qu’antagoniste. » (Mazzucchi, 148). Il va sans dire que le mode coopératif, voire interactionniste, est ce qui caractérise surtout l’avenir de l’IA, plutôt qu’un funeste scénario qu’il faut raisonner.

13Comme l’a souligné Marc Schweitzer, « les développements de la Robotique et de l’Intelligence Artificielle risquent de générer de nouvelles modalités de relations sociales » (Schweitzer, 294). À l’analyse, lorsque Schweitzer affirme cela dans son article en 2018, certaines perspectives en rapport avec l’apprentissage profond n’étaient pas encore à leur niveau actuel. Vu les récentes avancées avec l’IA évolutive, peut-on affirmer le contraire ? Par exemple, avec l’IA évolutive qui s’appuie sur les fameux réseaux de neurones,

« un programme peut se modifier (au lieu d’être réécrit par un programmeur), et même s’améliorer, en utilisant des algorithmes génétiques (AG). Inspirés de la génétique réelle, ceux-ci permettent à la fois une variation aléatoire et une sélection non aléatoire. La sélection requiert un critère de réussite, ou « fonction d’adéquation » (analogue à la sélection naturelle en biologie) » (Boden, 120).

14Il y a une sorte de récupération de certains concepts biologiques qui permettent de rendre intelligibles certaines applications de l’IA. Cela dénote combien de fois, quelles que soient les capacités à reproduire, à imiter ou à surpasser ce qui relève de l’humain, une IA dépendra toujours de lui. Ainsi, même si les relations homme-machine naissent indubitablement, elles ne sont qu’une autre forme de relations hommes-hommes par le truchement de la machine.

15C’est bien parce que l’IA se veut un agent important dans les relations sociales qu’il faut penser, en tout et pour tout, les rapports que nous devons avoir avec cette dernière. Au fond, l’enjeu est double, car en auscultant les rapports entre l’homme et la machine, ce n’est pas moins les rapports entre hommes qui sont à analyser. Si la raison s’est instrumentalisée avec les Lumières et ce qui devrait, en principe, nous éclairer « resplendit sous le signe des calamités triomphant partout » (Adorno et Horkheimer, 21), alors le même scénario pourrait se reproduire ou se perpétuer avec l’IA. De la même manière que les perspectives de développement liées à la révolution industrielle ont entraîné l’humanité dans une surexploitation, aussi bien de l’homme par l’homme que des ressources naturelles, une autre forme de réification et de surexploitation de l’homme par son semblable pourrait bien voir le jour. Car, « l’IA soulève déjà des questions préoccupantes. Les progrès futurs en soulèveront certainement d’autres, de sorte que l’inquiétude concernant la sécurité à long terme de l’IA n’est pas totalement déplacée » (Boden, 166). Vu que des questions de sécurité se rapportent à l’Intelligence Artificielle, il faut relever que celles de la confiance en elle s’avèrent, et suscitent la nécessité d’un accompagnement éthique.

16D’une manière ou d’une autre, « toute technologie peut être utilisée pour le bien ou le mal. Les personnes malveillantes utiliseront tous les outils – et parfois trouver des fonds pour en financer le développement de nouveau – pour entreprendre des actions malveillantes » (Boden, 166). Ainsi, le fait que l’idée qui sous-tend l’utilisation d’une technologie puisse être biaisée ou détournée de bonnes fins détermine, pour une grande part, la nécessité de penser l’orientation à assigner à l’IA. Si « une IA ne peut en effet décider en toute autonomie de ses buts ni concevoir de nouvelles représentations du monde qui la guideraient dans ses raisonnements, qui d’ailleurs n’existent pas puisqu’il ne s’agit que de réflexes et d’automatismes » (Barraud, 20), alors il est convenable de créer un cadre à partir duquel il faudra établir des normes éthiques, selon un modèle assez ouvert et évolutif. C’est la condition à laquelle doivent satisfaire les programmes d’IA, afin que ceux-ci soit dignes de confiance. Et cette confiance peut être construite sur le modèle d’une normativité éthique, à partir du sens canguilhémien de la normativité.

3. La normativité canguilhémienne comme modèle de normativité éthique pour une IA de confiance

17Mener une réflexion sur la normativité éthique, c’est prendre son point d’ancrage sur le concept de normativité tel qu’élaboré par Georges Canguilhem. Certes, ce concept est purement tiré de la biologie, mais vu les différentes extensions que Canguilhem lui-même fait de ce concept en l’adaptant aux réflexions sur le social, on ne peut se garder d’en faire usage pour réfléchir sur l’éthique qui est viscéralement liée à toute société. Il convient de relever que, pour Canguilhem, « la régulation sociale tend donc vers la régulation organique et la mime, sans pour autant cesser d’être composée mécaniquement » (Canguilhem, 1984 : 191). Une telle approche met en évidence l’idée d’une analogie avec ces deux formes de régulation, même si Canguilhem ne nie pas toutes distinctions entre l’organisation de la société et l’organisation des êtres vivants.

18Toutefois, cette distinction ne tient que dans la manière dont organismes vivants et sociétés instituent des règles ou des normes de vie. « Dans le cas de la société, la régulation est un besoin à la recherche de son organe et de ses normes d’exercice. Dans le cas de l’organisme, au contraire, le fait du besoin traduit l’existence d’un dispositif de régulation » (Canguilhem, 1984 : 188). C’est dire qu’en matière de régulation, la société tend à plus de création de normes à partir d’institutions ou d’organes régulateurs, tandis que l’organisme vivant ne fait qu’adapter ou se réadapter à partir d’un tout déjà constitué, sans pour autant que les normes soient tout à fait figées. Or, du fait que la société et les êtres vivants ont en commun la régulation normative, bien que leurs moyens et mécanismes pour la réaliser soient différents, l’on peut tirer profit de cette analogie pour fonder les perspectives normatives de la première.

19La normativité canguilhémienne est la conception selon laquelle chaque organisme a la capacité de s’instituer de nouvelles normes même à l’état morbide. Cela dénote du fait qu’il y a toujours une normativité organique qui structure le cours normal ou anormal de l’organisme. C’est une sorte de permanente normativité qui induit un système particulier de création de normes propres à chaque état d’un organisme, si tant est que « la vie à l’état pathologique n’est pas l’absence de normes, mais présence d’autres normes » (Canguilhem, 1975 : 166). À la vérité, comme le souligne bien Emiliano Sfara, « l’organisme du vivant adapte en dernière analyse sa propre norme physiologique à la variabilité du contexte. Lorsque ce passage se produit, on a affaire à la « normativité », notion canguilhemienne identifiant l’état soi-disant normal ; lorsqu’il y a une cristallisation de la norme, on peut commencer à parler d’état pathologique » (Sfara, 27). Ainsi, ce n’est pas l’absence de normes qui traduit une situation pathologique, mais c’est plutôt lorsque ces normes restent figées qu’une anomalie survient selon la conception canguilhémienne.

20À en croire Georges Canguilhem, « dans la société, la solution de chaque nouveau problème d’information et de régulation est recherchée sinon obtenue par la création d’organismes ou d’institutions « parallèles » à ceux dont l’insuffisance par sclérose et routine éclate à un moment donné » (Canguilhem, 1984 : 190). À l’analyse, toute société, dont les institutions et les organes de régulations se cristallisent, est encline à connaître une déstabilisation inéluctable. Qui plus est, si les problèmes qu’une société peut rencontrer sont de natures complexes et très évolutives, il va sans dire qu’elle sera vite dépassée et submergée par des questions qui lui seront presque insolubles. Le cours normal d’une telle société, construite sur des modèles statiques, peut être profondément remis en cause, d’autant plus que ce qui est normal exclut le concept « d’immuabilité, inclus l’anticipation d’un assouplissement » (Canguilhem, 1984 : 183).

21Vu les avancées notables de l’IA, comment concevoir un modèle statique de société soumise aux perspectives très ouvertes de cette technologie émergente ? Si « c’est l’avenir de formes qui décide de leur valeur » (Canguilhem, 1975 : 160), autant dire que c’est l’avenir de l’IA qui pourra décider de la valeur de cette dernière. Pourtant, si l’on s’en tient à cette idée, ce serait une sorte de fixation quant à ce que l’on doit faire ou ce que l’on devrait faire de l’IA. En 2017, Jean-Ganascia a fait cette remarque :

« Emblématique, Google promet de mettre en place un comité d’éthique chargé d’édicter une charte éthique universelle des technologies pour prévenir les violations des valeurs humaines, de la démocratie et des normes du Bien, alors que cette entreprise elle-même enfreint sans vergogne les règlements européens, tout en se moquant des requêtes individuelles invoquant le droit à l’oubli… Les motivations ultimes de ces sociétés demeurent d’autant plus obscures qu’usuellement elles ne cultivent pas la philanthropie. » (Ganascia, 108).

22À l’analyse, l’idée subtile qui apparaît en toile de fond dans cette affirmation est celle d’une volonté mesquine d’une société (au sens d’un groupe ayant pour but des opérations commerciales et lucratives) de vouloir asseoir un comité d’éthique tout en enfreignant elle-même des règlements d’un espace donné. Le danger ici, c’est la possibilité qu’une société (commerciale et lucrative) puisse prendre le pas sur une société d’êtres humains, dont la richesse se trouve dans la pluralité de sa diversité, car « les motivations ultimes de ces sociétés [commerciales et lucratives] demeurent d’autant plus obscures qu’usuellement, elles ne cultivent pas la philanthropie » (Ganascia, 108). Tout se passe comme si, dénué du respect des règles qui régissent un espace donné, l’on pouvait parler à bon droit d’éthique. Cela s’avère plus encore avec l’éthique qui doit accompagner l’IA.

23D’une manière ou d’une autre, l’on se rend à l’évidence qu’aujourd’hui, « en raison de la pratique et des promesses de l’IA, les doutes sont devenus plus pressants. Sur le terrain (et, dans une certaine mesure, au-delà), les implications sociales font l’objet d’une attention accrue » (Boden, 172). Cette situation s’accentue encore plus avec l’exemple de la récente IA ChatGPT, développée par les laboratoires OpenAI, qui est capable de produire des textes, répondre à des requêtes, interpréter des morceaux de code avec une clarté inouïe à partir de données partielles. C’est ainsi que « certaines personnes ont eu l’idée d’utiliser ChatGPT pour les aider à pirater des données. En effet, l’IA ne connaît pas la notion d’éthique, et quand bien même, elle ne comprend pas pourquoi cela poserait problème » (Jvtech, 2023). L’idée qui revient toujours, c’est celle selon laquelle l’IA elle-même ne sait rien de ce que c’est que l’éthique. Dès lors, c’est à l’homme que revient la responsabilité de forger une éthique pour l’accompagner.

24Mettre en place une éthique pour accompagner l’IA dans le sens d’une normativité éthique, c’est toujours adapter, non au sens d’une adaptation des hommes à ces technologies, mais au sens d’une adaptation de ces technologies aux besoins de l’homme. Au fond, « l’intelligence artificielle a vocation à servir l’intelligence humaine en éclairant et donc facilitant ses prises de décisions » (Barraud, 30). C’est à ce niveau que la normativité éthique prend tout son sens, car elle doit être cette capacité à rendre crédible, et ce de manière permanente, les usages de l’IA. Cette forme d’éthique doit se construire autour d’un renouvellement, d’un réajustement et d’une adaptation continuels des normes de conception des algorithmes et de leur utilité pour le bien-être de l’homme. De la sorte, si les normes qui encadrent la création d’algorithmes sont indubitablement fondées sur les besoins des hommes, l’IA pourrait être un agent de confiance dans les rapports personne-machine et hommes-hommes par la médiation de celle-ci.

25Selon Karl Popper, « toute solution d’un problème donne naissance à de nouveaux problèmes qui exigent à leur tour solution » (Popper, 150), et cela est valable pour les questions éthiques qui se rapportent à l’IA. Si nos sociétés n’atteignent donc pas cette capacité de normativité éthique, pensant continuellement à cette technologie émergente, elles deviendront les proies de personnes mal intentionnées qui l’utiliseront pour détruire tout système sociétal. En tenant compte du fait que « la maladie de l’homme normal c’est l’apparition d’une faille dans sa confiance biologique en lui-même » (Canguilhem, 1984 : 217), le dysfonctionnement de toute société ouverte à l’IA serait la faille dans sa confiance, en elle-même et dans cette technologie, à continuellement établir des normes pour accompagner cette dernière. Cela s’avère plus pour les sociétés de l’Afrique subsaharienne qui sont plus en proie aux technologies émergentes et qui peuvent faire les frais d’un programme d’IA, dont elles pourraient être prisonnières si elles ne font pas preuve de normativité éthique.

26Comme le souligne Claudia Senik, « la confiance est la vertu élémentaire de toute vie sociale. Dans un monde fait d’incertitude et d’interdépendance, elle permet d’anticiper les actions et les réactions de nos semblables et rend possible le commerce entre les hommes. » (Senik, 5). Il en est de même pour la confiance en l’IA qui pourrait rendre intelligible le commerce entre les hommes et avec elle-même. Au regard des perspectives qu’ouvre l’IA, il est nécessaire de penser une normativité éthique pour l’accompagner, plutôt qu’une éthique figée, non flexible et non holiste comme l’approche fragmentaire des quatre éthiques de l’intelligence artificielle. Le modèle de la normativité canguilhémienne offre le cadre théorique pour concevoir une telle éthique qui est sous-tendue par l’idée d’une adaptabilité permanente.

27L’adaptabilité ne consiste pas en un abandon de l’érection des normes aux seuls concepteurs d’IA, mais de mettre en place un cadre plus général et dynamique de réflexions et de co-construction de normes réglementant leurs conceptions et leurs usages. À dire vrai,

« la machine possède des capacités de calcul très élevées, bien supérieures à l’humain. Si on s’y prend bien, elle peut permettre de déceler des éléments importants au cœur d’une réalité complexe. On peut donc voir cela comme de l’intelligence augmentée, qui peut être utilisée, grâce aux techniques de simulation, pour évaluer des mesures, ou pour aider à la prise de décision. » (Kant, 78).

28Dès lors, si l’IA peut aider à la prise de décision, elle ne saurait se départir de toute normativité éthique qui implique la clarté de la construction aux utilisations. Les sociétés humaines en général, et celles de l’Afrique subsaharienne ne doivent pas récuser toute normativité éthique face aux perspectives de l’IA.