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Troisième partie : Sécurité, confiance

Les sources d’information journalistiques face aux deepfakes

Journalistic information sources in the face of deepfakes
Las fuentes de información periodística frente a los deepfakes
Jean-Marie Dikanga Kazadi

Résumés

La sécurité des sources d’information dans la profession journalistique constitue un dispositif incontournable de la charte de Munich de 1971. Les devoirs 1 et 3 sont illustratifs à ce propos. Devoir 1 : respecter la vérité, quelles qu’en puissent être les conséquences pour lui-même, et ce, en raison du droit que le public a de connaître la vérité. Devoir 3 : publier seulement les informations dont l’origine est connue ou les accompagner, si c’est nécessaire, des réserves qui s’imposent ; ne pas supprimer les informations essentielles et ne pas altérer les textes et les documents (Charte de Munich, 1971). En effet, c’est au regard de la qualité des sources que le produit informationnel est traité pour être servi, sous forme d’information, aux consommateurs des médias (lecteurs, auditeurs, téléspectateurs). Pour le journaliste donc, la qualité de la source est fondamentale et le fait de ne pas la révéler, ni la trahir constitue un principe inviolable ; quelles que soient les circonstances de temps et de lieu. Ceci relève de la valeur démocratique de la liberté d’expression et du droit pour tous d’être informé. Avec l’avènement du deepfake dont l’altération de l’image et du son est difficilement détectable pour les non-initiés, le journaliste non avisé qui s’en sert comme source d’information expose son organe de presse à la décrédibilisation de la production. C’est cette préoccupation que cet article se propose d’explorer.

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Texte intégral

1. Position du problème

  • 1 RSN : cet acronyme sera utilisé dans ce texte pour désigner Réseaux sociaux numériques.

1Depuis 2017, année du déploiement généralisé des infrastructures de l’intelligence artificielle, notamment avec l’apprentissage profond ou deep learning (Emilie Rannou, 2020), il s’observe une source d’information assez particulière. Il s’agit en fait de contenus générés par des algorithmes du deep learning et qui sont diffusés sur les réseaux sociaux numériques (RSN)1 ou relayés par ceux-ci. Ces contenus générés sont identifiés comme étant les deepfakes.

  • 2 IA sera utilisée pour Intelligence Artificielle

2La singularité de cette situation pour le monde des médias professionnels, est que les deepfakes se présentent généralement comme des faux, qui reproduisent de fausses nouvelles avec la ferme intention de les accréditer (en textes, en images, en audio ou en vidéo). Les deepfakes posent alors un délicat problème de vérification de source et entrainent une double difficulté malgré la fascination que procure l’IA2. La première difficulté est celle qui consiste à présenter les contenus générés par les algorithmes d’apprentissage profond comme des sources d’information exploitables par le journaliste. La deuxième difficulté consiste en la vérification d’une information qui provient d’une source dont le fondement est la négation même de la notion de vérification.

3Le journaliste, dans l’exercice de sa profession dont on dit qu’elle constitue un des indicateurs du degré de démocratie, se trouve devant une double difficulté. La première est de savoir s’il est capable de crédibiliser les contenus générés par les algorithmes d’apprentissage profond en les brandissant comme des sources d’information de première main. La deuxième est de savoir s’il faut faire confiance à une source qui se présente comme la face contraire de la vérification. Telle est la préoccupation qui va guider cette réflexion.

4En parasitant ainsi le fonctionnement de profession journalistique, les deepfakes fragilisent l’activité des médias dans leurs rapports avec les sources. Or, l’accès à la bonne information, une information impartiale, crédible, traitée professionnellement est un droit pour chaque citoyen. La sécurité des sources d’information face au phénomène des deepfakes se présente alors comme un enjeu de taille. Enjeu théorique d’abord, parce que le phénomène deepfake amène à revisiter le concept d’information par rapport à la pratique journalistique à l’heure du numérique ; enjeu professionnel ensuite, avec cette question existentielle : les contenus générés (deepfakes) vont-ils faire la guerre à la pratique journalistique classique, ou vont-ils s’inscrire dans une coexistence pacifique avec elle ? Enjeu éthique et déontologique enfin, parce que le "deepfake" qui, comme son nom l’indique certainement, ne constitue pas une source d’information à proprement parler.

5Dans cette réflexion, nous nous proposons d’examiner en la questionnant, la relation que le journaliste entretient désormais avec les deepfakes. L’objectif de cette réflexion est de parvenir à démontrer comment la pratique journalistique peut arriver à contenir la circulation des deepfakes en tant que source d’information difficilement vérifiable ; et comment la meilleure arme contre les deepfakes demeure toujours l’IA.

6Nous nous proposons d’articuler ce travail autour de quatre éléments :

  • La fausse source d’information et la production journalistique,

  • La légitimation des deepfakes par l’usage populaire,

  • Les deepfakes et la question éthique,

  • Les deepfakes face à la liberté d’expression et l’équité sociale.

2. La fausse source d’information et la production journalistique

7Le deepfake a investi depuis quelques années la terminologie et la pratique journalistiques. Il consiste en un enregistrement vidéo audio que l’intelligence artificielle rend possible. Une fois généré, le deepfake renferme un contenu faux mais que l’IA s’efforce de rendre crédible. Cette fonction de l’IA ouvre ainsi les portes à la fabrication des faux, de vrais faux, de faux parfaits (Mercier, 2020), grâce à des algorithmes que gère le système de l’IA et qui rend le faux difficilement détectable. Ainsi sommairement défini, le deepfake présente toutes les caractéristiques d’une source d’information non crédible dans le secteur de l’audiovisuel. Encore qu’il dispose de la possibilité de se passer facilement des médias traditionnels pour se déployer largement sur les réseaux socionumériques où il est consommé comme produit médiatique. Il semble, dès lors, judicieux de considérer le deepfake dans son rapport avec la production journalistique à travers les indicateurs ci-après :

  • Les sources d’information,

  • Le rapport du deepfake à la vérité,

  • La nouvelle configuration du concept information.

2.1. Le deepfake comme source d’information

8Dans son déploiement, le deepfake charrie plusieurs difficultés. La première est celle en lien avec les risques qui lui sont inhérents, à savoir d’inscrire son contenu sur le registre de la manipulation et de la désinformation. Il s’agit des objectifs réels du deepfake, à l’intérieur desquels l’information a cessé d’exister sous sa forme noble et authentique. Le deepfake, de par la difficulté de sa détection, s’incruste dans les nouvelles écritures de l’information aux côtés du journalisme participatif (Jérémie Nicey, 2022), du Journalisme de solution (Pauline Amial, 2022), et se présente comme un journalisme sui generis pour lequel le démenti semble être le compagnon de voyage. En effet, quand le faux parfait est mis à nu, soit par des techniques de recoupement très poussées, soit par la détection du faux par d’autres moyens, la seule voie de sortie consiste à démentir l’information-deepfake. Il s’ensuit une décrédibilisation du média et par voie de conséquence, de la profession toute entière. Avec l’avènement des Technologies de l’information et de la communication (TIC) et leur jonction avec l’IA, certains chercheurs se sont inquiétés pour la production journalistique classique qui considère toute source d’information comme suspecte tant qu’elle n’a pas été recoupée dans une rigoureuse confrontation avec d’autres sources. A ce propos, il convient de souligner que les TIC avec le numérique comme parapluie, et tout le déploiement de l’IA dans le secteur médiatique, ont amené certains chercheurs à prophétiser :

  • La fin de la télévision (Missika, 2006)

  • La fin des journaux (Poulet, 2009)

  • Et même, la fin du journalisme (Tarlé, 2019), qui serait causée par les dérives numériques, la désinformation et la manipulation entretenues par les plateformes.

9Avec le danger de sonner le glas pour la démocratie et la libre expression, étant donné que désinformation et manipulation riment avec propagande politique où la liberté individuelle dispose d’un espace presque nul. Les nouvelles écritures de l’information confortent malheureusement cette sombre perspective.

10Le problème des deepfakes comme source d’information dégage une autre difficulté ; celle relative au rapport à la vérité.

2.2 Deepfake et rapport à la vérité

11L’exemple célèbre du deepfake devenu classique est cette vidéo où l’on aperçoit le Président Barak Obama jugeant sévèrement son successeur Donald Trump en le traitant notamment d’incompétent. Cette vidéo virale qui avait fait le tour du monde avait réussi à choquer au passage le caractère sacré de la fonction présidentielle américaine. En réalité, Barak Obama n’a jamais tenu ces propos malveillants qu’on lui avait attribués. Pourtant, c’est lui que l’on voit en images sur la vidéo et c’est sa voix absolument reconnaissable que l’on entend dans une synchronisation parfaite entre le discours tenu et le mouvement des lèvres. Voilà les dégâts que le deepfake peut causer à la vérité en modifiant et l’image et le dialogue. Dans son usage, il va à l’assaut de la vérité, du vrai.

12Un autre exemple de récente actualité est celui de la mise en accusation au pénal à New York de l’ancien président américain Donald Trump. À peine le procureur de l’Etat de New York avait-il annoncé qu’il avait convoqué l’ancien président pour lui signifier son inculpation que les vidéos deepfakes ont emballé la toile ; et des chaines de télévision parmi les plus respectées au monde ont relayé ces deepfakes, en précisant parfois qu’il s’agissait d’un faux. Un faux reconnu tel peut-il faire l’objet d’une « publicité » ? Ou bien est-ce la prouesse technique qui fascine les médias ? Le deepfake peut faire douter de la parole d’une personnalité et lui faire dire ce qu’il n’a jamais dit. Ceci est surtout vrai pour les acteurs politiques dans l’espace public où il devient facile de créer le flou et la confusion de nature à perturber le débat public. Le danger à ce niveau consiste en la remise en cause du système de croyance ; la remise en cause du concept de la vérité à travers l’image et le son. Dans quelle mesure peut-on croire en tout ce qui circule sur les réseaux socionumériques, dans les médias audiovisuels classiques ? Qu’est-ce qui est vrai et qu’est-ce qui ne l’est pas ? Le fait journalistique est-il encore sacré ? Le deepfake étant bien réel, constitue-t-il un fait ? Ce questionnement, pertinent par ailleurs, revêt une dimension éthique certaine dans les rapports que le vrai entretient avec le faux. Notamment dans les usages multiples du deepfake comme l’usurpation d’identité, les extraits pornographiques inappropriés, les diverses manipulations du sono et de l’image dans les zones de conflit.

13Pour mieux cerner la capacité dévastatrice et destructrice du deepfake en tant que véhicule d’un certain type de messages, il importe de convoquer le concept d’information dans ses multiples fonctions.

2.3. Deepfake et information

14À l’origine, la notion d’information ainsi que l’a définie Claude Shannon (1949) est d’essence mathématique. Ce qui a conduit Shannon à bâtir la première théorie de l’information contenue dans son inusable livre « la théorie mathématique de la communication ». Cette théorie s’est employée à préciser le concept d’information qui en est le concept central, et qui représente une grandeur statistique abstraite, une formule mathématique. Dans ce sens, la signification du message n’a aucune importance. Shannon dira lui-même, à ce propos, que sa théorie n’avait en aucun cas vocation à traiter des problèmes sémantiques.

15Parlant de l’information au sens shannonien, le Petit Larousse en donne cette définition : « la quantité d’information est la mesure quantitative de l’incertitude d’un message en fonction du degré de probabilité de chaque signal composant ce message ». Ainsi, le problème de sens et de la signification n’a pas de place dans cette théorie. L’information se limitant en un ensemble de données dont la signification importe peu mais qu’il convient de transporter fidèlement d’un point à un autre. Son rôle étant de réduire l’incertitude. Cette information-donnée peut être rapprochée facilement de l’alphabet binaire de Leibniz (0 et 1) dont s’inspirera, entre autres, Georges Boole dans l’élaboration de l’architecture de la révolution numérique grâce à la création de la logique moderne. Le modèle de Shannon accorde de l’importance aux canaux de transport de l’information, et pas à l’information elle-même. À ce niveau se situe le voisinage avec le deepfake dont l’objectif est de permettre à l’algorithme de créer le faux dont la mise en contexte (journalistique) et l’analyse sont biaisés d’avance. Pourtant, Lasswell, Lazarsfeld, Katz...ont fait de l’information une réalité observable à travers ses diverses fonctions sociales, et dont l’importance dans la régulation de la société est incontournable. Selon ces auteurs, c’est à travers l’information que l’on peut entendre respirer la société. Quand l’on se tourne du côté des chercheurs de l’Ecole de Palo Alto, on réalise que l’information est un contenu relationnel fondamental dans le processus de communication (Watzlawick, 1974). C’est par l’information que les interactions humaines existent, s’établissent et consolident la relation sociale. Peut-on se permettre de dire que le faux parfait (produit du deepfake) vise aussi la pacification de la relation sociale ? Rien n’est moins sûr. L’information devient donc à la fois "data" et contenu du message dans le procès de communication. Tout ce qui est "data" fait référence à la matière première du modèle numérique et qui peut se prêter à toutes sortes de manipulation internes. Dans le sens journalistique, l’information constitue, de manière lapidaire, le premier récit d’un événement intéressant la vie sociale. On peut émettre l’hypothèse que les interactions dans les réseaux socionumériques (RSN) concernent des individus qui appartiennent à une communauté d’utilisateurs RSN dont les interactions sont porteuses d’informations facilement exploitables par les algorithmes du système d’intelligence artificielle. Ainsi, l’information que manipule le journaliste est semblable à celle que manipule le deepfake par rapport à l’opération de traitement. L’information classique des médias dépend des séquences de traitement professionnel d’une information destinée à une consommation grand-public. Le deepfake lui dépend d’un traitement plutôt technologique à travers des algorithmes vrais habilités à fabriquer le faux. L’information élargit ainsi son champ d’acception, et son rapport à la vérité a tendance à disparaître pour laisser la place à une notion floue au sein de laquelle les faits importent peu. Seule compte la capacité technologique à mettre dans l’espace numérique ce qui peut y être consommé, sans se soucier de la nature du produit lui-même. Cela signifie que la fonction du message qui renferme l’information dans le processus de communication est appelée à intégrer la particularité du message numérique, et partant, du deepfake.

3. Deepfake : légitimation par l’usage populaire

16Dans un article intitulé : « 2000-2020 âge critique du journalisme ? Les transformations contemporaines de la profession » Simon Gadras (2022) décrit différentes transformations intérieures dans l’espace médiatique. Sont mis à la surface, des facteurs ayant neutralisé la primauté du journaliste comme intermédiaire attitré entre le fait (événement) et le public. Les médias traditionnels, tout en conservant leur rôle de médiation, ne sont plus les seuls habilités à jouer ce rôle au sein de la société. Parmi les éléments décrits par Gadras, trois intéressent particulièrement cette réflexion. Il s’agit de :

  • La migration des journaux "version papier" vers le Web,

  • L’invasion de l’espace médiatique numérique par des amateurs,

  • L’arrivée des acteurs hors du champ journalistique.

17La montée en puissance des médias électroniques a fait dire à Bernard Poulet (2009) que les journaux en version papier étaient devenus une industrie sinistrée, les lecteurs ayant migré massivement vers l’internet. Mais, aussi parce que le marché publicitaire a pris le chemin du Web. Et, pour rester dans la dynamique du temps, entre 1990 et 2000, les journaux version papier se sont résignés à s’installer sur le web pour espérer reconquérir le lectorat perdu. Pour cela, il a fallu s’adapter à l’environnement du numérique avec les spécificités de son écriture. Les journaux version papier ont donc été obligés de se convertir à cette nouvelle donne journalistique afin de ne pas perdre la bataille de la concurrence. Le web s’étant transformé pratiquement en agence de publicité. La généralisation de l’usage d’internet a provoqué une explosion de prise de parole profane, par des personnes qui ne sont pas des professionnels de l’information. Dès lors, tout le monde peut s’exprimer sur la toile sans se soucier de la médiation du journaliste, médiation devenue « obsolète », étant donné les nouvelles opportunités offertes par le numérique. La parole profane côtoie désormais la parole professionnelle sur les plateformes numériques, transformant du coup le rapport du public à l’information et au journaliste de manière générale. Le monopole d’intermédiation du journaliste est violemment battu en brèche. L’information en ligne circule à une grande vitesse, ramassant au passage fake news et deepfakes, et dévalorisant de manière significative le travail de production journalistique en semant le doute sur le rôle et la place du journaliste, étant donné que devenir "journaliste Web" ne soumet à aucun critère professionnel, à aucune formation particulière. Ici, intervient un autre élément qui peut expliquer partiellement cette occupation anarchique du numérique, c’est la fascination provoquée par les technologies du numérique et de l’IA et une croyance quasi-aveugle dans tout ce qui circule sur les RSN. Cette fascination contribue à légitimer les informations les plus invraisemblables. Dans ces conditions, la critique logiquement attendue de la production journalistique est rendue difficile par le manque de recul par rapport à ce qui est produit et diffusé. Et, le deepfake se sert de ce terreau pour y installer ses propres productions.

18Quant au hors champ journalistique, Gadras a identifié au moins trois acteurs qui en constituent une concurrence sérieuse. Le premier acteur est la communication dans toutes ses variantes en tant que pratique et en tant que technique. Personne ne peut se passer de la communication qui aujourd’hui est assise sur le triomphe des techniques des marchés (Wolton, 2005). Elle est devenue une « superpuissance » dans les organisations, dans le marketing et la conquête des marchés, dans la conquête des électeurs (communication politique), et tout simplement dans la dimension humaniste de la cohabitation entre citoyens. La communication a tendance à utiliser l’information pour mieux se déployer dans l’espace public où elle croise « les attentes du public et des annonceurs » (Gadras, 2022). Le 2ème acteur est constitué des amateurs qui viennent eux aussi faire la concurrence aux journalistes en manipulant textes, images et sons. Eux aussi font de l’actualité à travers un journalisme qualifié de citoyen ; Enfin, le 3e acteur est constitué des plateformes numériques représentées par les GAFAM (Google-Apple-Facebook-Amazon-Microsoft), ces géants du numérique devenus les nouveaux intermédiaires entre les consommateurs des productions journalistiques (internautes) et les informations mises en ligne. Tous ces changements ont ouvert le champ aux contenus de tous genres et le deepfake s’y est présenté comme « partenaire ». En effet, on recourt au deepfake pour accréditer des thèses ou pour conforter des arguments, pour attaquer ses adversaires politiques. À la différence des productions traditionnelles, le deepfake s’abreuve aux sources artificielles, provoquant par ce fait une tension entre l’activité humaine (journaliste) et l’activité robotique (IA). Et grâce à la popularité de l’usage des RSN, le deepfake installe, sans forcer, sa légitimité sur le Web parasitant ainsi le travail journalistique.

4. Le deepfake et la question éthique

  • 3 On a parlé d'une suspension pour 6 mois des recherches sur l'IA. Quel problème cette suspension pou (...)

19À ce niveau se pose l’éternelle question de l’appartenance, en terme de responsabilité, des contenus générés par les algorithmes de l’IA. Le journaliste qui a décidé d’utiliser le deepfake comme source d’information, au mépris de l’éthique journalistique qui exige que toute information soit sourcée et que toute source soit identifiée au préalable et fasse l’objet d’un recoupement, endosse, en tant que diffuseur intermédiaire, la responsabilité des dérives provoquées par le deepfake. Mais, le journaliste serait-il l’unique responsable supposé des contenus de l’IA ? Que dire des algorithmes qui génèrent les contenus dont se sert le journaliste ? Que dire également de l’ingénieur qui a créé le système qui génère les contenus faux ? Et l’entreprise qui crée et gère les systèmes de l’IA serait-elle exempte de toute responsabilité ? Ce questionnement est révélateur du malaise actuel qui a élu domicile dans le milieu des acteurs de l’IA. Il a le mérite d’inviter les chercheurs s’intéressant à la question de l’IA, dans leurs diversités disciplinaires, à installer la préoccupation éthique au cœur du débat des usages de l’IA. Il est évident à ce jour que les dérives de l’IA en matière de deepfake sont manifestes et frisent souvent l’irrespect. Surtout en matière de destruction de la réputation de ceux qui sont pris en charge par le deepfake en question. La course engagée actuellement par les chercheurs pour permettre aux robots de dépasser la capacité du cerveau humain questionne la responsabilité des chercheurs3. N’avait-il pas raison ce bel esprit français qui avait déclaré que science sans conscience n’était que ruine de l’âme ? L’IA ne peut-elle pas, à l’allure d’aujourd’hui, amener l’humanité toute entière à la ruine ? Ce questionnement est d’autant plus pertinent qu’il est appuyé par les reproches qui sont faits actuellement par la communauté des chercheurs à l’IA générative, notamment avec ChatGPT qui soulève beaucoup de soucis quant à son usage. Des voix s’élèvent pour exprimer l’inquiétude et l’angoisse face à la direction que prend l’humanité aujourd’hui, sous la conduite des géants du GAFAM. Ceux-ci ne s’en embarrassent pas outre mesure. Ils revendiquent plus que jamais, et de leur point de vue, la légitimité de structurer notre rapport au monde ; et donc de construire "le social" pour chacun de nous, simples consommateurs des contenus des plateformes numériques. Celles-ci et les réseaux socionumériques qui les accompagnent imposent une espèce de dictature d’orientation et de recommandation en mettant à la disposition des milliards d’internautes du contenu sélectionné par eux, à leurs goûts et selon des critères non connus de tous. Préfaçant le livre « L’algocratie », le spécialiste en climat et énergie Jean-Marc Jancovici alerte en ces termes : « Ces réseaux sociaux rétrécissent le champ de vision en ne proposant que des informations qui confortent des opinions préexistantes, et l’expérience montre que cet effet est d’autant plus prononcé que l’opinion est en contradiction avec les faits » (Grimonpont, 2022). Même au sein du pré carré des constructeurs des infrastructures de l’IA, le malaise est perceptible. En témoigne, cette déclaration de Tristan Harris, ancien responsable produit chez Google et cofondateur du Center for Human Technology. Il dit ceci : « Ces plateformes décident de ce que pensent deux milliards d’êtres humains tous les jours. Elles ont plus de pouvoir qu’aucun gouvernement n’en a jamais eu au cours de l’histoire » (Grimonpont, 2022). Une déclaration aux allures de capitulation au regard de la montée en puissance des algorithmes qui désarticulent le système du rapport à l’autre et favorisent le déséquilibre en mettant des pans entiers de la société sur le bas-côté (JP. Desbolles et G. Colombet, 2023). Grimonpont a certainement des raisons de dire qu’il sera difficile de « vivre libre à l’heure des algorithmes ». Il émet la crainte de voir l’humanité sombrer dans ce qu’il qualifie « d’algocratie », soit un système social sous le contrôle des algorithmes. Il va de soi qu’à ce niveau une normativité éthique devient impérative, en amont et en aval. Dès lors, l’éthique se présente comme une nécessité absolue et une alternative incontournable dans l’accompagnement des systèmes de l’IA, en production et en consommation, car l’éthique est la seule capable de rappeler régulièrement l’IA à l’ordre dans la gestion des imaginaires sociaux collectifs et, peut-être pourquoi pas, dans la gestion d’un nouveau contrat social numérique.

5. Deepfake : Liberté d’expression et équité sociale

  • 4 Nous avons eu des entretiens avec des journalistes, des professeurs de communication et l'homme de (...)
  • 5 Terme anglais qui signifie littéralement portier ou gardien, une espèce de gardien du temple.

20La liberté d’expression sur le plan journalistique suppose le fait de permettre à chacun et à tous d’accéder à l’information sans discrimination et dans la stricte équité sociale. Les intrants de l’information journalistique, ce sont les sources d’information que le journaliste se fait l’obligation de vérifier, de recouper pour ainsi s’assurer de leur crédibilité et de la fidélité des faits rapportés ; ceci fait partie de l’ABC du journalisme. Dans les médias audiovisuels, les sources se présentent souvent comme des documents sonores (enregistrement de la voix humaine, du bruit d’ambiance...) ou comme des documents vidéo (son et image). Le deepfake comme source d’information appartient bien à cet univers de l’audiovisuel. A la différence du journaliste qui s’astreint à rapporter les faits le plus honnêtement possible- c’est en tout cas ce qu’exigent l’éthique et la déontologie journalistique, le deepfake manipule la vérité avec une intention manifeste de la travestir. Le journaliste professionnel devrait traiter ainsi cette source avec circonspection, avec doute et avec scepticisme dès qu’il découvre sa véritable nature, étant donné que le deepfake se présente toujours comme une vidéo, des images avec des personnages vrais, reconnaissables et reconnus, qui parlent (avec leur vraie voix). À première vue, la vidéo-deepfake est innocente. Mais une fois soumise aux critères de sélection4, elle se révèle généralement être hors contexte, même si les algorithmes « fabricants de faux » ont pris le soin d’en peaufiner les contours. Certaines rédactions préfèrent en cas de doute, écarter toute info-vidéo à caractère suspect. Ainsi dans l’univers des médias, le deepfake devient un facteur de restriction de la liberté d’expression, par le fait qu’il empêche que ne soit diffusée la bonne information. D’autre part, le deepfake bénéficie d’une générosité sans pareille du côté des RSN dont les contenus sont souvent consommés sans modération, plongeant ainsi ceux qui y sont exposés à une désinformation permanente. La légitimation de la communication des contenus des RSN, et par conséquent du deepfake est le fruit entre autres, du long processus de désamour et de méfiance entre le journaliste et le public. Cette réalité est vécue en Afrique depuis les indépendances avec les régimes politiques dont la tendance est de bâillonner les médias publics. Ces médias qui ont été qualifiés de « voix de son maître » de par leur préférence à ne privilégier que l’auto louange et l’autosatisfaction des tenants du pouvoir, alors qu’il est attendu d’eux du professionnalisme. Ballarini et Noûs ont qualifié cette manière de faire, de journalisme « service public » (Ballarini et Noûs, 2022). L’oppositions ne peut souvent accéder à ces médias que sous certaines conditions, du reste draconiennes. C’est l’un des éléments déclencheurs du désamour journaliste-public, qui a été également renforcé par les dérapages de certains médias internationaux. Il n’est pas inintéressant d’évoquer, à ce sujet, ce qui est qualifié depuis 1989, de « syndrome de Timisoara » ; même si certains, par cynisme probablement, avaient salué « une manipulation des médias pour la bonne cause » (Dikanga Kazadi, 2022). Il a fallu, pour conjurer ce malheur, restructurer le modèle de mise en contexte et d’analyse des faits afin de marquer les frontières avec la pratique de certains journalistes qui excellent sur le Web et dont les productions n’obéissent à aucune règle d’éthique, ni de déontologie journalistique. Si le deepfake veut se présenter en nouvelle écriture de l’information, et si elle veut avoir bonne presse, elle doit être capable de dégager un profil qui réponde aux standards de transparence et d’éthique, sans prétention d’un agenda caché. Ainsi que le fait, quoiqu’encore imparfaitement, cette autre source d’information qualifiée de « lanceur d’alerte ». Le lanceur d’alerte est tout naturellement celui qui alerte sur des questions d’intérêt général. Une espèce de gatekeeper5 à sa manière, qui constitue lui aussi une source d’information différente des sources classiques parce qu’ayant vu le jour avec la dynamique de la révolution internet et des RSN. Cette source peut se révéler précieuse par la sensibilité et la pertinence des questions sur lesquelles elle peut alerter. Aujourd’hui à travers le monde, les lanceurs d’alerte se sont constitués en une espèce de profession internationale (Laville, 2022) qui bénéficie d’une attention particulière des médias. Pourtant, les « informations » qui proviennent de cette source ne sont pas toujours innocentes. Le lanceur d’alerte peut se transformer en une source de manipulation à travers un narratif conséquent. Ces deux sources particulières (lanceur d’alerte et deepfake) ont chacune sa spécificité quant à la dimension manipulatrice. Le lanceur d’alerte peut manipuler par la volonté d’un humain ; le deepfake, lui, peut manipuler du fait d’un système d’intelligence artificielle. Le deepfake charrie donc une image négative de par la « une mauvaise presse » qui le caractérise.

5.1. Affronter le deepfake

  • 6 Le deepware rassemble des algorithmes capables d'analyser de nombreux deepfakes en en repérant les (...)
  • 7 Tatouage numérique : c'est une espèce de bouclier qui consiste à placer des filtres sur les vidéos (...)
  • 8 Big Data : ce sont des mégadonnées récoltées par Google, Facebook, You Tube et consorts à partir de (...)

21Sur le plan technologique, les chercheurs dans le secteur du numérique sont à pied d’œuvre pour trouver « le vaccin » qui pourra prévenir contre le deepfake. Même si, ô paradoxe, les technologies pour créer les deepfakes ne cessent de s’améliorer. Mais déjà, on peut détecter le deepfake grâce au deepware6 ou au tatouage numérique7. Il existe également d’autres outils d’identification automatisée qui peuvent être disponibilisés pour les journalistes. Comme on peut s’en rende compte, c’est dans l’IA que les chercheurs s’attèlent à trouver la recette qui permettra de vaincre le deepfake, lui-même produit de l’IA. Mais, il demeure important que les journalistes qui sont parmi les plus concernés puissent développer un professionnalisme à même d’intégrer la maitrise des outils du numérique dans la pratique professionnelle quotidienne. Cela passe nécessairement par une coopération accrue ou un partenariat suivi avec les plateformes technologiques dont l’expertise technique permet de détecter le faux avec rapidité. À côté des journalistes, il nous a été donné d’approcher, pour un entretien, des utilisateurs et des critiques du numérique. Il se dégage deux tendances de notre corpus : ceux qui ont de la peine à croire que la vidéo deepfake soit produite par l’IA pour nuire à autrui, et ceux qui fustigent le deepfake comme une conséquence des dérives de la recherche en IA. La première tendance pointe une campagne malveillante contre le numérique et l’IA. La vidéo qualifiée de deepfake ne serait, pour cette catégorie de nos enquêtés, qu’une mise en ordre d’un fait qui se serait réellement produit. L’objectif visé ne serait certainement pas de chercher à nuire à qui que ce soit. Il apparait sans nul doute que cette tendance n’est pas très renseignée sur les capacités de déploiement de l’IA. Ce regard très simplificateur posé sur le deepfake est de nature à faire légitimer et à excuser ce qui, socialement, pose problème. Cette attitude compréhensible, du reste, est le résultat de la non intégration dans le cursus éducatif et dans les maquettes de formation, au niveau élémentaire, d’une initiation à l’IA pour être en mesure de mieux consommer ses applications en connaissance de cause. La deuxième tendance est plus critique par rapport à l’IA. Elle associe les deepfakes aux dérives de l’IA à cause, entre autres, de son autonomisation excessive. Le deepfake serait ainsi la face visible d’une réalité qui risque d’échapper, demain, au contrôle de l’homme. Avec le deepfake, il faut craindre que la société ne soit plongée dans les travers de la haine (Dikanga, 2022), de la discrimination, de la division, de la déperdition des valeurs au profit du gain financier. Surtout quand l’on considère que les activités des algorithmes sont régulièrement approvisionnées par le Big Data8, basé lui-même sur les données privées des utilisateurs du numérique. L’utilisateur n’est donc plus un client tout court, il devient le produit vendu (Henrichon, 2020) que les artisans du Big Data font promener dans un schéma construit dans l’opacité la plus totale.

5.2. La solution est dans l’IA

22Tout au long de cette réflexion, il a été discuté la relation que le journaliste entretient avec le deepfake comme source d’information, en ayant à l’esprit qu’il s’agit d’un diffuseur de faux, de la désinformation. Le deepfake qui est le produit de l’IA compromet le rapport à la vérité et se révèle comme étant une pratique malsaine qu’il importe de combattre. Il faut que l’IA puisse servir réellement l’humain - et dans le cas d’espèce le journaliste - et non pas l’asservir. En effet, la relation entre le journaliste et ses sources deepfake peut nuire au professionnalisme de ce dernier. Mais, la situation n’est pas désespérée car la solution peut être trouvée dans l’IA. C’est dans cette technologie qu’il faut puiser la recette à même de rééquilibrer cette relation. Le journaliste a ainsi l’obligation de maitriser les outils du web pour être en mesure de consolider son professionnalisme et se mettre à l’abri des interférences des deepfakes, en sachant détecter, avec l’œil de l’utilisateur avisé, ce qui est journalistiquement professionnel et ce qui relève du faux.

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Bibliographie

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Notes

1 RSN : cet acronyme sera utilisé dans ce texte pour désigner Réseaux sociaux numériques.

2 IA sera utilisée pour Intelligence Artificielle

3 On a parlé d'une suspension pour 6 mois des recherches sur l'IA. Quel problème cette suspension pourrait-elle résoudre ? En plus, il ne s'agit que d'une simple intention. Et même, le moratoire de 6 mois ne porterait que sur les robots conversationnels. Que dire des robots tueurs autonomes déjà très opérationnels ?

4 Nous avons eu des entretiens avec des journalistes, des professeurs de communication et l'homme de la rue sur le deepfake dans une approche purement qualitative. Nous nous efforçons ici de dégager les principales idées formulées par les enquêtés.

5 Terme anglais qui signifie littéralement portier ou gardien, une espèce de gardien du temple.

6 Le deepware rassemble des algorithmes capables d'analyser de nombreux deepfakes en en repérant les points communs.

7 Tatouage numérique : c'est une espèce de bouclier qui consiste à placer des filtres sur les vidéos postées sur les réseaux sociaux pour que les algorithmes de création des deepfakes ne puissent pas y accéder.

8 Big Data : ce sont des mégadonnées récoltées par Google, Facebook, You Tube et consorts à partir des informations personnelles des clients.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Jean-Marie Dikanga Kazadi, « Les sources d’information journalistiques face aux deepfakes »Communication, technologies et développement [En ligne], 16 | 2024, mis en ligne le 01 novembre 2024, consulté le 22 mars 2025. URL : http://journals.openedition.org/ctd/12677 ; DOI : https://doi.org/10.4000/12nfh

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Auteur

Jean-Marie Dikanga Kazadi

Université de Lubumbashi, dikazad[at]yahoo.fr

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Droits d’auteur

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