1Le FabLab est un espace de création, de travail et de formation qui fait partie de la catégorie des « tiers lieux » (Oldenburg,1999), souvent « maker space » (avec une identité basée sur le faire et le bricolage) et « hacker space » (avec une identité basée sur le militantisme numérique). Le concept de FabLab a été créé par Neil Gershenfeld, professeur au MIT, à la fin des années 1990. Lieu ouvert où des outils, notamment à commande numérique, ainsi que des plateformes en réseau pour l’échange de fichiers, sont mis à la disposition du public, le FabLab permet à ceux qui l’utilisent de créer, prototyper et produire des objets, dans une démarche de design. Il accueille ainsi des communautés de pratique rassemblées autour du processus de fabrication des objets, dans ses aspects techniques et matériels, mais aussi d’une approche co-créative dans laquelle le processus itératif de prototypage est de mise.
2Certains espaces qualifiés de FabLabs d’entreprises, scolaires ou universitaires, sont de simples ateliers de conception spécifiquement outillés et aménagés pour favoriser la démarche du « Do it Yourself » au service de la productivité, de l’innovation ou des apprentissages académiques. Mais dans la version initiale du FabLab, et dans beaucoup de ses déclinaisons contemporaines, ce sont les dimensions sociales de la création et de la fabrication, et les systèmes d’entraide entre acteurs, qui caractérisent cet espace. Cela explique que de nombreux FabLabs sont aussi devenus des espaces à vocation sociale ancrés dans les territoires, favorisant la formation et l’apprentissage, tant autour des compétences techniques que de la créativité, l’autonomie, et la capacité à travailler en collaboration. Le FabLab permet les rencontres entre individus ou groupes avec des objets, dans un réseau d’acteurs (Callon, Ferrary, 2006) et dans une « épistémologie du bricolage » (Vallat, 2017) à partir de laquelle la construction située de la connaissance relève d’une expérience commune du tâtonnement (du bricoleur) et non de l’expertise (de l’ingénieur ou de l’homme de l’art). Cependant, ce bricolage ne se limite pas à un monde clos déterminé par les seuls « moyens du bord » et l’instrumentalité, dans la perspective de Claude Lévi-Strauss (1960) qui l’oppose à la démarche rationnelle de projet propre à l’ingénieur. Il correspond bien à une démarche de projet dans laquelle des ressources techniques et matérielles, humaines et cognitives, mobilisables et modestes, sont en circulation. Un FabLab peut être considéré comme « une configuration sociale où la rencontre entre entités individuées engage intentionnellement la conception de représentations communes » (Burret, 2017 : 238) à partir d’activités partagées. C’est un lieu dans lequel des relations sociales se déploient au prétexte des techniques. Entrer dans le FabLab, c’est souvent entrer dans un écosystème qui semble centré sur les techniques et les objets, mais qui est animé, à travers les acteurs qui le font fonctionner dans un espace, par des valeurs singulières et partagées. Celles-ci passent par la maîtrise d’outils et de dispositifs techniques mais aussi par des langages et une production documentaire qui rendent les traces d’activités signifiantes et socialement partagées (Leleu-Merviel, 2013).
3C’est cette production documentaire qui retient notre attention dans un projet de recherche, FabLabMORE, articulé plus spécifiquement autour de cinq FabLabs situés en Nouvelle Aquitaine, dans la région lyonnaise, au Mali et au Cameroun. L’espace du FabLab, plutôt que le dispositif technique, fait l’objet de la recherche centrée sur les interactions, les expériences partagées, l’attention et l’engagement mutuels. Plus que l’innovation technologique experte, ce sont les logiques d’ouverture sociale et culturelle des espaces participatifs de diffusion et de circulation des savoirs qui sont en jeu, dans une dynamique de convivialité où l’espace est « conducteur de sens, traducteur d’intentionnalité » (Illich & al., 1973 : 45), et le dialogue entre les hommes peut se mettre en place, car c’est la communication humaine qui importe. Les dimensions cognitives, sociales et interculturelles sont ciblées, dans un réseau local et international de FabLabs, pour comprendre comment les connaissances circulent dans et entre différents espaces et communautés.
4Dans quelle mesure l’organisation d’espaces communs de connaissance dans le FabLab permet-elle le fonctionnement d’une épistémologie du bricolage, qui semble présider à l’organisation et à la médiation des connaissances dans le FabLab ? C’est une des pistes d’investigation que nous proposons. La notion d’épistémologie du bricolage sera explicitée dans un premier temps, comme logique sociale efficace. La méthodologie de la recherche présentée dans un second temps, et les premiers résultats discutés dans un troisième temps.
5La perception de l’espace public a évolué, ces dernières années, vers une revendication diffuse d’un droit universel d’accès à l’information, aux savoirs et aux compétences nécessaires au développement économique, social et politique, ainsi qu’à la participation la plus large possible de tous aux débats publics, notamment autour des sciences, des techniques et du numérique, tout au long de la vie, par des modalités variées, pas seulement académiques. Ce phénomène social est diffus dans le monde, y compris dans des pays où les systèmes éducatifs en voie de construction n’ont pas encore fermement établi un enseignement de base universel, comme de nombreux pays d’Afrique subsaharienne. On peut considérer ces revendications comme participant de la logique des « communs de la connaissance », d’ « empowerment » des citoyens (Maury, Hedjerassi et al., 2020) et de quête de justice cognitive (Piron et al., 2016), avec l’affichage d’une volonté sociale et collective forte. Dans cette logique, on assiste à la structuration progressive et variée d’une culture numérique reposant sur l’usage de machines, de techniques, de langages, de l’algorithmie, et plus généralement de l’information, à partir des trois dimensions que sont les façons de penser, les objets, et les interactions sociales à l’intérieur des réseaux numériques à l’échelle du monde. Ce mouvement passe notamment par l’acquisition de compétences renouvelées, avec la capacité à construire des objets dans une démarche créative, collaborative et à l’aide de techniques et d’outils (numériques mais pas seulement) mis à disposition du public et partagés dans des espaces ouverts, plus récemment à distance (sous l’effet de la Covid-19 par exemple). Le travail qui se mène dans les collectifs à géométrie variable que sont les FabLabs ne porte pas seulement sur les aspects matériels de la fabrication d’objets, mais aussi sur la démarche co-créative (production avec les pairs, idéation, itération, prototypage), ainsi que sur les développements informatiques nécessaires pour faire fonctionner les outils ou les projets, sur les dimensions sociales de la création et sur des systèmes d’entraide entre les acteurs. On peut parler d’ « affordance » qui désigne, chez Gibson (1977), les opportunités offertes aux individus par les environnements de mobiliser et associer perception et action dans les activités mais aussi dans des apprentissages nouveaux. Cette affordance est liée à la perception, selon Donald Norman (1986), des possibilités d’agir à travers des objets, qui mobilisent non seulement les habiletés ou les compétences, mais aussi des éléments culturels comme les objectifs et les valeurs.
6Avec la multiplication des tiers-lieux et le développement d’une large réflexion sur le lien entre espaces, techniques et apprentissages (Maury, Kovacs, Condette, 2018), ces dernières années ont vu se développer l’offre de projets et programmes dans les FabLabs en direction des publics scolaires ou universitaires, des jeunes publics en marge ou en rupture de cursus d’étude, ou encore, en Afrique, des publics exclus des dispositifs de formation (femmes, jeunes). Cette offre ne vise pas les performances techniques innovantes, le complément d’apprentissages universitaires de type ingéniérique, ni une reproduction du cadre scolaire. Les FabLabs tendent à devenir des plateformes facilitatrices de transmission et d’échange grâce notamment à un décloisonnement des pratiques d’apprentissage conventionnelles liées à la mise en œuvre de programmes, à la centralisation et à la normativité des enseignements. Ce décloisonnement ouvre la voie à une forme de bricolage. Quatre éléments sont fondamentaux et caractéristiques du bricolage en jeu : l’échange de pair à pair et une organisation distribuée (non centralisée ni hiérarchique) des activités (Dodier, 1995), le passage de la relation didactique et dialectique sachant/apprenant à la mutualisation et l’articulation de connaissances hétérogènes à partir de la coordination des actions, le tâtonnement expérimental et instrumental dans l’apprentissage par le faire et par l’erreur, enfin, le “Faire ensemble” lié à un réseau (le bricolage relationnel) permettant de construire progressivement une communauté d’intérêts, de pratiques, de langages et de valeurs partagées intégrant une dimension émotionnelle (Thévenot, Livet, 1997). Les façons de faire structurées autour d’objets et de machines disposés dans un espace qui participe de l’organisation des connaissances (Conein, Jacopin, 1993) doivent pouvoir être stabilisées et transmissibles, partagées. C’est ce partage qui permet le passage du bricolage centré sur le faire aux connaissances stabilisées et partageables, celui d’un régime d’engagement « en familiarité personnelle » propre au bricolage à un régime « en justification publique » caractéristique de la mise en commun de connaissances, en passant par le régime « en plan » lié au projet, pour reprendre l’expression de Laurent Thévenot (2019) qui s’intéresse aux formats de connaissances.
7L’analyse des activités des FabLabs et de leurs effets sur l’organisation et la diffusion de connaissances est limitée par le fait que peu d’études sont consacrées à un suivi au-delà du temps et de l’espace d’un projet et de sa réalisation. Dans la littérature scientifique consacrée aux FabLabs, il semble que l’on assiste à un faible réinvestissement des projets menés dans d’autres situations d’apprentissage, par défaut de transférabilité, notamment dans la sphère scolaire ou culturelle du jeune et de l’apprenant. Malgré la multiplicité des plateformes dédiées à des techniques, des machines ou des lieux spécifiques, la démarche même du projet en FabLab reste peu documentée, peu communiquée, peu visible en dehors de l’univers très spécialisé des Fabmanagers, des professionnels, des “makers” qui veulent « articuler la vieille tradition du bricolage avec les technologies contemporaines » (Flichy, 2017 : 165), ou des “libristes” passionnés.
8La recherche, afin de dépasser une perspective limitée au temps du projet, et de comprendre dans quelle mesure la logique sociale du bricolage peut devenir un moyen de construction de connaissances, se situe à plusieurs niveaux de l’organisation des connaissances :
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celui de l’activité : la documentation pour capter, rassembler, organiser et conserver des éléments de mémoire des activités afin de les remobiliser dans d’autres temps, d’autres contextes et d’autres intentions de formation/accompagnement. Cette documentation autour des projets relève souvent de la narration sans principe d’organisation des connaissances ;
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celui du système : la redocumentarisation des traces écrites et communicationnelles des activités dans un système d’information et une organisation. Car dans le FabLab, outre les objectifs, les outils, le réseau social, c’est la création d’un système d’information permettant de faire circuler la documentation technique qui conforte la communauté de pratique étendue et documentée (Lehmans, 2018). La redocumentarisation relève de formes de médiatisation des savoirs ;
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celui de l’écosystème : la circulation et l’organisation des documents dans un écosystème social de petite à grande échelle, suivant des principes qui semblent peu contraignants mais dont il est nécessaire de comprendre les logiques.
9L’articulation du niveau de l’activité (relevant du bricolage) à celui du système (relevant de l’organisation) retient l’attention ici, et non le niveau de l’écosystème global, qui concerne le cadre politique de l’engagement des acteurs.
10Le projet FabLabMore implique des chercheurs en sciences de l’information et de la communication et en sciences du numérique associés à des acteurs de la médiation scientifique et technique. Il s’appuie sur une démarche collaborative, qui ne nécessite pas ou peu de moyens matériels ou techniques importants, mais plutôt la construction d’une communauté de pratique de proximité et à distance, une chaîne d’acteurs de la médiation et intermédiation, sur la base de territoires de fabrication robustes et identifiés. Le point de départ de la recherche-action-intervention est la nécessité d’imaginer des dispositifs et des actions de médiation et d’intermédiation permettant de développer des pratiques d’information et de communication partagées, afin de pérenniser, dans une perspective de partage, les connaissances, au-delà du seul moment de la conception et de la réalisation d’un objet fabriqué ou d’un dispositif. Le projet FabLab-More vise à accompagner le développement des FabLabs dans des logiques d’ouverture sociale plus que d’innovation technologique experte, et à poursuivre et approfondir les investigations entamées autour des tiers-lieux comme espaces participatifs de diffusion des savoirs. Avant la mise en place d’actions concertées dans le cadre de la recherche, les FabLabs et les activités sont analysés, dans leur mode de fonctionnement, en considérant les dimensions cognitives, sociales et interculturelles en jeu.
11La recherche s’appuie, dans un premier temps, sur une conception pragmatique de la connaissance et principalement l’observation des activités qui se mènent dans les FabLabs, centrée sur les interactions et les délibérations lisibles à travers les échanges (langagiers, mais aussi gestuels, graphiques, iconiques…) autour des projets, et la constitution de traces retrouvables permettant la coordination des actions, la conservation et la transmission des façons de faire. Les méthodes d’enquête sont qualitatives et basées sur les observations des activités avec photographies, vidéos et entretiens d’explicitation, des entretiens semi-directifs menés avec les acteurs (managers, médiateurs et makers des FabLabs) à l’aide d’une grille commune. L’analyse des systèmes d’information permet de repérer et qualifier les mécanismes en jeu à travers les pratiques de production, de mobilisation et de mise en circulation de savoirs négociés. Elle s’appuie sur les formats en circulation s’ils existent, car le degré de normalisation des documents est très variable selon les FabLabs, les moyens techniques et financiers dont ils disposent, leur inscription dans les politiques publiques, la culture des managers. Les systèmes d’information concernent l’information et la communication interne mais ils sont liés à la communication externe via les réseaux socionumériques et les plateformes. Les chercheurs observent autant la mise en œuvre de projets collectifs (projets mis en place auprès de classes ou de groupes sur des périodes déterminées) que les activités quotidiennes et non programmées (de stagiaires ou d’étudiants présents) ou encore les réunions des animateurs des FabLabs. Ce travail d’observation a débuté en 2017 dans deux FabLabs de la région bordelaise autour de Coh[at]bit, situé dans l’université de Bordeaux et Cap Sciences, centre de culture scientifique, technique et industrielle (Collectif, 2022), et se poursuit depuis 2022 avec un FabLab de la région lyonnaise situé dans une cité et à vocation d’inclusion (TactiLab) et deux FabLabs situés au Mali (Selab, très récent, adossé à l’université) et au Cameroun (MBoaLab, à vocation scientifique et internationale). Les mêmes méthodes d’observation ethnographique sont mises en place dans tous les espaces.
12Des FabLabs observés dans le cadre de nos travaux, nous avons pu constater la prépondérance affichée de l’usage de systèmes d’information numériques (SIN) dans la question de la documentation des projets des FabMakers. Cette prépondérance s’articule à une organisation de l’espace physique sur les machines et leurs contraintes, toujours très signalisée dans son organisation à l’aide d’affiches, notes, panneaux… qui facilitent un usage intuitif. Le SIN varie d’un FabLab à l’autre, mais la méthodologie mise en avant par les FabManagers repose généralement sur deux types de documents qui passent par des outils de gestion de projet : le carnet de bord et la page projet.
13Le carnet de bord permet de renseigner l’évolution de chaque projet chemin faisant. La page projet permet de documenter le projet de façon plus analytique, afin de le rendre reproductible selon une suite d’étapes généralement agrémentées de schémas ou de photos explicatives, plus ou moins légendées, parfois à partir d’un template proposé pour le FabLab de Cap Sciences, dont le manager a une culture de graphiste. À ces deux formes peut s’ajouter une troisième façon de documenter un projet au moyen d’un Git interne au FabLab, pour les projets faisant un appel plus soutenu à du code informatique dans le cadre du projet.
14Concernant le carnet de bord, comme la page projet, la mise en forme du document passe par l’usage d’un langage de balisage léger à l’instar du Markdown ou du AsciiDoc. L’avantage de ce type de langage est qu’il permet de produire des documents mis en forme sans passer par l’usage de styles, mais requiert de connaître le-dit langage de mise en forme, ce qui constitue en soi un frein à la rédaction dans la documentation des activités des FabMakers, notamment pour les plus jeunes qui n’ont pas nécessairement la culture numérique adéquate. Si l’on prend l’exemple des pages du SIN du FabLab Coh[at]bit, on constate que les projets des adhérents sont généralement présentés de façon très sommaire, voire lacunaire, ne donnant accès qu’aux fichiers du projet sans texte de présentation ni liste des matériels nécessaires. De la même façon, au MboaLab de Yaoundé, on constate un décalage entre les systèmes experts et les plateformes scientifiques mobilisés par les étudiants ou les professionnels, qui respectent des protocoles et des formats précis exigés par la nature de leurs activités, et le tâtonnement des usagers externes, qui expriment la nécessité de garder des traces de leurs activités, mais restent cantonnés dans des pratiques lacunaires (photographies, messages) et des systèmes éphémères dépendants des grandes plateformes monopolistiques de réseaux socionumériques comme Whatsapp.
15S’il est étonnant, de prime abord, de constater que les pages projet, qui se présentent comme des bilans pas nécessairement rétrospectifs, ou les carnets de bord, sont assez peu exploités par les FabMakers, les observations des FabMakers et les échanges réalisés avec ces derniers ainsi qu’avec les FabManagers permettent de donner quelques pistes d’explications. D’une part, les supports d’échanges de façons de faire entre FabMakers et FabManagers sont souvent oraux et/ou manuscrits, mais sans mobilisation du numérique, avec l’usage de tableaux (paperboards), par exemple, ou le rappel de la signalétique, pour réaliser des schémas techniques ou présenter des processus de travail. Ces échanges peuvent être provoqués par les FabMakers lors d’un point de blocage : ils vont solliciter le FabManager pour des explications (les supports sont alors mobilisés dans une démarche de diagnostic de problèmes des FabMakers médiée par le FabManager), soit par le FabManager qui vient échanger sur l’état d’avancement du projet. Une heuristique de recherche de problèmes est mise en place dans le premier cas, pour relancer le FabMaker dans son processus de création. La documentation du moment d’échange n’est pas systématique, le FabMaker poursuivant sa tâche immédiatement après l’explication. De nos observations, la mise en notes de l’explication n’est pas non plus sollicitée par le FabManager de façon systématique. C’est donc la communication orale et gestuelle (avec les FabManagers, mais aussi entre makers) qui prime dans le cours et la dynamique du projet qui avance par tâtonnements, et dans tous les FabLabs.
16La constitution de traces régulières des activités représente une contrainte forte, une façon de figer les échanges, notamment chez les plus jeunes, voire un obstacle aux activités et aux apprentissages. Les élèves de collège observés pendant une semaine, malgré les consignes, abandonnent rapidement la prise de notes et la constitution d’une base d’archives photographiques si elle n’est pas présentée comme une obligation, ou rappelée régulièrement, par exemple en fin de journée. Des étudiants concernés par une formation spécifique sont cependant susceptibles de s’imposer la contrainte de la description dont ils savent qu’elle incarne les apprentissages en cours, l’activité même de description et d’indexation représentant un élément des compétences visées. Des tutoriels sont disponibles sur les SIN et des modes d’emploi sur les cloisons ou les machines, mais les Fabulistes privilégient le dialogue oral qu’ils associent au lien social. On note ainsi des frictions entre le besoin de sociabilité des FabMakers et les injonctions à la documentation. Dans certains entretiens, les FabManagers insistent sur la construction de compétences psychosociales qu’ils privilégient sur les compétences techniques ou les apprentissages académiques. Ainsi la documentation doit s’inscrire dans un cadre de coopération et d’engagement et non de contrainte, ce qui est parfois contradictoire dans un processus de bricolage. La documentation, nécessitant un effort cognitif, quand il s’agit par exemple de respecter un format ou un langage informatique, doit être interprétée comme la condition de la communication dans un système d’information qui exige normativité et standardisation.
17Une galaxie d’outils complexe se déploie dans les FabLabs avec un bricolage entre des plateformes de partage de fichiers et de code qui nécessitent une aisance en programmation, une culture de hacker, une technicité qui peut être un frein aux usages, et des plateformes de réseaux sociaux ouvertes, bricolées et détournées pour stocker des procédures. Ces dernières servent simultanément une stratégie de communication et d’ouverture sur le monde social.
18Coh[at]bit passe par la plateforme open source Redmine qui correspond à un choix politique d’exclure tous les outils propriétaires afin de respecter un environnement commun. Le MboaLab de Yaoundé repose sur une organisation complexe qui allie des activités commerciales, des activités de science ouverte et des activités de participation locale ouverte. Pour chaque volet de cette organisation, il documente les projets en s’appuyant sur des outils ciblés. Il utilise des plateformes professionnelles propriétaires voire payantes pour la partie scientifique, organisationnelle et commerciale de son activité (Slack par exemple). Dans le cadre de son activité liée à l’Open Science, Git’hub et GitLab sont mobilisés. Il s’appuie enfin largement, pour l’organisation et la conservation des projets en interne, sur les outils des grandes plateformes comme Google Drive, connues des usagers peu expérimentés. Les FabManagers interviewés au Cameroun en dehors du MboaLab évoquent aussi tous Google Drive et des pratiques bricolées qui s’appuient sur des outils familiers ne nécessitant que peu de connaissances en informatique.
19Du point de vue de l’archivage et du partage des données, l’environnement économique et technique (faiblesse des réseaux, coupures d’électricité en Afrique) peut être un frein au passage du bricolage à partir des outils du marché aux connaissances stabilisées et partagées. Les FabMakers africains insistent également sur l’importance de la parole pour expliquer le recours très fréquent à la plateforme Whatsapp (et dans une moindre mesure Facebook), souvent à partir de groupes, pour échanger sur les projets et les pratiques. Ils ont cependant identifié le chemin qui reste à parcourir, à la fois du point de vue des gestes techniques et normatifs destinés à conserver et documenter les projets, et du point de vue des apprentissages à mobiliser du côté de l’informatique. Les tutoriels à disposition sur les plateformes comme Youtube sont souvent évoqués pour trouver des solutions qui restent bricolée.
20Les observations d’activités situées dans les FabLabs et visant des apprentissages, si on les fait porter sur la circulation, la distribution et l’organisation des connaissances, laissent apparaître un certain paradoxe. Alors que l’espace des FabLabs est articulé autour des techniques, machines et objets, la relation aux connaissances qui s’y déploie s’appuie plus sur les échanges sociaux mobilisant les émotions, une attention liée à la modalité du bricolage, des engagements mutuels, que sur les systèmes techniques et les interactions hommes-machines, porteurs de contraintes. Le bricolage n’est pas seulement caractérisé par un agencement limité d’outils pointé par Claude Lévi-Strauss, mais aussi par une forme de liberté ouverte par l’absence de planification technique qui laisse la place à l’imagination et à la diversité des modes d’entrée dans les apprentissages. Cette liberté peut avoir des dimensions politiques, comme en témoigne le nom donné à l’espace de documentation du MBoaLab : bibliothèque décoloniale. Le défi posé par ces caractéristiques reste celui de la négociation pour trouver des moyens documentaires acceptables et adaptables à la diversité des usagers et des usages de conserver les traces sans les figer, et pour décoloniser les connaissances, en particulier en passant par les communs.