1Cet article est issu d’un projet de recherche intitulé Prodoq (les professeur·es documentalistes et les questions de genre), réunissant une équipe pluridisciplinaire de chercheuses en sciences sociales et financé par la MSH Lorraine (2022-2023). Il vise à analyser la manière dont ces enseignant·es ont développé des savoirs en lien avec les « questions de genre » ainsi que le rôle qu’ils·elles jouent dans leur diffusion, au sein du CDI (centre de documentation et d’information), mais aussi auprès des élèves et des équipes éducatives. Dans le champ éducatif, les questions de genre renvoient aux objets d’apprentissage permettant d’aborder la manière dont le genre contribue à la production d’inégalités et de discriminations sexuées et genrées. Elles appartiennent aux nouvelles problématiques éducatives qui questionnent le fonctionnement ordinaire de l’école, en remettant en cause ses fonctions sociales élémentaires (Couchot-Schiex, 2019) et aux questions socialement vives qui font polémique dans la société, mais aussi à l’école où elles doivent être abordées, voire enseignées.
2Depuis la loi de Refondation pour une École de la République du 8 juillet 2013, la promotion de l’égalité entre les filles et les garçons et la lutte contre les LGBT-phobies sont présentées comme une priorité. Des circulaires font mention de la nécessité d’apprendre aux élèves à dépasser les stéréotypes de genre, pour lutter contre le harcèlement et les cyberviolences, dont les filles et les jeunes LGBT+ souffrent respectivement deux et quatre fois plus que la moyenne de cette tranche d’âge (Couchot-Schiex, Moignard ; Stassin, 2019). L’objectif est également de favoriser la réussite des élèves et de les aider à bâtir un projet d’orientation fondé sur des choix personnels, et non sur des choix correspondant aux stéréotypes de genre associés aux filières et métiers (Vouillot et al.). Ces thématiques sont abordées dans les parcours éducatifs (« santé », « citoyen » et « avenir ») mis en place depuis la rentrée 2015, et dans les programmes d’éducation aux médias et à l’information (EMI) ou d’enseignement moral et civique (EMC). Les professeur·es documentalistes contribuent à ces enseignements et jouent un rôle important dans la lutte contre les discriminations (Stassin, 2020), dans la formation à l’égalité et dans l’orientation des élèves (Thiault).
3Les professeur·es documentalistes « assurent une double mission, celle de gestionnaire des centres de documentation et celle de professeur » (Couzinet, Gardiès, 2009). Leur métier s’articule autour de trois missions : l’acquisition d’une culture de l’information par les élèves ; la gestion du fonds documentaire ; l’ouverture de l’établissement sur son environnement éducatif, culturel et professionnel. Leur double fonction et aptitude est une richesse et un atout pour répondre aux questions vives qui pénètrent l’école (Fabre, 2011). Dans cet article, nous nous intéressons à la manière dont ces enseignant·es participent à l’accueil des élèves LGBT+ et à la prévention des discriminations à caractère transphobe et homophobe, mais aussi aux enjeux et difficultés auxquels ils·elles sont confronté·es dans leur activité de médiation documentaire et dans la transmission d’une culture de l’information et de l’égalité.
4La gestion du fonds documentaire renvoie à l’activité de médiation documentaire. Cette dernière est une médiation des savoirs « qui met en place, grâce à un tiers, des interfaces, qui accompagnent l’usager et facilitent ses pratiques » (Gardiès, 2012 :145). Ce tiers a un rôle qui dépasse « la simple transmission de l’information pour aller vers une construction de liens entre besoin et usage d’information pour permettre à l’usager de transformer l’information en connaissance » (idem). La médiation documentaire a donc pour enjeu de mettre en relation celui qui cherche à combler un besoin informationnel et le document susceptible de le combler. La construction du lien entre collection et usager passe par un traitement documentaire, à l’aide d’outils et de langages (thésaurus, classification), permettant de « représenter le sujet du document afin de lui assigner une place dans le fonds documentaire ou de représenter les différents concepts de son contenu informationnel » (Courbières, 2011 :132).
5La médiation documentaire est un enjeu majeur pour l’accueil du public LGBT+ dont on sait aujourd’hui qu’il est confronté à différentes barrières dans son accès à l’information, dans les CDI mais également dans les bibliothèques publiques et universitaires : manque important de ressources dans certains fonds ou ressources inadaptées ; barrières psychologiques (peur d’être discriminé, stigmatisé) empêchant de demander, consulter, emprunter certains documents ; erreur dans l’indexation et le catalogage qui ne permet pas de retrouver les documents (Pierson, 2017 ). Le web et les médias sociaux pallient aujourd’hui certains de ces manques en donnant accès à des groupes de discussion formant des safe spaces et mettant à l’abri de certains discours haineux ou LGBTphobe, offrant la possibilité de s’exprimer librement sans craindre le regard des autres (Stassin, 2022). Identifier des ressources numériques qui auraient tout à fait leur place dans un fonds documentaire est aussi un enjeu de médiation. On relève par ailleurs dans la littérature professionnelle un engagement en faveur de ce public passant par une nouvelle façon de penser l’accès à la documentation à travers le catalogue, l’indexation et la cotation (Beyron-Whittaker) ou les collaborations avec des associations (Salanouve). Répondre aux besoins informationnels des élèves LGBT+ en repensant la médiation documentaire est donc un premier levier en faveur de leur inclusion.
6Le second levier est corrélé à la première mission des professeur·es documentalistes : « l’acquisition par tous les élèves d’une culture de l’information et des médias ». Cette culture renvoie « à tout ce que doit savoir une personne pour vivre dans un monde d’information » (Maury), aux compétences attendues et nécessaires dans une société de l’information : identifier la pertinence des informations, les filtrer, les évaluer et les utiliser (Loicq). Elle contribue au développement de l’esprit critique des élèves. L’éducation aux médias et à l’information (EMI) – dont les professeur·es documentalistes sont maîtres d’œuvre - articulée à l’enseignement moral et civique (EMC) est un cadre propice à la transmission de cette culture. Le développement de l’esprit critique permet aux élèves de dépasser les stéréotypes de genre et les préjugés véhiculés par les médias, le cinéma, la télévision, la publicité. Cela favorise en outre la lutte contre le harcèlement scolaire, dont on sait qu’il est alimenté par le sexisme, l’homophobie, le racisme et plus largement le rejet de la différence (Stassin, 2019). Les professeur·es documentalistes ont donc un rôle clé à jouer dans la lutte contre les discriminations, dans la formation à l’égalité et dans l’orientation des élèves encore trop soumise aux stéréotypes de genre.
7De par leurs spécificités, les professeur·es documentalistes sont d’une certaine manière éloigné·es de la « forme scolaire » (Vincent, 1994), qui renvoie à un fonctionnement de l’école hérité du XIXe siècle, dans lequel les élèves sont obligés de suivre un enseignement dispensé par un·e professeur·e avec des savoirs à acquérir selon une forme prédéfinie. La première mission (acquisition d’une culture de l’information par les élèves) semble conforme au modèle de la forme scolaire, mais s’en éloigne par l’absence de programmes et d’heures attribuées systématiquement dans l’emploi du temps. De plus, la spécificité du lieu d’activité, le CDI (et non la salle de classe), favorise une transmission horizontale des savoirs grâce à un environnement capacitant « qui offre du sens, des marges de manœuvre, des possibilités de développement et d’apprentissage, (…) qui permet d’accroître l’autonomie et le pouvoir d’agir de tous les acteurs » (Falzon). La liberté d’action dont ils·elles disposent leur permet donc d’être plus à l’écoute des publics présentant des besoins spécifiques, favorisant ainsi l’intégration et l’inclusion de tous les élèves. Le lieu CDI facilite de plus les relations interpersonnelles avec les élèves, qui se confient alors plus facilement.
8La méthodologie qualitative déployée dans cette étude est mixte puisqu’elle allie entretiens d’autoconfrontation et entretiens biographiques. Les premiers ont été conçus comme des « entretiens d’autoconfrontation aux traces matérielles de l’activité » (Theureau) pour lesquels les professeur·es documentalistes devaient nous présenter deux ou trois documents formant une « trace » d’une action pédagogique ou d’une action de sensibilisation menée autour des questions de genre. Ce type d’entretien vise à replonger les personnes interrogées dans une activité qu’elles ont réalisée pour accéder à l’« activité réelle », à ce qu’elles ont fait ou non, à ce qui était prévu ou ne l’était pas, aux dilemmes et choix auxquels elles ont été confrontées, aux décisions prises « dans le feu de l’action », aux interactions avec leurs élèves et leurs collègues. Cette visée renvoie à la différence entre le travail prescrit et le travail réel, telle qu’énoncée par Clot. L’enjeu est de mener une recherche compréhensive et de recueillir le point de vue intrinsèque des professeur·es documentalistes quant aux dispositifs d’éducation au genre, en les plaçant dans une posture réflexive vis-à-vis de leur propre activité.
9Les entretiens « biographiques » visaient à appréhender leurs trajectoires professionnelles et à identifier la manière dont ils·elles ont construit leurs savoirs liés aux questions de genre à l’intersection de différents champs d’apprentissage. Nous avons abordé leur formation, mais aussi tout ce qui, dans leur biographie (Bertaux) et leurs pratiques médiatiques, culturelles, militantes, leur a permis de forger une connaissance de ces questions et de les mettre au service de leurs missions. Nous les avons également interrogés sur leur rôle dans l’établissement et la manière dont ils·elles envisagent leur responsabilité dans ce domaine.
10L’étude a été réalisée au sein des académies de Nancy-Metz et Reims et s’est focalisée sur le lycée où la question de l’orientation des élèves est primordiale et où il est peut-être plus aisé d’aborder ces questions. Six professeur·es documentalistes ont été rencontré·es : deux femmes exerçant en lycée polyvalent, dont l’une avait auparavant exercé en lycée professionnel, trois femmes exerçant en lycée général et technologique et un homme exerçant en lycée professionnel. Au cours de cette enquête, nous avons eu l’opportunité d’interroger une professeure documentaliste exerçant en collège et qui avait la caractéristique d’être chargée de mission pour la documentation au niveau académique. Nous avons donc fait le choix de l’interviewer au même titre que les six autres. Au final, nous avons rencontré six femmes et un homme. Il s’agissait d’un échantillon de convenance visant une représentativité plus liée au type d’établissement et au milieu (rural/urbain) qu’au genre des enseignant·es - la profession étant par ailleurs à 86% féminine – ou à leur âge (37 à 58 ans).
11Les questions de genre abordées par les professeur·es rencontré·es s’articulent globalement autour des thématiques suivantes : les stéréotypes de genre ; la représentation des femmes dans l’histoire, la science, la politique ; les violences sexistes et sexuelles ; l’homosexualité/la transidentité ainsi que son corollaire l’homophobie/la transphobie. C’est donc principalement à travers le prisme des inégalités et des discriminations que le genre semble être traité.
12Ces thématiques sont abordées en premier lieu pour répondre aux directives institutionnelles inscrites dans les textes officiels : lutter contre le harcèlement scolaire, favoriser l’égalité fille-garçon ; améliorer l’accueil des élèves transgenres... Les journées de mobilisation nationale ou internationale (contre le harcèlement, contre l’homophobie et la transphobie) sont citées comme des opportunités d’actions et une occasion d’impliquer les élèves dans des activités de sensibilisations à destination de leurs pairs. Il s’agit ensuite de répondre aux exigences des programmes scolaires lors de collaborations avec des enseignant·es de discipline : la thématique « Femme, Féminité, Féminisme » au programme d’Histoire des arts de Terminale, la thématique « féminin-masculin » au programme de SVT (sciences de la vie et de la terre). Enfin, il s’agit de favoriser le développement de l’esprit critique des élèves et de les aider à dépasser les stéréotypes de genre, conformément aux visées de l’EMI. On note aussi que les enseignant·es portent une attention particulière à ces thématiques lorsqu’ils·elles sont référent·es égalité au sein de leur établissement, s’identifient comme féministe et/ou personne LGBT+ ou sont parents d’un enfant qui s’identifie comme tel.
13L’enrichissement du fonds documentaire est essentiel pour pouvoir disposer de ressources qui seront mobilisées lors de séquences pédagogiques et à disposition des élèves. À travers les entretiens, on relève qu’une place importante est donnée aux bandes dessinées, romans graphiques, mangas japonais et manhwa/webtoons coréens. Le support graphique est souvent perçu comme un média particulièrement adapté pour des actions de prévention ou de sensibilisation en raison de son apparente simplicité : l’utilisation de visuels et la narration peu dense laissent plus facilement la place aux représentations et aux émotions. L’imbrication du visuel et du textuel sur laquelle repose la bande dessinée est alors identifiée comme un levier efficace pour aborder des questions de société, comme le sexisme et les stéréotypes de genre. Dans de nombreux mangas, on trouve en effet des stéréotypes renforcés par une visualité particulière : certains personnages féminins sont extrêmement sexualisés (poitrine disproportionnée, postures suggestives, robes moulantes et courtes), tandis que des personnages masculins présentent des traits androgynes, presque féminins, cultivent une ambiguïté, sont bi-genre ou se « travestissent » ponctuellement selon un objectif particulier. D’autres ouvrages (de catégorie yaoi ou non) posent la question de l’amour entre deux personnages masculins ou féminins. Au-delà de la question LGBT+, les mangas, notamment de type mecha, qui allient humain et robot, permettent un questionnement sur l’identité et le rapport à soi, à son corps, à son image.
14Concernant les supports mobilisés pour le déroulement de séquences pédagogiques, outre la bande dessinée, on relève un fort recours à l’image publicitaire fixe ou animée, de nature commerciale ou sociétale. Pour les élèves dont les compétences en lecture sont fragiles, ce support facilite la compréhension du message (et de son contexte) ainsi que l’ouverture de la discussion. Le recours à la vidéo permet de faire des pauses ou arrêts sur image qui facilitent les échanges sur certains points et permettent d’interroger les élèves sur ce qu’ils pensent et ressentent, sur leurs affects et émotions. Ces images peuvent être accompagnées d’une grille d’analyse que les élèves sont invités à remplir ou être simplement vidéoprojetées pour être discutées généralement à partir d’une question de type « en quoi cette image peut être sexiste ? » Une autre catégorie de support se dégage également : le quiz sur une thématique précise (« les femmes célèbres », « l’homosexualité dans le monde ») avec parfois des mises de jetons ou des gains qui permettent de ludiciser l’activité. Cependant, ce support semble avant tout servir de « liminaire » et est plutôt mobilisé pour réaliser un diagnostic visant à sonder le degré de connaissance et le positionnement des élèves sur des thématiques qui relèvent de « questions socialement vives », cristallisant points de vue, crispations et résistances.
15Ces résistances émanent de trois types d’acteurs. Tout d’abord, des élèves peuvent se montrer réfractaires à certaines activités, parce qu’ils·elles suivent une dynamique de groupe, évitent de témoigner d’une ouverture d’esprit pour un sujet afin de ne pas se faire remarquer (ou identifier en tant que personne LGBT+), ou bien encore évoquent des convictions politiques ou religieuses qui, bien qu’elles n’aient pas leur place à l’école, peuvent être un frein au bon déroulement d’une séance. Ensuite, les résistances peuvent venir d’autres membres de l’équipe éducative par manque de temps ou d’intérêt ou bien parce qu’ils·elles ne sont pas à l’aise avec ces questions, comme l’a aussi documenté Evelyne Barthou. Certaines enseignantes affirment aussi parfois ressentir, au sein d’équipes de direction, un sexisme ordinaire allant d’un manque de soutien dans l’organisation d’événements pourtant présentés comme prioritaires dans les textes officiels à une dévalorisation des actions qu’elles mettent en place, un ressenti déjà mis en exergue par Hedjerassi et Bazin. Enfin, les parents peuvent émettre des réserves sur le déroulement de certaines activités ou l’acquisition de certains ouvrages, ce qui pousse parfois les enseignant·es à une forme d’auto-censure ou à des stratégies de contournement, un aspect déjà mis en avant dans une étude consacrée au public LGBT+ dans les bibliothèques scolaires américaines.
16Les élèves LGBT+ ne sont généralement pas identifiés dans les établissements, à l’exception de celles et ceux qui assument ouvertement leur orientation sexuelle ou identité de genre. Différents facteurs entrent en jeu : acceptation qu’ils ont ou non de leur « différence », peur d’être stigmatisé ou discriminé. Plus souvent victimes de brimades ou harcèlement, ces élèves voient parfois le CDI comme un refuge. Le climat scolaire joue donc aussi un rôle important dans l’identification du public et de ses besoins informationnels. Pour les professeure·s documentalistes, il s’agit alors de répondre aux besoins informationnels supposés d’un public supposé présent. Bien sûr, l’enjeu n’est pas de soumettre ces élèves à l’injonction de se catégoriser ou de se définir comme tel ou tel, mais de permettre à celles et ceux qui pourraient avoir besoin de mettre des mots sur un questionnement ou sur un ressenti de le faire en toute sécurité.
17On note à travers notre enquête et le discours des enseignant·es rencontré·es une différence majeure entre des lycées généraux et technologiques de centre-ville dotés de sections artistiques, danse, théâtre, cinéma, où les violences sexistes et LGBT-phobes semblent moindres et des lycées professionnels où une importante population masculine est scolarisée, où il règne une forme de pression viriliste qui engendre une discrimination à l’égard des filles et des garçons dérogeant aux normes de genre.
18La volonté d’acquérir des ressources ne suffit cependant pas pour constituer un fonds pouvant répondre aux besoins des élèves concernés. Les professeur·es documentalistes soulignent différentes difficultés auxquelles ils·elles sont confronté·es : un manque de connaissances du public LGBT+ qui est loin d’être un public homogène (les besoins informationnels d’un garçon cisgenre gay ne sont pas les mêmes que ceux d’une fille transgenre ou non binaire) ; leurs propres stéréotypes et représentations ; un manque de vocabulaire qui ne permet pas toujours de faire des recherches d’information optimales ou de bien indexer ou décrire les documents. Par exemple, jusqu’à sa rencontre avec l’auteur transgenre venu faire une intervention dans son établissement et aux échanges qu’elle a eus avec l’association LGBT+ qui coorganisait l’événement, Jeanne (enseignante en collège) utilisait le terme « transexuel » qui est contesté car issu du vocabulaire médical et auquel on préfère aujourd’hui le terme « transgenre ».
19Se pose alors la question de valoriser un fonds sans stigmatiser un public : choisir les bons mots clés, contourner les erreurs ou pallier les limites des thésaurus. À cela s’ajoute une réflexion menée quant aux pratiques de classement des ouvrages. Sortir d’un fonds de mangas ceux dont l’intrigue rend compte d’une romance entre deux personnages du même sexe pour les intégrer à un fonds spécial « LGBT » peut s’avérer contre-productif et source de stigmatisation. A contrario, ne pas signaler l’existence de telles intrigues et laisser les ouvrages au sein d’un fonds généraliste peut conduire à leur invisibilisation (Beyron-Whittaker, 2018). En outre, il convient de proposer des histoires dont l’issue est « positive », trouver des ressources qui ne confortent pas les élèves dans l’idée qu’ils seront toujours isolés, harcelés par leurs camarades, rejetés par leurs proches. Dans cette lignée, Marie, professeure documentaliste en lycée polyvalent, qui a été socialisée par ses deux filles lesbiennes aux questions d’orientation sexuelle et d’identité de genre leur fait souvent « tester » des documents nouvellement acquis avant de les enregistrer dans son fonds et s’appuie également sur leurs conseils pour enrichir sa collection.
20L’attention portée à l’accueil des élèves LGBT+ à l’école ainsi qu’à la prévention des violences sexistes et sexuelles est assez récente et émerge dans les textes officiels à partir des années 2010 en réponse à des changements sociaux et des problématiques sociétales comme le harcèlement scolaire ou le mouvement #metoo. Le sexisme, l’homosexualité, l’homoparentalité ou encore la transidentité sont des questions socialement vives, prenant naissance dans la société et dans les médias, dans la science et dans la politique et pénétrant la sphère scolaire qui doit apporter des éléments de réponse. Pour ce faire, les professeur·es documentalistes mobilisent leurs missions d’ouverture culturelle et la nature interdisciplinaire de leur profession et s’appuient sur des dispositifs variés tels que les journées de mobilisation contre le harcèlement scolaire, les élèves ambassadeurs contre le harcèlement, les référent·es égalité fille-garçons/LGBT. Ils·Elles reconnaissent l’utilité des formations et des séminaires auxquels ils ont accès grâce à l’institution, car ils contribuent à définir le cadre institutionnel de la politique d’égalité, à mettre en œuvre des projets et à trouver des ressources pour les élèves et les équipes éducatives. Cependant, ces moments de formation sont souvent trop courts (quelques heures, une journée) et trop peu nombreux pour acquérir de nouvelles connaissances et les mettre en pratique de manière concrète. Face aux résistances (des collègues et de la hiérarchie) et dans une institution qui formule parfois des injonctions paradoxales, reproduit le système de genre et favorise la persistance des inégalités sexuées (Couchot-Schiex), ils·elles ont parfois l’impression de devoir « bricoler » et ressentent un sentiment de solitude dans leurs projets.
21L’institution ne pouvant à elle seule apporter les connaissances et le soutien nécessaires, c’est auprès d’autres sources et au sein d’autres sphères que ces enseignant·es vont puiser des ressources : (1) les jeunes collègues, stagiaires ou assistant·es d’éducation (AED), qui sont des personnes LGBT+ ou qui y sont confronté·es et/ou se sont intéressés à ces questions au cours de leurs études (sujet de mémoire, engagement militant) ; (2) les élèves concernés qui s’impliquent dans des activités de prévention ou qui participent à l’enrichissement du fonds documentaire ; (3) la sphère personnelle et familiale (militantisme, enfant qui fait un coming out); (4) les associations LGBT+ avec lesquelles des professeur·es documentalistes collaborent dans le cadre d’actions spécifiques (rencontre avec un auteur transgenre, travail autour de la représentation des gays dans les médias). La nécessité d’une collaboration plus étroite avec ce type d’associations pour améliorer la politique documentaire (en acquérant les ressources appropriées et en utilisant le vocabulaire adéquat) est d’ailleurs soulignée. On observe alors la mise en place d’un processus d’hybridation du savoir info-documentaire avec le savoir situé (des personnes concernées) et le savoir communautaire (des associations) ainsi qu’un processus de socialisation ascendante des enfants/élèves/stagiaires vers les enseignant·es en poste depuis plusieurs années. Ces processus s’expliquent par le recours à des sources d’information multiples, qui favorisent un traitement documentaire pertinent et non stigmatisant et une inclusion des élèves LGBT+ dans le panorama documentaire et culturel des établissements.
22Notre étude met en évidence comment les professeur·es documentalistes peuvent jouer un rôle dans l’accueil des élèves LGBT+, dans la réponse à leurs besoins informationnels, mais aussi dans la lutte contre les discriminations dont ces élèves peuvent être victimes. La gestion du fonds documentaire leur permet de mettre à disposition un certain nombre de ressources, empruntables ou servant de support lors d’actions ou de séquences pédagogiques spécifiques ; les activités visant à décrypter les stéréotypes de genre et à analyser les modèles et rôles sociaux véhiculés par les médias participent de la transmission d’une culture de l’information visant à offrir aux élèves les clés de résistance à toute forme d’emprise et de préjugé. L’ouverture culturelle, en lien avec leur troisième mission, leur permet de travailler en étroite collaboration avec différents acteurs. Nous avons cité les associations LGBT+ ou les rencontres avec un·e auteur·e, mais l’enquête a aussi mis en exergue, sur les questions de genre en général, des activités avec le spectacle vivant et des artistes. Cependant, sans une connaissance approfondie du public LGBT+, de ses besoins informationnels, des auteurs et des sources appropriés pour les satisfaire, la médiation documentaire ne peut se réaliser. Pour pouvoir satisfaire les besoins de ce public, les professeur·es documentalistes développent de nouvelles compétences sur des sujets particuliers qui touchent aussi bien les discriminations que les pratiques culturelles des jeunes LGBT+ ou le vocabulaire à employer pour valoriser sans stigmatiser. Malgré toute la volonté dont ils·elles semblent faire preuve, l’étude met en exergue les résistances auxquelles ils·elles font face pour tout ce qui touche au genre de manière générale : résistances des élèves, des parents, des collègues et de la hiérarchie. Si toutes les facettes de leur métier semblent en faire les mieux placé·es pour aborder les questions de genre, les injonctions paradoxales de l’institution, ajoutées aux résistances et aux difficultés rencontrées, peuvent leur donner l’impression de se battre contre des moulins à vent.