Sociologie du numérique
Texte intégral
1« Nul ne saurait dire que le numérique n’est pas pensé, n’est pas ausculté, n’est pas diagnostiqué comme phénomène majeur de notre temps » (p. 11), telle est la phrase introductive de la 2e édition de l’ouvrage ‘Sociologie du numérique’, prémices de l’emphase par son auteur Dominique Boullier, sur la pervasivité du numérique. Nonobstant les discours technophiles ou technophobes, notre rapport au monde, en tant qu’individu, groupe ou organisation, est bouleversé par le numérique, avec des enjeux sociaux, cognitifs, économiques et politiques qui en ressortent. Ces enjeux constituent successivement la trame de cet ouvrage qui se décline en six chapitres, allant du cadre généalogique des histoires du numérique jusqu’aux perspectives des humanités numériques.
2Outre une révolution, l’auteur évoque, à la suite des travaux d’Elisabeth Eisenstein sur l’imprimerie, le numérique comme un amplificateur, avec tout de même des particularités qui font de lui une innovation insaisissable et permanente suivant la loi de Moore. Dès lors, contrairement aux pratiques de la sociologie classique consistant à penser « la société déjà faite », il n’est pas question pour l’auteur de suivre au fil du temps les innovations numériques, ce qui pourrait s’avérer inopérant et heuristiquement peu pertinent. En s’inscrivant dans les pas de Bruno Latour (2006), Boullier prend le parti d’une approche sociologique de « la société en train de se faire », en vue d’élaborer une boite à outils conceptuels inspirés de récentes démarches empiriques. Peut ainsi se construire une boussole pour s’orienter dans le phénomène numérique. Faire usage du pouvoir d’amplification comme fil conducteur d’où détricoter ce rhizome ne signifie pas faire table rase des technologies pré numériques. A contrario, Boullier, citant Jacques Perriault, relève, comme pour l’imprimerie, « ‘l’effet diligence’ pour montrer à quel point les premiers temps d’une innovation reprennent tous les schémas techniques et organisationnels des pratiques précédentes en les transposant » (p. 13). Outre la portabilité et l’accessibilité de l’imprimerie comme du numérique, il possède des qualités propres telles que son pouvoir combinatoire, le couplage homme-machine et sa traçabilité émanant du codage informatique permettant décomposition et recomposition. En effet, « le numérique est avant tout une capacité de calcul étendue à tous les domaines, à travers la médiation des algorithmes » (pp 222-223). Des changements d’échelle compris comme réinvention et la réappropriation des technologies préexistantes sont ainsi observés dans nos pratiques relatives au lire, voir, écrire et produire.
3Dans ce sens, les histoires du numérique sont contées, non pas suivant un principe chronologique, mais pour rendre compte des diverses médiations servant de socle à l’effet diligence ci-haut évoquée ; et dont sont tributaires des possibles sociaux et controverses actuelles. Aussi, en s’appuyant sur la notion de « subpolitique » de Beck, Boullier souligne que le numérique échappe aux lieux de décision démocratique conventionnelle, du fait de la puissance des acteurs qui le pilotent. Les décisions techniques aux prises aux choix politiques aboutissent à des modifications des choix sociaux : « Toute technique encapsule des choix politiques » (p. 284). Sous ce prisme généalogique sont abordés les enjeux sociotechniques et les changements d’échelle observés avec les machines à calcul, accessoires informatiques, infrastructures de télécommunication, internet, web, supports médiatiques. Le numérique est un réseau voulu décentralisé mais qui est de plus en plus recentralisé sous la pression du marché et de la surveillance numérique.
4Ces histoires font aussi une part belle à la traçabilité et la prédictibilité des comportements par le Machine Learning (dénomination préférée par l’auteur à celle d’intelligence artificielle) et le data mining. Le Machine Learning prend de l’ampleur, dès 2012, en contexte de big data et d’économie numérique financiarisée. Cette financiarisation s’accompagne d’un jeu d’investisseurs et des investis (Feher) autour des bons signaux à émettre pour se positionner sur le marché. Toutefois des appréhensions sont soulevées telles que le contrôle non maitrisé de cet insaisissable prédicteur de comportements. De même, peut être problématique l’invisibilité des travailleurs humains à l’instar de ceux d’Amazon Mechanical Turk qui pourtant, selon le principe de la ground truth, jouent un rôle clé dans l’étalonnage des algorithmes de cette intelligence artificielle qui est « artificielle » comme le dit Jeff Bezos. Boullier évoque dans cette édition un autre changement majeur : la Blockchain censée faire bloc à l’exploitation effrénée des traces par les institutions étatiques et les firmes. L’effacement du rôle des tiers de confiance est visé ainsi que la contractualisation de toute tâche et le proof of work pour la validation de la tâche dans la chaine contre rétribution par une cryptomonnaie. Mais une tendance est à la recentralisation du fait des grandes fermes de serveurs des mining pools installées dans ce secteur censé être un parangon du réseau décentralisé. Aussi le RGPD, face aux positionnements géostratégiques américains et chinois qui se confortent, semble constituer l’affirmation de la voie européenne à l’heure des comptes autour des données personnelles. Toute chose constituant le « bagage historique et technologique indispensable » (p. 101) pour scruter les enjeux sociaux, cognitifs, économiques et politiques du numérique.
5Comme dans la 1ère édition, l’auteur revient sur le design de visibilité de Cardon cartographiant les identités numériques de l’être et du faire, réelles ou projetées. La publication de soi est soulignée via des jeux identitaires de l’internaute tiraillé entre maîtrise de son privacy et désir d’extimité : préserver son intimité ou se faire connaitre et être reconnu en ligne, un paradoxe à l’heure de l’opportunité d’une meilleure protection de ses données personnelles offerte par le RGPD.
6Sur un plan cognitif, il est à noter différentes politiques d’orientation des savoirs relevant d’un certain « court-circuit de l’analyse » plus ou moins élaboré ; ce qui mettrait à mal les médiateurs classiques des savoirs que sont les journalistes, chercheurs, enseignants et documentalistes. Il s’agit notamment de l’option du « chacun son web » par ses favoris et des algorithmes de personnalisation des recherches, la sérendipité, la recherche par catégorie dans les annuaires, la confiance dans les tags de ses amis (folksonomie) ou de ceux de ses leaders suivis, et surtout par la recherche par mots-clés sur les moteurs de recherche dont le géant Google axé sur la pertinence des résultats avec sa technique algorithmique alliée au Machine Learning.
7Sur ce même plan, face à « l’information proliférante » en ligne et la « rareté de l’attention » qui s’en suit, divers « registres attentionnels » servent de capteurs d’attention. Il s’agit en l’occurrence de la fidélité, l’alerte et la gamification. Si la fidélité accentue les mesures de réputation pour ne pas s’égarer dans le flot informationnel mais plutôt reconnaître dans la durée et valider les producteurs et consommateurs de biens les plus qualifiés, l’alerte est fondée sur l’intensité de l’information saillante et nouvelle qui bouscule les autres selon le principe de priming. Boullier souligne à cet effet le « rechauffement médiatique » du fait des machines à réplication (like, retweet, partage, notification, etc.) qui favorisent la viralité. Ces accélérateurs attentionnels, outre le contenu du message qui en lui-même est « spreadable », font le jeu du buzz à outrance, des fake news, trolls et autres techniques de manipulation de l’opinion telles que les machines à clics et l’astroturfing relevé notamment lors de l’élection de Donald Trump et le Brexit.
8L’espace public habermassien, supposé délibératif, est en déliquescence en contexte numérique avec davantage de réactivité que de réflexivité ; ce qui conduit à l’affaiblissement du contradictoire, exacerbé par les accélérateurs d’attention et l’intelligence artificielle qui promet des prédictions indiscutables censées soutenir la décision politique et économique. En outre, du fait l’inconfort d’avoir perdu leur place de gatekeeper de l’information et la mise à mal de leur modèle économique classique basé sur la publicité, les médias traditionnels essaient tant bien que mal de suivre le rythme effréné de l’opinion spéculative sous le règne de la réplication. La tendance est à la diffusion en boucle, qui ne fait que les éloigner de leur rôle habituel inscrit plutôt dans le temps long du traitement de l’information ; ce qui fragilise davantage le cadre nécessaire à la contradiction et au débat collectif sous fond d’arguments raisonnés et diversifiés.
9Boullier évoque les notions d’économie de la connaissance basée sur la fidélité telle qu’évoquée ci-haut. Quant à l’économie d’opinion, des corrélations ou patterns prédites par le Machine Learning à partir de volumineux sets de données permettent d’anticiper les comportements. Les investisseurs s’emparent vivement de cette possibilité de spéculation en fonction de l’opinion, « indépendamment de la pertinence sociale ou fonctionnelle d’un produit ou d’un service » (p. 88). Le commun des utilisateurs, à considérer comme investis, n’est pas en reste. Le monde tend ainsi vers une « probabilisation » dans ce contexte de financiarisation amplifiée par le numérique, dont l’engouement à donner des bons signaux et de faire bonne opinion est la manifestation.
10Une autre dimension clé de l’économie numérique est, selon l’auteur, l’économie d’attention qui capitalise les bribes d’attention, aussi minimes soient-elles, par un design adapté et personnalisé de produits et services exploitant la plus-value comportementale (Zuboff) de l’étude des traces numériques laissées au travers de ces dépôts d’attention. Sous fond d’une apparente gratuité, la face émergée du modèle économique du marché à double versant, la prédation de données personnelles aboutit à un matching au cœur de l’effet plateforme. Ainsi le profiling relevé par Edward Snowden n’est qu’un des pans resté longtemps caché de la surveillance numérique via cette instrumentalisation des données personnelles par les Etats. C’est dans ce cadre qu’il faut comprendre l’engouement des plateformes d’intermédiation entre offreurs et demandeurs de produits et services numériques pour les fonctionnalités retenant l’attention (like, retweet…) et autres nudges. Elles servent d’indicateurs de l’engagement de leurs abonnés, apportant une plus-value aux traces revendues aux annonceurs. Les GAFAM, archétype de cette plateformisation, et autres géants du numérique constituent des « points de passage obligés » bénéficiant de l’effet réseau qui fait croitre leur utilité proportionnellement au carré du nombre d’utilisateurs.
11Le porte-flambeau de l’économie collaborative qu’est le logiciel libre semble sonner une cloche dissonante dans cet environnement d’économie financiarisée ; avec tout de même un bémol, car libre ne signifie pas nécessairement gratuit. Des firmes ancrées dans la logique du logiciel propriétaire s’en servent d’ailleurs pour développer leurs affaires.
12Sur le plan politique, le numérique amplifie divers domaines régaliens de l’Etat. C’est entre autres le cas de la justice prédictive avec l’entrée du Machine learning et la Blockchain qui tendrait à une substitution des tiers de confiance impliqués dans le travail juridique. Les activités de sécurité intérieure et policières ne sont pas en reste avec une culture de trace et de profilage scientifique les imbibant. La numérisation des échanges entre professionnels de santé, patients et administrations ainsi que des techniques ou outils numériques telles que l’e-médecine ou le dossier médical partagé posent des enjeux d’articulation et de réinterprétation entre les différents acteurs.
13Au-delà des enjeux d’administration numérique, tous les formats démocratiques sont également amplifiés par le numérique. C’est le cas de sa forme traditionnelle qu’est la démocratie représentative ou de la techno-démocratie avec l’emploi à outrance des indicateurs numériques par les experts. La démocratie d’opinion, et des formes nouvelles d’expression politique dont les mouvements sociaux en ligne et des initiatives citoyennes ne sont pas en reste. A titre illustratif, si le numérique peut être un outil d’accompagnement et de performance des campagnes électorales comme cela a été le cas avec Obama, ou un sujet à polémique autour de l’influence avérée ou pas des fake news comme pour Trump, l’influence et le modus operandi des instances conventionnelles telles que les partis politiques sont toujours en toile de fond dans ce jeu démocratique.
14En outre, l’auteur par une analyse de la gouvernance des architectures techniques du numérique démontre la complexité du cadre technique et juridique qui l’entoure ; ce qui rend incertaine cette régulation et souvent hors d’atteinte des pratiques politiques classiques. Citant fort bien Lessig, Boullier rappelle que « code is law ».
15Au terme de cet « inventaire » sur le phénomène numérique, Boullier fait appel à une nouvelle génération des sciences sociales, dite de « 3e longueur d’onde ». Au-delà des méthodes des humanités numériques, il est opportun pour lui, de construire de nouveaux cadres théoriques et méthodologiques pour répondre au défi heuristique posé par « les nouveaux maitres des données » (p. 31) que sont les plateformes. Des prémices de tels cadres devraient meubler la prochaine édition que l’auteur prépare déjà à travers la mise sur pied de son groupe Facebook ‘Sociologie du numérique’ visant l’actualisation de l’approche sociologique du numérique au fil de ses évolutions.
Pour citer cet article
Référence électronique
Dolorès Kamtchueng Foping, « Sociologie du numérique », Communication, technologies et développement [En ligne], 12 | 2022, mis en ligne le 15 décembre 2022, consulté le 07 novembre 2024. URL : http://journals.openedition.org/ctd/8437 ; DOI : https://doi.org/10.4000/ctd.8437
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