1L’accélération de la numérisation dans la société camerounaise à travers l’usage des Réseaux Sociaux Numériques (RSN) constitue un fait social. Il ressort que 12,89 millions de personnes sont connectées aux réseaux consacrant un taux de pénétration d’internet de 45,6% avec 3,60 millions d’utilisateurs de Facebook en janvier 2023. Pour un grand nombre d’individus dans la société, internet et les réseaux sociaux constituent un nouveau territoire d’expression qui permettrait de réduire les inégalités de participation politique. En effet, pour les chercheurs c’est un terrain privilégié pour analyser les modes d’accès, de transmission et de réception de l’information politique chez les citoyens ordinaires à l’ère du numérique. Les réseaux sociaux viennent ici consacrer en partie la thèse soutenue par Habermas qui envisageait déjà tout espace public en espace de contrepoids des pouvoirs absolutistes et de concurrence (dé)loyale. Celle-ci est renouvelée à l’ère du numérique à travers une double dynamique. La première qui la positionne comme un espace de circulation de l’information, de démocratisation d’internet et de prise de parole faisant tomber la frontière habituelle entre les sphères publique et privée. La deuxième quant à elle, considère les plateformes numériques comme un espace de densification des rivalités partisanes et de la concurrence politique susceptibles de contredire la rationalité d’action des institutions établies. Cette approche permet d’envisager les réseaux sociaux comme un nouvel espace d’investissement à usage multiple et dans lequel les acteurs et leurs actions de contestation politique se diversifient et évoluent autant que leur organisation politique. En cela, les réseaux sociaux participent à la pluralisation de l’espace démocratique où sa dimension symbolique est travaillée par les nouveaux codes d’échanges discursifs dont les variations d’accents, d’intonation et de vocabulaire reflètent les différentes positions dans la hiérarchie sociale du champ politique.

2Dès lors, s’intéresser à la société à l’ère du numérique et les usages qui en sont faits de la rumeur dans le jeu politique constitue ici un enjeu d’analyse des nouvelles formes de participation politique. Celle qui positionne le numérique comme un instrument d’action mobilisé par les acteurs politiques pour s’assurer du soutien populaire à des fins de légitimation ou de délégitimation de l’ordre politique. On tente de repositionner l’analyse autour de la participation populaire que les réseaux sociaux participent à rendre disponible par sa fonction de partage des contenus informationnels par les usagers. Cette analyse tente de renouveler la connaissance sur la seconde forme de participation en Afrique où les travaux de Jean-François Bayart, Achille Mbembe et Comi Toulabor, l’ont conceptualisée en termes de « politique par le bas » . La participation du bas connecté au jeu politique prend tout son sens dès lors que l’on commente, « like» , «post» et «twitt» une information fondée ou non fondée dans des espaces numérisés à des fins de communication, de concurrence ou de compétition politique. Ce sont donc les usages qu’en font les acteurs pour modifier le rapport de force entre citoyens et pouvoir politique qui constituent donc la piste privilégiée dans le cadre de cette analyse. Les travaux de Cardon apportent donc des renseignements sur l’intérêt qu’internet a de favoriser de nouvelles formes de mobilisation informationnelle susceptibles d’encourager des activités et des façons de faire des individus. Contester à travers une action digitale en réseau permet de mettre en évidence une question centrale. Comment l’usage du numérique à travers les réseaux sociaux participe-t-il à inscrire la rumeur en déterminant de contestation? Cette question permet d’envisager les réseaux sociaux comme un espace de dissuasion pour les entrepreneurs de rumeurs à travers les mécanismes de socialisation favorisés par un espace public traditionnel clos ou contrôlé par l’État.

3En s’appuyant sur des données socio-numériques et des sources documentaires en rapport avec le phénomène de la rumeur sur la mort des Chefs d’État ; les traces numériques renvoient ici aux commentaires et publications des internautes relevées sur une période déterminée allant de 2009, date de l’émergence de la forte utilisation des réseaux sociaux numériques (RSN) au Cameroun jusqu’à nos jours. Facebook et YouTube constituent les tribunes libres de prise de parole les plus usées dans le contexte camerounais favorisant l’émancipation et la valorisation des singularités de manière plus ouverte, plus directe et plus participative. Les comptes Facebook et You tube des principaux entrepreneurs de rumeur ont été retenus pour saisir l’impact de leur action politique. A cela, ont été mobilisées les données produites par The global digital report dans son rapport Digital 2023 Cameroon pour mener à bien cette analyse. Le choix de cette référence numérique se justifie par le fait qu’elle produit des données annuelles sur l’état digital dans le monde en s’appuyant sur des partenaires de collecte de données tels que GWI, Statista, data.ai, GSMA Intelligence et bien d’autres qui rendent légitime leur source. Ces données constituent de ce fait une ressource plus ou moins disponible en termes de données actuelles pour mieux comprendre le phénomène de la digitalisation de la société. Les groupes Facebook à connotation politique les plus fréquentés et comptant un nombre d’abonnés important nous ont semblé pertinent à relever comme critère de sélection pour retracer les voies et les voix numériques à travers lesquelles se produisent et se reproduisent la rumeur contribuant à construire des identités et des positions politiques. Une fouille numérique a été effectuée à partir des mots « rumeurs sur la mort des Chefs d’État », ou encore « mort présumée de Paul Biya » pour construire la figure des entrepreneurs de rumeurs. Ce travail tente de dresser un état des lieux du positionnement de la rumeur et son usage dans le jeu politique à l’ère du numérique comme une ressource alternative d’expression politique. A cet effet, deux pistes d’entrée vont structurer cette analyse. D’une part, on va envisager les RSN en tant qu’espace de construction et de circulation de la désinformation mobilisée à des fins de (dé)polarisation de l’ordre politique dominant qu’incarne le Chef de l’État ; d’autre part, mobilisés à des fins de résistance politique, les RSN seront saisis comme un espace alternatif de contestation de cet ordre politique institué.

Les RSN: un espace privilégié de construction et de circulation de la désinformation

4Internet et les réseaux renseignent bien sûr la dynamique révolutionnaire technologique qui structure le cybermonde. Lesquels amènent à repenser les modalités cognitives de l’espace public rendant ainsi possible de nouvelles formes de vie politique à travers les réseaux sociaux et la toile.

RSN comme cadre digital de socialisation politique

6Cette socialisation numérique à la violence du jeu politique vise à influencer les comportements des publics à partir des réseaux sociaux afin d’obtenir un impact plus important dans le cadre réel de leur action politique. En désignant le Chef de l’État comme un « Dictateur génocidaire », on fabrique la figure de l’ennemi dans l’imaginaire des publics. La diffusion des chants patriotiques d’insurrection révolutionnaire  qui soutient cette désignation à travers les RSN, participe à construire des représentations de la figure de l’ennemi que les rumeurs émises sur la mort du Chef de l’État viennent renforcer. De ce point de vue, les réseaux sociaux ne constituent pas un cadre neutre d’action. Ils épousent les traits de fonctionnement de la société réelle, ses luttes telles que vécues et ses violences. C’est un espace d’échange alternatif d’une réalité construite, de conversion des consciences dont le processus d’inculcation demeure influencé par le contenu et les conditions d’émission des messages que l’on veut transmettre. Il permet de resituer à partir des pratiques, le rôle joué par la participation en ligne inscrite en complément des dispositifs hors ligne, de contestation de l’ordre politique dont la désinformation constitue un vecteur. La routinisation et la banalisation de l’usage de la mort présumée du Chef de l’État rappellent ainsi comment les réseaux sociaux transforment radicalement la culture du débat public pour le positionner dans des espaces virtuels moins contrôlés politiquement. Ces pratiques numériques qui renseignent sur les modes de production d’actions par les messages sur le net sont prévisibles et convertibles en habitudes calculées et réfléchies pour les activistes, et en action mécanique pour les usagers pour qui « Liker un événement » et inviter les internautes à « partager un direct » rend compte de la conformité d’une opinion affichée qui s’accompagne d’action dans la vie publique virtuelle en tant que formalité d’action. Ce rôle illustre bien à partir d’une participation par le bas, les enjeux de ce que représente cette nouvelle catégorie numériquement socialisée au jeu politique.

La participation par le bas connecté : nouveaux publics de participation politique en ligne

8C’est dans une interview diffusée en ligne sur les antennes de Africa Actu sur l’émission « 7 minutes pour convaincre » en édition spéciale vue plus de 2566 fois qui l’a rendu célèbre. Suivi par plus de 29887 personnes, le marketing viral sur la mort de Paul Biya à sa suite, verra naitre le « coup de Buzz sur internet » portée par l’activiste Max Senior Ivoire dans un direct sur ses pages Facebook et Youtube où il affirme sans retenue dans des messages forts que « Paul Biya n’est plus », « Paul Biya est mort », « Pourquoi Paul Biya ne parle pas, ou est-il ? ». Suivi par plus de 100000 followers et considéré comme une personnalité politique selon sa page Facebook, la mobilisation de la mort présumée du chef de l’État du 25 au 26 mars 2020 dans les réseaux sociaux a obtenu plus de12002 vues et 184 likes dans ses pages Facebook et YouTube. Utiliser la mort du Chef de l’État constitue donc une ressource de communication, une stratégie politique de contestation pour attirer sur soi la visibilité parce que relayé sur des plateformes comme «237 Diaspora info » qui compte à son actif plus de 15 700 abonnés en 2023. La remémoration du sens de la rumeur sur la mort du Chef de l’État de 2004, 19 ans plus tard en tant que thématique centrale de débat sur une chaîne télévisée Espace Miné et diffusé sur sa page Facebook le 09 juin 2023 a permis de remettre au bout du jour l’usage politique qui est fait de la désinformation. Sur le thème « Il était une fois : le 09 juin 2004 », l’émission a totalisé 1922 vues et a été relayée sur Infos 237 news qui lui détient plus de 20 000 abonnés. C’est donc une question qui suscite l’intérêt des publics.

9Les rumeurs sur le décès du Président de la République du Cameroun en 2004, 2018 et 2021 peuvent être considérées comme un traceur historique pour lire la place occupée par les TIC dans l’action politique . Cet ensemble d’enchaînement d’action de désinformation illustre bien « une habitude soumise à une forme d’automatisme » qui positionne les réseaux sociaux comme un gigantesque moulin à rumeurs au service du politique. C’est ce que Morozov considère comme étant de l’ordre d’un cyber militantisme « du clic » , inscrit dans une action minimale et peu contraignante réduisant la frontière entre expression politique et expression de soi. Le passage à l’action des acteurs est donc perçu comme un processus jalonné d’arbitrage et de compromis effectué par le sujet entre les normes qui s’imposent à lui, les valeurs et croyances auxquelles il souscrit, et ses intérêts tels qu’il les conçoit ».

La vie politique nationale comme précurseur de la production d’un ordre contestataire sur les réseaux sociaux

10Ce moment correspond à l’évolution de l’environnement politique depuis la période de la libéralisation politique dont le verrouillage de la mobilisation contestataire rend compte des rémanences autoritaires mais aussi du contrôle de l’espace public traditionnel par l’ordre dominant. Des mécanismes qui contraignent les acteurs de la contestation à se replier sur les réseaux sociaux, en diffusant de la désinformation autour de la mort du Chef de l’État Paul Biya. Et, inversement une incitation des détenteurs du pouvoir à riposter par des voies institutionnelles.

La désinformation comme moyen de rééquilibrer les forces politiques

11La fabrication de la mort de Paul Biya constitue en soi une ressource qui dessert l’ordre dominant. Les moyens d’action mobilisés pour la diffusion de cette rumeur trouvent un ancrage territorial dans les réseaux sociaux dont les entrepreneurs maîtrisent les codes. Ceux-ci sont déterminants dans le jeu politique dans la mesure où ils participent à la construction d’une légitimité des groupes contestataires. À travers la production des contenus images et des vidéos qui relayent la supposée mort du Président, les acteurs de la contestation dans l’espace numérique sont engagés en permanence dans un travail de représentation par lequel ils entendent défier le système politique. Le caractère horizontal de l’espace public numérique s’oppose à la verticalité de l’espace traditionnel où les règles sont édictées par le haut et par conséquent renverse indirectement le présupposé de la compétence politique défini de manière conventionnelle.

12En cela, les mécanismes de domination sur les réseaux sociaux sont ficelés à trois niveaux. D’abord, à travers l’énumération dans les discours, des termes qui invitent les citoyens à l’insurrection contre l’État, émeutes, par l’emploi commun de la violence à des échelles diversifiées. Ensuite, un mécanisme de domination qui se traduit par l’occupation des représentations diplomatiques. Enfin, une contrainte matérielle qui repose sur le boycott des séjours du Président Paul Biya à l’étranger et des prestations des artistes désignés comme des pro-régimes. Ces dispositifs entrepris par les mouvements contestataires ont un caractère instrumental qui agit sur la conscience collective de leurs soutiens et dont les effets produisent des identités politiques virtuelles.

13La dynamique de l’action collective des entrepreneurs de la désinformation prend la forme d’une violence symbolique à laquelle participent les publics connectés qui par leur « like » participent à renforcer ces positions de violence. Ces positions qui préconisent à l’usage de la force comme moyen d’obtenir l’obéissance nécessaire à l’ordre social établi dans l’espace public où ils sont engagés. Selon l’angle sous lequel la violence est envisagée ici, elle révèle une incitation des citoyens numériques à participer à la vie politique. Or, de la considération verticale du pouvoir, l’État est l’institution qui dispose du monopôle de la violence physique légitime ; par conséquent, il est celui capable de réguler toute l’activité politique conventionnelle ou non. La dimension numérique de la socialisation politique qui semble échapper aux logiques régaliennes remet à l’ordre du jour l’analyse des mécanismes à l’œuvre dans la lutte contre la désinformation sur les réseaux sociaux.

Stratégies étatiques de régulation de la désinformation à travers les réseaux sociaux

16Le dispositif normatif s’articule autour des enjeux de politiques publiques sur les usages des réseaux sociaux. En lien étroit avec l’essor des technologies numériques, on observe une manipulation abusive de la fausse information qui conduit à interroger la boîte à outils gouvernementale dudit secteur. En effet, l’État dispose d’un ensemble de mesures coercitives élaborées pour toute infraction en termes de diffusion des fausses informations. Des sessions de sensibilisations sont régulièrement organisées par le ministère des postes et télécommunications qui accompagne les associations et groupes engagés dans la lutte contre la désinformation en ligne à l’instar de l’atelier initié par le Groupe meta le 05 avril 2023.

Conclusion

17Les formes de participation politique se sont diversifiées depuis l’avènement de l’ère numérique dont les usages faits au travers la rumeur dévoilent un espace de légitimation de la mobilisation politique par d’autres moyens. La mobilisation de l’espace numérique dans le jeu politique révèle de nouvelles catégories contestataires dont les actions semblent retentissantes sur les réseaux sociaux. Dès lors, pour revenir sur l’interrogation sur l’usage politique de la rumeur de la mort du chef de l’État à l’ère du numérique en contexte camerounais, il ressort de cet article qu’il permet de positionner les réseaux sociaux comme un nouvel espace d’investissement et de concurrence. Un espace alternatif de démocratisation de la parole politique ou les individus et les groupes qui contestent l’ordre établi, mobilisent la rumeur comme moyen d’action de résistance afin de modifier les rapports de force entre eux et les dominants. Au travers de ces usages politiques, les réseaux sociaux numériques apparaissent comme un espace digital de socialisation à une nouvelle forme de participation politique. Une participation en ligne qui est aussi l’expression d’une organisation politique qui se diversifie tout en s’adaptant aux innovations et à l’ évolution technologique. Elle est tributaire de contraintes issues du verrouillage de la mobilisation contestataire et des rémanences autoritaires mais aussi du contrôle de l’espace public traditionnel par l’ordre politique dominant. Dès lors, ces entrepreneurs de la rumeur ont une audience de followers qui renforce leur position dans le champ numérique. Les réseaux sociaux numériques se présentent ici comme une fenêtre d’opportunité qui, associée à la rumeur, se positionnent comme un outil privilégié dont usent les activistes politiques pour élargir par la propagande, leur audience virtuelle pour agir sur le réel. La propagation de la rumeur à travers les réseaux sociaux agit sur la conscience collective avec pour effet de produire des identités politiques virtuelles, des clivages en faveur ou en défaveur du pouvoir institué. En tant qu’acteurs politiques connectés, ils incitent au cybermilitantisme par le clic et mobilisent la désinformation comme moyen de rééquilibrer les forces politiques, car l’énonciation par la rumeur de la mort de Paul Biya constitue en soi une ressource susceptible de servir ou de desservir l’ordre dominant. Enfin, dans le champ politique camerounais, la rumeur en tant qu’action politique sert, après démenti, au renforcement du pouvoir institué. La réponse à ces rumeurs s’énonce à travers des discours d’assurance, de dévalorisation et de dérision souvent adressés aux adversaires politiques qui en sont les auteurs. Si la rumeur apparaît comme le prolongement d’une action politique dans l’espace digital, l’articulation entre l’ordre dominant, les réseaux sociaux numériques et les acteurs de la contestation participe au renouvellement de l’analyse du jeu politique au Cameroun, soit à partir de l’étatisation d’une régulation de la désinformation sur les réseaux sociaux, soit en envisageant l’horizontalité des rapports entre les acteurs politiques quel que soit leur positionnement politique.