Introduction

1Le Cameroun fait face à une prolifération de groupes sociaux contestataires, aussi bien dans l’espace politique que social (Bios Nelem et Aka’a, 2017). Si contester au Cameroun n’est pas un fait nouveau, la difficulté pour les gouvernants à étouffer les mouvements contestataires devient de plus en plus une réalité. D’autres groupes hétérogènes, à l’image du Collectif des Organisations Démocratiques et Patriotiques de la Diaspora Camerounaise (CODE) et des opposants au régime du président Paul Biya, vont même jusqu’à poser des actes à caractère subversif, impensables à l’époque du parti unique, mais qui traduisent à suffisance le degré de démocratisation de la parole dans les sociétés modernes (Bios Nelem, 2012). De nombreux citoyens ont régulièrement manifesté contre la forme plurielle de gouvernance des institutions politiques, ainsi que leurs conditions quotidiennes de vie. Les lieux publics, les plateaux de télévision et de radio, ainsi que les plateformes virtuelles de communication sont devenus des espaces de discussion et de construction d’une citoyenneté numérique. Cette dynamique nouvelle voudrait, en référence à une mobilisation virtuelle, pousser les internautes à devoir exercer une pression sur les pouvoirs publics dans le sens de leurs intérêts. Au fil des années, le malaise s’est transformé en frustrations, entrainant un choc moral qui incite les frustrés à chercher de nouvelles voies d’expression. C’est dans ce contexte que les citoyens camerounais déportent leurs débats de l’espace physique vers le monde du cybernétique. A partir de l’observation de deux mouvements lancés sur l’espace public camerounais, à savoir OTS (On a Trop Supporté) des enseignants du secondaire et Mode Avion, action protestataire contre les coûts jugés élevés de la communication, offerts par les opérateurs privés, cette contribution entend questionner la dynamique de mobilisation par le numérique qui finit par bousculer les pratiques d’un État dit stationnaire et tatillon. Comment les acteurs de la société civile s’y prennent-ils ? Et quelles en sont les implications aussi bien pour les acteurs de la mobilisation, les internautes que pour les gouvernants ? Ce déferlement vers le numérique n’est pas anodin, dans la mesure où de nombreux facteurs sous-tendent cette marche vers la construction d’une citoyenneté nouvelle, dans un contexte de connexion de tout fait vers le mode d’action politique actuel au Cameroun. Pour rendre compte des formes plurielles d’appropriation des plateformes numériques par différents internautes, il importe de commencer, par décrire le processus de construction social des mouvements protestataires OTS et Mode Avion. Par la suite, il s’agira de rendre compte des réponses institutionnelles et autres implications desdites démarches.

Construction symbolique et matérielle des mouvements sociaux numériques au Cameroun

2Il n’est pas nouveau de dire que les plateformes d’échanges numériques, dans leur diversité, transforment significativement les habitudes des citoyens. Des actions interactives se nouent au-delà des frontières spatiotemporelles et de nouvelles sociabilités se développent, permettant ainsi de construire plus facilement des communautés (Dang et Lathiais, 2016). Dans un contexte encore marqué par les séquelles des années de musellement de la parole et d’abus de toutes sortes, les réseaux sociaux numériques constituent une bouée de sauvetage pour les citoyens qui trouvent désormais un moyen d’expiation des frustrations, tout en élargissant leur spectre de participants aux revendications. Toutefois, les cyber-pessimistes restent campés dans leur position quant à l’authenticité et à la légitimité des revendications portées par le numérique (Monnoyer ; Wojcik, 2014), contrairement à la vision du déterminisme technologique portée par d’autres (Cardon, 2010; Grajon, 2020). La thèse culturaliste vient leur donner une consistance rationnelle. Car, du point de vue culturaliste, le mouvement social ne surgit pas mécaniquement, mais se construit sur la durée, dans un espace précis et se nourrit des interactions sociales (Sommier, 2010). Les éléments qui fondent sa légitimité naissent du problème en lui-même, des modes et autres stratégies d’expression matériels, ainsi que de l’identification du coupable. En s’inspirant des théories constructivistes et interactionniste, il ressort que les mouvements sociaux numériques ne sont pas que de simples actions irréfléchies, qu’ils se conduisent autour d’un problème, dont les causes sont aussi bien lointaines qu’immédiates.

Théorisation des logiques de l’action collective

3S’inspirant ainsi des théories interactionnistes et constructivistes, il ressort que les mobilisations sont le fruit de multiples changements sociopolitiques qui surviennent dans un temps à la fois long et court, à la faveur d’une cristallisation des perceptions générées par ces transformations. Partant ainsi de ce postulat culturaliste, l’attention est portée tant sur les dynamiques temporelles de l’action collective que sur les processus de transformations cognitifs (Sommier, 2010).

4Le premier paramètre de légitimation du mouvement social, qu’il soit numérique ou non, est le problème ou la cause de la mobilisation. En effet, le motif de mobilisation constitue le noyau central à partir duquel toutes les parties prenantes de la revendication vont s’identifier (Neveu, 1996, 88-99). Il peut s’agir de la dénonciation des conditions précaires de travail par une corporation, de la protestation contre l’augmentation des prix des produits de grande consommation, les tarifs de communication jugés trop élevés, le non-paiement par l’État des frais d’indemnisation des personnes expropriées, etc. C’est donc dire que le problème se construit progressivement sur la base des paramètres sociaux. C’est ainsi que les réflexions sur la construction des mouvements sociaux numériques vont se focaliser sur les origines sociales des revendications, en tenant compte de l’acteur et du facteur temps.

5La dimension temporelle va mettre en relief les différentes étapes de la transformation du problème, de son origine jusqu’à sa publicisation. Tel qu’analysé par Boltanski et Esquerre (2022, 129-138), le temps s’attache à deux principaux niveaux. Il y a tout d’abord le temps long, qui est l’élément fondateur du sentiment d’injustice structurée, et très souvent étouffé par les décideurs. Par la suite, il y aura le temps court qui est l’évènement transformateur, la goutte d’eau qui vient déborder le vase, au point de déclencher la contestation. Ce temps est vécu par les parties prenantes comme une situation de trop.

6Le modèle relationnel de la mobilisation sociale quant à lui fait appel aux processus cognitifs par lesquels le problème, tel qu’individuellement ressenti, devient un fait collectif, et donc politique (Everett, 1983). La première étape est marquée par la prise de conscience du problème, où le sentiment d’injustice va prendre corps au point d’être ressenti comme tel. Le second moment va consister en un partage d’expériences personnelles, servant d’élément de transfert culturel de la frustration. Ce moment de transfert d’informations (McAdam, 2005) participe de la généralisation du choc moral causé par le fait dénoncé. C’est de ce temps construit et du transfert cognitif que naît le cycle de mobilisation (Sommier, 2020) et le processus dynamique des mouvements sociaux.

9Le Mode Avion a donc consisté à rester déconnecté de tout réseau pendant une période bien déterminée. Du fait donc de la persistance de leurs problèmes, de l’absence de solution et de l’usure du temps, il y’a donc une sorte de ras-le-bol des publics cibles et une vague de revendications qui innovent par le mode d’expression.

Déferlement technologique et actions connectives

10Il est établi que les groupes mouvement sociaux tels que On a Trop Supporté et Mode Avion utilisent les réseaux sociaux numériques comme une plateforme de mobilisation des acteurs au point de susciter des réactions collectives, latentes ou manifestes. Le nombre d’usagers camerounais sur les réseaux sociaux numériques ne cesse de croitre d’année en année, partant de 2.5 millions en 2017 à 4.3 millions d’internautes en 2021. Ce chiffre a atteint 4.5 millions en 2022, soit un taux de pénétration de 16%. L’autonomie et la sociabilité des médias sociaux numériques sont un coup de grâce pour la libération de la parole et la participation diverse et parfois subversive des citoyens (Séverine, 2011, Bios Nelem, 2012). Ils offrent des ressources matérielles et immatérielles aux activistes leur permettant de construire une conscience collective et de se réapproprier la parole (Obershall, 1973). Partant donc de ce fonctionnement entrepreneurial, la théorie de mobilisation des ressources met en relief les « répertoires, performances et tactiques d’actions » (Fillieule, 2020) permettant aux contestataires d’étendre leur revendication à l’échelle nationale et internationale.

11À partir d’une observation netnographique (Azouaoui, Houssaini, Ouhdidou, 2020), il est possible de constater une similitude dans l’appropriation des performances et des tactiques d’action contestataires. Cette ethnographie du net consiste à faire immersion dans les différentes pages Facebook des mouvements OTS et Mode Avion, des répertorier les formes d’expression et les stratégies de propagation, tout en les analysant de manière à comprendre le rôle des réseaux sociaux numériques dans la construction et la circulation des nouvelles dynamiques contestataires. L’observation est davantage portée sur les publications faites dans différents groupes et les réactions commentées des internautes. Le répertoire d’action numérique propose une variété de modes communicationnels d’appel à la contestation davantage visuel.

13Sur leurs pages Facebook, certains artistes, producteurs cinématographiques et autres influenceurs ont contribué à donner du sens à l’action en produisant des vidéos venant expliquer et argumenter la situation. Un tel dévolu sur le matériel visuel s’explique d’abord du point de vue psychologique. L’image peut être différemment interprétée et décryptée, son impact reste considérable sur la perception du message par le public. La principale caractéristique des supports multimédias est leur pouvoir émotionnel, une particularité qui les différencie d’ailleurs du matériel écrit. En effet, le support visuel s’imprègne profondément et rapidement dans la mémoire. Alors que le texte et le discours verbal conduisent les récepteurs dans une voie de pensée rationnelle, l’image oriente son récepteur vers une voie émotive.

14Il en ressort que les supports iconographiques ont une grande influence sur les sensibilités du public. Les images offrent plus de pouvoir aux usagers d’Internet, davantage de liberté et par conséquent plus de capacité à agir instantanément. Par ailleurs, l’image a ceci de particulier que c’est un support dynamique, dotée d’une puissance de transmission de messages multiples et s’affranchit de toute sorte exigence linguistique. De ce fait, elle est la forme d’expression politique visuelle qui ouvre la voie à un nouveau registre d’expression politique au Cameroun (Gunthert , 2015).

15En outre, les vidéos et images ont une influence importante sur le processus de construction d’une communauté de consommateurs plus large et sur la visibilité des groupes contestataires (Azouaoui et al., 2020). La construction de la visibilité se fait à travers des modalités d’interaction telles que « aimer », « commenter » ou « partager ». Ces gestes parfois anodins sont de véritables outils de rassemblement et construction massive d’idéologie. Les internautes sont réunis volontairement ou non par des similitudes ethniques, culturelles, idéologiques et symboliques. Il suffit d’un simple clic sur une information pour que l’algorithme diffuse la nouvelle à tout un réseau d’amis. Progressivement, l’on assiste à une reproductivité technique de masse par un simple clic sur « j’aime », un commentaire sur une information ou un partage d’une image ou d’une vidéo.

17Pour davantage rendre leurs contenus visibles et accessibles à tous, les cyber-activistes font usage des techniques de communication numérique tels que l’arobase (@) et l’hashtag (#) qui permettent d’accélérer la propagation et la visibilité du message. En outre, ils permettent à l’internaute lambda d’avoir accès à la publication à temps réel, à condition que son acte soit intentionnel (Heinich, 2012). En faisant précédé le mot du signe, à l’exemple de @mode avion ou #OTS, l’algorithme circonscrit l’information demandée et cible les internautes identifiées par la publication.

Réponses institutionnelles et contre cadrage

18En analysant les messages des différents groupes, il se dégage de prime abord une interaction conflictuelle entre les activistes des réseaux sociaux et leurs contradicteurs. Si les premiers rendent directement (OTS) ou indirectement (mode avion) l’État responsable de la situation ambiante, les seconds estiment proposer des réponses relativement satisfaisantes. Car le succès ou l’échec dépend de la perception des décideurs, et celle-ci s’appuie surtout sur le type de régime politique en place.

Degré d’ouverture et de fermeture de l’État

Réactions étatiques de contre cadrage

20Face aux réclamations sociales portées sur différentes plateformes virtuelles, l’Etat dont la principale réaction a souvent été répressive, a entrepris de dialoguer, conscient du fait que ces mouvements abrogent les contraintes de temps et de ressources financières auxquels font généralement face les acteurs sociaux. Même si toutes les promesses prises par les forces politiques n’ont pas été respectées, il y a lieu de reconnaitre l’emprise du numérique. Cet espace virtuel se trouve être partagé par différentes catégories d’acteurs, avec d’un côté ceux qui clament et professent la liberté d’expression des temps modernes, et de l’autre, des spectateurs amusés par cette société du spectacle. Cet état de fait ne va pas sans susciter des réactions diverses, surtout de la part d’une certaine opinion qui estime que le déferlement technologique, par le biais du cyber activisme, peut contribuer à fragiliser les pouvoirs politiques

21En outre, depuis 2016 et à la faveur de la crise politique persistante dans les régions dites anglophones, le gouvernement camerounais et certains acteurs de la société civile n’ont cessé de sensibiliser les citoyens sur les usages des réseaux sociaux numériques. Ces derniers peuvent être aussi bien des outils de communication de masse que des instances de propagation des discours violents. Cette prise en compte de cette binarité permet de comprendre que la diffusion de faits tels que vécus en société, puis diffusés à travers des « Like », des « commentaires » et moyens à travers différentes plateformes exercent une pression sur les gouvernants.

Conclusion

23La nature des réactions sur la toile et dans différents médias illustre bien que les réseaux sociaux numériques sont plus qu’un simple cadre d’expression des opinions, mais un vecteur de mobilisation sociale parfois difficile à prévoir ou à maîtriser. Plus encore, les réseaux sociaux tels que Facebook, You Tube ou Twitter sont considérés comme de véritables outils de circulation instantanée des informations, à l’intérieur comme à l’extérieur des frontières nationales, sans un traitement préalable qu’auraient effectué les professionnels en la matière.

24En observant les actes de communication des activistes des mouvements OTS et Mode avion, nous pouvons dire les réseaux sociaux numériques jouent un rôle non négligeable dans la construction, la circulation des mouvements de revendications. Ils se positionnent en effet comme média indispensable à la réappropriation de la parole dans l’espace social. C‘est aujourd’hui un médiateur indépendant entre les Camerounais et les pouvoirs publics. Les activités qui se déploient dans le numérique influencent d’une manière ou d’une autre certaines décisions gouvernementales. Alors, bien qu’encore embryonnaire au Cameroun, les contestations qui se produisent dans les espaces virtuels réactivent le débat d’idées, autorisent une réflexivité des citoyens, et portent les germes d’une restructuration des rapports entre les citoyens et leurs dirigeants. Si l’appropriation progressive de cette technologie par les internautes contraint le politique à la réaction et constitue un outil non négligeable d’accès à l’information, il reste à faire la part des choses entre les réactions dans les fora en ligne et la participation à la décision politique