3De nombreuses études théoriques et empiriques ont été, et continuent à être, consacrées à l’utilisation des nouveaux outils technologiques et à l’activisme participatif en réseau, ou à l’activisme numérique, ainsi qu’aux changements dans les pratiques de mobilisation et de manifestation dans l’espace public (Allagui & Kuebler, 2011 ; Atton, 2002 ; Bennett & Segerberg, 2012 ; Cardon & Granjon, 2013 ; Chadwick, 2007 ; Earl & Kimport, 2011 ; Koleva, 2013 ; Langman, 2013 ; Ollitrault, 2001 ; Pleyers, 2013 ; Rouet, 2013 ; Treré, 2012 ; Waltz, 2005). Van Dijck (2012) parle des plateformes de médias sociaux comme de médiateurs actifs entre les utilisateurs, les technologies et le contenu. Des agents de nature différente (humains et non humains, matériels et immatériels) et de taille variée (individus, groupes, collectifs, sociétés) construisent un espace de connexion pour la communication et l’information.

4Or, l’utilisation des médias numériques n’a pas conduit à une prépondérance des mouvements virtuels ou e-mouvements (Earl et Kimport, 2011), bien au contraire, les e-mobilisations ont contribué à rendre le nombre de manifestants hors ligne plus important, comme l’observe Earl (2017, p. 54), plus coordonné et plus facile à mobiliser rapidement. L’espace public est toujours le lieu privilégié des manifestations de protestation, des défilés, des occupations, comme Pleyers (2013) et d’autres auteurs l’ont bien démontré, et il est, notamment, la sphère de l’action collective et publique.

6L’activisme à travers les médias a conduit à une augmentation de la participation des personnes aux protestations, occupations et marches. Des phénomènes tels que les manifestations contre la crise économique, soient les mouvements contre l’austérité en Espagne, comme le Mouvement 15-M ou Indignés (2011), et au Portugal le mouvement Au Diable la Troïka ! (Que se Lixe a Troika, 2012 et 2013), soient les campements Occupy Wall Street, qui ont commencé à New York (2011) et se sont étendues à d’autres villes dans le monde, comme à Paris, ou, alors, des manifestations défendant des causes, comme les occupations de la place Taksim et du parc Gezi (à Istanbul, 2013), le Mouvement Passe gratuit (au Brésil, 2013), les mobilisations publiques en Bulgarie (2013), la Révolution de la Dignité (en Ukraine, 2014), les “marches”, comme Slutwalk (depuis 2011), Global Climate March (2015), Indigenous Women’s March (à partir de 2021), les “grèves”, comme Global Climate Strike (depuis 2019), montrent la dynamique de participation dans les espaces publics. Granjon (2023), dans son texte dans ce numéro, réfère, justement, l’investissement du mouvement des Gilets jaunes (2018) par des espaces publics physiques et numériques. D’ailleurs, il existe des formes d’activisme urbain qui revendiquent explicitement l’appropriation de lieux publics, comme les occupations de ronds-points des Gilets jaunes, les manifestations sur la place Syntagma à Athènes. L'espace urbain est donc le centre de l'action collective (Koleva, 2013), avec sa dimension symbolique, et les occupations peuvent aussi se déclencher en défense de celui-là – dans ce cas, il est lui-même la cause civique (Koleva, 2013) – comme dans les occupations de la place Taksim et du parc Gezi à Istanbul, en 2013. Ou alors, l'espace public peut être envisagé comme moyen d'action civique (Koleva, 2013), comme dans les campements Occupy, etc. Dans tous ces cas, les mobilisations électroniques et l'activisme numérique ont joué leur rôle.

7L’action numérique, qui a une matrice individuelle, coexiste avec la coprésence physique et peut inciter à l’action collective dans l’espace public. Il existe, donc, une logique d’action connective et une logique d’action collective (Bennett e Segerberg, 2012) et, si ces logiques diffèrent entre elles, il y a aussi des modalités hybrides d’action et des écologies d’action plus au moins complexes.

8Cependant, dans le présent numéro, il y a aussi des analyses qui portent sur l’activisme dans les médias (Mattoni, 2013). Dans le cas des abonnés de l’opérateur de téléphonie mobile Orange, au Cameroun, Epangue montre comme les utilisateurs des médias sociaux transforment ces plateformes numériques en espace de revendication et comme cet activisme en ligne met en cause cet opérateur, en tant qu’héritage de l’hégémonie française. De son côté, Kone pose la question de la régulation des contenus sur les plateformes numériques, à propos de la question qui oppose les partisans d’une Afrique francophone aux idées anticolonialistes, et à l’héritage colonial français, notamment sur Twitter, maintenant X.

9Or, il y a aussi un sujet central, quand on s’occupe de l’activisme numérique et des médias sociaux, qui est le fait que l’Internet et les réseaux sociaux n’aient pas remplacé les médias de masse. Ils existent des connexions entre les réseaux sociaux et les médias de masse, et bien que ces mouvements naît en ligne dépendent de ceux-là, ils ont également un impact sur les médias traditionnels et se propagent, aussi, à travers eux. La légitimation et la visibilité conférées par les médias conventionnels ne peuvent pas être négligées. En outre, lors des révolutions de le dénommé Printemps arabe, par exemple, la chaîne de télévision arabe Al Jazeera et la chaîne arabophone France 24 (Lecomte, 2013, p. 62), ainsi que la BBC, ont joué un rôle essentiel dans la diffusion de l’information. Les médias dominants peuvent légitimer une cause née dans le numérique ou, alors, déclencher une opération de délégitimation médiatique, comme Granjon, dans ce numéro, analyse dans le cas des Gilets jaunes. Mais sur les médias conventionnels et les médias sociaux, d’autres réflexions se posent, aussi, dans le présent numéro. Loureiro, à partir des intersections entre activisme et journalisme, remarque que l’acte journalistique entraîne un complexe d’interactions internes et externes au journalisme. L’auteur admet qu’il existe un réseau complexe d’interactions et de luttes pour la visibilité et, dans le cas du journalisme de guerre, qui est son sujet, il y en a une plus grande difficulté à exercer un "journalisme pluraliste".

10En effet, le journaliste peut aussi s’exprimer dans le Facebook ou le Twitter, désormais X, avec des effets dans la réception des nouvelles. Aussi, les médias alternatifs diffusant des informations différentes peuvent entrainer une perte de confiance dans les médias conventionnels, comme Abentak et Mountasser le démontrent à propos de la passe vaccinale, au Maroc.

11Les espaces publics sont des territoires réels et virtuels de circulation, de communication et de médiations technologiques, autant que des écosystèmes médiatiques et des écosystèmes d’action. Dans ces écologies complexes, les actions et les relations communicationnelles et activistes ne peuvent être comprises que si l’on abolit les dichotomies homme/environnement, acteur/territoire, homme/technique, sujet/objet, intérieur/extérieur, réel/virtuel. Il n’y a pas une nette séparation entre les mondes en ligne et hors ligne (Pleyers & Capitaine, 2016, p. 55), et les oppositions binaires entre le monde “ virtuel “ du cyberactivisme et le monde “ réel “ des mobilisations dans les rues et sur les places sont à éviter.

« Le travail de protestation et d’organisation se fait à la fois en ligne et hors ligne, en utilisant des technologies de capacités différentes, ce qui rend parfois pertinente la distinction en ligne/hors ligne, mais le plus souvent ne l’est pas. (Earl & Kimport 2011 ; Bimber et al., in press). » (Bennett e Segerberg, 2012, p. 749).

12Il existe des formes d’hybridation entre l’activisme en ligne et hors ligne et, comme il a été bien analysé dans les campements Occupy (Pleyers, 2013), dans les mobilisations présentielles, corporelles, dans l’espace public urbain, les acteurs restent en ligne. D’ailleurs, Pleyers (2013) a remarqué que, dans les camps Occupy, l’utilisation des médias sociaux était telle que l’expérience subjective des activistes était façonnée à la fois dans la rue et en ligne.

13En tout cas, l’exposition médiatique produit un autre type de confrontation au réel et favorise la constitution d’un lieu d’appartenance imprégné par la vision portée par la technologie. Or, selon Gomes Pinto, dans ce numéro, si l’activisme contemporain a dans la technologie et les espaces virtuels les nouveaux espaces de la confrontation politique, la spontanéité est exclue des nouvelles formes technologiques de l’action politique ou de l’activisme (Crary, 2022). Il soutient que, dans le nouvel espace technologique, la situation comme "réinvestissement" de la vie est impossible, puisque l’instrument est devenu l’environnement programmé et celui-ci ne permet pas l’action spontanée. Donc, l’activisme peut être une forme de négation, que l’on peut trouver chez Debord (Debord, 2000), et la question est de savoir si, dans les nouveaux espaces technologiques, le détournement est possible, ouvrant la possibilité d’un activisme politique.

14Ce qui est commun à tous les articles ici publiés, c’est la montée de la technologie en tant qu’instrument qui donne une voix à tous ceux qui étaient exclus du partage des idées dans l’espace médiatique traditionnel (y compris les journaux, la télévision et la radio). L’Internet et ses dispositifs numériques ont permis, presque gratuitement, de produire et de diffuser des contenus qui n’étaient partagés que par quelques-uns. Pourtant, l’augmentation des réseaux sociaux, avec des règles différentes et la mondialisation, a également entraîné la désinformation et la confrontation avec l’étrange, aussi bien que les nouvelles ayant des fonctions rhétoriques de persuasion et, souvent, de nature émotionnelle. L’effet est reconnu par beaucoup comme un symptôme d’"infoxication".

15Les différents auteurs qui ont écrit pour ce numéro ont voulu, dans la plupart des cas, analyser l’utilisation de la technologie et des réseaux sociaux comme une activité qui produit des effets à tous les niveaux de la société, nous obligeant à considérer ces communautés comme les architectes d’un nouvel espace public et d’un nouveau débat. Les médias sociaux sont devenus des structures qui reflètent une attitude face à un problème qui est au cœur de la vie quotidienne. Cette nouvelle technologie n’est plus seulement un objet de contrôle de la nature, ou de violence contre les lois naturelles, c’est aussi un acte en perpétuelle transformation des relations entre les individus et les instances de pouvoir, qu’elles soient économiques ou politiques. Agir par le biais d’un support numérique facilement disséminé et mondialisé, c’est gagner en visibilité, même si c’est de façon immatérielle. Or, les idées qui y circulent ont la même force que le texte d’un journal ou la voix d’un homme politique à la télévision. Du Maroc (Abdelhak) au Cameroun (Bissossoli et Bezanga ; Epangue ; Nelem et Onana ; Elanga et Omgba ), en passant par l’Algérie (Hammond et Birouche), la République démocratique du Congo (Makal) et la France (Ruedell et Borelli ; Kone ; Blanchard), il s’agit de l’"e-visibilisation" (Khoudri) d’une classe, d’une cause, ou simplement de la conquête d’un espace de diffusion qui se veut agent, accueillant une attente dans ses effets que l’on souhaite, dans leur efficacité, qu’ils soient quasiment instantanés. Le netactivisme, ou médiactivisme, repose avant tout sur ce dernier point. Les différentes confrontations présentées par les auteurs, les différents types en jeu et les "guérillas" numériques permettent de retracer, au-delà d’une carte géographique, l’ensemble des idéaux qui animent les internautes dans leurs intentions et leurs productions.

16Dans les mouvements de mobilisation à travers les réseaux sociaux (Facebook, Twitter, maintenant X, Telegram ou Instagram), l’enjeu est toujours la fragmentation des règles ou des normes institutionnalisées, à travers les mots, les images ou les sons, afin que des communautés numériques en aval, de nature différente, puissent se réunir avec des physionomies éthiques et politiques différentes. Les médias numériques comblent ainsi une lacune dans le besoin quotidien de l’être humain d’exposer son point de vue à l’autre. Parce qu’il n’a pas accès quotidiennement aux médias traditionnels, ou parce qu’il lui est barré l’accès à la confrontation idéologique dans la praxis, l’humain se réalise par les moyens qui atteignent le plus rapidement la communauté à laquelle il s’adresse. Et comme on peut le lire dans de nombreux textes publiés ci-après, le domaine de l’abondance (des réseaux et des télécommunications) comprend également le superflu, l’erreur et la mystification.

17Cet ensemble d’articles et leurs études de cas ouvriront à des réflexions sur les nouvelles façons de parler et d’agir en public, d’échanger des points de vue et de se mobiliser, lors que les médiations technologiques, les réseaux numériques et de nouvelles logiques communicationnelles s’allient à des pratiques de protestation ou activistes.

18C’est ainsi que dans les espaces virtuels augmentent les possibilités d’avoir une voix et de visibilisation. Dans cette mesure, Khoudri montre comment des infirmiers ont décidé de s’approprier les dispositifs socionumériques, conçus comme un moyen de résistance destinée à reconstruire une relation de confiance avec le citoyen, et se situer avantageusement par rapport aux autres communautés. Or, l’émergence de nouveaux collectifs sociaux autour de l’utilisation de plateformes sociales, telles que Télérama et WhatsApp, est analysée par Borelli et Ruedell, attestant comme la production de discours va au-delà de la production de significations, en se reconfigurant en tant que mouvements sociaux. Dans cette présence à distance, Birouche et Hammoud, s’intéressant sur le rôle des technologies numériques avancées, saisissent les formes de participation de la diaspora algérienne dans le mouvement du Hirak. Comme les auteurs le démontrent, les mobilisations en ligne et hors ligne ont favorisé des engagements et le renforcement de liens communautaires au sein de la diaspora. Distinguant encore les liens, Lamartine et Cerqueira démontrent comme le cyberféminisme, selon une logique de mobilisation numérique et des relations autant dans l’espace virtuel que physique, encourage la construction de liens et d’échanges entre activistes, permettant encore l’engagement de voix marginalisées.

19Cette possibilité d’établir de nouveaux liens à partir des plateformes d’échanges numériques est posée par Nelem et Onana, pour envisager les stratégies et les actions contestataires déployées par des groupes protestataires, sachant que les réseaux sociaux numériques sont « un vecteur de mobilisation sociale parfois difficile à prévoir ou à maîtriser ». Les réseaux sociaux jouent un rôle dans les contestations et revendications des activistes des mouvements OTS et Mode avion, au Cameroun, sans les filtres des professionnels – sans le gatekeeping, ou les gatekeepers, dirions-nous –, et ces actions dans le numérique ont des effets importants. De façon controverse, justement, Elanga et Abouga rendent compte d’un déploiement de l’activisme online politique dans l’espace social numérique camerounais, ne pouvant être appréhendé, néanmoins, que « comme une activité complexe, structurée par des contraintes liées à l’intensification de la visibilisation des problèmes sociaux ».

20Sur l’usage des réseaux numériques et la formation de nouveaux espaces publics, dans le cas des mouvements de protestation contre l’obligation de la passe vaccinale, au Maroc, Abentak et Mountasser considèrent que les pratiques informationnelles ont joué un rôle décisif dans ces contestations et mobilisations collectives sur les réseaux sociaux et, aussi, dans la rue, avec de nouveaux rapports à l’espace public. Or, au niveau l’activisme civique et politique, et de l’espace public, Abdelhak et Rhoulami montrent que les médias sociaux ont transformé les campagnes électorales, comme dans le cas des élections législatives marocaines de 2021, avec de nouveaux moyens de communication, d’engagement et de mobilisation des électeurs. Les campagnes et les électeurs utilisent ces médias créant une sorte d’activisme médiatisée, ou d’activisme dans les médias (Mattoni, 2013), donnant lieu à des activismes électoraux différents, autant qu’à des modes de percevoir l’information politique diffusée.

21L’utilisation du numérique par les partis politiques et les mouvements sociaux, et encore pour l’émergence d’une organisation politique, est aussi analysée par Blanchard. Savoir dans quelle mesure les candidats des partis établis et les candidats hors des partis établis ont utilisé différemment leurs sites web officiels de campagne pour organiser la mobilisation pendant une campagne, permet à l’auteur d’affirmer la pertinence de l’utilisation de la technologie numérique dans l’engagement politique. Également, autant que cela renforce l'organisation en dehors d'un parti politique, de même il y a la possibilité de l'usage de la parole hors des media conventionnels. Comme Granjon le considère, les réseaux sociaux numériques permettent « l’expression spontanée d’une parole politique ordinaire qui s’est glissée dans les interstices du débat public institutionnel » et, dans le cas des Gilets jaunes, l’auteur observe l’existence même d’un « processus d’autoformation à la critique des médias ».

22Encore sur les usages politiques et civiques des réseaux, soit pour contrarier le pouvoir institué ou dominant, soit pour la confrontation des idées, Bissossoli et Bezanga observent qu’une manipulation abusive de la fausse information donne lieu à des dispositifs normatifs qui essaient de réguler ce qui circule sur les réseaux sociaux. A propos des rumeurs sur la mort du Président Paul Biya, au Cameroun, les auteurs envisagent l’augmentation des rumeurs sur des personnalités politiques, s’intéressant sur l’usage des réseaux sociaux en tant que donnant lieu à de nouvelles formes d’expression politique et de propagation d’informations de contestation et de résistance face à un ordre politique dominant. Kone, de son côté, voit dans les technologies numériques nouvelles façons d’informer, de se mobiliser et de coconstruire du collectif. Malgré cela, en même temps, les plateformes socionumériques reproduisent les inégalités sociales et si elles permettent la libre expression des idées, elles admettent aussi la violence, la haine et la désinformation.

23Sans doute, les divers textes contribueront à une possible herméneutique de la récente relation différenciée entre les médias et la (ré)action du sujet. Autant qu’à un examen sur les relations entre les réseaux numériques, ou les médias sociaux, et les nouvelles façons de prendre la parole, de visibiliser des problèmes sociaux, de défendre des causes, de participer, de mobiliser et de s’engager politiquement, de résistance, et d’agir en public. Et si, à l’ère numérique, les connexions sociales médiatisées sont complexes, souvent diffuses, hybrides, discrétionnaires, avec des niveaux d’engagement variables, elles rendent possible (et visible) l’interdépendance des sujets et de l’autre, des processus de construction de collectifs et de subjectivation, et des dynamiques d’affirmation sociale et politique.