1L’histoire des mouvements sociaux nous renseigne que les hommes ont toujours été portés partout par la volonté citoyenne d’implication ou d’irruption dans l’univers de la politique (Ogien, 2021 : 10). La modernisation des réseaux de communication et notamment, le développement du numérique ont considérablement contribué à reconsidérer, voire à transformer, les habitudes en matière d’engagement des citoyens dans la construction de leurs univers politiques (Baygert, 2014 ; Le Goff, 2011). Ainsi, l’espace social numérique est devenu aujourd’hui une véritable plateforme de redéploiement du travail d’activisme politique, entre autres. Notons que depuis l'avènement de l'Internet, les transformations du monde de la communication paraissent s'accélérer. Plus particulièrement, l'arrivée des médias socio numériques, dont la popularité et l'usage ne cessent de croître auprès des internautes, a apporté de nouveaux outils et de nouvelles techniques permettant aux organisations [et même aux personnes physiques] de mieux atteindre leurs publics cibles (Roblyer et Al, 2010). En Europe, dans le champ de la communication commerciale, par exemple, « des individus, appelés ‘’influenceurs’’, ‘’leaders d’opinion’’ ou ‘’créateurs de contenu’’, ont vite commencé à comprendre comment fonctionnent les réseaux sociaux pour réussir à en tirer avantage. Ils sont suivis par des milliers, voire des millions de personnes, et réussissent à avoir un impact considérable sur leur communauté en manipulant significativement leur opinion et leur manière d’agir. » (Jimenez, 2020-2021 : 01).
2Cela est tout aussi vrai dans les contextes africains en général et camerounais en particulier, où l’expression publique au travers des moyens traditionnels de communication est restée longtemps dominée par des systèmes de contrôle et de censure empruntant parfois aux méthodes propres aux régimes autoritaires (Leka, 2016). « Pendant toute la période du monopartisme, au nom de l’unité et du développement, les médias avaient pour rôle d’insister sur les nouvelles positives. Afin de renforcer les lois sur les institutions. Médias et journalistes étaient des agents de développement devant soutenir contre vents et marrées, l’action du père de la nation. » (Atenga, 2007 : 8) À partir de 1990, les pays africains au sud du Sahara en général et le Cameroun en particulier vont connaitre une libéralisation de leur système politique. Celle-ci a par la suite conduit à l’ouverture de l’espace médiatique (Mballa Elanga, 2021). Désormais, les acteurs sociaux numériques expérimentent des manières libres, ouvertes et moins contrôlées, d’atteindre des publics plus nombreux et politiquement importants.
3Cependant, cette démocratisation de l’expression publique sur les réseaux numériques charrie auprès des acteurs sociaux, des contraintes partagées entre le devoir de visibilisation des causes sociales, les luttes de visibilité et les stratégies d’accumulation à l’intérieur du champ numérique. Cette triple contrainte qui s’est emparé du corps social tout entier ne se fait pas sourde chez les acteurs numériques, et nous pousse à inscrire cette réflexion dans le cadre des interrogations sur le rôle des technologies avancées dans la structuration du travail d’activisme au Cameroun. La question centrale que nous nous posons est celle de savoir comment appréhender les logiques de structuration du travail d’activisme dans le contexte actuel de développement du numérique ? Pour répondre à cette question, nous partons d’une démarche empirique conciliant méthode qualitative (observation directe, analyse documentaire) et les digitals methods (sources d’information basée sur des traces numériques (Rogers, 2010). L’interprétation des données s’appuie quant à elle sur deux pôles théoriques d’analyse : le paradigme de la visibilisation (Truchon, 2016) et l’approche conflictuelle (Simmel, 1908 ; Dahrendorf, 1956 ; Bourdieu, 1994). Il en résulte que l’activisme politique en contexte numérique s’appréhende comme une activité complexe, structurée par les contraintes liées à l’intensification de la visibilisation des problèmes sociaux, la course à la visibilité de soi ou à la célébrité (matérialisée par le nombre de followers, de vues, de likes, de commentaires et de partages), et la recherche des moyens de subsistance qui donne à considérer cette activité comme un moyen d’accès à des revenus financiers.
4Ainsi, cette réflexion est structurée en deux parties dont la première porte sur l’activisme politique numérique à l’aune de la reconfiguration des formes d’expression et de participation populaire. La seconde partie, quant à elle, traite des imbrications entre pouvoir, visibilité et argent en matière d’activisme politique numérique.
5Avant toute entrée en matière, nous voulons nous soumettre à l’exigence de clarification conceptuelle préalable. Notre effort de clarification de ce concept s’appuie sur la conception de la notion d’activisme fournie par Albert Ogien (2021) rapportée par Adrien Morallet (2022). Dans sa tentative d’explicitation de ce concept, Albert Ogien définit préalablement l’activisme par ce qu’il n’est pas. Selon l’auteur l’activisme diffère de ce que l’on entend communément par la société civile du fait du caractère extrêmement vague de cette dernière. L’activisme diffère également du militantisme dans la mesure où il s’agit de mouvements citoyens dépourvus de toute attache politique partisane. Enfin, l’activisme n’est pas le populisme qui est porteur d’une « fausse querelle entre élite et peuple » (Ogien, 2021 : 171). Ainsi, les mouvements activistes sont des « mouvements de citoyens sans attache partisane qui naissent de façon sporadique, à la surprise des observateurs et des acteurs politiques traditionnels, mobilisant un grand nombre de personnes, sans doctrine précise, refusant un leadership au sein du mouvement et étant attaché à l’égalité entre les participants ».
- 1 Nous parlons d’influenceur ici, non dans un sens large intégrant tous les acteurs présents sur les (...)
- 2 Ces appellations sont celles utilisées sur les réseaux sociaux et donc, peuvent ne pas être en acco (...)
- 3 BAS signifie Brigade anti-sardinards qui est un mouvement d’activisme monté par une frange de la di (...)
6Si cette lecture présente le mérite de mettre en exergue le caractère autonome des pratiques politiques qualifiées d’activistes et attire notre assentiment quant à la différence qu’il convient d’en faire avec la notion effectivement vague de société civile, il reste que celle-ci, à plus d’un titre suscite débat au regard de ses formes et mobilisation actuelles. Cela étant dit, l’activisme en tant que pratique politique citoyenne n’est pas uniquement l’affaire de groupes organisés ou de mouvements collectifs, mais aussi d’individus pris isolément. Dans ce sens, elle se comprend à l’aide des concepts comme celui de leader d’opinions, lanceurs d’alertes, ou influenceurs1, bien que cette dernière catégorie soit à relativiser. Des « web actors » comme Boris Bertolt, Nathalie Yamb, Sébastien Eballa, J. Rémi Ngono, N’zui Manto, Max Sénior, Junior Africa, Général Valsero2 etc. sont bien autant d’activistes ici et ailleurs. De même, à regarder de près les mobilisations sociales quotidiennes, illustration faite de la BAS3 depuis sa création, il est devenu difficilement soutenable que l’activisme aujourd’hui se passe d’action partisane. Bien au contraire, celui-ci se situe aux antipodes des mouvements partisans. Il s’agit même de formes nouvelles et anonymes de militantisme auxquelles il convient pour le chercheur d’être attentif. Enfin, concevoir l’activisme avec notamment le développement des réseaux sociaux numériques, comme départi de tout type de populisme serait une volonté manifeste de méconnaissance des logiques de mobilisation des masses sur l’espace social numérique ; lesquelles sont entachées de quête de popularité et de célébrité.
- 4 Twitter est rebaptisé progressivement « X » depuis le 24 juillet 2023.
7Au regard de tout ceci, on peut se dire qu’avec la digitalisation des espaces sociaux, la conception de la notion d’activisme a considérablement évolué tout comme les pratiques auxquelles elle donne lieu (Severo et Giraud, 2011 : 1). D’où cette approche que nous voulons donner de cette notion dans le cadre de notre réflexion : il s’agit de toutes actions organisées, portées par des groupes ou des individus plus ou moins partisans, sporadiques ou permanentes, échappant aux observateurs et acteurs politiques traditionnels à des fins stratégiquement politiques, économiques ou symboliques. La notion d’activisme ainsi conceptualisée, il convient de préciser que dans le cadre de notre réflexion, nous nous attardons particulièrement sur la notion d’activisme politique numérique, autrement dit, le déploiement de ces pratiques sur les espaces sociaux numériques ou « social web » (facebook, whatsapp, twitter4, instagram, tiktok, etc.) et les formes auxquelles elles sont soumises.
8Une lecture rétrospective des processus politiques africains et particulièrement camerounais depuis l’indépendance jusqu’à nos jours donne à identifier trois grands moments structurants relativement aux dynamiques d’expression et de participation citoyenne à l’action politique. Si les deux premiers sont davantage révélateurs d’une certaine illusion politique caractérisée par l’espoir d’un changement dans les formes populaires de participation et d’expression politique, le troisième est davantage apprécié comme l’alternative qui donne aux masses de parler et d’agir sans limite.
- 5 Ce passage nourrit néanmoins d’énormes controverses d’aucuns estimant que ceux qui ont hérité de la (...)
9Le premier grand moment qui va de 1960 à 1990 est révélateur d’une sorte de désillusion politique à l’obsession du changement. En effet, l’on se souvient que le Cameroun, comme la plupart de pays africains, obtenait son indépendance le 1er janvier 1960, du moins pour ce qui est de la partie orientale du pays. Au terme d’un projet quasi obsessionnel et parfois violent et meurtrier de remplacement du blanc par le noir (Leka, 2016a :88), le pouvoir passera des mains des colons à celles de l’élite intérieure du pays qui aura désormais la mission historique de conduire sa destinée5. Cette période est cependant révélatrice d’un profond désespoir généralisé. En effet, l’obsession du remplacement nourrissait l’espoir de la fin des souffrances et autres sévices dont le colon s’était rendu coupable. Avec une élite gouvernante intérieure, l’on croyait laisser derrière, les souvenirs douloureux de l’expérience coloniale et ses interdits multiformes. La réalité fut toute autre. Dès la fin des années 1960, le pays est soumis à un régime de dictature et d’autoritarisme qui comprime et canalise méthodiquement les formes populaires d’expression et de participation politiques. Certains observateurs parviennent d’ailleurs à conclure que le « blanc » a été chassé, mais son éthique et son esthétique ont survécu (Fanon, 1952). L’on s’aperçoit bien qu’ici la dictature du « noir sur le noir », du « frère sur le frère » se développe sous la bannière d’un monolithisme sociopolitique qui interdit toutes les formes de liberté et de pluralisme (politique, syndical, médiatique, associatif, etc.), les seuls mécanismes d’expression étant ceux voulus et contrôlés par le pouvoir. C’est ce que Leka Essomba a appelé le « régime du silence » (2016 : 93).
- 6 Nous parlons de retour de la démocratie car, durant les années 1950, l’exercice de la démocratie po (...)
- 7 Loi n°90/53.
- 8 Loi n°90/56.
- 9 Loi n°90/52.
10Le second grand moment part de 1990 jusqu’au milieu de la décennie 2000. Celui-ci est également marqué par une autre forme d’illusion du changement. Ici, on se souvient que depuis la fin des années 1980, le vent de l’Est se prolonge en Afrique et augure de grands changements dans les structures politico-institutionnelles des régimes africains. Quelques années plus tôt, l’on assistait déjà à un changement de régime au sommet de l’Etat du Cameroun. En effet, le président Amadou Ahidjo passait pacifiquement le pouvoir à son successeur constitutionnel Paul Biya. Ce dernier, dès sa prise de pouvoir, le plaça sous la bannière du slogan « rigueur et moralisation ». De plus, il autorisa la compétition politique à l’intérieur du parti unique le RDPC et rompait progressivement avec les logiques du silence de son prédécesseur. Il déclara d’ailleurs à l’occasion du discours de politique générale fondateur du RDPC à Bamenda le 24 mars 1985 : « Il n’est plus nécessaire pour exprimer ses opinions, de prendre le maquis, de vivre en exil ou de quitter sa famille ». Tous ces événements vont nourrir auprès des populations, l’illusion d’un changement de paradigme au sommet de l’Etat. La période apothéotique est sans doute l’année 1990 avec le retour de la démocratie6 au Cameroun. Un ensemble de réformes juridiques et institutionnelles s’appuyant sur les Lois de 1990 sera mis en œuvre afin de garantir aux citoyens toutes les formes de libertés possibles, tant sur le plan politique, économique que socioculturel. Sur le plan sociopolitique les libertés associatives7 vont éclore le pluralisme politique et la compétition électorale8. L’on assiste également à l’ouverture de l’espace médiatique avec la pluralisation des sources d’information d’une part et la libre expression d’autre part9.
11Cependant, la marche démocratique du pays n’a pas suffisamment épuisé les pratiques autoritaristes des élites au pouvoir (Zambo Belinga, 2003). C’est ce qui finira par fonder la désillusion à l’obsession du changement. Le champ médiatique bien que pluriel va demeurer extrêmement sous l’emprise de la peur, de la coercition et de la dissuasion propre aux régimes autoritaires (Tcheuyap, 2021 : 247). De même la liberté d’expression restera muselée dans les systèmes dominants du pouvoir central. La parole n’est pas ici à qui veut la prendre, mais qui veut la prendre pour dire quoi !? Il est de même de l’expression politique qui, malgré l’ouverture pluraliste, va dès le lendemain des premières élections, se frotter au rouleau compresseur de la machine gouvernante au point que les premières élections pluralistes au sommet de l’Etat vont susciter de nombreuses controverses (Ngayap, 1993) quant à leur transparence et leur crédibilité (Mack-Kit, 2007 : 27-28). Sous l’emprise d’un autoritarisme néocolonial, l’opinion publique et les masses vont une seconde fois vivre la désillusion de changement que présageait pourtant l’avènement de la démocratie et l’alternance au pouvoir.
12Le troisième moment nous le situons volontiers à partir de la deuxième moitié de la décennie 2000 jusqu’à nos jours. C’est le moment de la prolifération exponentielle des formes non contrôlées d’expression et d’action politique qui correspond au foisonnement du numérique avancé et au délabrement des frontières humaines. En effet, l’avènement des réseaux sociaux numériques représente définitivement un moment charnière dans la mobilisation citoyenne. Plus qu’une illusion comme cela fut le cas jusqu’ici, le numérique avancé offre aujourd’hui à tous des voies d’expression, de revendication et d’action. Ce qui était autrefois l’apanage d’une catégorie de personnes (hommes politiques, universitaires, journalistes, etc.) à travers les médias traditionnels (radio, télévision, presse écrite) sur lesquels il était facile d’exercer le contrôle, est aujourd’hui possible pour tous en un seul clic. Ainsi, pour Loveluck,
« rien de plus facile aujourd’hui que de poster une image et un texte sur un forum, une page Facebook ou un compte Twitter depuis son téléphone portable, de partager cette publication avec un nombre restreint de contacts ou bien de la diffuser plus largement, et de répondre aux commentaires et réactions qui peuvent s’ensuivre. En théorie, de telles possibilités contribuent à élargir la sphère publique » (Loveluck, 2017 : 2).
13L’ère du numérique marque véritablement la fin du silence et le début d’une période où les discours, les points de vue et les informations prolifèrent comme cela n’aura jamais été vu par le passé. L’on est ici en présence d’une véritable révolution des habitudes et comportements, et de transformations sociales profondes.
- 10 Mouvement lancé par l’actuel président du Parti camerounais pour la réconciliation nationale (PCRN) (...)
14Les « social web » aujourd’hui sont devenus la matrice même de montage et d’organisation des mouvements sociaux, parfois les plus radicaux. Bien de mouvements ont pris leur essence sur ces plateformes et d’autres ne vivent que par elles. L’on se rappelle du rôle de facebook et twitter dans ce qui a été appelé le « printemps arabe » et le renversement de régimes en Tunisie et en Egypte. Des auteurs comme Eleonora Landucci (2021) n’ont pas manqué de parler de « révolution facebook » pour décrire les changements politiques survenus dans ces pays de l’Afrique du nord. De même, il a fallu compter sur ces plateformes pour voir le mouvement « Bring back our girls » né en 2014 au Nigéria, s’internationaliser rapidement. Au Cameroun, il n’est plus de doute que la BAS se nourrit au quotidien de ces réseaux, tout comme cela fut le cas du mouvement « 11 millions d’inscrits »10.
15À l’observation, l’activisme politique sur les réseaux sociaux numériques prend l’apparence de processus d’intermédiation entre les masses apparemment « sans voix » et les décideurs politiques. Il s’agit ici de la réappropriation d’un rôle (celui d’intermédiaire entre gouvernants et gouvernés) qui était jusqu’ici reconnu prioritairement aux journalistes et autres médias traditionnels (Chupin, Hubé, Kaciaf, 2012). Ainsi, contrairement aux apparences, les réseaux sociaux n’ont pas complètement aboli le temps du silence dans la mesure où s’y construisent de nouvelles formes de leadership et de hiérarchie numériques. Cette lecture permet en effet de constater que sur le web, le taux d’audience est assez significatif de l’influence ou de la popularité que peut avoir un acteur plutôt qu’un autre, et son action. Vu sous cet angle, on peut déduire qu’il est possible à tous d’être présents sur les réseaux sociaux, mais tous n’ont pas la même audience ni la même aura. C’est en cela que les réseaux sociaux numériques se positionnent comme des espaces de production et de reproduction des hiérarchies sociales. Les leaders d’opinion ici sont au sommet de la hiérarchie du fait de leur capacité à être suivis et à susciter d’importantes réactions quant à leurs publications. Ce leadership numérique au sommet est pour le cas d’espèce porté par ceux que nous nommons activistes (organisés en groupes ou individuellement), les influenceurs acquis aux causes publiques ou encore les leaders d’opinions numériques. Sylvie Chabi, reconnaissant ces hiérarchies appelle ceux qui sont au sommet les hubs, c’est-à-dire « ces leaders qui rendent le monde petit » (2008 : 98).
16La conséquence de cet état de chose est que les porteurs de questions sociopolitiques sur les réseaux sociaux se positionnent en de véritables portes parole des masses au nom desquelles ils prétendent agir. L’interprétation que nous pouvons en donner est qu’il ne suffit pas d’avoir une page facebook, ou un compte twitter pour se prévaloir d’être activiste ou capable de tenir des discours à portée significative. D’où il est régulier que ceux que nous désignons comme « nouveaux leaders » sur le web se trouvent être sollicités par des acteurs à visibilité moins importante afin de porter parfois leur cause sur la place publique – bien que l’on puisse encore questionner leur réelle capacité à faire fléchir les politiques. Ceci se vérifie parfois par l’usage de la mention « transféré tel que reçu » qui introduit certaines publications de N’Zui Manto. Aussi peut-on observer en dessous des publications, des signatures de page renseignant sur les coordonnées de ces acteurs via lesquelles ils invitent à envoyer tout type d’information que l’on voudrait publier ; tel est le cas de la page facebook de Boris Bertolt.
17Dans cette partie, il s’agit de montrer que les espaces sociaux virtuels sont des lieux de production et de reproduction des clivages et luttes d’intérêts divergents. En effet, ces milieux, en tant que champs sociaux, n’échappent pas à la dynamique de luttes en cours dans chaque champ social tel que l’a défini Pierre Bourdieu. Il affirme à ce propos que tout champ
« est un champ de forces en même temps qu’un champ de luttes qui visent à transformer ou à conserver le rapport de forces établi : chacun des agents engage la force (le capital) qu’il a acquise par les luttes antérieures dans des stratégies qui dépendent, dans leur orientation, de sa position dans les rapports de force, c'est-à- dire de son capital spécifique » (Bourdieu, 1987 : 170).
18C’est dire que l’espace social numérique, en tant que champ social à part entière, est un incubateur de luttes sociales dont les finalités pour le cas d’espèce sont le pouvoir, la visibilité ou la célébrité et l’accumulation. Tous ces capitaux recherchés par tous les moyens sont assez révélateurs du sempiternel problème de la crédibilité des messages et informations qui circulent sur ces plateformes, y compris par les acteurs dont on peut reconnaître une certaine aura.
19Les activistes au Cameroun, par leurs démarcations sur les réseaux sociaux numériques sont visiblement utilisés par les élites politiques à des fins de positionnement politique, d’une part, et sont eux-mêmes engagés dans des luttes de positionnement, d’autre part.
20En effet les publications faites par ces acteurs, qu’elles soient faites sous forme de texte écrits ou de vidéo, lorsqu’on y fait attention, portent la coloration de la reproduction sur le « social web », des luttes de pouvoir entre les élites gouvernantes elles-mêmes, mais aussi entre elles et celles qui aspirent à gouverner. Sauf qu’ici, les acteurs engagés sur le web ne sont pas toujours les derniers bénéficiaires des avantages induits par ces luttes. Ces derniers sont davantage utilisés comme moyen ou instrument de luttes et contribuent à servir les intérêts des élites administratives et politiques. Leurs mobilisations sont donc parfois l’expression anonyme des intérêts politiques des élites au pouvoir ou en quête de pouvoir.
- 11 Martinez Zogo, 51 ans, était le directeur général de la radio privée Amplitude FM, basée à Yaoundé, (...)
- 12 Celles-ci, logées au Ministère de l’économie et de l’aménagement du territoire, sont respectivement (...)
21Au sein du pouvoir, l’on remarque la récurrence avec laquelle les fuites des documents et des données, connus pour leur caractère confidentiel, s’opèrent désormais. Il faut admettre qu’il y a ici comme une volonté de nuire en mettant entre les mains des activistes politiques et des journalistes, des informations parfois compromettantes pour tel ou tel camp. Les récents événements autour du décès du journaliste Martinez Zogo11, précédé par la mise en circulation par ce dernier et d’autres acteurs comme J. Rémi Ngono de documents stratégiques relatifs à l’orientation des fonds publics relevant des Ligne 94 et 6512 s’inscrivent sans aucun doute dans ce registre. Une analyse poussée, c’est-à-dire attentive à « l’écoute des commérages, les regards par les trous des serrures et l’observation en profondeur » (Berger, 1973 : 34), des mobilisations des activistes numériques dans le traitement et la gestion de cette affaire laisse poindre des manœuvres stratégiques visant à servir les intérêts des clans qui s’opposent pour se positionner au sein de l’appareil étatique en préparation a la succession du Président de la République. Il en est de même de la lecture que nous pouvons faire des affrontements entre J. Rémi Ngono, N’Zui Manto et Boris Bertolt sur la toile, manifestant leurs désaccords sur les responsabilités de cet assassinat au mépris des enquêtes judiciaires en cours, toute chose qui nous pousse également à nous interroger sur les sources et les motivations réelles des uns et des autres.
- 13 La crise alimentaire mondiale de 2007-2008 a pour origine une forte hausse du prix des denrées alim (...)
22Par ailleurs, ces luttes de pouvoir transférées aux « social web actors » ne sont pas uniquement celles opposant les élites au pouvoir entre elles, mais également celles qui s’inscrivent dans le registre du dénigrement politique réciproque pour l’accès ou le contrôle du pouvoir (Pinard et Lalancette, 2014). Ce constat permet d’ailleurs d’émettre des réserves au sujet de l’idée largement répandue selon laquelle la théorisation de l’activisme est à démarquer des logiques de militantisme partisan. En réalité, il y a ici une forme d’instrumentalisation des mouvements activistes et leurs acteurs, qui consiste à utiliser l’aura de ces acteurs afin de susciter des revendications se réclamant en fin de compte politiques. Cela s’est traduit notamment à travers les « émeutes de la faim » en 200813, dont il n’est pas de doute qu’une partie de l’opposition a tenté de récupérer et d’instrumentaliser à des fins de d’appels à renversement de l’ordre en place (Eboko, 2016 : 57). L’on peut également le voir à travers la crise anglophone dont le déclenchement sous sa forme violente, bien qu’obéissant à un ensemble plus complexe mêlant considérations historiques, gouvernance politico-économique, et dynamiques sociales parfois transnationales, se trouve tout aussi être relativement facilitée par les effets de ces mobilisations. Si pour le premier cas on peut relativiser le rôle des médias sociaux numériques, pour le second on peut admettre que les mobilisations à travers les réseaux sociaux aient pu avoir un impact non négligeable sur le dénouement actuel du conflit. Bien entendu, il ne s’agit pas ici de négliger la part de responsabilité des dirigeants pour ce qui est de la situation sociale dans laquelle se trouvent de nombreux Camerounais. Nous tentons, par cet argumentaire, de montrer que les espaces sociaux virtuels donnent plus d’épaisseur aux clivages et aux luttes d’intérêts divergents.
- 14 Il s’agit d’un mouvement dont l’existence légale reste assez controversée. Si leur existence remont (...)
- 15 Notamment les motions de soutiens (Aka’a, 2013), les appels du peuple (Manga, 2018).
23En outre, l’activisme politique à travers les réseaux sociaux s’inscrit aussi dans le registre des luttes stratégiques de positionnement sociopolitique. En effet, dans un contexte de plus en plus marqué par la mythification et même la mystification des voies d’accès aux positions sociales, les acteurs sociaux ont trouvé dans les réseaux sociaux numériques, l’occasion de se faire remarquer par ceux qui gèrent les affaires ou ceux qui, vu la condition de transition politique imposée par le poids de l’âge de l’actuel président, espèrent un changement de régime. Dans ces conditions, les luttes de positionnement politique imprègnent tant les activistes opposés au système que ceux se positionnant comme des pro-système. Par conséquent, celles-ci trahissent le caractère partisan de tout activisme. Des mouvements tels que les « Jeunes patriotes républicains », les « franckistes »14, les « Jeunes actifs pour Chantal Biya » ou encore les « Jeunes actifs pour Paul Biya » n’échappent pas à ces logiques de quête de positionnement qui passent par l’allégeance au pouvoir. Ces mouvements participent, avec d’autres15, de la fabrique des « loyautés politiques » dont parle Marcelin Manga (2018 : 139).
- 16 C’est-à-dire Mouvement pour la renaissance du Cameroun dont Maurice Kamto est le leader depuis la c (...)
- 17 Ces affinités et logiques stratégiques prennent par exemple sens par ces révélations de Boris Berto (...)
24Dans les milieux politiques de l’opposition, l’on observe au début des années 1990 des tentatives de réactualisation d’un slogan mobilisateur né dans le contexte des échauffourées sociopolitiques des années 1990 : « Biya must go » (Bigombe et Menthong, 2016 : 17). La réactualisation de ce slogan, bien que n’ayant pas atteint ses objectifs de départ (la volonté d’étendre les crises sociopolitiques en cours au Maghreb et en Côte d’Ivoire au Cameroun, en usant du départ forcé de Paul Biya comme motif supplémentaire de mobilisation populaire), était profondément révélatrice d’une opposition radicalement emportée par des velléités de renversement de l’ordre politique existant. De même, par les allégeances politiques et idéologiques portées en faveur du MRC16, par plusieurs acteurs membres de la BAS, on peut y lire des espoirs de positionnement de ces acteurs dans un parti qui se positionne effectivement comme une force politique crédible, dans un contexte d’essoufflement de l’actuel régime, en place depuis 198217. Eu égard à tout ceci, l’on s’aperçoit bien que l’activisme politique, aussi bien organisé collectivement qu’individuellement porte très souvent les marqueurs des allégeances politiques partisanes aux fins de positionnement. Les activistes numériques se positionnent en de véritables avatars d’un ordre idéologique porté soit par l’opposition politique, soit en soutien au pouvoir.
25L’activisme numérique n’échappe pas aux logiques de quête de visibilité et de célébrité qui ont cours sur les réseaux sociaux. C’est d’ailleurs l’un des moments les plus affirmés pour son déploiement. Des plateformes comme facebook, tiktok, instagram ou encore twitter sont de véritables lieux de vente ou de vulgarisation d’images de soi. Autrement dit, il s’agit de lieux de fabrication des célébrités et cette réalité ne passe pas par-dessus l’intelligence et la conscience des activistes numériques. Cette donnée est donc à prendre en considération dans l’analyse des mobilisations citoyennes et politiques sur ces plateformes.
- 18 Le Général Valsero compte plus de 65 000 abonnés, 27 000 abonnés pour Boris Bertolt, 197 000 abonné (...)
26En effet, engagés dans les luttes de visibilité en vue d’accroître leur capital célébrité, les mobilisations des activistes politiques numériques sont révélatrices de logiques qui commandent parfois la publication ou la transmission sans décodage de certaines informations. Dans un contexte de censure limitée voire inexistante, il est devenu assez régulier de constater que le recoupage de l’information afin de s’assurer de sa fiabilité est la chose la moins partagée par les internautes, et les activistes eux aussi n’échappent pas à ce piège. L’on a plutôt l’impression que le plus important ici est de savoir comment faire pour entretenir, voire accroître les milliers d’abonnés des uns et des autres18. Sur la page tiktok de Max Senior par exemple, on peut bien apercevoir la mention « bienvenue sur ma chaine d’éveil de conscience, merci de partager et liker ». Cette mention « partager » et « liker » est d’ailleurs rappelée dans chacune des vidéos ou messages postés par ce dernier tout comme les autres, et se trouve être la base même des mobilisations des exploitants des « social web » et donc des activistes. Dans ces conditions, le plus important est que l’on ait la « primeur » de l’information et qu’on la transmette brutalement aux internautes. Par conséquent, la diffusion rapide de l’information par ces acteurs représente leur plus grand défi (Steyer et al., 2007 : 39). Le traitement de l’information ici tend très souvent à obéir à des logiques plus subjectives plutôt qu’aux mécanismes objectifs de traitement de l’information. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle il n’est plus surprenant que ceux-ci affichent vertement des informations contradictoires tel que révélé dans l’affaire relative au procès de l’homme d’affaire Jean Pierre Amougou Belinga incarcéré dans le cadre de l’assassinat du journaliste Martinez Zogo, cité plus haut. Ou encore comme on peut le constater entre Boris Bertolt et N’Zui Manto sur l’affaire concernant l’activiste blogueur Raphaël Endeme, accusé par l’actrice camerounaise Muriel Blanche de « cyberharcèlement » et « cybercriminalité », (dixit Boris Bertold).
27Tout ceci laisse sous-entendre que la dimension relative à la quête de visibilité, de reconnaissance et de célébrité est une donnée et une réalité essentielle et existentielle des mobilisations des activistes numériques au point que l’on présagerait difficilement autant d’enthousiasme en dehors de ces plateformes. Autrement dit, la carrière d’activiste numérique se construirait difficilement en marge des velléités popularisantes, et donc, épouse en partie les procédés et les logiques du populisme. Les réseaux sociaux sont les lieux par excellence de production et de reproduction des luttes de visibilité de soi, par conséquent rendent populaires au moyen des démarches populistes qui imprègnent ceux qui s’y emploient. À l’image de tous les acteurs qui s’y déploient donc, les activistes numériques sont aussi traversés par une lutte permanente pour le plus grand nombre d’abonnés ou « followers », de commentaires, de « likes » et de partages, qui constituent en réalité des indicateurs non négligeables de popularité et de célébrité dont il ne suffit pas d’une simple volonté pour s’en départir.
28Le concept d’accumulation mobilisé ici ne renvoie pas à l’accumulation de biens d’équipement, de capital financier et de capital humain tel que défini par Adam Smith qui fut l’un des premiers économistes à se référer à ce concept. Il ne s’agit non plus de le saisir dans le sens du fruit d'une extorsion de la plus-value et une reproduction élargie du capital (Marx, 2006 [1867]) ou comme le fruit d'un règlement des conduites et une organisation méthodique du processus productif (Weber, 2008 [1905], 2014 [1921]). Nous entendons par accumulation l’ensemble des stratégies déployées par les e-activistes pour avoir accès aux ressources financières aux mains de l’Elite politique et ou économique camerounaise. Ces « stratégies d'accumulation » sont alors développées pour donner une forme et une cohérence à l'ensemble des actions posées par ces e-activistes.
- 19 Respectivement Fonds monétaire international et Banque mondiale.
- 20 Document de stratégie pour la réduction de la pauvreté élaborée en 2003.
29Cette précision étant faite, notons que selon l’Institut national de la statistique, le Cameroun avoisine un taux de précarité ou de pauvreté de plus 37% (INS, 2019). Les problématiques liées à la situation de pauvreté et de développement du Cameroun parsèment la littérature depuis des décennies et font état d’une situation très peu reluisante (Nzhié Engono, Djouda Feudjio, Leka Essomba et all, 2021). En effet, avec les politiques d’austérité économique imposées par les bailleurs de fonds (FMI et BM19) depuis le début des années 1990, le niveau de vie du pays est resté marqué par des fluctuations et une instabilité notoire. L’on note par ci la raréfaction de l’emploi, par-là la diminution des moyens de subsistance avec une baisse drastique des salaires qui, depuis lors essaye timidement de se redresser mais atteignant difficilement des niveaux objectivement acceptables. Selon le DSRP20, quatre camerounais sur dix vivent en dessous du seuil d’un dollar par jour en 2001. En 2022, plus de 25% de la population camerounaise vivaient sous le seuil de pauvreté, et la crise causée par la pandémie Covid-19 a encore aggravé les choses, en y plongeant 400 000 personnes supplémentaires (Banque Mondiale, 2022).
- 21 Stratégie nationale de développement jusqu’en 2030.
30Cependant, s’il faut reconnaître une nette amélioration jusqu’en 2015 de ce taux passant à 37,5%, il convient aussi de noter que le taux de sous-emploi va quant à lui augmenter passant de 75,8% en 2005 à 77% en 2014 selon le SND3021. Ces données sont assez révélatrices du niveau de vie considérablement bas des Camerounais. Dans ces conditions, les jeunes, plus que jamais, sont contraints de se frayer de nouvelles voies d’ascension. Ainsi, entre débrouillardise dans l’informel et vulnérabilité aux pratiques légalement proscrites et déshumanisantes comme la prostitution, le grand banditisme, le proxénétisme et les autres formes de délinquance et de feymania, chacun essaye de se forger sa propre voie d’accès à l’argent. L’évolution des technologies et le développement d’internet sont apparus dans ces conditions comme une option salvatrice pour bien de ces jeunes. Chacun y va de son usage entre légalité, légitimité et extraversion. C’est également dans ces conditions que l’activisme numérique apparait aujourd’hui comme une véritable alternative au chômage et à la pauvreté au Cameroun comme ailleurs.
31En effet, le e-activisme n’échappe pas à ces logiques pécuniaires en cours sur les plateformes internet. Ce qui nous plonge alors définitivement dans l’univers des enjeux capitalistes qui traversent les plateformes numériques, et partant les réseaux sociaux. Comme le démontre si bien David Buxton (2016), les réseaux sociaux numériques et autres plateformes en ligne, au-delà des apports publicitaires, ne survivent que par rapport à la masse d’utilisateurs qui créent et alimentent leurs pages par des contenus. La stratégie mise en place consiste alors, au lieu d’appliquer des frais aux masses rompues à la gratuité, plutôt à rentabiliser l’activité des internautes. Ainsi, « La valeur potentielle des réseaux sociaux dépend de leur capacité à monétiser les données qu’ils recueillent sur chacun de leurs abonnés, et surtout de la volonté de ceux-ci de « se livrer au jeu » : visiter les sites des marques, s’engager avec elles, et relayer activement leurs campagnes publicitaires auprès de leurs « amis » » (Buxton, 2016 : 1). Ce sont donc finalement ces plateformes qui créent elles-mêmes les conditions d’accès aux ressources financières des internautes. Ainsi, les luttes de visibilité et la course au nombre de vues, commentaires, partages, likes, etc. se justifient par une finalité d’ordre financier. Les « influenceurs 2.0 » d’une manière générale sont la parfaite illustration de ces logiques qui laissent sous-entendre qu’il y a une certaine rentabilité financière dans ces pratiques, bien que l’on puisse parfois s’interroger sur l’étendue de cette possibilité. Il est régulier de voir, sur facebook, twitter, instagram ou encore tiktok, ces acteurs exhiber leurs avoirs en termes de voitures, maisons, ou de voyages de luxe à travers le monde. De même, il n’est pas inopportun que la proximité de certains influenceurs comme Steve Fah avec l’administration publique ou l’élite gouvernante s’interprète comme le résultat de son activisme en faveur de ces administrations ou cette élite sur les réseaux sociaux.
32Par-delà ces possibilités qu’offrent les opérateurs des plateformes numériques, l’activisme numérique au Cameroun tend à reproduire un certain éthos de la perversité politique et sociale assez largement présent au Cameroun. En cela, il participe avec les autres formes de perversion sociale et politique que sont les détournements de fonds, la corruption, l’exploitation des marchés fictifs, les paiements frauduleux, les surfacturations, l’arnaque, l’escroquerie, etc., de ce que Dominique Malaquais (2001 :117) appelle la « feymanisation » de la société camerounaise. En effet à des fins pécuniaires, il est commode, comme nous l’avons noté plus haut, de constater l’engagement de ces acteurs dans la production de contenus destinés à faire des propagandes ou contre-propagandes et la diffamation sur des personnalités bien ciblées. Le sabotage et parfois la désinformation servent ici de véritable socle et moyen d’accumulation. Ces pratiques ne sont cependant pas nouvelles dans nos espaces sociopolitiques africains car, il s’agit d’un jeu d’intérêts multiformes auquel la presse et les hommes de médias, globalement exposés à la mendicité (Wakata Bolvine, 2017 : 269) sont assez bien à la fois avisés et acclimatés (Atenga, 2014 ; Nga Ndongo, 1993). Les pratiques décrites par ces procédés sont en réalité de nature à traduire « l’inflexion des itinéraires classiques d’accumulation dans un contexte de criminalisation » (Malaquais, 2001 : 101) sociopolitique.
- 22 Bien qu’il soit difficile d’évaluer la portée de ce positionnement, notamment en termes de capacité (...)
33La modernité et le numérique avancé ont profondément contribué à restructurer les formes anciennes d’expression et de participation des citoyens à la vie publique. Aujourd’hui, le web 2.0 est devenu le lieu par excellence de déploiement et d’affirmation des revendications et des mouvements sociaux. Dans ces conditions, l’activisme politique notamment va prendre de nouvelles formes. Désormais, il émerge sur les réseaux sociaux numériques, de nouvelles formes de leadership contribuant à fabriquer de nouvelles hiérarchies numériques sur la base du nombre de followers, de vues, de like, de commentaires ou de partages. Ces leaders d’opinion tantôt désignés influenceurs, activistes numériques, lanceurs d’alertes, etc. se positionnent comme de potentiels intermédiaires22 entre les masses et les décideurs, contribuant fondamentalement à réduire ce que Maria Mercanti-Guérin appelle « distance géodésique » (2010 : 19). Ces hiérarchies se construisent tant collectivement qu’individuellement et c’est par les acteurs au sommet que sont portées sur la scène publique, les éventuelles affaires des masses, de leur propre gré ou par simple récupération. Avec ou sans succès, il reste que ces acteurs se trouvent être motivés par des intérêts divers, structurant profondément les conditions d’exercice de l’activisme politique numérique, qui vont s’opérer entre contraintes liées à la visibilisation des causes sociales et aux luttes de visibilité avec pour finalité le pouvoir, la célébrité et l’argent.
34En dernière analyse, « être activiste à l’ère du numérique au Cameroun », pose le problème de la régulation du numérique, et même d’une manière plus large, de la régulation des pratiques sociopolitiques et économiques, entre autres, dans les pays en voie de développement, comme le Cameroun. Ces pays ont de plus en plus accès à l’Internet haut débit et les questions liées à la neutralité de l’internet, à la régulation et à l’interopérabilité adéquate se posent. Il est donc nécessaire de veiller à ce que les citoyens puissent exercer librement leurs droits. C’est dans ce cadre que la Déclaration des principes sur la liberté d’expression en Afrique prévoit que : « aucun individu ne doit faire l’objet d’une ingérence arbitraire à sa liberté d’expression. Toute restriction à la liberté d’expression doit être imposée par la loi, servir un objectif légitime et être nécessaire dans une société démocratique » (Diouf, 2021). Cependant, la liberté d’expression à l’ère du numérique expose aussi les pays africains au « règne de l’individu privé » (Russ, 1994). Tzvetan Todorov (2012), parle à ce propos de « la tyrannie des individus », comme un des ennemis intime de la démocratie. La démocratie libérale contemporaine, née au XIXe siècle, repose sur deux piliers. Le pouvoir du peuple et la liberté des individus. Dans les systèmes dictatoriaux, la société décidait de tout. On oubliait entièrement le pilier individu et on agissait sur le pilier social, le pilier collectif. Dans le système libéral, on assiste à la situation contraire. Depuis la chute du Mur de Berlin, il y a une domination du moi et du surmoi. C’est le règne de la dérégulation. Jacqueline Russ (idem.) souligne ainsi que quand s’estompent les idéologies, issues des sociétés dictatoriales et traditionnelles (la censure par exemple dans le champ de la communication), on assiste à la venue de l’individu privé, l’individu moderne. Mais de quel individu s’agit-il ? S’agit-il du sujet accédant à la liberté et mettant à distance les carcans collectifs ou alors un individu manipulé par des idéologies asservissantes ? Loin d’être une création originale s’opposant aux structures traditionnelles, celui-ci n’est-il pas image et séduction, illusion vide et particule liée à la culture de masse. En paraphrasant Alexis de Tocqueville (2007), au sujet de la « révolution démocratique », nous pouvons affirmer que la révolution numérique au Cameroun s’opère dans le matériel de la société, sans véritablement se faire dans les lois, les idées, les habitudes, les mœurs et le changement qui est nécessaire pour rendre cette révolution davantage utile. L’instrumentalisation du numérique par les e-activistes et la faiblesse de la régulation des contenus en sont des illustrations. C’est aussi et surtout un avatar du système camerounais amplifié par la déterritorialisation relative au numérique, mais surtout par une esthétique de l’immoral qui gouverne le Cameroun en ces temps de crises multidimensionnelles.
Flux RSS
-small120.png)
