1Depuis une vingtaine d’années, les Musées en France connaissent un véritable changement dans la gestion des collections qui s’inscrit dans le cadre d’une redéfinition de la médiation culturelle. La fréquentation, désormais centrale, oriente les projets muséographiques autour de marques, d’espaces commerciaux et de logiques territoriales qui peuvent entrer en rivalité avec les choix en matière d’expositions. De nouvelles modalités de diffusion des connaissances auprès du public bouleversent la conception humaniste issue du siècle des Lumières (Grenier, 2013). Le recul des financements publics contraint les musées publics à diversifier leurs ressources. La circulation des œuvres d’art est encouragée, l’appel au mécénat par la création des fonds de dotations auprès d’entreprises et de particuliers se développe.
2Les objectifs culturels et sociaux sont définis par la loi n° 2016-925 du 7 juillet 2016 relative à la liberté de la création, à l’architecture et au patrimoine (LCAP). Elle précise que la culture contribue « au projet de la République en rendant les Français plus libres, plus égaux, plus fraternels » (communiqué de presse du Conseil des ministres du 8 juillet 2015). Les modalités de gestion des biens classés par l’Unesco (convention du patrimoine mondial, 1972) encourageant une meilleure conservation et mise en valeur du patrimoine commun de la Nation. L’institution muséale est de plus en plus confrontée à la nécessité de concilier les valeurs d’intérêt général avec la protection de « toute collection permanente composée de biens dont la conservation et la présentation revêtent un intérêt public, et organisée en vue de la connaissance, de l’éducation et du plaisir du public… » (art. 1er al. 2 de la loi n° 2002-5 du 4 janvier 2002 relative aux Musées de France). Depuis, le Préambule de la Constitution du 27 octobre 1946, le droit à la culture par l’accès au service public culturel du plus grand nombre est consacré :
« tout bien, toute entreprise, dont l’exploitation a ou acquiert les caractères d’un service public national ou d’un monopole de fait, doit devenir la propriété de la collectivité ».
3De nombreux travaux académiques ont été consacrés à la médiation culturelle (Poulot, 2005 ; Baujard, 2020), mais ils n’ont guère envisagé la médiation du patrimoine sous l’angle de l’éthique muséale. S’interroger sur cette constatation renvoie à la diffusion des connaissances, la protection des collections et des contenus proposés au public. « Un musée est une institution permanente à but non lucratif et au service de la société, qui se consacre à la recherche, la collecte, la conservation, l’interprétation du patrimoine matériel et immatériel. Ouvert au public, accessible et inclusif, il encourage la diversité et la durabilité. Les musées opèrent et communiquent de manière éthique et professionnelle, avec les participations de diverses communautés. Ils offrent à leur public des expériences, variées d’éducation, de divertissement, de réflexion et de partage de connaissances » (ICOM 24 août 2022).
4Dans ce contexte, la médiation du patrimoine mérite d’être interrogée au regard de l’éthique muséale. En quoi peut-elle favoriser la démocratisation culturelle susceptible de répondre aux aspirations des visiteurs ? Alors que de nouveaux défis culturels ont pris une place considérable dans les musées (1). La médiation du patrimoine dans l’espace public oriente les usages des dispositifs dans les expositions (2). A partir d’une démarche exploratoire, les valeurs muséales seront analysées auprès de plusieurs institutions culturelles afin de discuter les mutations dans l’exposition des collections publiques (3). De nouveaux défis de démocratisation culturelle ne sont jamais aisés à déceler dans les Musées de France (4).
5Les Musées de France ont pris une place considérable au sein des pratiques culturelles et touristiques. La loi n° 2002-5 du 4 janvier 2002 (art. 1er al. 1) relative aux Musées de France définit leur appartenance à l’État, à une personne morale de droit public ou à une personne morale de droit privé à but non lucratif. La reconnaissance est attribuée à la demande de personnes morales propriétaires des collections par décision de l’autorité administrative après avis du haut conseil des musées de France. Cette appellation est conditionnée au respect d’un certain nombre de critères et d’obligations, tels un inventaire des biens composant ses collections, la pratique de tarifs favorisant l’accès du musée au public ou la disposition d’un service en charge de l’accueil du public.
6Deux grands principes fondent l’exposition du patrimoine au musée : la conservation des collections et la présentation au public. Aux missions classiques de restauration, d’étude et d’enrichissement des collections sont de plus en plus associés des « formes spécifiques de recherche et de conservation physique, de présentation, d’animation et de diffusion, d’organisation et de fonctionnement, d’architecture, les sites reçus ou choisis, la typologie, la déontologie » (Rivière, 1989, p. 169). Le patrimoine suppose la volonté de transmettre des biens aux futures générations afin de porter la culture française au-delà des frontières (Baujard, 2019). Autant dire que l’institution muséale est de plus en plus confrontée à la nécessité de concilier la mission d’intérêt général qui est la sienne avec la protection du patrimoine.
7En 2023, sur les 1 216 Musées de France répartis sur l’ensemble du territoire. 5 % seulement appartiennent à l’État, 82 % relèvent des collectivités territoriales et 13 % de personnes morales de droit privé à but non lucratif (base Muséofile du ministère de la Culture et de la Communication issu du répertoire des Musées de France au sens de la loi n° 2002-5 du 4 janvier 2002 placés sous le contrôle scientifique et technique de l’État, mais aussi d’autres institutions muséales ne relevant pas du contrôle de l’État). Les plus célèbres Musées de France (Le Louvre, Orsay, Guimet, Versailles) ont un statut d’établissement public administratif. Certains d’entre eux bénéficient d’un statut autonome : le Centre national d’art et de culture Georges Pompidou est un établissement public national à caractère culturel sous la tutelle du ministre de la Culture, le musée du quai Branly est un établissement national à caractère administratif placé sous la tutelle conjointe des ministres chargés de l’enseignement supérieur, de la recherche et de la culture. Cette diversité juridique offre à ces institutions la responsabilité de leurs acquisitions, de leurs programmations d’exposition et de la gestion de leur personnel. Ils sont responsables du budget de fonctionnement que le ministère leur attribue chaque année, telle la Réunion des musées nationaux - Grand Palais des Champs Élysées (RMN-GP).
8Devant le recul du financement public, les musées sont contraints de rechercher des ressources propres auprès des entreprises, des touristes nationaux ou internationaux pour favoriser la fréquentation du public. Des autorisations de prises de vue et de tournages de films, voire de défilés de mode, sont négociées permettant d’alimenter les projets sur les ressources propres. Le musée est dans l’obligation de créer des évènements de médiation et de diversifier l’organisation de manifestations d’entreprises et le développement du mécénat. Les modalités de la gouvernance managériale s’inscrivent dans un contexte social en évolution, de moins en moins homogène qui rendent les musées plus vulnérables.
9Par ailleurs, la société du savoir, traversée par les enjeux du numérique, est d’élargir l’espace muséal à d’autres usages, pour d’autres publics, vers d’autres territoires. La diversification des dispositifs affecte les enjeux culturels auprès des visiteurs. Ces mutations entraînent des déplacements de l’autorité scientifique dans la gestion du patrimoine qui multiplient les possibilités culturelles offrant au public d’être acteur dans leur démarche de connaissances.
10La multiplication des plateformes de téléchargement amplifie la concurrence entre les musées leur imposant de se différencier sur des contenus. Le glissement du culturel vers le divertissement limite l’originalité thématique des expositions temporaires, valorise la mise en réseau de ressources qui dépasse le « musée imaginaire » de Malraux. Le musée est une
« institution permanente, à but non lucratif et au service de la société qui se consacre à la recherche, la collecte, la conservation, l’interprétation et l’exposition du patrimoine matériel et immatériel. Ouvert au public, accessible et inclusif, il encourage la diversité et la durabilité. Les musées offrent des expériences variées d’éducation, de divertissement, de réflexion et de partage de connaissances » (statut adopté à Vienne 22 août 2022 par International Council Of Museums, ICOM, le Conseil international des musées).
11Une évaluation sociale ou économique peut rendre compte de la nature des missions d’éducation et de diffusion qui visent à assurer l’égal accès de tous à la culture [et de] « contribuer au progrès de la connaissance et de la recherche, ainsi qu’à leur diffusion » (loi de 2002-5 du 4 janvier 2002, art. 2). La gestion publique est souvent appréhendée de nature différente selon que l’on s’intéresse aux objectifs déployés ou aux moyens culturels pour conserver le patrimoine muséal. Les musées estiment les ressources liées aux expositions temporaires par rapport aux ressources issues des collections permanentes. Un musée augmente la fréquentation du public en proposant une exposition de médiation de grande ampleur. L’exposition des collections scientifiques présente des mises en scène à proximité de contenus spectaculaires : « L’œuvre ne se distingue plus du moyen de présentation, on assiste à une déconnexion des œuvres aux musées » (Musée. 1). On se souvient de l’exposition Vermeer au Louvre Paris (2017) dont les tableaux du maître hollandais sont petits, fortement submergée par les visiteurs : le musée a dû mettre en place dans l’urgence un nouveau dispositif de réservation sur Internet pour faire face à l’affluence exceptionnelle et limiter à 250 personnes la présence dans l’exposition.
12Les musées nationaux sont désormais dirigés par des gestionnaires, des managers voire des non spécialistes, qui sont nommés à des postes traditionnellement destinés aux professionnels de la conservation qui bénéficient de larges compétences de stratégie, de marketing, de ressources humaines, de communication, de tarification ou d’évaluation (Château de Versailles). Ainsi, les contraintes économiques incitent les musées à multiplier le recours au mécénat pour acheter ou restaurer des oeuvres d’art grâce au financement participatif des visiteurs (amis du Louvre).
13La circulation des collections dont le but est d’attirer des visiteurs, de plus en plus exigeants, pour proposer des activités culturelles qui nécessitent des moyens considérables pour les organiser. Le développement fréquent des expositions temporaires favorise l’intervention de multiples professionnels qui s’occupent des programmes, des services d’accueil, de la production et de la vente d’objets culturels. De nombreuses décisions d’extension des missions, autour d’agrandissement des espaces, d’implantation extérieure, d’amélioration de l’accueil, de commercialisation muséale, imposent de plus en plus de recourir à des partenaires privés. « Il s’agit de mettre en valeur des objets permettant de valoriser notre rayonnement culturel. C’est une image de qualité, un label qui représente des valeurs de musée universel » (Directeur de musée).
14Aux missions classiques de restauration, d’étude et d’enrichissement des collections sont de plus en plus associées des « formes spécifiques de recherche et de conservation physique, de présentation, d’animation et de diffusion, d’organisation et de fonctionnement, d’architecture, les sites reçus ou choisis, la typologie, la déontologie » (Rivière, 1989, p. 169). « Le musée est au cœur de la cité dans le contexte mondial. Mais nous devons maîtriser la fréquentation importante (Musée 1). Autant dire que le musée est de plus en plus confronté à la nécessité de concilier la mission d’intérêt général qui est la sienne avec l’impératif d’éthique muséale.
15Afin de comprendre en quoi la médiation du patrimoine bouleverse les valeurs muséales, plusieurs entretiens ont été menés auprès de conservateurs et de directeurs en face à face ou par téléphone afin d’appréhender l’éthique muséale qu’ils défendent. Une démarche exploratoire a été reprise en 2023 dès l’annonce de ce colloque. Elle a été complétée en février 2023 par plusieurs entretiens menés auprès de conservateurs et de directeurs par téléphone afin de comprendre les valeurs qu’ils défendaient (Casenave, El Hadi, 2019). Des précautions inhérentes à l’explication des motifs auxquels se référaient les directeurs et conservateurs, ont été prises lors la construction de notre démarche. Les musées sont numérotés de 1 à 5 sous la dénomination (mus.1, mus. 2 etc…).
Musées publics
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Nombre de visiteurs
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Professionnels
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Musée universaliste, EPA sous tutelle du ministère de la Culture et de la Communication.
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9,5 millions de visiteurs.
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Gestionnaire- conservateur
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Établissement public local culturel à caractère administratif (EPLC).
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Un million de visiteurs.
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Directeur
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Centre décentralisé d’une grand institution culturelle : Établissement Public de Coopération Culturelle (EPCC).
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1,5 million de visiteurs.
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Gestionnaire
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Centre National d’Art et de Culture. EPA sous tutelle du ministère.
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2,7 millions de visiteurs
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Responsable
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Musée National pluridisciplinaire. EPA sous tutelle du ministère de la Culture et de la Communication.
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3,6 millions de visiteurs
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Gestionnaire
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16La démarche exploratoire a été menée selon une méthode pragmatique qui donne un rôle prépondérant à la découverte de situations de terrain où le chercheur devient un participant actif de sa propre recherche. Dans un souci de triangulation, le protocole de départ a été complété par l’examen de dossiers de presse, sans modifier les comparaisons issues de la collecte des données. Puis, s’en est suivie la participation à de nombreux comptes rendus professionnels proposés chaque année par le SITEM. Dès lors, il a été possible de comprendre comment les directeurs appréhendent les valeurs muséales selon un procédé de comparaison constante. « Un des grands apports a été la volonté d’être un musée à visage humain, un musée qui ne se cache pas de ses visiteurs, mais au contraire, où les visiteurs peuvent aller au-devant des métiers du musée, peuvent découvrir les réserves ou la restauration des œuvres. C’est un musée totalement ouvert à ses visiteurs » (Mus. 2). Les représentations sont des constructions qui nous permettent de nous mettre en relation les entretiens qui se sont organisés selon deux thématiques : médiation du patrimoine et l’éthique auprès des visiteurs.
17La plupart des entretiens ont mis l’accent sur la vocation de l’institution culturelle. « Le musée est un lieu citoyen, un lieu de partage et d’échanges, un lieu de questionnements plutôt que de certitudes » (Mus. 3). L’exposition du fonds permanent et des manifestations temporaires traduisent le souci d’accueillir des visiteurs pour partager des oeuvres « La qualité de l’accueil, le projet social, bref, toute la déclinaison humaine de notre stratégie culturelle » (Mus. 5). Le directeur se préoccupe des recherches académiques. « On assiste à un mélange des genres ; de nouveaux métiers sont apparus vers une culture gestionnaire qui est à l’origine de notre musée ». (Mus. 2).
18De nouveaux métiers complexifient la médiation du patrimoine (fréquentation, communication, édition, animation, recherche de ressources). « Pour le visiteur, nous avons mis en place des conditions de visite particulière, une muséographie soignée, une qualité de présentation est un marqueur de notre musée » (Mus. 5). On note des écarts de réponse significatifs entre les directeurs. Il s’agit de trouver un équilibre dans la définition des valeurs scientifiques. « La subvention de l’État complète les ressources propres provenant de la billetterie, de la privatisation des espaces, du mécénat, des concessions et des recettes commerciales tirées des produits dérivés. Il faut aussi étudier la valorisation de nos fonds, par des expositions circulantes. On peut aussi dégager des revenus par les droits d’exploitation de nos œuvres ou de notre bâtiment » (Mus. 4). Le directeur de musée assure de multiples décisions quotidiennes par des arbitrages complexes. « Le musée devient un lieu touristique, une distraction qui l’emporte sur la connaissance artistique » (Mus. 3). L’un des résultats qui matérialise cette stratégie traduit le nouveau projet scientifique du musée » (Mus. 4). La plupart d’entre eux reconnaissent que « les institutions culturelles ont besoin d’expositions rentables. Les subventions de l’État ne représentent que 14 % de notre budget ». D’où cet hommage à la Fondation Cartier au Grand Palais : « une telle exposition nous coûte beaucoup moins que Braque, mais pas seulement du fait de l’apport de Cartier, qui prend en charge la scénographie et avec qui nous sommes en coproduction. Nous espérons surtout un grand succès en billetterie, tous les bénéfices nous revenant ». L’art consumériste de faire récit, trouve parfois des voies nouvelles qui offrent aux stars de l’art contemporain des espaces d’exposition : Takashi Murakami imagine des sacs, Richard Prince avec Vuitton installe sur la place Rouge de Moscou une gigantesque malle destinée à abriter une exposition, Jeff Koons devient VRP de Dom Pérignon, Joana Vasconcelos sculpte à partir de flacons un énorme nœud rose. Les artistes ne sont-ils pas ainsi instrumentalisés par la marque ? C’est une question de survie : cela correspond à la une réalité du paysage contemporain et ces expositions, ajoutées aux nombreuses privatisations abondent à hauteur de 19 % notre budget de 14,5 millions d’euros » (mus. 5).
« Les recettes de notre musée sont constituées pour la moitié de subventions de l’État, et sur les 50 % restant, 40 % billetterie et 60 % de ressources propres (mécénat, privatisation d’espaces et concessions). Nous cherchons aujourd’hui à capitaliser les ressources pour n’utiliser que les produits financiers qui permettront de compenser le désengagement de l’État en s’appuyant sur le mécénat qui bénéficie d’un dispositif fiscal très généreux » (Mus. 3).
19Les transformations de la médiation patrimoniale mobilisent de nouveaux dispositifs de gestion.
« Les ressources de l’État représentent moins de 50 %. Nous sommes un musée universel et non identitaire. Nous avons de nombreux partenariats dans des pays étrangers ». (Mus.2).
20« Souvent, les œuvres sont porteuses de quelque chose, qui s’inscrivent dans l’histoire culturelle » (Mus. 3). Au nom de l’efficacité et de l’efficience fondée sur les principes de la nouvelle gestion publique le New Public Management (née au début des années 80 dans les entreprises anglo-saxonnes comme IBM ou American Express) initie de nouvelles pratiques managériales qui vont s’appliquer progressivement aux entreprises publiques dans la plupart des pays de l’OCDE, dont les États-Unis et le Canada, l’Allemagne, la France, la Belgique, les Pays-Bas. L’idée est qu’il est souhaitable de transposer dans le secteur culturel les méthodes de gestion du privé capables de répondre à moindre coût aux attentes des citoyens devenus des visiteurs « Quand notre musée s’est demandé comment il pourrait accroître une fréquentation, en deçà des attentes d’un public plus large et plus jeune, il nous a semblé que la création d’une marque culturelle forte était une stratégie prioritaire (Mus. 4). Ainsi la recherche de ressources, le développement des partenariats et le financement participatif numérique structurent de nouvelles pratiques sociales où prédominent les relations qui redessinent l’environnement culturel dans un paysage en mutation qui invite la réflexion sur l’éthique muséale.
21Les ressources propres sont complémentaires au financement public. On constate que les musées fonctionnent au moins pour moitié sur fonds publics. Au musée du Louvre, le budget s’établit comme suit : État 50 %, ressources propres et mécénat 11 %, billetterie 27 %, location d’espaces 7 %, autres 5 %. Il n’existe aucun musée public qui puisse équilibrer son budget par des ressources variables selon la situation des institutions muséales, à l’exception notable du Château de Versailles. « Si la diversité des ressources apporte un équilibre, elle doit contribuer à placer le visiteur au centre de la démarche muséale » (Mus. 5). On constate que les musées sont les mêmes partout, un espace de tension entre subvention et billetterie » (Mus. 3). La subvention du Musée d’Art moderne de la ville de Paris stagne, alors que les coûts de fonctionnement et d’exposition augmentent en raison de frais de transport et d’assurance exponentiels.
22La loi 2003-709 du 1er août 2003 relative au mécénat, aux associations et aux fondations (Loi d’Aillagon) a réformé la fiscalité des dons relative au mécénat culturel permettant aux musées de réaliser des projets scientifiques et culturels, d’acquérir des œuvres grâce au soutien d’une vingtaine d’entreprises mécènes. Les dispositions fiscales françaises sont les plus avantageuses en Europe. Lorsque la société Axa achète le Portrait du Duc d’Orléans d’Ingres pour en faire don au Louvre, elle ne débourse en réalité qu’une faible partie de sa valeur. La loi n° 2014-1 du 2 janvier 2014 permet aux entreprises de bénéficier d’une réduction d’impôt si elles participent à l’acquisition par l’État ou par une personne publique d’un bien culturel situé en France ou à l’étranger dont l’oeuvre présente un intérêt majeur pour le patrimoine national. En contrepartie, l’entreprise mécène obtient aussi la mise à disposition de salles du musée, des invitations au vernissage, des visites privées, des catalogues gratuits, des entrées pour ses salariés. Pour les particuliers, les dons ouvrent droit à une réduction d’impôt égale à 66 % de leur montant, dans la limite de 20 % du revenu imposable. Pour les entreprises, une réduction d’impôt égale à 60 % du montant des versements effectués dans la limite de 0,5 % du chiffre d’affaires d’applique. L’économie d’impôt réalisée joue un rôle attractif en matière culturelle qui a permis de réunir presque 13 millions d’euros dont 5,5 pour les musées nationaux depuis 2013. D’autres sources de financement complètent les dispositifs : dons, donations et legs en numéraire des entreprises et des personnes privées. C’est ainsi que le financement interroge la nature du projet culturel auprès du public que sont les politiques conduites par les institutions muséales : prêts, dépôts, partenariats scientifiques, organisations d’expositions.
23Le musée du Louvre valorise sa marque au sein de plusieurs territoires : Louvre-Lens (succursale), le High Museum d’Atlanta (partenariat), la Boverie à Liège (collaboration), le Louvre-Abu Dhabi (licence de marque). Ces chantiers constituent des outils de développement des territoires concernés. Une marque culturelle emblématique assure des retombées économiques auprès des visiteurs, notamment par le prêt de collections et de l’organisation d’expositions. Dans ce contexte, le Louvre-Abu Dhabi (2017) vise renforcer la reconnaissance internationale du musée parisien qui s’inspire des exemples concurrents de Bilbao en Espagne et de Liverpool en Angleterre.
24Une première tendance concerne les musées dont les enjeux de l’action publique favorisent la médiation du patrimoine. Ils développent des programmes et des services dans tous les champs de leur activité. Ces musées sont confrontés à l’attachement des visiteurs qui prend des sens différents lorsqu’ils aident à la réalisation de grands travaux de restauration grâce aux ressources constituées par la fréquentation, les recettes des boutiques et les dons des mécènes. Il n’en demeure pas moins que si la gestion est devenue une priorité de toute politique de service public, des effets non désirés peuvent en découler, il faut se rendre compte « que l’on attire plus de visiteurs en faisant vivre un chef-d’œuvre et en faisant beaucoup de marketing » (Clair, 2007). Dans bien des cas, les formules d’exposition des œuvres sont évaluées à partir du nombre de visiteurs présents ou attendus dans les salles.
25Une seconde tendance concerne les musées qui sont préoccupés d’éthique dans un environnement en pleine évolution. Leurs actions constituent l’identité des missions déployées qui n’ont de sens qu’en raison de leur finalité sociale. Contrairement à la première tendance, où les actions étaient menées dans un souci de préoccupation économique, celles-ci montrent combien les échanges avec les visiteurs construisent progressivement leur jugement.
26« Aujourd’hui, la richesse de l’offre muséale existante interdit de raisonner uniquement en termes de développement » (Mus. 3). Les enjeux contribuent à juxtaposer les contraintes économiques, financières et politiques aux aspects culturels répondant aux besoins des visiteurs en offrant des dispositifs originaux (technologies cognitives) qui légitiment le patrimoine muséal.
27Un dialogue entre les deux tendances repose en grande partie sur l’accueil du public dans de bonnes conditions de visite. La médiation du patrimoine s’accommode mieux de certaines ressources que d’autres ; celle du marché s’avère risquée pour le public dans le cadre d’un projet de médiation mené sans réflexion. Le service public culturel demeure une meilleure garantie pour assurer, dans la durée, la préservation du patrimoine et valoriser le bien commun.
28Le numérique constitue un changement pour le musée qui doit tenir compte des nouvelles technologies pour communiquer avec le public, établir un contact plus actif permettant « d’aller hors les murs » et de construire le savoir d’une façon différente dans une perspective de diversité culturelle.
29La mission traditionnelle de conservation est remise en cause par de nouveaux dispositifs d’exposition, de parcours et d’accès aux collections publiques. Pour faire face à l’excès de fréquentation dans certaines manifestations, les musées proposent une consultation élargie des collections exposées sur Internet en associant les visiteurs à la valorisation des expositions culturelles. Le Louvre propose un parcours multimédia au travers du concept Museum Lab. Au Louvre-Lens, des procédés de géolocalisation accompagnent les expositions qui sont intégrées aux assistants mobiles. Un centre de ressources situé au centre du musée propose plusieurs dispositifs qui peuvent être téléchargés par les visiteurs. Les déplacements visuels, selon les thématiques, sont plus aisément intégrés dans les salles d’exposition. Le site du musée présente les programmes de conférences, les restaurations en cours, les prêts d’œuvres. De nombreux blogs (Facebook, Twitter) veillent aux pratiques sociales tout en présentant les manifestations du musée. La numérisation du patrimoine bouleverse les frontières entre la visite dans les salles d’exposition et la consultation numérique à domicile.
30Au sein du musée in situ, des espaces de médiation mettent en scène le patrimoine. Les formes traditionnelles d’exposition des oeuvres offrent une visibilité inattendue des objets exposés. Les parcours de visite sont complexes, partagés entre les motivations individuelles des visiteurs et les pratiques de fréquentation. Différents outils numériques réinventent déjà l’expérience de visite au musée : réalité virtuelle, réalité augmentée, applications mobiles, intelligence artificielle.
31Autant de technologies innovantes qui font apparaître de nouvelles approches des patrimoines, des cadres d’exposition, de leur médiation et d’expériences immersives. Les visiteurs peuvent personnaliser leurs parcours, la partager sur les réseaux sociaux et découvrir grâce à la réalité augmentée les plus célèbres tableaux. La géolocalisation permet de transmettre des informations quand le visiteur est devant le tableau. Il reçoit en temps réel l’artiste en train de peintre, ou un commentaire de la vie du peintre. Une démarche ethnographique est l’occasion d’identifier les pratiques et les usages des visiteurs sur Internet par une pratique concrète d’immersion du chercheur dans le milieu social. La connaissance du contexte est enracinée dans sa propre implication au musée. Les observations sont analysées en même temps que se dégagent les données recueillies.
32L’accent est mis sur les contenus numérisés au détriment des analyses sur la pratique de visite du public susceptibles de construire la relation à l’œuvre d’art. La visite d’exposition est demandée lorsque le public suit un parcours précisé ou lorsqu’il découvre un peintre ou une période historique. Dans un tel contexte, l’approche muséale vise à comprendre comment se construit la médiation dans les espaces d’exposition, la manière dont les pratiques, les comportements, les usages des visiteurs sont bouleversés par la numérisation du patrimoine et comment l’institution muséale s’en saisit. Il s’agit de construire des connaissances en relation avec les savoirs thématiques des différents parcours.
33En laissant croire qu’il est équivalent de voir les œuvres dans un musée ou en réalité virtuelle, risque de nous alerter sur nos différentes approches esthétiques. Les musées adoptent différentes interprétations où les comportements des visiteurs deviennent des « prédicteurs » de succès ou d’échec, selon différents types de connaissances sur les objets et les technologies présentes dans ou hors du musée. Mais, les musées valorisent surtout la médiation de nouveaux dispositifs car le directeur ne peut faire abstraction de la réalité économique du financement public.
34Si l’on poursuit le raisonnement au niveau mondial, les musées américains reposent sur les ressources des mécènes et des donateurs. Ces dernières années, de nombreux musées ont fermé ou étaient au bord de la faillite. Certains réduisent leurs expositions, vendent des œuvres ou fusionnent pour survivre. L’association des musées américains (AAM), qui regroupe plus de 3 000 institutions, a édité un guide pour proposer des pistes qui limitent l’effondrement des financements privés. Ces musées qui attirent un milliard de visiteurs par an, sont aujourd’hui ceux qui souffrent le plus, à cause de leur structure de financement. Les visites ne constituent en moyenne que 5 % de la recette ; 41 % des musées sont gratuits. Les structures muséales sont adossées à des fondations qui bénéficient de dotations privées amplement défiscalisées qui servent aux acquisitions d’œuvres d’art ou aux travaux d’expansion. En raison de la crise économique et financière, les dotations ont chuté de 30 à 40 %, comme au musée d’Art Moderne de Seattle qui était soutenu par un organisme de crédit qui a déposé le bilan. Avec l’effondrement boursier et immobilier, les portefeuilles des musées ont beaucoup perdu : en Californie, la fondation Getty a enregistré 1,5 milliard de dollars de pertes (25 % de ses fonds) et annonce encore une réduction significative des dépenses. En septembre 2016, Le Metropolitan Museum of Art de New York, un des plus prestigieux musées au monde (4,3 millions de visiteurs par an), a licencié 34 employés, supprimé 250 emplois, fermé 10 boutiques et réduit son budget de 10 % et à ajournée son projet d’extension chiffré à 600 millions de dollars. A Washington, la Smithsonian Institution, un des rares organismes subventionnés à 70 % par l’État fédéral, a vu ses dotations privées chuter de 20 %. La situation de crise est néanmoins génératrice de propositions nouvelles, souvent très discutées. Le Directeur de l’Art Institute de Chicago a décidé de doubler le prix d’entrée. Au MoMA qui s’est figé dans une historiographie classique, le directeur perçoit un salaire de 2,1 millions de dollars en 2013 (le magazine du monde, 28 janvier 2017, p. 40). Certains musées louent des espaces pour proposer des évènements ; d’autres ouvrent leurs entrepôts pour permettre l’accès aux œuvres non exposées ; une station de métro du quartier de Brooklyn accueille désormais des reproductions d’œuvres de Duchamp, Warhol et Monet.
35Ce n’est plus la capitale italienne qui compte aujourd’hui le plus grand nombre de musées privés, mais Séoul en Corée du Sud, ville qui en accueille 13 musées de grande taille, et qui compte 45 institutions privées. Alors que la Corée du Sud ne compte que 3 % de collectionneurs mondiaux. La Chine vient loin derrière : 26 musées privés dont 65 % de structures ont été érigées ces cinq dernières années. La taille des musées chinois est plus grande qu’ailleurs, entre 6 000 et 8 000 m2 alors que la superficie mondiale moyenne se situe autour de 3 400 m2. Ces musées sont cependant peu visités. C’est le Saatchi Gallery à Londres, musée privé, qui est le plus fréquenté au monde avec 1,5 million de visiteurs par an. L’Italie compte 19 musées privés, au budget alimenté par des fondations qui organisent plusieurs expositions par an, au risque d’une uniformisation culturelle (paragraphe issu de l’ouvrage C. Baujard, Management et Musées, Ed. ISTE).
36Le musée est une institution culturelle qui s’est largement transformée en raison de nombreuses missions qui ont des répercussions sur le service public culturel, à la fois dans ses modalités et dans ses fondements éthiques. Aussi faut-il s’interroger sur le service public culturel en tant qu’assemblage de dispositifs scientifiques et de représentations sociales qui entraîne des tensions selon que les valeurs dépendent soit du marché, soit de la volonté collective ou soit du mécénat (Janes, et al. 2009, p. 180).
37Les visiteurs sont attachés aux musées parce qu’ils constituent des lieux de vie sociale mais le service public culturel doit trouver des formes adaptées envers une diversité de publics passionnés d’art. Le regard des visiteurs est significatif à l’égard des évolutions culturelles. Aussi bien à l’égard du Centre Pompidou qui devient le premier musée français à faire l’acquisition de dix-huit projets de création artistique liés à la block Chain et à la création artistique d’un ensemble de NFT. La restitution du patrimoine muséal de la France collectée durant la période coloniale est demandée par les pays d’origine. Les œuvres déplacées de force (pillage, traités inégaux) posent la question juridique de l’inaliénabilité des collections nationales. De nombreux musées ont constitué leurs fonds en achetant des œuvres originaires de nombreux pays.
38L’éthique muséale est l’occasion de réfléchir aux profonds défis qui touchent la médiation du patrimoine culturel. Lorsque les musées s’inspirent de ceux des entreprises privées, selon des relations contractuelles ou partenariales, ils risquent de porter atteinte aux principes du service public en donnant moins d’importance à l’intérêt général. En réalité, on note des tensions. D’un côté, on relève l’attachement des visiteurs aux institutions culturelles, de l’autre le jugement partagé de valeurs. Dès lors, l’éthique muséale sans remettre en cause le principe du service public culturel n’est jamais aisée à déceler dans une institution en pleine évolution soucieuse de démocratisation culturelle.