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Analyser les discours institutionnels (1998-2019) : posture de recherche et questionnement éthique

Analyzing institutional discourses (1998-2019): research posture and ethical questioning
Analizando los discursos institucionales (1998-2019) : postura investigativa y cuestionamiento ético
Kaltoum Mahmoudi

Résumés

Ce texte a pour objectif d’interroger la posture de l’analyste de discours face à son objet de recherche qui l’implique sur le terrain professionnel. Professeure documentaliste et docteure en SIC, l’objectif de notre thèse fut de mettre au jour la force d’évidence de la formule « esprit critique » et les schèmes idéologiques qui soutiennent son usage dans les discours institutionnels. Une finalité de cette recherche doctorale vise à interroger la dimension critique de cette culture telle qu’elle est perçue dans les discours institutionnels et ce, à partir d’une approche interdisciplinaire et au moyen d’une analyse de trois corpus de discours couvrant 21 années (1998-2019). En retraçant les étapes qui ont jalonné ce parcours de recherche, nous soulèverons les questionnements d’ordre éthique inhérents à la posture de « praticienne- chercheuse », expression empruntée à Catherine De Lavergne (2007). Entre prétendue neutralité descriptive comme gage de scientificité et positionnement critique de la praticienne impliquée, quelle posture éthique pour l’analyste de discours ?

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Texte intégral

1Comment la lecture de cette citation a pu donner naissance au besoin de comprendre le sens assigné à l’expression « esprit critique » dans les discours institutionnels ? D’une curiosité naïve pour cet objet concret à l’objet de recherche au sens de Jean Davallon (2004), la présence, pour la première fois, de cette expression dans un texte normatif qui édicte nos missions en tant que professeure documentaliste suscitait simultanément un ensemble de questionnements d’ordre déontologique : comment favoriser le développement de l’esprit critique des élèves à l’heure de la propagation de toute forme de faux (désinformation, fake news, deep fake, complotisme…) ? Alors qu’il nous incombe en tant que professeure documentaliste de faire acquérir aux élèves une « culture de l’information11 », comment favoriser l’exercice de leur esprit critique en contexte numérique ?

2Engagée dans un parcours doctoral, entre 2018 et 2022, nous avons cherché à mettre au jour la force d’évidence de la formule « esprit critique » et les schèmes idéologiques qui soutiennent son usage dans les discours institutionnels. Par son caractère figé et circulant et parce qu’il cristallise des enjeux socio-politiques et éducatifs, nous considérons l’esprit critique comme une formule (Krieg-Planque, 2009, p. 7). S’il nous revient en tant que professeure documentaliste de contribuer à forger la culture de l’information des élèves, la finalité de notre recherche doctorale vise à interroger la dimension critique de cette culture telle qu’elle est perçue dans les discours institutionnels. Dans une approche interdisciplinaire et au moyen d’une analyse quantitative et qualitative de trois corpus de discours qui s’étendent sur 21 années (1998-2019), nous avons cherché à identifier les formes de reconnaissance institutionnelle pour une culture critique de l’information. Entre prétendue neutralité descriptive comme gage de scientificité pour l’analyste de discours et le positionnement critique de la praticienne impliquée, quelle posture éthique adoptée ?

3À partir d’une démarche réflexive et en suivant les étapes de notre parcours doctoral, nous questionnerons, dans un premier temps, nos choix théoriques ainsi que notre rapport à l’objet de recherche. Nous interrogerons, dans un second temps, nos choix méthodologiques et la proximité entre le terrain de la pratique professionnelle en information-documentation et celui de la recherche scientifique en Sciences de l’information et de la communication (SIC). Ces étapes du parcours doctoral soulèvent des questionnements éthiques inhérents à la posture de « praticienne-chercheuse », expression empruntée à Catherine De Lavergne (2007).

1. La culture critique de l’information, un impensé ?

1.1. Du terrain de la pratique professionnelle à celui de la recherche scientifique en SIC

4La formation de l’esprit critique est une préoccupation institutionnelle comme en témoigne la parution de rapports récents22 et l’existence de cette rubrique intitulée « former l’esprit critique des élèves33 » sur l’espace médiatique d’Eduscol. Face aux avancées des technologies du numérique et de l’intelligence artificielle, les élèves sont sommés de faire preuve de vigilance en exerçant leur esprit critique voire de devenir des experts en matière d’évaluation de l’information. Mais ont-ils reçu à/par l’école les apprentissages informationnels adaptés ? Forger une culture critique de l’information questionne le rapport des élèves au savoir et à la vérité et suppose la mise en œuvre d’une éducation à une éthique de l’information et des médias qui fait rempart à l’idéologie technique et aux biais cognitifs en favorisant l’acquisition d’un savoir critique. Ce savoir subversif qui se construit dans l’échange et la participation des élèves à leurs apprentissages interroge la dimension politique des savoirs académiques, leur construction, leur organisation et leur neutralité en soulevant les rapports de pouvoir sous- jacents. Fondé sur l’exercice de la pensée critique, ce savoir critique constitue un levier de transformation et d’émancipation. Olivier Dhilly soutient qu’une éducation critique aux médias en milieu scolaire, en tant qu’éducation à l’usage de la raison, s’accompagne d’une critique de la technique dont la finalité est de rendre les élèves aptes à refuser le modèle de société qu’on leur impose (Dhilly, 2009). Extraire l’élève de l’ « impensé de la technique » et des discours euphorisants qui occultent la réflexivité et la distance critique, est une finalité de la culture de l’information/culture informationnelle pour Alexandre Serres (2009). Parce qu’elle questionne le rapport de l’élève au monde de l’information, ses attitudes et postures critiques, la culture critique de l’information ranime finalement des considérations éducatives, citoyennes et éthiques.

5La revue de littérature réalisée dans le cadre de notre étude doctorale, à partir de références francophones et anglophones, s’attache à présenter une conception française de la culture critique de l’information (Mahmoudi, 2022). Les littératures francophones et anglophones convoquent, en effet, des concepts et des notions différenciés : critical information literacy pour les uns (Elmborg, 2006 ; Tewell, 2015) et éducation à …/culture de l’information/culture informationnelle pour les autres (Beguin-Verbrugge & Kovacs (dirs.), 2011 ; Chapron & Delamotte (dirs.), 2010 ; Maury, 2013 ; Serres, 2009). Mobiliser le concept de culture critique de l’information revient, d’une part, à prendre position en faveur d’une approche socio-culturelle de l’esprit critique, et d’autre part, à opter pour une approche française de l’éducation héritée de Ferdinand Buisson, de Jules Ferry et de Condorcet. Former des esprits libres et critiques est une ambition républicaine, un principe républicain. Mais l’école garantit-elle la liberté de penser au fondement de l’esprit critique ? L’école favorise-t- elle le développement d’une attitude critique chez l’élève notamment sur les réseaux socionumériques ?

6Dans la philosophie kantienne, l’attitude critique se définit par son fondement éthique : sortir d’un « état de minorité » (Kant, 1784), de cette incapacité à penser par soi-même, de cette une servitude volontaire dans laquelle l’individu se complaît (paresse intellectuelle, refus de raisonnement, obéissance aveugle face à la décision de l’autre). La lecture du texte de Kant intitulé Qu’est-ce que les lumières par Michel Foucault va élargir la portée de la critique kantienne en redéfinissant l’attitude critique sous le prisme de la culture de soi, d’une politique de soi-même, qui consiste en « […] l’art de n’être ni conduit, ni gouverné […] » (Foucault, 2008, p. 31). Dans la pensée foucaldienne, l’attitude critique est une vertu qui a pour fonction le désassujettissement. Cette attitude morale et politique, cette disposition de la pensée, exige de prendre conscience des types d’évidences, des familiarités, des modes de penser sur lesquels reposent les pratiques que l’on accepte comme allant de soi afin qu’elles n’aillent plus de soi.

7L’absence de nomination et de théorisation scientifique faisant de la culture critique de l’information un « allant de soi », voire un impensé, dans la littérature scientifique francophone a été mise en évidence dans la revue de littérature. Même si cette culture est revendiquée, elle est abordée en filigrane et de manière implicite en raison notamment du flou épistémique de la notion de « critique » contenue dans l’expression « esprit critique ». Ce manque de consistance théorique a été mis en lumière par les penseurs de l’éducation aux médias à laquelle la formation de l’esprit critique est traditionnellement rattachée. Dès la fin des années 1990, et malgré le consensus portant sur la nécessité d’une éducation critique aux médias, Geneviève Jacquinot- Delaunay questionnait la formation de l’esprit critique en ces termes : « Que fait-on exactement quand on parle de « développer l’esprit critique ? […] c’est-à-dire quels sont les indicateurs repérables de cette nouvelle aptitude ? » (1995, p. 18). Dans le champ de l’éducation française, la culture critique de l’information trouve sa traduction dans les réflexions qui portent sur la formation des opinions, la pédagogie de l’enquête et des controverses (Desfriches-Doria 2021 ; Le Men, 2010). L’esprit critique est une notion qui ne fait que rarement l’objet d’explicitation théorique et s’impose à travers sa force d’évidence et son sens commun.

8Questionner cet impensé n’est pas un acte anodin pour la chercheuse-praticienne. Professeure documentaliste et docteure en SIC, nous sommes située en interaction entre le monde professionnel en information-documentation et celui de la recherche scientifique en SIC. Dès lors, comment objectiver et problématiser cet objet de recherche qui nous engage professionnellement ? Quelle posture éthique pour l’analyste de discours face à son objet de recherche qui l’implique sur le terrain professionnel ?

1.2. Une problématique plus politique qu’il n’y paraît

9Jean Davallon (2004) définit l’objet de recherche comme un objet créé par le regard du chercheur et le point de vue problématisé qu’il pose sur lui. S’il incombe à la professeure documentaliste de favoriser les processus d’affiliation informationnelle des élèves et le « développement de leur esprit critique face aux sources de connaissance et d’information » (citation introductive), en tant que doctorante chercheuse, notre objectif de recherche vise à identifier les formes de reconnaissance institutionnelle pour une culture critique de l’information au moyen d’une analyse de trois corpus de discours. Du latin recognoscere, « retrouver », l’usage du verbe « reconnaître » suppose d’identifier les savoirs, les notions, les savoir-faire, les attitudes, les valeurs, les représentations qui constituent cette culture. La problématique de la reconnaissance suppose d’interroger le rapport que l’institution scolaire entretient avec les savoirs informationnels qui ne constituent pas une discipline instituée sous la forme d’un programme scolaire. D’après Yolande Maury et Christiane Etévé (2010), les savoirs informationnels sont des savoirs « […] à construire plutôt qu’à présenter ou transmettre […] » à partir d’approches pratiques et expérientielles ouvrant sur des échanges, des débats et la confrontation de points de vue. La problématique de notre thèse soulève la question des savoirs légitimés à/par l’école ainsi que le rapport que l’institution scolaire entretient avec la culture de l’information.

  • 1 Ces questionnements, formulés par Yolande Maury, sont extraits du rapport de soutenance de la thèse
  • 2 CAPES = Certificat d’aptitude au professorat du second degré.

10N’y aurait-il pas derrière cette problématique « […] une question sous-jacente, et finalement une autre thèse dans la thèse ?1 ». Au-delà de la formule « esprit critique » n’y aurait-il pas « une question plus politique » que nous cherchons finalement à investiguer ? Comme tout enseignant, le professeur documentaliste est titulaire d’un CAPES2. Mais dans l’enseignement secondaire le terme « professeur » est le plus souvent suivi de la preposition « de » introduisant l’énonciation d’une discipline (professeur de français, de mathématiques, d’histoire-géographie, de sciences…) en référence à un enseignement de savoirs institués et institutionnellement reconnus, signe incontestable d’une identité enseignante. La dénomination singulière de « professeur documentaliste » participe, par ailleurs, de la construction de l’identité de ces professionnels qui assurent trois missions : un enseignement en information- documentation et une éducation à l’information et aux médias (ÉMI) ; la gestion d’un centre de documentation et d’information (CDI) ; enfin, l’animation culturelle et artistique de l’établissement scolaire. Une identité clivée à travers laquelle se pose la question quoi enseigner ?

  • 3 Nous employons le terme « résistance » dans son sens étymologique, du latin resistere, « s’arrêter, (...)

11Malgré la quête d’une posture distanciée et le souhait de rester en extériorité, conditions essentielles pour acquérir une certaine hauteur à l’égard de notre objet de recherche, l’élan qui nous amène à interroger la reconnaissance institutionnelle d’une culture critique de l’information traduit notre identité de praticienne-chercheuse et témoigne de notre considération pour cette culture en tant que discipline fondamentale face aux avancées technologiques. Malgré nos efforts de distanciation et nos interrogations sur le positionnement éthique à tenir à l’égard de notre objet de recherche, formuler une problématique portant sur la reconnaissance institutionnelle d’une culture critique de l’information semble relever d’un acte de résistance3 face à cet impensé mis en lumière par la revue de littérature. La proximité entre l’objet de recherche scientifique et le terrain de la pratique professionnelle cristallise des questionnements éthiques. Selon la définition de Jacqueline Russ (1994), philosophe et professeur de philosophie, l’éthique relève ici d’une forme de subjectivité à savoir des raisons intérieures et des motivations en fonction de nos convictions qui conduisent à agir dans une direction plutôt qu’une autre. L’éthique renvoie à ce qui déconstruit les règles de conduite, défait les structures et démonte l’édification pour s’efforcer de descendre jusqu’aux fondements cachés et remonter à la source des prescriptions et des jugements moraux. À la différence de la morale, l’éthique se veut déconstructrice et fondatrice (Russ, 1994, p. 5). Praticienne impliquée et engagée sur le terrain professionnel, que cherche alors l’analyse du discours ? D’autant qu’en l’absence de discipline information-documentation instituée dans le champ de l’enseignement secondaire, comment reconnaître une culture critique de l’information qui n’est jamais nommée en tant que telle dans les discours institutionnels ?

2. Les discours institutionnels : un terrain familier reconfiguré par la recherche

2.1. Entre posture éthique et distanciation critique

12Tout au long de ce parcours doctoral, la question éthique nous a conduit à réfléchir aux conséquences de nos actes, à nos responsabilités face à nos choix méthodologiques et théoriques. La notion de responsabilité est consubstantielle de l’éthique. Et la recherche est un engagement autant qu’une responsabilité sociale et politique.

13Nos interrogations sur la distanciation du chercheur face à son objet de recherche, que nous avons soulevées dans la partie précédente, semblent surgir de nouveau quant au choix du terrain d’investigation. Il s’avère que notre fonction de professeure documentaliste nous conduit à une lecture régulière des directives contenues dans les discours institutionnels qui constituent, en cela, un terrain d’investigation familier. En tant que professeure documentaliste, nous sommes destinataire de discours que nous analysons en tant que chercheuse. Claire Oger et Caroline Ollivier-Yanis définissent les discours institutionnels comme des discours « […] produits officiellement par un énonciateur singulier ou collectif qui occupe une position juridiquement inscrite dans l’appareil d’État […] » (2003, p. 1). Ces chercheuses ont montré que la production des textes institutionnels fait l’objet d’un travail collectif qui émane le plus souvent de personnels de cabinets ministériels et académiques. Faire le choix de pluraliser l’expression « discours institutionnels » témoigne de notre intention de rendre compte de discours polymorphes modelés par des normes, des représentations, des croyances et des idéaux qui constituent un imaginaire collectif.

14Dans une approche anthropologique des discours en tant que faits de communication, Claire Oger et Ollivier-Yanis utilisent le qualificatif « instituant » pour caractériser une « […] sorte d’idéal type du discours officiel de l’institution, pris à tort pour la totalité du discours institutionnel […] » (2006, p. 63). Le discours instituant vise à « […] opérer le cadrage des discours émanant d’une institution. Discours portant sur ce que doit être le discours […] » (Ibid., p. 64). Ces discours « lissés » sont caractérisés par une stabilisation des énoncés et par un effacement de la conflictualité qui sont les marques de discours « autorisés » (Krieg-Planque et Oger, 2010). Parce que les travaux de ces trois chercheuses permettent de réfléchir l’articulation entre la formule et l’analyse des discours institutionnels dans une approche interdisciplinaire, ceux-ci constituent un apport théorique principal dont notre réflexion est tributaire.

15Par conséquent, le type « discours institutionnels » comprend une pluralité de genres discursifs qui renvoient à des situations d’énonciation variées. Ce qui nous a conduit à articuler le corpus de discours institutionnels (C1) en trois sous-corpus (S-C) pour tenir compte des genres discursifs. D’après Dominique Maingueneau, ces derniers relèvent de catégories de nature situationnelle qui désignent des dispositifs de communication différenciés (2009, p. 68). Le premier sous-corpus (S-C1) réunit ainsi 105 textes de lois, des décrets d’application et des arrêtés. En somme, des textes de nature juridique publiés au Journal Officiel de la République française (JO). Situés au plus haut dans la hiérarchie des textes normatifs, ceux-ci sont marqués par leur valeur d’autorité. Tous les textes normatifs ne font cependant pas l’objet de cette publication au JO à l’instar des 156 arrêtés, circulaires, notes de service et lettres qui sont réunis dans un deuxième sous-corpus (S-C2). Ces deux premiers ensembles (S-C1 et 2) regroupent des textes constitués d’énoncés performatifs orientés vers l’action et la mise en œuvre des « directives officielles » ; expression entendue à la fois par ce qui ordonne et ce qui oriente (Charaudeau, 1995, p. 100).

16Ces deux premiers sous-corpus (S-C1 et S-C2) ont donc été constitués à partir du dépouillement exhaustif et systématique de l’hebdomadaire Bulletin officiel de l’Éducation nationale4 (BO), sur la période 1998 à 2019. Ces textes normatifs sont également à la source de la production de discours d’accompagnement (rapports, dossiers, discours de ministres…). Chargés de recommandations en faveur de la mise en œuvre de la formation de l’esprit critique, 20 textes d’accompagnement s’ajoutent aux deux premiers sous-corpus (S-C1 et S-C2) dédiés au discours instituant et dont le but est de faciliter la mise en application des actes normatifs et des directives officielles sur le terrain de l’établissement scolaire. Enfin, si les textes normatifs comportent des matériaux empiriques exclusivement linguistiques (ni vidéos, ni images), a contrario, les textes médiatisés issus des sites institutionnels Eduscol et Education.gouv5 sont composés d’un ensemble d’images, de vidéos et d’hyperliens. 56 textes médiatisés issus de ces deux sites institutionnels ont été regroupés dans un troisième et dernier sous-corpus (S-C3). Ce dernier ensemble hétérogène se présente sous la forme de témoignages, d’actualités, de comptes rendus d’expériences pédagogiques, de ressources numériques, dédiés à la formation de l’esprit critique.

  • 6 Clémi = Centre de Liaison pour l’Éducation aux Médias et à l’Information.
  • 7 Inspé = Institut National Supérieur du Professorat et de l’Éducation.
  • 8 CEMÉA = Centres d’Entraînement aux Méthodes d’Éducation active.

17Un deuxième corpus (C2) réunit ensuite des discours convergents de partenaires qui se font le relais des directives institutionnelles (Réseau Canopé-Le Clémi6, les sites académiques et ministériels, les Inspé7). Parce que la culture de l’information se construit et s’acquiert dans et hors l’école, nous avons choisi de réunir dans un troisième corpus (C3), des discours issus à la fois d’associations de l’éducation populaire (CEMÉA8), militantes et critiques (Acrimed et Questions de classe(s)). Si notre étude s’appuie sur trois corpus de discours et de contre-discours, le titre de ce texte témoigne de notre intention de focaliser le propos sur le corpus principal (C1), qui est un corpus de référence, tandis que les deux corpus (C2 et C3) dits « corpus secondaires » sont constitués pour servir aux besoins de l’analyse du premier.

18Plus de 400 textes institutionnels sont réunis dans ces trois corpus qui servent d’appui à une analyse portant sur environ 150 000 mots. Notre identité de praticienne-chercheuse et cette « attache » avec le terrain de la pratique, dans le double sens d’attachement et de fixation (Davallon, 2004), nous a amenée à construire les corpus à partir de gestes documentaires qui prennent appui sur nos savoir-faire professionnels.

2.2. Quand les gestes documentaires issus de la pratique professionnelle soutiennent l’acte de recherche scientifique

19Le trait d’union entre les deux termes qui constituent l’expression « praticienne- chercheuse » est le signe d’une double identité revendiquée autant que de l’interaction qui s’effectue entre le monde de la recherche et celui de la pratique professionnelle. Un signe qui « […] signifie que l’activité professionnelle génère et oriente l’activité de recherche, mais aussi de façon dialogique et récursive, que l’activité de recherche, ressource et ré-oriente l’activité professionnelle » selon les mots de Catherine De Lavergne (2007, p. 29). Cette double identité revendiquée tend à stimuler, en nous, un processus dynamique et continu de réflexivité découlant de la nécessité devant laquelle nous nous trouvons de penser, d’une part, notre objet de recherche sur ce terrain familier reconfiguré sous notre regard de chercheuse, et d’autre part, d’évaluer la pertinence des méthodologies déployées et des concepts mobilisés.

20Pour construire les corpus qui servent d’appui à l’analyse qualitative et quantitative de discours, nous avons relevé les occurrences de la formule à l’aide des mots-clés « esprit », « critique » et du lemme « pense-ée » afin de repérer les textes qui en contenaient les traces. Trois critères de repérage ont ainsi présidé à l’insertion des textes institutionnels dans nos corpus : leur appartenance à l’appareil institutionnel ; la présence des occurrences de la formule « esprit critique » et/ou son absence d’usage ; les corrélations de la formule avec des problématiques info-communicationnelles. Cette activité de recherche par mots-clés est un geste documentaire qui prend appui sur nos pratiques de professeure documentaliste.

21La production d’énoncés au format standardisé, à partir de la lecture des textes du corpus, est illustrée ci-dessous. Il s’agit d’un extrait de la circulaire dédiée à la semaine de la presse et des médias à l’école parue, dans le BO, en 2000. Produire des énoncés a pour double objectif de rompre l’ordre linéaire du texte et de favoriser une analyse minutieuse des passages contenant la formule « esprit critique » et ses variantes sémantiques (« pensée critique », « sens critique »…).

Figure. Production d'énoncés au format standardisé

Figure. Production d'énoncés au format standardisé

22À partir des travaux de Souchard (1989), Muriel Amar définit l’énoncé comme « le segment d’un discours ou discours en dehors de ses conditions de production » (2000, p. 330). Chaque énoncé a fait l’objet d’un catalogage c’est-à-dire d’une description précise des caractéristiques extérieures spécifiques sous la forme d’une notice1313.

23Ce catalogage permet de situer chaque énoncé dans son dispositif énonciatif et communicationnel (chapitre, titre, rubrique…), d’identifier le locuteur, de dater et sourcer l’énoncé afin de le retrouver aisément. Chaque énoncé est ensuite enregistré dans un logiciel de bureautique selon ce format unique, puis classé dans des sous-dossiers en fonction de la date et de la thématique abordée. Les trois corpus se présentent donc sous la forme de fichiers informatiques manipulables et réutilisables dans d’autres contextes de recherche. L’acte d’indexation, inhérent à celui du catalogage, se situe au cœur de nos pratiques professionnelles. L’indexation consiste à décrire puis à caractériser les concepts évoqués dans chaque texte au moyen de langages afin de faciliter l’accès au contenu. Enfin, un inventaire des textes composant les corpus, situé en Annexe de la thèse, fait figure de trace dans le parcours de recherche engagé. Cet inventaire retrace le travail de tri et d’archivage autant que les choix effectués quant aux observables qui feront l’objet de l’analyse qualitative et quantitative. L’inventaire permet d’identifier chaque texte, de vérifier les manques et les éventuels doublons. Il constitue un outil précieux pour l’organisation des matériaux empiriques collectés.

24Ces gestes documentaires conditionnent notre posture de recherche ainsi que la manière dont nous allons analyser les matériaux empiriques collectés. Ces gestes relèvent d’activités de mise en ordre des corpus inhérentes à la fonction de professeure documentaliste. Ils répondent à un double objectif : quantifier les corpus (en nombre d’énoncés, en mots analysés) et situer chaque énoncé dans son document primaire afin d’évaluer son degré de prescription. Tandis qu’ils gouvernent le classement des énoncés, ces gestes documentaires permettent un premier contact avec les matériaux observables en nous conduisant progressivement vers une analyse qualitative et interprétative, vers la construction d’un premier niveau de sens. Le processus de construction du sens s’effectue, en somme, à travers ces médiations documentaires.

25Classer, indexer, cataloguer, inventorier. Notre identité de chercheuse-praticienne conduit à nous appuyer sur nos pratiques documentaires, nos savoir-faire professionnels qui résultent de notre affiliation à des savoirs de référence en information-documentation, à un « esprit documentaire », autant qu’à l’inscription de notre réflexion dans le champ scientifique des SIC et des Sciences de l’information et de la documentation (SID). De la pratique professionnelle en information-documentation scolaire à la pratique de recherche en SID-SIC, notre positionnement se situe dans l’interaction entre ces deux sphères.

26Enfin, l’analyse interprétative à partir d’une posture herméneutique, qui n’est pas un choix méthodologique anodin, est guidée par les questionnements suivants : qu’est-ce qui est dit sur la formation de l’esprit critique et comment est-ce dit ? Qu’est-ce que cela dit de la culture critique de l’information dans les conceptions institutionnelles ? Plus qu’une méthode ou une approche, d’après Paillé et Mucchielli, l’herméneutique s’apparente à « […] une modalité du comprendre […] », à une « posture », au sens étymologique du terme, à savoir l’attitude du corps, de l’être et de la morale, qui inévitablement réfère à notre biographie personnelle, à nos expériences professionnelles, à une éthique subjective qui oriente notre posture scientifique (Paillé & Mucchielli, 2016, p. 108).

27Au début de notre parcours doctoral, notre démarche empirique ne consistait pas à dénoncer les discours mis à l’étude mais à les analyser pour en comprendre le sens. Tout au long de ce parcours, nous avons pris conscience que si analyser développe un sens du questionnement et de la problématisation, dévoiler les schèmes idéologiques et les postulats contenus dans les discours et dans l’usage discursif de la formule « esprit critique », comporte une vision critique et dénonciatrice. Toute analyse du discours n’est-elle pas vouée à être critique ? Même quand le chercheur analyste ne se réclame pas d’une visée critique prétend Dominique Maingueneau (2012). Une visée critique qui élargit le champ des possibles en rendant visibles les postulats et les présupposés idéologiques diffusés par/dans ces discours.

28Entre engagement et distanciation, nous nous situons en tension entre le regard émique de la praticienne impliquée sur son terrain professionnel avec ses codes déontologiques et éthiques, et l’explication étique de la chercheuse analyste du discours avec ses cadres de références et ses choix méthodologiques (Paillé & Muchielli, 2016, p. 322). L’approche herméneutique fait écho à la posture éthique de l’analyste de discours dont la tâche se situe au-delà de l’interprétation des productions discursives, de l’élucidation du sens et de l’émergence des contenus de signification.

Conclusion

29La question éthique est inhérente de l’analyse du discours. Elle conduit à penser aux conséquences de nos actes dans nos pratiques professionnelles comme dans toutes les étapes de la recherche scientifique. La neutralité descriptive en tant que choix éthique subjectif cache assez mal, finalement, l’implication et l’engagement de la praticienne-chercheuse.

30Si nous avons employé l’expression « culture critique de l’information » au singulier, celle-ci rend compte néanmoins d’une variété de formes et de cultures (cultures de la problématisation, de la réflexivité, du jugement et de l’évaluation, de la critique et de l’auto- critique) qui permet le développement d’un agir éthique de l’élève dans un rapport actif et critique au monde de l’information. « Agir », de « agere », est une expression des déterminations de la volonté et d’une force dont l’effet est de produire un changement, une transformation. Cet agir éthique vise l’accroissement des processus d’autonomisation et de réflexivité dans l’interaction de l’élève au monde de l’information. Le terme « critique » contenu dans l’expression « culture critique de l’information » qualifie la nature même de cette culture à visée transformatrice et émancipatrice. Une culture qui répond aux besoins de formation et d’éducation de notre époque.

31Le caractère transformateur de l’exercice doctoral se traduit, en somme, dans ce va-et- vient incessant entre pratiques professionnelles et questionnements scientifiques, entre engagement politique et distanciation épistémique. La recherche scientifique et la pratique professionnelle se nourrissent mutuellement. Nos pratiques professionnelles réorientent nos questionnements scientifiques lesquelles transforment nos pratiques dans un mouvement de réciprocité. Il y a une fluidité entre ses deux mondes, même si se situer entre les deux ne va pas forcément de soi. Penser la légitimité d’une culture critique de l’information interroge le potentiel critique des apprentissages et des activités pédagogiques et didactiques que nous menons en tant que professeure documentaliste. Comment pouvons-nous désormais concevoir une activité pédagogique sans questionner en profondeur sa finalité critique ? C’est en cherchant des réponses à ce questionnement que nous pourrions « […] contribue[r] au développement de l’esprit critique face aux sources de connaissance et d’information. » comme le stipule la circulaire de missions professionnelles (Op. cit. , BO, 30 mars 2017).

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Bibliographie

Amar, M. (2000). Les fondements théoriques de l’indexation : une approche linguistique. ADBS

Beguin-Verbrugge, A. & Kovacs, S. (dirs.). (2011). Le cahier et l’écran : culture informationnelle et premiers apprentissages documentaires. Hermès science Lavoisier.

Chapron, F. & Delamotte, É. (dirs.), L’éducation à la culture informationnelle. Presses de l’ENSSIB.

Charaudeau, P. (1995). Une analyse sémiolinguistique du discours. Langages, (117), pp. 96- 111. https://doi.org/10.3406/lgge.1995.1708

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Notes

1 Ces questionnements, formulés par Yolande Maury, sont extraits du rapport de soutenance de la thèse.

2 CAPES = Certificat d’aptitude au professorat du second degré.

3 Nous employons le terme « résistance » dans son sens étymologique, du latin resistere, « s’arrêter, tenir tête », dérivé de sistere, « (se) placer, (s’) arrêter » et de stare, « se tenir debout, se tenir ferme » (Dictionnaire de l’Académie française en ligne).

4 Le BO est un recueil de textes réglementaires, publié hebdomadairement et consultable sur Education.gouv.

5 https://eduscol.education.fr/ et https://www.education.gouv.fr/

6 Clémi = Centre de Liaison pour l’Éducation aux Médias et à l’Information.

7 Inspé = Institut National Supérieur du Professorat et de l’Éducation.

8 CEMÉA = Centres d’Entraînement aux Méthodes d’Éducation active.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Kaltoum Mahmoudi, « Analyser les discours institutionnels (1998-2019) : posture de recherche et questionnement éthique »Communication, technologies et développement [En ligne], 14 | 2023, mis en ligne le 26 décembre 2023, consulté le 13 mai 2025. URL : http://journals.openedition.org/ctd/9734 ; DOI : https://doi.org/10.4000/ctd.9734

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Auteur

Kaltoum Mahmoudi

MCF Sciences de l’information et de la communication (SIC), Membre du Laboratoire Gériico (ULR 4073)

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Droits d’auteur

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